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Des pasteurs kényans préparent le terrain pour une intervention en Haïti

Le président kényan William Ruto a chargé des responsables d’église de rencontrer des représentants des forces de l’ordre et de l’armée haïtiennes, ainsi qu’un chef de gang, afin de discuter de la mission de sécurité envisagée par le Kenya.

La première dame du Kenya, Rachel Ruto, au centre, participe à un rassemblement national de prière pour Haïti et d’autres pays dans le centre de Nairobi le 15 avril.

La première dame du Kenya, Rachel Ruto, au centre, participe à un rassemblement national de prière pour Haïti et d’autres pays dans le centre de Nairobi le 15 avril.

Christianity Today April 23, 2024
fournie par le Bureau de la première dame du Kenya

En public, les dirigeants kényans ne laissent pas transparaître grand-chose sur la force de sécurité qu’ils prévoient d’envoyer pour aider Haïti face aux gangs. Ils en parlent davantage avec Dieu.

Le mois dernier, alors que des groupes armés étendaient leur mainmise sur Port-au-Prince et plongeaient Haïti dans une crise humanitaire historique, des pasteurs conseillant le gouvernement kényan se sont réunis pendant trois jours dans un hôtel de Nairobi pour prier.

Dans une salle de conférence bleu ciel de l’hôtel Weston, trois pasteurs kényans se tenaient aux côtés de responsables de ministères haïtiens et américains et de la première dame du Kenya, Rachel Ruto, pour implorer l’aide divine en faveur de ce pays des Caraïbes ravagé par la violence. La force de police multinationale de 2 500 membres que le Kenya s’est proposé de diriger pour aider les forces de l’ordre haïtiennes faisait notamment partie des sujets de prière. Des participants à la réunion nous ont raconté que les membres du groupe en sont même venus aux larmes.

Après deux jours de prière, la première dame s’est rendue à une célébration organisée pour la sortie d’un album de musique dans une autre partie de l’hôtel Weston, dont le président William Ruto est propriétaire. Elle y a annoncé que son bureau avait formé un comité de prière pour Haïti. « Nous ne pouvons pas permettre à notre police de se rendre en Haïti sans prier », a déclaré Rachel Ruto aux fans du groupe de gospel kényan 1005 Songs & More.

En octobre dernier, le Kenya a accepté d’être le fer de lance d’une mission internationale de sécurité autorisée par les Nations unies en Haïti, mais le déploiement a connu plusieurs retards, notamment en raison de contestations juridiques et de questions de financement.

Ce marathon de prière faisait partie d’un effort plus large de l’administration Ruto pour offrir « une solution spirituelle pour notre police et le peuple haïtien », selon la première dame. L’initiative, coordonnée par le bureau de la « diplomatie de la foi » de l’administration nationale, est déjà à l’origine d’un rassemblement national de prière, d’un guide de prière de 40 jours pour Haïti et d’un voyage officiel d’information aux États-Unis.

Alors que le gouvernement reste très discret sur cette mission de police, ces programmes de sensibilisation des églises représentent l’un des efforts les plus notoires d’information du grand public. Les Ruto, qui ne cachent pas leur foi évangélique, ont accédé au pouvoir au cours d’une élection contestée en 2022 grâce à ce que de nombreux chrétiens du pays considèrent comme une intervention divine.

« Remercions le Seigneur qui a ainsi mis à cœur à notre président de se préoccuper d’Haïti », déclarait Julius Suubi, pasteur et conseiller spirituel des Ruto, à une foule d’environ 1 000 pasteurs lors d’une rencontre de prière organisée le 15 avril dans le centre de Nairobi. « Quel président africain pense à un pays en dehors de l’Afrique ? »

Au début du mois, le même groupe de pasteurs et d’employés de la première dame se sont rendus aux États-Unis pour rencontrer des responsables d’églises et d’entreprises, des fonctionnaires américains et haïtiens, ainsi que des représentants des forces de l’ordre et de l’armée. Ils ont également participé à une rencontre en visioconférence avec un responsable de la coalition des gangs, Jimmy « Barbeque » Chérizier, selon Serge Musasilwa, membre de la délégation.

Ce dernier, directeur d’un ministère du centre du Kenya appelé Segera Mission, explique que le groupe souhaitait entendre des personnes de tous les secteurs de la société haïtienne, afin de mieux comprendre les défis auxquels la police kényane serait confrontée. Le président Ruto a chargé l’équipe de fournir des éléments de contexte afin d’informer les forces de l’ordre et d’augmenter les chances de succès de la mission de sécurité, rapporte encore Serge Musasilwa. Les pasteurs voulaient savoir ce que les divers acteurs de la société civile et les églises disent des problèmes actuels. Ils ont posé des questions sur les solutions envisageables. Ils se sont renseignés sur l’équipement et les motivations des gangs.

Le groupe devrait présenter ses conclusions au président ce mois-ci, avant un voyage présidentiel aux États-Unis en mai, qui sera la première visite d’État d’un président africain à la Maison-Blanche depuis 16 ans. Ruto, qui estime que son pays a l’obligation morale d’aider Haïti, a insisté sur le fait que la mission de sécurité allait de l’avant, malgré les retards dans les financements que l’administration Biden s’était engagée à prendre en charge (40 millions de dollars sont actuellement bloqués par les républicains du Congrès américain).

Serge Musasilwa est optimiste. « Ce sera un nouveau départ pour le pays », nous dit-il. Mais il souligne que le président souhaite éviter les erreurs qui ont entaché les précédentes interventions en Haïti. « Si vous vous laissez guider uniquement par l’émotion, ou par le désespoir, vous risquez fort de vous retrouver du côté de ceux qui ont échoué. »

Une partie de ce voyage d’information visait simplement à déterminer qui gouverne effectivement le pays. Haïti n’a pas un seul représentant élu actuellement en fonction. Un conseil de transition censé désigner un Premier ministre et préparer d’éventuelles élections a été nommé, mais ce conseil n’a pas encore prêté serment.

Serge Musasilwa raconte ainsi avoir eu un échange de six heures avec l’ambassadeur d’Haïti au Qatar, François Guillaume, pour essayer de comprendre la structure du gouvernement haïtien.

« Supposons que nos forces se trouvent aujourd’hui à Port-au-Prince et qu’elles arrêtent un membre de gang. Où devraient-elles l’emmener ? Il n’y a pas de système judiciaire. »

La mission multinationale de sécurité, que de nombreux observateurs espéraient voir se déployer il y a plusieurs mois, a été notamment retardée par l’incertitude quant à l’identité exacte de ceux avec qui pourraient travailler les Kényans. Le Premier ministre haïtien sortant, Ariel Henry, a signé des accords de partenariat avec le Kenya le 1er mars, peu avant que des attaques de gangs ne ferment le principal aéroport international d’Haïti et ne le bloquent à l’extérieur du pays.

« Même si nous souhaiterions que nos troupes puissent intervenir demain, il n’y a pas de gouvernement en Haïti, donc pas d’ordre », dit Davis Kisotu, pasteur d’une église pentecôtiste indépendante proche des Ruto.

Le pasteur, comme les autres responsables kényans ayant pris part à la délégation, fait partie du National Prayer Altar, une équipe du bureau de la première dame qui supervise les offices religieux à la résidence présidentielle et travaille avec les pasteurs de tout le Kenya pour les encourager à prier pour le gouvernement. En attendant que des bureaucrates de New York et de Washington règlent les détails opérationnels de la mission de police, l’une des tâches de leur équipe est de « mobiliser la prière et les hommes de Dieu — les pasteurs haïtiens, les pasteurs américains, les pasteurs kényans et les guerriers de la prière à travers les nations. »

À cette fin, des pasteurs de tout le pays se sont réunis lundi au Kenyatta International Convention Centre, un établissement situé à côté du parlement et de la Cour suprême du Kenya, au cœur de Nairobi. La première dame s’est adressée à une foule énergique et enthousiaste qui agitait des drapeaux et priait pour le Kenya, Israël et Haïti.

D’autres orateurs, dans des tonalités évoquant parfois une réunion de campagne, ont prié pour la paix en Haïti et ont fait l’éloge du président Ruto pour son engagement à utiliser la force kényane en faveur de la paix internationale. Asunta Juma, animatrice de Tracing the Mantles, un talk-show évangélique populaire, a déclaré que Ruto avait trouvé grâce auprès de nombreux dirigeants internationaux parce que la faveur de Dieu était sur lui : « Nous avons élu un dirigeant qui va donner l’exemple aux nations du monde. »

Ce rassemblement national a eu lieu à un moment où d’autres groupes chrétiens internationaux sont en train de lancer leurs propres appels à la prière pour Haïti. Aux États-Unis, diverses organisations missionnaires ont envoyé des courriels et des SMS à leurs sympathisants pour leur demander régulièrement de prier. La Baptist Haiti Mission, dont les responsables se sont concertés avec l’administration Ruto, souhaite entraîner un million de partenaires dans sa campagne de prière, qui comprend des émissions hebdomadaires en direct.

Au Kenya, le bureau de la diplomatie de la foi de la première dame a déjà recruté plus de 200 pasteurs pour qu’ils conduisent leurs églises dans 40 jours de prière pour Haïti, à l’aide d’un guide de prière produit par le National Altar. Ce guide de 132 pages dont nous avons pu consulter un exemplaire intègre des prières pour la guérison du traumatisme de l’esclavage, la délivrance de « l’esclavage générationnel et des pouvoirs » de la sorcellerie, la restauration des terres déboisées et des appels à ce que Dieu « expulse les gangs et les insurgés de leurs cachettes et les remette entre les mains de la police. »

« Il y a quelque chose à propos d’Haïti qui a captivé les hommes et les femmes de Dieu au Kenya », nous dit Julius Suubi, membre du National Altar et responsable du ministère Highway of Holiness.

Tous les responsables chrétiens ne sont cependant pas de la fête.

De nombreux Kényans, y compris des chrétiens de confessions traditionnelles et quelques évangéliques, s’opposent à l’engagement de leur pays en Haïti. Des juristes ont intenté un procès pour l’empêcher, ce qui a conduit à une injonction de la plus haute cour du Kenya que l’administration a tenté de contourner.

Alors que les deux derniers présidents kényans étaient catholiques romains, Ruto a accédé au pouvoir avec l’aide significative des communautés charismatiques et pentecôtistes du pays, dont beaucoup considèrent toute critique à son égard comme une attaque spirituelle.

Sammy Wainaina, ancien doyen de la cathédrale All Saints de Nairobi et l’un des anglicans les plus éminents du Kenya, estime que la police kényane n’est pas équipée pour faire face à la situation politique en Haïti.

« Le Kenya est actuellement confronté à une grave pénurie de forces de police », explique celui-ci. « Ce sont des pays comme les États-Unis qui devraient s’attaquer aux problèmes qu’ils ont créés en Haïti. »

Enoch Opuka, professeur d’études sur le développement à l’Université internationale d’Afrique, qui avait eu Ruto comme élève au lycée, pense qu’il faut s’attaquer à la pauvreté extrême d’Haïti avant que toute autre solution ne puisse porter des fruits. Pour lui, il faudrait déployer des quantités massives d’aide, annuler toutes les dettes d’Haïti et faciliter le dialogue entre les groupes armés et le gouvernement. Pas déployer la police.

« On n’élimine pas la faim en envoyant des soldats », dit le chercheur.

Serge Musasilwa est conscient de ces critiques. C’est la raison pour laquelle, explique-t-il, la commission d’enquête s’est attachée à écouter les divers membres de la société haïtienne et à étudier les échecs des précédentes interventions en Haïti.

L’une des recommandations de son rapport est notamment que le Kenya aide Haïti à organiser une conférence de paix et de réconciliation afin d’associer le plus grand nombre possible d’Haïtiens, y compris les gangs, aux discussions sur l’avenir du pays.

« Nous ne sommes pas là pour résoudre leurs problèmes. Nous sommes là pour les aider à trouver les solutions qui leur conviennent. »

Il dit avoir appris quelque chose de certain au cours de ses nombreuses conversations et de ses recherches sur ce qui n’a pas fonctionné en Haïti :

« Si le Kenya veut réussir cette mission, il y a un critère central : il ne faudra pas donner l’impression, de quelque manière que ce soit, que nous sommes là pour appliquer la politique américaine. C’est une chose pour laquelle il faut prier. »

Avec reportage de Moses Wasamu à Nairobi

Andy Olsen est rédacteur senior pour CT.

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Le Soudan est toujours en guerre. Une alliance évangélique vient d’y naître

Le responsable de l’alliance évangélique nouvellement créée évoque la situation de son pays, sa fuite de Khartoum et la pression exercée sur lui pour qu’il choisisse un camp.

Des réfugiés fuyant la guerre civile au Soudan arrivent dans un centre de transit au Sud-Soudan.

Des réfugiés fuyant la guerre civile au Soudan arrivent dans un centre de transit au Sud-Soudan.

Christianity Today April 19, 2024
Luis Tato/Contributeur/Getty

Gaza et l’Ukraine attirent une grande partie de l’attention internationale. Le Soudan est cependant ravagé depuis un an par la guerre civile. Près de 16 000 personnes ont été tuées et 8,2 millions ont fui leur domicile, dont 4 millions d’enfants. À l’échelle mondiale, ce sont là des chiffres records en matière de déplacements internes.

Les Nations unies ont déclaré que « la pire crise alimentaire au monde » était imminente, avertissant qu’un tiers des 49 millions d’habitants du Soudan était touché par une très grave insécurité alimentaire et que 222 000 enfants risquaient de mourir de faim dans les semaines à venir. Pourtant, un plan international d’intervention d’urgence, approuvé par les agences des Nations unies, notamment le Programme alimentaire mondial dirigé par l’Américaine Cindy McCain, n’est financé qu’à hauteur de six pour cent.

Les chrétiens soudanais ont l’impression que « tout le monde s’en fiche ».

Cinq ans plus tôt, ils nourrissaient de grands espoirs. En 2019, une révolution populaire renversait le dictateur Omar el-Bechir, poursuivi pour crimes de guerre contre son peuple. Le nouveau gouvernement civil avait abrogé la loi contre l’apostasie, éliminé les éléments islamistes de l’administration et mis en œuvre d’autres réformes démocratiques. Mais en 2021, le général de l’armée, en coopération avec le chef des Forces de soutien rapide (FSR) — un groupe paramilitaire dépendant du gouvernement et accusé des atrocités commises au Darfour — a déposé le Premier ministre.

Les négociations ultérieures avec les responsables civils portaient sur une fusion des deux forces armées, mais aucun des deux généraux ne pouvait se satisfaire des conditions proposées. On ne sait pas exactement qui a tiré le premier coup de feu le 15 avril de l’année dernière, mais c’est à Khartoum, la capitale, que le conflit a explosé. Une grande partie de ce pays du nord de l’Afrique est aujourd’hui une zone de guerre.

Pourtant, malgré cette situation dramatique, une alliance évangélique s’est formée et associée à deux organismes régionaux.

Rafat Samir, secrétaire général de cette nouvelle Alliance évangélique du Soudan, a été le témoin direct de la flambée de violence qui frappe le pays. Résidant actuellement en Égypte, il a cependant supervisé le dialogue entre son propre synode évangélique presbytérien et l’Église soudanaise du Christ, faisant la navette entre quelques lieux préservés de son pays d’origine et l’Éthiopie voisine.

Au début du mois, ces dénominations qui, selon Rafat Samir, représentent au moins 75 % des évangéliques soudanais, se sont affiliées successivement aux associations régionales de l’Alliance évangélique mondiale (AEM) pour le monde arabe et pour l’Afrique subsaharienne. Les catholiques, les anglicans, les coptes orthodoxes et diverses confessions protestantes représentent environ 4 % de la population du Soudan, qui se classe au huitième rang de l’Index mondial de persécution de Portes Ouvertes.

Nous avons interviewé Rafat Samir. Il nous parle de l’impact de la guerre civile sur l’Église, des raisons de la double appartenance de son alliance au sein de l’AEM et de pourquoi son seul espoir réside en Dieu :

Où étiez-vous le 15 avril de l’année dernière ?

Ma maison se trouve dans le quartier de Bahri, où l’armée et les FSR ont des bases. Les canons antiaériens tiraient juste en face de la fenêtre de ma chambre, avec des campagnes de bombardement matin et soir. Les services de fourniture d’électricité et d’eau ont été coupés. Comme c’était le ramadan, je suis sorti un jour au coucher du soleil pour trouver de la nourriture, pensant qu’il y aurait une accalmie dans les combats. Une balle ne m’a manqué que de quelques centimètres.

Je voulais fuir immédiatement, mais mon frère préférait attendre, car nous avons déjà été témoins d’affrontements et il pensait que ceux-ci prendraient fin au bout de quelques jours, comme par le passé. Des corps gisaient dans les rues et nous les avons recouverts de sable pour supprimer l’odeur. Mais après avoir enduré ces conditions difficiles avec sa femme et ses deux filles pendant 15 jours, mon frère a accepté de partir lorsqu’une bombe a frappé la maison voisine.

Comment vous êtes-vous échappé ?

Nous avons cherché pendant trois jours un véhicule pour sortir de la ville et avons finalement dû payer 500 dollars pour parcourir seulement deux kilomètres. Nous avons ensuite négocié l’utilisation d’un petit bus avec 40 autres personnes pour nous emmener à la frontière égyptienne, mais le chauffeur a augmenté le prix à notre arrivée pour le porter à 10 000 dollars au total. Nous n’avions de place que pour nos documents personnels. Nous avons laissé tout le reste derrière nous.

Mais quitter Khartoum ne pouvait se faire qu’au moment choisi par Dieu.

La bataille faisait toujours rage et les bombes barils avaient endommagé la route qui mène à la sortie de la ville. Un bus précédent avait été arrêté par les FSR, qui ont tué les passagers et leur ont volé leur argent. Nous avons appris qu’un autre bus avait subi le même sort à un poste de contrôle de l’armée. Nous avons eu de la chance : les soldats n’ont fait que fouiller notre véhicule à la recherche d’armes et n’ont demandé qu’un pot-de-vin pour nous laisser poursuivre notre route.

Une famille que nous connaissions dans la ville avant la frontière égyptienne nous a offert un endroit où dormir et de l’eau courante. Mais le lendemain, la frontière était tellement encombrée qu’il nous a fallu trois jours pour la franchir. Certains ont dormi dans la mosquée, d’autres sous les quelques arbres qui étaient là. Lorsque je suis finalement arrivé à Assouan, un ami égyptien m’a accueilli et m’a ouvert une place dans la pension de l’hôpital de la mission allemande. En me voyant, il s’est mis à pleurer.

Je ne savais pas pourquoi jusqu’à ce que je m’installe enfin et que je me regarde dans le miroir.

Où sont les autres personnes liées à votre église ?

Notre église de Bahri compte plus de 100 membres. Les personnes qui s’y étaient réfugiées ont été battues par les FSR lorsque celles-ci ont attaqué notre bâtiment et elles ont dû fuir. Beaucoup sont partis en Égypte, d’autres en Éthiopie, au Tchad, dans la région des monts Nouba ou au Sud-Soudan. Mais là, la vie est chère, alors plusieurs ont continué vers l’Ouganda. Quelques-uns sont restés au Soudan, mais louer un logement dans le pays est également coûteux et, pour ceux qui ont des enfants, il n’y a pas d’école.

Même une bouteille d’eau peut coûter jusqu’à 10 dollars.

Tout le monde tente de faire le maximum d’argent dans cette crise. En gros, les gens sont allés là où ils avaient de la famille, où ils pouvaient trouver du travail ou obtenir un visa. Mais en dehors de Khartoum, la plupart des églises fonctionnent encore. Ils n’ont pas l’esprit tranquille, mais ils n’ont pas la possibilité de partir. Les évangéliques ne font pas partie de l’élite. La plupart des croyants viennent de zones de guerre au Soudan. Nombre d’entre eux n’ont pas de documents de voyage et, même s’ils peuvent travailler et manger, ils restent pauvres.

Les membres de l’Église du Christ sont presque tous originaires des monts Nouba, une région qui était en guerre avec le gouvernement. Les presbytériens sont également majoritairement des Noubas, dont 20 % sont originaires du Sud-Soudan et 20 % de différentes autres tribus. Je suis d’origine égyptienne. D’autres viennent du Darfour ou du Nord arabe.

Comment gérez-vous cette diversité ?

L’identité est un problème majeur au Soudan. Notre pays est africain, mais nous parlons arabe. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes affiliés aux deux alliances régionales de l’AEM. Si vous parlez d’« Arabe » à des habitants des Monts Nouba ou du Sud-Soudan, ils pensent à des gens qui ont tué leurs familles, violé leurs filles et essayé de les islamiser. Mais dans le nord du pays, l’Arabe peut être un ami, un proche et une personne que l’on aimerait amener à Jésus.

Lorsque nous avons commencé à tendre la main aux musulmans, certains habitants du sud se sont opposés à cette démarche : Nous ne voulons pas les voir au paradis, ils ne méritent pas le salut. Je peux comprendre ces sentiments. Certaines de nos communautés fonctionnent sur la base de leur identité tribale et refusent de parler arabe.

Pendant longtemps, nombreux sont ceux qui auraient voulu décrire notre pays comme une république arabe. Nous faisons partie de la Ligue arabe, mais lorsque nous avons besoin de l’aide de l’Afrique, nous commençons à nous penser plus Africains. Mais en fin de compte, nous sommes des Africains qui parlent arabe, multiethniques dans notre composition tribale.

Le Soudan est un pays de mélanges — certains sont originaires du Yémen et de l’Afrique de l’Est — et la plupart d’entre nous ont des origines mixtes. Seuls les Monts Nouba et quelques autres endroits connaissent une réalité différente. Nous étions même un pays chrétien jusqu’au 14e siècle. Au 19e siècle, un mouvement apocalyptique musulman a tué de nombreux chrétiens et en a forcé d’autres à se convertir à l’islam.

Des missionnaires presbytériens sont arrivés en 1899. Ils ont créé les premières écoles pour filles et développé l’agriculture et la formation professionnelle. L’Église du Christ a été fondée en 1920 et est aujourd’hui la plus grande dénomination évangélique. Mais le Soudan n’est ni un pays musulman ni un pays chrétien, tout comme il n’est ni entièrement arabe ni entièrement africain.

Nous avons rejoint l’Alliance évangélique du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord parce que nous parlons arabe et que nous sommes confrontés à des problèmes similaires liés à l’islam et à la discrimination de la part du gouvernement. Nous avons rejoint l’Association des évangéliques en Afrique parce que nous sommes confrontés aux mêmes problèmes d’identité ethnique. J’ai vérifié auprès de la direction régionale de l’AEM : il n’y avait pas de problème à appartenir à deux alliances.

Comment l’Église a-t-elle pu apporter son aide à la population ?

Nous avons surtout aidé les gens à s’échapper et à trouver un abri.

Nos écoles de Wad Madani (à 160 km au sud-est de Khartoum) ont accueilli des familles et leur ont fourni des repas de base et des soins post-traumatiques. Toutes les maisons sont remplies de personnes déplacées de Khartoum, mais lorsque la guerre a atteint cette région, beaucoup ont été déplacées à nouveau vers l’est, vers d’autres villes et vers Port-Soudan. Nous avons également aidé 15 croyants d’origine musulmane à fuir à l’étranger, car ils n’auraient pas été bien accueillis dans leurs villages d’origine.

Nous n’avons pas reçu beaucoup d’aide de l’extérieur. Une grande partie du travail est financée par nos propres ressources. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas été en mesure de faire beaucoup de travail d’assistance. Nous prions et essayons de donner de l’espoir aux gens. Nous les exhortons à demeurer sel et lumière et à tenir leurs enfants à l’écart des combats. Le moyen le plus simple de gagner de l’argent est de s’engager dans l’armée ou dans les FSR et de participer au pillage.

Nous ne vivons clairement pas au temps de la raison ou de la sagesse. Ce sont les balles qui parlent.

Les églises ont-elles une opinion politique sur la guerre ?

Seulement que nous ne soutiendrons jamais la guerre. Nous voulons la paix.

La semaine dernière, des fonctionnaires m’ont demandé de faire une déclaration en faveur de la guerre. Je leur ai dit qu’il ne s’agissait pas de l’armée ou des FSR, mais de vies humaines. Nous ne pouvons pas soutenir le meurtre et la destruction.

Ils se sont donc tournés vers les mêmes chrétiens qu’ils utilisaient contre nous à l’époque de Bechir, qui appartenaient à son parti politique et usurpaient la direction de nos conseils d’église. Ils ont pris de belles photos avec le général de l’armée.

Les FSR vous ont-ils également contacté ?

En tant qu’évangéliques, les deux camps nous détestent. Ils ont brûlé nos églises. Nous savons comment les FSR ont tué les nôtres dans les Monts Nouba et au Darfour. Même lorsqu’elles étaient associées au gouvernement postrévolutionnaire, nous n’avions pas de liens avec elles. J’ai rencontré les chefs de l’armée par le passé, ainsi que notre Premier ministre civil et son cabinet. Mais nous n’approchons pas les FSR.

Nous sommes clairs sur le fait que nous défendons la vie.

Des organes de sécurité ont également approché l’Église du Christ, qui est confrontée aux mêmes problèmes que nous. Nous détourner d’eux pourrait nous mettre dans une position difficile par la suite. Mais nous ne pouvons pas mentir. Nous ne pouvons pas oublier qui nous sommes en Christ.

Qu’aimeriez-vous dire à ceux qui ne sont pas au Soudan ?

La communauté internationale fait preuve d’un étrange silence. La Ligue arabe ne nous aide pas. Même en Égypte, les gens nous demandent si nous sommes toujours en guerre civile. Nos problèmes ne sont pas traités par les grandes chaînes d’information et personne ne prête attention aux nouvelles du Soudan.

L’Église a l’impression que personne ne s’intéresse à elle.

Personne ne se lève pour dire : Arrêtez la guerre. Nous n’entendons pas que les gens prient pour nous. Nous ne voyons pas de déclarations des Églises d’autres pays pour nous soutenir auprès de leurs gouvernements.

Aux Soudanais de l’étranger, je dis : Installez-vous, il vous faudra un certain temps avant de pouvoir revenir. Ils ne sont pas en paix, mais je leur dis d’attendre que Dieu intervienne et d’éviter d’être négatifs à l’égard de leur pays. En fin de compte, beaucoup reviendront et apporteront avec eux les fruits de leur vie dans d’autres pays. D’autres resteront et pourront nous soutenir de là où ils seront.

Mais nous sommes tous des étrangers dans ce monde, comme Abraham, vivant sous des tentes.

Gardez-vous l’espoir en Dieu ?

Nous ne le perdons jamais — nous savons que Dieu est bon.

Le Deutéronome nous apprend qu’il peut transformer une malédiction en bénédiction. D’après Ésaïe, nous savons qu’il peut transformer les larmes en joie. Et d’après l’épître aux Romains, nous savons qu’il fera en sorte que toutes choses concourent au bien.

Comme avec le lion de Samson, d’une carcasse il peut faire sortir quelque chose de doux.

C’est le seul espoir que nous ayons. Nous savons que la situation actuelle n’est pas la fin. Dieu agit, nous sommes en vie et nous parvenons à manger à notre faim. Tout cela est une bénédiction de sa part.

Mais nous ne pouvons rien faire d’autre que d’attendre que Dieu agisse.

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Prière d’enlever ses chaussures ?

Peu de traditions protestantes perpétuent la pratique du lavement des pieds. Certains souhaiteraient en voir le retour.

Un responsable de l’Église orthodoxe éthiopienne de Denver (Colorado) lave les pieds de ses fidèles lors de la célébration du Jeudi saint.

Un responsable de l’Église orthodoxe éthiopienne de Denver (Colorado) lave les pieds de ses fidèles lors de la célébration du Jeudi saint.

Christianity Today April 19, 2024
Matt McClain/Getty Images

D’après les experts, nous ne sommes pas très prompts à enlever nos souliers.

Traditionnellement, le Jeudi saint commémore la dernière Cène célébrée par Jésus. Dans certaines traditions chrétiennes, ce moment intègre le lavement des pieds tel que nous le décrit Jean 13. Jésus lave en effet les pieds de ses disciples et leur dit : « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres ; car je vous ai donné l’exemple, afin que, vous aussi, vous fassiez comme moi j’ai fait pour vous. » (Jn 13.14-15)

Au sein des églises américaines, il ne semble pas y avoir de recherches récentes sur la pratique de ce rituel. Seule une enquête réalisée en 2009 révèle un déclin de la pratique dans une dénomination anabaptiste, et ce malgré l’importance que cette tradition lui accordait. Selon plusieurs théologiens et pasteurs que nous avons interviewés, le lavement des pieds serait aujourd’hui une chose rare, même dans les églises qui l’associent étroitement au Jeudi saint ou même à leur piété plus ordinaire.

La plupart des traditions évangéliques considèrent Jean 13 comme un témoignage de l’amour absolu de Jésus plutôt que comme un commandement visant à instituer un rituel. Dans mon contexte, la chose est apparue clairement dans les débats autour d’un spot de la campagne He Gets Us, diffusé lors du Super Bowl de cette année et mettant en scène des lavements de pieds vécu entre personnes d’horizons très différents.

D’autres traditions, comme le pentecôtisme, qui incluent le lavement des pieds dans certaines rencontres, ne le pratiquent plus très souvent. « En dehors du service du Jeudi saint, la pratique est peu répandue », déclare Lisa Stephenson, une théologienne de l’université Lee, qui a effectué des recherches sur cette thématique, en particulier dans les églises pentecôtistes.

À l’église presbytérienne d’Eastminster à Columbia, en Caroline du Sud, on pratique le lavement des pieds tous les deux ans. Cela peut être « un signe visible d’une grâce invisible », nous dit Ben Sloan, pasteur responsable de la mission dans cette église. Il ajoute en riant : « Je ne voudrais pas qu’on me lave les pieds toutes les semaines. »

Le pasteur se souvient que, lors de son ordination, ses examinateurs lui avaient demandé combien il y avait de sacrements. Il avait répondu deux : le baptême et la cène. Ses examinateurs lui avaient alors rétorqué : « Et le lavement des pieds ? »

« Cela m’a laissé perplexe », nous raconte-t-il. « J’ai répondu que je pensais que quand, dans le passage de Jean 13, [Jésus] dit : “Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres”, il s’agit d’aimer plus que de se laver physiquement les pieds. Il s’agit de servir l’autre. »

Dans d’autres dénominations, comme chez les catholiques (qui n’ont que récemment autorisé que des femmes prennent part à ce rituel), les épiscopaliens, les anglicans, les méthodistes et les luthériens, le lavement des pieds a lieu lors de l’office du Jeudi saint, mais la participation des fidèles reste facultative.

Par contre les pentecôtistes, les anabaptistes et les baptistes réguliers considèrent que le lavement des pieds est un rituel qui peut être pratiqué toute l’année. Les plus assidus sont probablement les adventistes du septième jour qui associent généralement le lavement des pieds à la cène qui a lieu chaque mois lors du culte.

Un recueil de chants anabaptiste, vieux de 500 ans et toujours utilisé par les amish, contient un hymne de 25 strophes en lien avec le lavement des pieds.

Mais même dans les traditions ayant un certain historique de lavement rituel des pieds, la pratique se perd. Certaines d’entre elles ne l’exercent même plus du tout.

« Parmi nos assemblées, certaines pratiquent le lavement des pieds, tandis que d’autres ont abandonné ce rite ou ne l’ont jamais observé », peut-on lire sur le site Internet de l’Église mennonite américaine. « Les assemblées ne sont encouragées à pratiquer le lavement des pieds que comme symbole de service et d’amour les uns envers les autres. »

L’enquête de 2009 sur ce rite, publiée dans Mennonite Quarterly Review, révélait que les trois communautés qui le pratiquaient le plus fréquemment étaient des églises hispaniques de New York, du New Jersey et du Texas.

Mais dans l’ensemble, l’enquête soulignait un déclin du lavement des pieds chez les mennonites. « Craignant que les jeunes membres ou les nouveaux ne se sentent mal à l’aise, de nombreux pasteurs ont renoncé au lavement des pieds à sa place plus traditionnelle dans la célébration de la cène le dimanche matin pour le faire lors d’une rencontre en soirée ou à un autre moment plus discret de la liturgie », écrit le chercheur Bob Brenneman.

Les premières confessions de foi protestantes, comme la Confession Belge et la Confession de foi de Westminster, affirment qu’il n’y a que deux sacrements : la cène et le baptême.

Jean Calvin considérait que le lavement des pieds lors des services religieux était une pratique de « papistes ». Dans son commentaire sur Jean, il le qualifiait de « cérémonie vaine et dépourvue de sens » et de « manifestation de bouffonnerie ». Il craignait que ce rite annuel ne permette aux participants de se sentir « libres de mépriser leurs frères pendant le reste de l’année ».

Le théologien réformé R. Scott Clark soutient dans son livre sur les pratiques religieuses que le lavement des pieds n’était pas un rituel pratiqué à l’époque apostolique. D’autres, comme Lisa Stephenson, affirment par contre qu’il s’agissait bien d’une pratique de l’Église primitive.

« Le lavement des pieds était pratiqué en divers endroits de l’Église primitive, à des distances géographiques parfois importantes », écrit-elle dans son article de 2014 intitulé « Getting Our Feet Wet: The Politics of Footwashing ».

De son côté, William Seymour, l’un des pères des mouvements pentecôtistes et charismatiques, soutenait dans le journal The Apostolic Faith l’existence de trois sacrements : le lavement des pieds, la cène et le baptême.

Lisa Stephenson observe cependant que, malgré cette position de Seymour, les pentecôtistes ne pratiquent pas régulièrement ce rituel. D’après son expérience, le déclin de cette pratique est à la fois théologique — avec l’idée que l'exemple de Jésus ici n’est pas à suivre littéralement — et sociologique.

La théologienne fait partie de l’Église de Dieu, une dénomination basée dans le Tennessee et qui pratique le lavement des pieds comme sacrement. Historiquement, ces églises se trouvaient dans le sud des Appalaches parmi une population plutôt pauvre. Mais « comme notre dénomination s’est élargie à la classe moyenne, qu’elle a acquis un meilleur statut social et qu’elle s’est développée sur le plan économique, le lavement des pieds est devenu une pratique inconfortable pour la plupart », nous explique-t-elle. Le rite s’est donc raréfié.

Dans les cours qu’elle donne à l’université affiliée à l’Église de Dieu, elle remarque que les étudiants s’intéressent au lavement des pieds, mais qu’ils ne se sentent pas à l’aise de le pratiquer. Il est aussi évident pour elle que l’essor des « megachurches » rend ce rite plus compliqué à mettre en place.

« Il s’agit généralement de moments très émouvants dans un culte », souligne-t-elle pourtant. « Cela touche la vie des gens de manières surprenantes. »

C’est ce qui ressort aussi de nos entretiens où plusieurs personnes nous ont fait part de ce genre d’expérience.

Richard England se souvient de l’époque où il était aumônier d’adultes porteurs de handicaps dans le comté de Kent, au Royaume-Uni. Comme le lavement des pieds aurait été trop délicat pour ces adultes, ce sont les mains qu’ils se lavaient les uns aux autres dans un grand bol. Il se souvient avoir partagé ce moment avec une femme atteinte du syndrome de Down.

« J’ai pleuré comme un bébé », dit-il. « J’ai ressenti une émotion très proche de celle du lavement des pieds rapporté par l’apôtre Jean et c’était bien plus émouvant que tous les lavements de pieds auxquels j’avais participé jusqu’alors. »

On peut aussi observer que les églises qui continuent à pratiquer ce rite le font avec plus de créativité.

En Caroline du Sud, par exemple, l’église presbytérienne d’Eastminster le fait chaque semaine, mais dans une rencontre à part, pas dans le cadre d’un culte. Depuis plusieurs années, un podologue de l'église a mis en place un service de soins des pieds, car il était régulièrement sollicité pour des gens qui n'avaient pas les moyens de payer. L'église s'est associée à un ministère local qui offrait déjà des repas aux sans-abri et a proposé de faire des soins de pédicure et d'offrir de nouvelles chaussures à tous ceux qui le souhaitaient. Selon le pasteur Sloan, l'idée est que les sans-abri sont plus souvent debout que les autres et n'ont pas forcément accès à des douches. Un certain nombre de médecins travaillent bénévolement pour ce ministère, et leurs hôtes peuvent également bénéficier de soins médicaux gratuits si nécessaire.

« Le lavement des pieds nous rend vulnérables », dit le pasteur. « Cela nous permet de nous ouvrir aux autres d’une manière différente. C’est une vraie leçon d’humilité que de se faire laver les pieds par quelqu’un — et c’est une vraie leçon d’humilité que de laver les pieds d’autrui. »

Lib Foster est bénévole dans le service de pédicure de l’église depuis plus de dix ans. Récemment, elle a lavé les pieds d’un homme qui refusait de lui parler, mais qui l’a autorisée à prier pour lui et s’est mis à pleurer. Le soin des pieds dure environ une demi-heure, ce qui donne aux hôtes et aux bénévoles l’occasion de parler les uns avec les autres.

« C’est incroyable de voir le Saint-Esprit agir dans ce local, alors que nous sommes de vieux presbytériens poussiéreux », se réjouit la bénévole. Selon elle, les gens ont « peur de l’inconfort ou de la gêne », mais il est valorisant de pouvoir dépasser cela. Sa fille exerce le même service de soins dans une église épiscopalienne du centre d’Atlanta.

Même dans les offices du Jeudi saint, la manière dont les églises plus liturgiques pratiquent le lavement des pieds peut varier.

Tel est le cas à l’église anglicane HopePointe de Woodlands, au Texas. Katie Grosskopf, membre de cette église, nous raconte que le Jeudi saint, on dispose autour de la salle de culte plusieurs emplacements équipés pour que les paroissiens puissent se laver les pieds les uns aux autres.

Ce qui se passait en pratique, c’est que les chefs de famille lavaient alors les pieds des membres de leur foyer. Mais Katie Grosskopf est célibataire et se sentait exclue de ce moment de partage. Elle en a parlé au pasteur.

« Après cela, on a communiqué à l’assemblée qu’il fallait tenir compte de la famille de Dieu tout entière et pas seulement de nos familles nucléaires », raconte-t-elle. « Par la suite, une dame plus âgée nous a prises près d’elle, une autre célibataire et moi-même, et elle nous a lavé les pieds en pleurant et en priant. C’était très émouvant. »

Lisa Stephenson plaide pour un renouveau de cette pratique.

« Les chrétiens évangéliques ne sont pas attirés par la liturgie ; nous avons tendance à être des assemblées de la Parole et de l’adoration », dit-elle. « Mais cela n’engage pas notre corps. Or, les rituels sont des moyens d’engager notre être tout entier, corps compris, d’une manière que la louange et l’écoute de la Parole ne font pas. Ils nous invitent à vivre l’histoire autrement que par la Parole et la louange. […] Ces pratiques nous révèlent notre identité, nous touchent et nous réorientent vers ce qui compte, vers ce qui doit être notre raison d’être. »

Traduit par Anne Haumont

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Haïti : servir quand le monde s’effondre

Alors que le pays est ravagé par la violence, des responsables chrétiens soignent les blessures par balle, accueillent des étrangers et secourent des fonctionnaires.

Quelqu’un identifie un corps après une fusillade dans la banlieue de Pétion-Ville à Port-au-Prince en mars.

Quelqu’un identifie un corps après une fusillade dans la banlieue de Pétion-Ville à Port-au-Prince en mars.

Christianity Today April 17, 2024
Odelyn Joseph / AP Images

Le pasteur Frederic Nozil a appris à faire profil bas.

L’année dernière, année de ses 53 ans, des gangs ont attaqué son quartier de Pétion-Ville, une banlieue surplombant la capitale d’Haïti, Port-au-Prince. Ils ont saccagé la maison qu’il louait et y ont mis le feu. Le pasteur est parti s’installer avec sa femme et ses deux filles dans un endroit plus sûr, à quelques kilomètres de là.

Pourtant, il reste très prudent. Cette année, il a fêté ses 54 ans chez lui, discrètement. Quelques personnes de son église ont apporté un gâteau. Ils ne sont pas restés plus d’une heure. « Les fêtes attirent l’attention », dit-il. « On ne peut pas trop ouvertement célébrer. »

Il planifie les activités de l’église pour qu’elles se terminent avant le couvre-feu obligatoire. Il interrompt la réunion de prière s’il a un mauvais pressentiment au sujet d’un véhicule de police remarqué dans la rue. Certains de ses fidèles risquent leur vie en franchissant les barrages des gangs pour se rendre à l’église, le Centre Chrétien International Maison d’Adoration, et il sait donc qu’il faut s’attendre à une plus faible affluence.

La fin du monde, conclut-il, transforme le ministère. « Nous vivons des temps eschatologiques. »

C’est ce qu’il a ressenti aux premières heures du 18 mars. C’était un lundi, et le pasteur aurait dû être en train de se remettre de l’habituelle série d’obligations pastorales du dimanche. Au lieu de cela, il s’est retrouvé à s’enfermer dans sa maison pendant deux jours d’affilée, tandis que des tirs nourris résonnaient dans les collines.

Des membres de gangs cagoulés traversaient son quartier en voiture et à moto, remontant la route principale vers les montagnes. Ils ont tiré à l’arme automatique et ont laissé au moins une douzaine de passants morts dans leur sillage. Ils se sont arrêtés dans une enclave protégée appelée Laboule et ont assiégé ses résidences fortifiées. Dans une maison, les caméras de sécurité ont filmé de jeunes hommes armés portant des sacs à dos qui pénétraient de force dans une cour pavée et inspectaient des véhicules tout-terrain stationnés là.

Dans une maison voisine, un homme a échappé aux assaillants, puis a passé un coup de téléphone désespéré à un pasteur alors situé à 1 600 kilomètres de là. Tout peut arriver lorsqu’approche la fin du monde.

Roselin « RoRo » Eustache rentrait en voiture de ses courses lorsque le nom de Miradin Morlan est apparu sur son téléphone. Le pasteur Eustache est coincé à Houston depuis des mois, chez des membres de sa famille, dans l’impossibilité de retourner en Haïti puisque des gangs ont fermé le principal aéroport international du pays et bloqué toutes les voies d’accès à son domicile et à la mission qu’il dirige là-bas.

En décrochant cet appel d’une vieille connaissance — l’ancien chef de la Direction générale des Impôts — c’est une supplique paniquée qu’il a entendu : Pasteur, sauvez ma vie !

Miradin Morlan lui a décrit comment lui et sa femme fuyaient Laboule à pied. Des gangs s’étaient introduits dans leur maison, l’avaient menacé d’une arme, avaient tenté de le kidnapper et avaient dévalisé toutes les pièces. Ils avaient volé ses voitures. Ses agents de sécurité privés avaient pris leurs jambes à leur cou.

Tandis qu’il essayait de mettre de la distance entre lui et ses agresseurs, le fonctionnaire s’est souvenu de l’hôpital de la mission de Roselin Eustache, un endroit situé dans le sud d’Haïti où il avait déjà subi une opération du genou. Le pasteur l’avait déjà aidé auparavant ; le ferait-il à nouveau ? Celui-ci a contacté un chauffeur pour lui demander de venir à leur rencontre.

Le couple a trouvé une moto de location pour franchir un col de montagne et emprunter une route qui, par endroits, n’est guère plus qu’un sentier de randonnée. En chemin, sa femme est tombée et s’est cassé le bras. Après des heures de voyage, pour environ une trentaine de kilomètres, ils ont finalement retrouvé le chauffeur dans une ville appelée Seguin, à la lisière des pins de l’un des rares parcs nationaux d’Haïti.

« Je suis encore sous le choc », dit l’ancien responsable des impôts, quelques jours plus tard, dans un refuge à la campagne où il a du mal à trouver ne serait-ce que du papier toilette. « C’est vraiment incompréhensible. »

Malheureusement, sa situation est loin d’être exceptionnelle.

Les déplacements forcés sont monnaie courante pour les quelque 4 millions d’habitants de Port-au-Prince et de ses environs. Les gangs contrôlent plus de 80 % de la ville, où vit environ un tiers des Haïtiens. Les bandits, comme de nombreux Haïtiens les appellent, ont tué plus de 1 500 personnes au cours des seuls trois premiers mois de 2024.

Selon les Nations unies, près de 400 000 Haïtiens ont fui la violence des gangs. Des hommes armés ont chassé les habitants de bidonvilles, de villages, de résidences protégées, de fermes…

Les déplacements massifs de population transforment la vie quotidienne bien au-delà de la capitale ravagée par la violence. Les gangs ont pris le dessus sur la police nationale et ont poussé vers le nord, en direction de la mosaïque des rizières d’Haïti, et vers l’ouest et ses horizons dessinés par les bananiers et les champs de canne à sucre.

La violence actuelle aggrave une crise alimentaire qui laisse plus d’un million d’Haïtiens en danger de famine. Elle réduit à néant ce qu’ont pu mettre de côté les familles et met à rude épreuve les ressources de communautés déjà très éprouvées.

Le mois de mars dernier a été le pire : plus de 53 000 Haïtiens ont été contraints de quitter leur foyer. Pour des pasteurs comme Frederic Nozil et Roselin Eustache, comme pour les responsables chrétiens de tout Haïti, cette précarité — voire en fait l’effondrement de tout leur univers — est venue redéfinir le ministère.

« C’est toute ma vie », nous dit Roselin Eustache. Certains membres du personnel de sa mission, Haitian Christian Outreach, ont été déplacés jusqu’à quatre fois, trouvant abri dans diverses écoles et autres infrastructures publiques au fur et à mesure qu’évoluaient les frontières des gangs.

La police locale s’est même tournée vers la mission, rapporte un membre du personnel. Certains agents n’ont pas été payés depuis des mois et se battent pour trouver de la nourriture et des lits pour ceux qui dorment à même le sol du commissariat. La mission avait déjà apporté son aide par le passé, allant jusqu’à prêter aux policiers des Land Cruiser lorsque leurs véhicules étaient en panne.

« Je dois faire quelque chose », dit le pasteur. « Parce que chaque fois que nous avons besoin d’eux, ils sont là pour nous. »

Les Haïtiens expriment couramment leur mécontentement à l’égard des hommes politiques par l’appel au rache manyòk. Cette expression qu’on pourrait traduire littéralement par « arracher le manioc » désigne ce que fait un agriculteur lorsqu’il saisit la longue tige de cette plante pour en racler la terre qui la salit, du tubercule à la feuille.

Depuis des décennies, les rache manyòk ponctuent les manifestations de rue et ciblent les responsables élus sur les réseaux sociaux. D’autres, plus virulents encore, prônent le dechoukaj, ou « déracinement ».

Mais Haïti n’a maintenant plus de dirigeants élus. Les dernières élections remontent à il y a huit ans. En l’absence de pouvoir stable, les experts estiment que pas moins de 200 gangs ont vu le jour.

En février, plusieurs de ces gangs ont conclu une alliance qui leur a permis de s’attaquer aux bureaux gouvernementaux et d’ouvrir les deux plus grandes prisons du pays. Ils ont menacé d’achever leur conquête en occupant l’aéroport principal et le Palais national, siège emblématique du gouvernement haïtien.

Cette semaine, un nouveau conseil de gouvernement transitoire composé de neuf membres doit entamer la tâche qui lui a été confiée par les États-Unis et la Communauté des Caraïbes, composée de 15 pays : mettre fin à la violence et, par quelque miracle, préparer le pays à la tenue de nouvelles élections.

Ils héritent d’une nation dévastée.

Si vous deviez marquer les dégâts infligés au pays au moyen d’épingles plantées sur une carte géante, vous commenceriez probablement par Port-au-Prince. Vous pourriez tout d’abord planter une douzaine d’épingles représentant les pharmacies que les gangs ont brûlées près de l’hôpital général du centre-ville et de la plupart de ses installations médicales, en grande partie hors service.

Vous planteriez aussi une épingle à l’emplacement de l’ancien campus du Séminaire théologique évangélique de Port-au-Prince, une rare oasis de verdure avec un bâtiment universitaire flambant neuf finalement reconstruit après le tremblement de terre de 2010. Trois ans à peine après la reconstruction, en 2020, les gangs s’en sont emparés.

S’y ajouteraient des églises incendiées ou dont les vitres ont été brisées, des usines et des concessionnaires automobiles. Deux épingles marqueraient aussi l’École nationale des arts vandalisée et la Bibliothèque nationale, dépositaire des documents historiques de la première république noire du monde, qui a été pillée.

Après avoir planté bien plus de mille épingles sur la capitale, n’importe quelle route qui en sort vous permettrait de continuer votre recensement. En empruntant la route nationale 1 sur quelques kilomètres, vous marqueriez le pillage de plusieurs infrastructures missionnaires américaines.

Près de la ville de Titanyen, une épingle signalerait le campus de Christian Aid Ministries, où un groupe de missionnaires anabaptistes enlevés ont retrouvé leurs proches après s’être échappés fin 2021 et dont des gangs ont depuis pris le contrôle. À côté, sur le terrain d’un ministère originaire du Mississippi, des gangs ont percé un trou dans le mur d’enceinte en béton, vidé des conteneurs d’expédition et arraché des panneaux solaires des toits.

Avec toutes ces épingles, vous n’auriez fait qu’effleurer la surface. Vous seriez encore à huit kilomètres de la ville de Cabaret, où le poste de police, comme bien d’autres avant lui, a brûlé au début du mois de mars.

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Cabaret est un petit centre régional, une ville à la forme d’amphithéâtre au détour d’une autoroute. Ce dont les gens se souviennent, c’est que le 3 mars, aucun téléphone ne fonctionnait — les pénuries de carburant et les barrages routiers empêchent souvent les fournisseurs de services téléphoniques d’alimenter leurs antennes.

Vers l’heure du repas de midi, un père de famille qui se trouvait sur le marché a entendu quelqu’un crier : « Les hommes arrivent ! » Il s’est précipité chez lui, a attrapé ses quatre enfants et s’est enfui. Alors qu’ils couraient au milieu des tirs, son fils de sept ans a reçu une balle dans la jambe.

Oltina, l’une des rares habitantes interrogées à avoir accepté de nous donner son nom, avait fui une autre ville moins d’un mois auparavant. Elle était dehors lorsque la fusillade a éclaté autour d’elle. En se précipitant pour retrouver ses enfants, elle a trébuché sur une casserole de haricots qui cuisait sur le feu et s’est brûlé le pied dans l’eau bouillante. Pendant plusieurs heures, elle s’est cachée avec ses deux enfants dans un jardin.

Une autre femme a déclaré avoir vu des bandits enlever son mari alors qu’elle s’échappait avec leur fils de deux mois.

Des maisons ont été brûlées. Les magasins et les étals de marché, fruits d’années de travail, ont été abandonnés. Les économies, les passeports et les photos de famille ont été perdus alors que toute une communauté s’est réfugiée dans les montagnes.

Sans téléphone et sans moyen de coordination, les personnes déplacées se sont dispersées depuis Cabaret, là où l’instinct les guidait ou là où elles pensaient connaître quelqu’un.

Dans un village situé à environ huit kilomètres de là, une jeune mère a ouvert sa porte à une femme plus âgée qu’elle n’avait jamais vue auparavant. L’étrangère était accompagnée de quatre enfants et son mari avait été tué d’une balle dans l’estomac en tentant de défendre leur maison à Cabaret. Leurs parents au village n’avaient pas de place pour eux.

« Faites comme si c’était votre maison », leur a dit la jeune mère, qui a demandé à ce que ni elle ni sa ville ne soient identifiées, de peur que les gangs ne s’en prennent à son quartier.

Dans la même communauté, une autre femme, âgée d’une vingtaine d’années et travaillant pour le ministère américain Real Hope for Haiti, a trouvé plus d’une douzaine de personnes de Cabaret en arrivant chez elle. Une amie avait laissé entendre qu’ils seraient les bienvenus chez elle.

Elle a finalement accueilli 17 réfugiés dans sa maison de deux chambres. Elle a renoncé à son propre lit. Pour l’instant, elle dort ailleurs et passe chaque jour pour mettre les vêtements dont elle a besoin dans un sac en plastique. Le soir, elle prie avec ses hôtes ; l’une d’elles, une jeune fille, souffre de crises d’angoisse.

« Ce n’est pas facile d’accueillir des étrangers », dit la femme. « Mais si Dieu accueille tout le monde, nous pouvons accueillir quelques personnes qui tentent d’échapper aux gangs. »

Un fonctionnaire estime que plusieurs milliers de personnes ont été déplacées vers le village au cours de l’année écoulée. Les habitants se sont habitués, autant que l’on peut, à ce que des étrangers errent dans leurs rues, sollicitant de la nourriture ou un endroit où dormir.

Dans les dix églises des environs, les pasteurs affirment que la fréquentation est en hausse. Certains cultes font plus que salle comble, les fidèles apportant leurs propres chaises. Des églises tentent d’adopter des familles déplacées dont elles s’occupent. Les gens ont coupé des bananes et des fruits d’arbre à pain dans leur jardin et les ont apportés aux voyageurs. Ils ont fait don de tapis et de nattes pour dormir.

Les responsables d’église de tout le pays font état de situations similaires, en particulier dans le sud, où se sont réfugiées la plupart des personnes déplacées cette année, selon les Nations unies.

Mais Lori Moise, qui dirige la clinique Real Hope for Haiti, met en garde les gens contre l’impression d’un réveil spirituel comme elle se souvient en avoir vu après le tremblement de terre de 2010.

« Il y a beaucoup de gens qui s’attachent à Dieu de tout leur cœur. D’autres ont quitté l’église parce qu’ils ne voient pas de réponse à leurs prières et que la souffrance est permanente », dit-elle. Sa clinique a soigné les blessures par balle de survivants qui se sont réfugiés dans leur quartier.

« Lorsque la violence des gangs a commencé, les gens ont davantage prié et parlé de Dieu. À présent je vois le désespoir s’abattre sur la plupart. L’une des qualités que les étrangers remarquent chez les Haïtiens est leur résilience et leur espérance. J’ai l’impression que les deux sont en train de faiblir. »

Le nombre d’Haïtiens déplacés à l’intérieur du pays a aussi augmenté parce qu’il est devenu extrêmement difficile de quitter le pays. Le principal aéroport international et domestique de Port-au-Prince est fermé depuis le début du mois de mars, après que des avions stationnés ont été touchés par des balles. La République dominicaine voisine a fermé sa frontière aux ressortissants haïtiens.

Mais ce n’est qu’une pause ; les départs vers l’étranger reprendront dès que les guichets des compagnies aériennes rouvriront.

Les Haïtiens qui ont déjà fui vers l’Amérique du Sud et l’Amérique centrale ont déposé un nombre record de demandes d’asile au Mexique. Aux États-Unis, 168 000 Haïtiens ont obtenu un permis de séjour temporaire dans le cadre d’un programme d’accueil humanitaire d’urgence mis en place par l’administration Biden l’année dernière. Parmi eux, plusieurs milliers comptent parmi les personnes les mieux formées d’Haïti.

Presque tout le monde a une histoire à raconter à propos de ceux qui sont partis : une église dans le nord où tout le conseil des anciens a émigré ; un hôpital missionnaire dans une région centrale privé d’un tiers de son personnel. Haitian Christian Outreach, le ministère de Roselin Eustache, a perdu huit employés, dont des enseignants et trois médecins, qui ont profité du programme américain d’émigration. Toute l’équipe musicale du pasteur Nozil a disparu. Reginald Pyrhus, pasteur de l’Église Baptiste Bérée à Port-au-Prince, explique que la moitié des fidèles de la classe moyenne ont quitté le territoire. Beaucoup se rendent aux États-Unis.

Et là n’est pas la seule perte en matière de cerveaux pour le pays. Toute une génération d’Haïtiens en âge d’entrer à l’université ne peut pas entamer ses études de médecine, de droit ou dans bien d’autres programmes de formation. La plupart ont été forcés à mettre leurs études en suspens. Un grand nombre de ceux qui ont tout de même suivi des cours ne peuvent pas se présenter aux examens de certification, car ceux-ci ne sont pas organisés. Par conséquent, lorsque les établissements médicaux finiront par rouvrir leurs portes, il y aura une grave pénurie de personnes compétentes pour prendre la relève.

« C’est un grand problème », dit Roselin Eustache. « Il nous faudra du temps pour retrouver de bons médecins. »

Il faudra également attendre un certain temps avant que les missionnaires et autres travailleurs humanitaires ne reviennent. La plupart des étrangers se sont retirés d’Haïti il y a plusieurs années, suivant des avertissements de plus en plus nombreux adressés par leurs autorités nationales. Pour les quelques irréductibles qui sont restés, la fermeture de l’aéroport en mars a été un point de rupture. Des missionnaires racontent des histoires d’évacuation sur des pistes de campagne et de sauvetage par hélicoptère effectués par un groupe privé. Nom de code de l’opération : Rum Runner, ou « contrebandier ».

David Selvey, le directeur américain de la Haitian American Friendship Foundation, une mission qui opère dans le plateau central du pays, a quitté Haïti avec un groupe de missionnaires qui ont traversé une rivière les séparant de la République dominicaine à bord de pirogues. Quelqu’un l’a mis en contact avec un pasteur dominicain qui a mis quatre heures à traverser le pays pour les récupérer à la frontière.

« Il est étonnant de voir avec quelle rapidité le peuple de Dieu se mobilise pour aider les membres de la famille de Dieu qui sont en difficulté ou ont un problème », souligne David Selvey. « Et cela même sans que l’on se connaisse. »

Don Allensworth souhaiterait que beaucoup plus de personnes s’engagent.

Il est directeur du développement de Mission of Hope, un ministère qui a longtemps opéré à partir d’un complexe à Titanyen, entre Port-au-Prince et Cabaret. Les campus voisins ayant été envahis par des gangs, l’organisation a déménagé au Cap-Haïtien, dans le nord du pays.

Les partenaires de ce ministère à travers Haïti envoient des rapports par SMS presque quotidiennement. À Jérémie, une ville du sud-ouest, des gens ont découvert à leur réveil des personnes âgées et des enfants morts de faim pendant la nuit.

« Haïti est actuellement confronté à la plus grande crise humanitaire de son histoire, et il n’est pas acceptable que des gens meurent de faim », dit le missionnaire. « Je me moque de savoir si vous êtes chrétien ou non. Si vous êtes un être humain, il n’est pas acceptable que des gens meurent de faim. »

Autrefois l’un des principaux appuis pour les voyages missionnaires à court terme en Haïti, Mission of Hope concentre aujourd’hui une grande partie de son énergie sur l’aide alimentaire. Les gangs bloquant le principal port maritime du pays, l’association est allée jusqu’à contacter des compagnies de plaisance pour trouver de nouveaux moyens d’acheminer les centaines de milliers de repas qu’elle distribue chaque mois.

Mais son directeur ne veut pas que Mission of Hope se reconvertisse entièrement dans l’aide alimentaire. Il souhaite que la violence cesse, que les enfants retournent à l’école à plein temps et que le personnel haïtien de l’organisation puisse travailler sans craindre pour sa vie.

« Le peuple haïtien veut simplement avoir la possibilité de vivre et de prendre des décisions pour lui-même », dit Don Allensworth. « Ils ont besoin d’être libres. »

Pour aider la police haïtienne à libérer le pays des groupes armés qui le tiennent en otage, les Nations unies ont approuvé le déploiement d’une force de police multinationale qui pourrait compter jusqu’à 2 500 agents. Environ 1 000 d’entre eux viendraient du Kenya. La plupart des Haïtiens sont favorables à une intervention limitée visant à stabiliser le pays, et le nouveau conseil de transition haïtien est soumis à une forte pression internationale pour accueillir cette mission de sécurité.

L’opération connaît cependant divers retards. Le Kenya a déclaré qu’il n’enverrait aucune force tant que les pays partenaires, notamment les États-Unis, n’auraient pas tenu leur promesse de financement. Les républicains de la Chambre des représentants et du Sénat américains ont jusqu’à présent refusé d’approuver les 40 millions de dollars promis par le département d’État pour aider à lancer la mission dirigée par le Kenya.

« Nous devons trouver un moyen d’obtenir les fonds alloués à Haïti le plus rapidement possible », dit Don Allensworth. « Le moment est venu d’écrire » aux sénateurs et aux membres du Congrès.

Roselin Eustache ne sait pas comment la dévastation à l’œuvre en Haïti prendra fin, ni quand. Il a le mal du pays. Il aimerait être de retour chez lui, prier en personne avec les Haïtiens qui n’ont rien à manger, au lieu d’être bloqué au Texas à essayer de persuader les Américains qu’eux ont trop à manger.

Mais le meilleur plan qu’il puisse envisager à l’heure actuelle est de continuer à raconter aux gens à quel point cela lui fait mal de voir son monde s’effondrer.

Lorsqu’il en parle, il semble parfois au bord des larmes. « Nous devons continuer à faire ce que nous avons fait, sensibiliser les gens à la situation », dit-il. « Nous ne pouvons pas laisser notre flamme s’éteindre avec nous. »

Avec la contribution de Franco Lacomini au Brésil et d’Espeson Toussaint en Haïti.

Andy Olsen est rédacteur senior pour CT.

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Comment défendre sa foi sur le continent le plus chrétien du monde ?

Apologetics in Africa offre des réponses aux croyants comme aux sceptiques dans un contexte où les églises restent largement sous-équipées pour répondre aux attaques contre leur foi.

Christianity Today April 16, 2024
Illustration by Elizabeth Kaye / Source Images: Wikimedia Commons

Pour la plupart des Africains, il n’y a pas de dichotomie entre les domaines du sacré et du profane. Si cette approche holistique de la vie a de réels mérites, elle peut aussi conduire à agir un peu à la manière d’une éponge prête à absorber toutes sortes de spiritualités. Dans ce contexte, l’apologétique chrétienne offre un garde-fou pour faire obstacle au syncrétisme et aux enseignements mensongers.

Comme nous le dit 1 Pierre 3.15-16, nous devons être prêts à défendre notre foi tout « en gardant une bonne conscience, afin que là même où ils vous calomnient, ceux qui critiquent votre bonne conduite en Christ soient couverts de honte. » En d’autres termes, l’apologétique est une conversation amicale sur la foi, et non un combat à gagner. Apologetics in Africa: An Introduction (« L’apologétique en Afrique : une introduction ») offre des réponses aux croyants comme aux non-croyants sur un continent où les chrétiens restent largement démunis pour répondre aux attaques contre la foi qui est la leur.

Ce livre n’est assurément pas le premier ouvrage sur l’apologétique en Afrique, mais il aurait dû être publié depuis longtemps. Il se distingue par les perspectives variées de ses divers auteurs sur ses sujets apologétiques. Dans un contexte où le danger du syncrétisme est très réel, une approche pertinente de l’apologétique est cruciale, non seulement en tant que sujet académique, mais aussi dans la vie quotidienne des croyants.

Originaires du Kenya, d’Éthiopie, du Zimbabwe, d’Afrique du Sud, du Nigeria et d’Ouganda, les auteurs de cet ouvrage abordent le christianisme comme une foi qui a été largement acceptée sur tout le continent, mais se trouve en manque de contextualisation. Les 16 parties abordant diverses questions culturelles et pratiques offrent des orientations pour une meilleure intégration de la foi dans la vie d’une Église chrétienne africaine au carrefour de l’influence des croyances traditionnelles africaines, de la colonisation, de la pensée occidentale et des tendances de la culture mondiale contemporaine. Notons toutefois que, malgré son titre, l’ouvrage traite principalement de questions relatives à l’Afrique subsaharienne et que tous ses auteurs sont originaires de pays anglophones.

La théologie chrétienne dans le contexte africain doit être complétée par l’apologétique, car les croyants ont besoin d’une foi qu’ils peuvent expliquer. Par ailleurs, la foi s’approfondit lorsqu’elle est ouverte à l’examen. L’apologétique peut donc être considérée comme un sous-ensemble essentiel de la théologie africaine et cet ouvrage est à la hauteur de la tâche, même s’il est modestement intitulé « introduction », comme une invitation à poursuivre la discussion. Et en effet, la tâche de l’apologétique ne s’arrête jamais.

L’arrière-plan historique

Le musicien gospel et apologète kenyan Reuben Kigame écrivait que « l’apologétique chrétienne a ses racines les plus profondes en Afrique du Nord ». D’une certaine manière, ce livre revient en effet au sujet de l’apologétique en Afrique après une longue interruption. Logiquement, Kevin Muriithi Ndereba, responsable de la théologie pratique à l’Université Saint-Paul au Kenya et directeur de cette publication, ouvre Apologetics in Africa en revenant sur Augustin, Tertullien et d’autres qui vécurent en Afrique du Nord lorsque l’apologétique était le « mode de mission par défaut ».

Ndereba décrit l’apologétique comme pluridisciplinaire et au bénéfice des autres disciplines. La précision est importante : les questions que les gens se posent sur la foi ne sont pas confinées à une catégorie particulière. Lorsqu’un cursus universitaire comprend un cours d’apologétique, il s’agit généralement d’un séminaire de degré supérieur. Les étudiants ont en effet besoin d’un solide réservoir d’informations de base pour leur permettre une approche pluridisciplinaire de leur travail d’apologétique.

L’organisation du livre en quatre catégories (bible, philosophie, culture et pratique) ouvre au développement d’une réflexion de large envergure pour guider les chercheurs et autres personnes engagées dans l’apologétique africaine. Naturellement, les questions bibliques servent de point de départ. Il ne peut y avoir de défense de la foi chrétienne sans fondement biblique. Dans la section qui y est consacrée, l’article d’Elizabeth Mburu, spécialiste kenyane du Nouveau Testament, intitulé « La Bible est-elle fiable ? Critique biblique et herméneutique en Afrique » est particulièrement bien articulé. L’approche de l’autrice combine deux perspectives — les questions classiques et l’herméneutique contextualisée — avec en vue la transformation du croyant.

Des sujets doctrinaux cruciaux pour une Afrique diversifiée

L’Afrique est un continent extrêmement divers, comptant 54 pays et plus de 3 000 peuples et présentant de très amples variations dans les croyances et les pratiques culturelles. En conséquence, si les lecteurs africains pourront tous se retrouver à divers niveaux dans ce livre, tous devront aussi réfléchir théologiquement à leurs contextes et problématiques spécifiques pour œuvrer de manière pertinente à la tâche de l’apologétique.

Face à cette diversité culturelle, il est impératif que les croyants africains puissent bien intégrer certaines doctrines bibliques clés afin de construire une base solide pour leurs réflexions ultérieures. Trois doctrines me paraissent particulièrement centrales. Le livre aborde bien la première. Les deux autres pourraient être approfondies.

Christologie

Ce sujet clé, en particulier la personne du Christ, ne trouve pas de correspondance étroite dans les systèmes de croyances traditionnels africains. Mais comme l’écrit le théologien sud-africain Robert Falconer dans son chapitre intitulé « Une apologétique africaine de la résurrection », ce sont bien la vérité historique et la fiabilité de la résurrection du Christ qui rendent le christianisme digne de notre adhésion exclusive.

Offrant une réflexion christologique appliquée à un contexte culturel africain spécifique, Kevin Muriithi Ndereba contribue par un chapitre sur « La doctrine du Christ et les rites traditionnels d’aînesse : mbũrĩ cia kiama ». Mbũrĩ cia kiama peut être traduit par « des chèvres pour le conseil ». L’expression désigne une pratique traditionnelle du peuple des Kikuyus : un homme qui s’est qualifié pour le statut d’ancien donne des chèvres au conseil des anciens.

Ndereba salue cette tradition pour la valeur qu’elle donne aux mentors, mais soulève également un dilemme : comment les chrétiens doivent-ils aborder cette pratique ? Les chrétiens africains ont-ils encore besoin de sacrifices d’animaux pour prendre au sérieux leur statut et leurs responsabilités ? Comment peuvent-ils mettre en lien cette pratique avec le sacrifice rédempteur du Christ ? Le processus de contextualisation ne peut se contenter de saupoudrer les pratiques traditionnelles africaines de traits chrétiens, car leurs significations ne coïncident pas toujours.

Les apologètes chrétiens en Afrique devraient examiner attentivement leur propre culture et discerner les analogies pertinentes pouvant être utilisées pour leur contexte. Cependant, les convertis au christianisme doivent aussi pouvoir plus largement entendre tout le conseil de Dieu, même dans ses aspects n’ayant pas de lien évident avec leur culture.

Les auteurs travaillant à la contextualisation de leur théologie en Afrique mettent fréquemment en avant les aspects de la christologie qui trouvent des équivalents dans les croyances traditionnelles africaines — notamment l’œuvre du Christ — et évitent des questions moins familières telles que celles liées à la personne du Christ. Pourtant, la doctrine de la personne du Christ est au cœur du christianisme et suscite des questions apologétiques essentielles : comment Dieu peut-il avoir un fils ? Le christianisme a-t-il plus d’un Dieu ? Comment trois personnes divines peuvent-elles être un ? Comment Jésus peut-il être à la fois humain et Dieu ?

Lorsque nous expliquons la personne du Christ, les analogies avec les croyances traditionnelles africaines sont souvent inadéquates et doivent être employées avec prudence. Voici deux exemples.

  • Le Christ comme ancêtre : Le Christ est souvent présenté de cette manière en Afrique parce qu’il est le médiateur entre les chrétiens et le Dieu de la Bible. Mais le Christ est aussi Dieu lui-même, et il est vivant, alors que les ancêtres sont considérés comme des « morts vivants ». En outre, nous pouvons communiquer avec Dieu par l’intermédiaire du Christ, mais la communication avec ou par l’intermédiaire des ancêtres africains serait considérée comme divination, ce que la bible proscrit.
  • Le Christ en tant qu’aîné (ou frère aîné) : Comme l’explique Ndereba à juste titre, le rôle de l’aîné en Afrique a toujours été important. Cependant, beaucoup de ceux que l’on considère aujourd’hui comme aînés ne revêtent plus autant d’honneur que par le passé ; d’autre part, de nombreux membres de la jeune génération sont détachés de leur milieu traditionnel et ont besoin d’analogies différentes auxquelles s’identifier. Dans la tradition africaine, le frère aîné est considéré comme l’égal du père et il assume les responsabilités de ce dernier à des degrés divers selon les communautés. Mais l’analogie entre le Christ et le frère aîné ne plaira pas à tous les chrétiens africains. Sa réception sera influencée par les expériences de chacun. Beaucoup de frères aînés sont des ennemis du progrès de la famille, et le Christ ne correspond pas à cette description !

Pneumatologie

Si la christologie fait l’objet d’un traitement attentif tout au long du livre, la doctrine du Saint-Esprit (pneumatologie) ne reçoit pas d’attention particulière dans la section consacrée aux questions bibliques. Il aurait été utile de s’y arrêter, car cette doctrine a fait l’objet d’abus dans les milieux chrétiens et sectaires, ou a parfois été malheureusement négligée.

Dans certains cas, les gens ont du mal à discerner la différence entre la possession démoniaque et la puissance du Saint-Esprit. Ce problème a rendu la question du combat spirituel difficile pour la plupart des chrétiens africains, et beaucoup d’entre eux passent d’une église à l’autre à la recherche d’un prophète qui les sauve. Ces croyants vivent ainsi dans la servitude au lieu d’expérimenter la liberté. Il est urgent de traiter de la personne et de l’action du Saint-Esprit dans la vie des croyants africains, afin de faire la distinction avec le rôle des démons et des autres esprits tels qu’ils sont compris dans les croyances africaines traditionnelles.

Ecclésiologie

En ce qui concerne la doctrine de l’Église, des questions importantes se posent face à la tentation pour les chrétiens africains d’aligner leurs pratiques en matière d’ordonnances ecclésiastiques sur la manière dont les communautés africaines ont traditionnellement vécu les rites de passage tels que la naissance, la puberté, la mort et l’enterrement.

Le livre examine notamment en détail le mariage et les pratiques culturelles qui y sont associées. Comme l’explique la théologienne zimbabwéenne Primrose Muyambo dans son chapitre, les pratiques africaines en matière de dot (connues dans son contexte sous le nom de lobola) peuvent facilement amener les chrétiens à compromettre leur foi, car le mariage est considéré comme une étape importante dans la vie d’un individu et accroît le statut au sein de la communauté.

Si la pratique de la dot peut être vue positivement comme une affirmation de la valeur de la femme, dans l’Afrique moderne elle est devenue très matérialiste, ce qui est souvent source d’amertume et de conflits. Muyambo rapporte que les parents de jeunes femmes instruites exigent d’importantes sommes d’argent ou des biens coûteux tels que des maisons, des réservoirs d’eau ou des téléphones portables en guise de dot. En raison des coûts élevés, certains couples ont recours à la cohabitation malgré l’opposition de l’Église. L’Église africaine a besoin de réaligner ce rite de passage sur les pratiques chrétiennes afin d’aider les parents à s’adapter et de soutenir les jeunes couples chrétiens qui cherchent à se marier.

Des problèmes similaires se posent pour d’autres rites de passage qui ne sont pas abordés dans l’ouvrage. Certaines pratiques de l’Église semblent mystérieuses dans leur signification symbolique et pourraient passer pour analogues à des rites de passage traditionnels africains, de la magie ou de l’occultisme. Il serait donc crucial d’aborder ces questions pour l’apologétique africaine. Les responsables d’église doivent identifier les principaux domaines où la foi peut être compromise en raison des pressions culturelles et des visions du monde à l’œuvre autour d’eux, car le syncrétisme est en plein essor dans l’Église africaine et crée d’importants dilemmes apologétiques. Les croyants ont besoin de principes bibliques pour discerner ce qu’ils doivent rejeter et ce qu’ils peuvent judicieusement transférer de leur culture vers la foi chrétienne. Le chapitre « Apologétique et sectes en Afrique » du pasteur ougandais Rodgers Atwebembeire laisse voir ce qui se passe trop souvent et met en garde contre le danger que court le christianisme en Afrique si l’Église n’est pas fondée sur une saine doctrine.

Dans l’ensemble, malgré des aspects qu’il serait utile d’approfondir, ce livre devrait encourager la recherche et la réflexion sur les questions pratiques d’apologétique en Afrique. Il serait en outre merveilleux que ce livre suscite le développement de ressources apologétiques plus accessibles et financièrement abordables. Les contributions de ses auteurs sont un précieux antidote aux barrières intellectuelles et émotionnelles qui se dressent face à la foi, et leur approche contextualisée de l’herméneutique prépare les croyants à pouvoir donner raison de la foi qu’ils professent dans leur environnement culturel contemporain.

Agnes Makau est doyenne de l’école de théologie de l’université chrétienne Scott à Machakos, au Kenya.

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Books

Au Sénégal, le ngalakh rapproche chrétiens et musulmans.

Des évangéliques évoquent l’opportunité de cette pratique d’origine catholique pour favoriser la bonne cohabitation et faire connaître l’Évangile.

Un fidèle catholique s’agenouille pour prier à l’extérieur d’une église au Sénégal.

Un fidèle catholique s’agenouille pour prier à l’extérieur d’une église au Sénégal.

Christianity Today April 12, 2024
John Wessels/Contributeur/Getty

Au Sénégal, ce serait plutôt la viande que les musulmans aiment partager avec d’autres. Les chrétiens du pays, eux, partagent un dessert.

Après la fin du jeûne du ramadan le 9 avril, les musulmans majoritaires dans ce pays d’Afrique de l’Ouest ont invité leurs amis chrétiens à célébrer avec eux la Korité (Aïd el-Fitr) en mettant l’accent sur le pardon et la réconciliation et en partageant un bon repas à base de poulet.

Dans un peu plus de deux mois, lors de la Tabaski (Aïd al-Adha), ils proposeront de même à leurs voisins chrétiens la viande de mouton abattue en commémoration du sacrifice du fils d’Abraham. (Les deux fêtes suivent le calendrier lunaire et changent de date chaque année.)

Pour les chrétiens, cependant, le signe de la bonne entente entre les diverses religions est le ngalakh, une forme de bouillie de céréales sucrée.

« Le Sénégal est un pays d’hospitalité ou la “teranga”, le sens du partage, est très développé », explique Mignane Ndour, vice-président des Églises des Assemblées de Dieu au Sénégal. « Le ngalakh est devenu notre moyen de renforcer les relations entre chrétiens et musulmans. »

Les personnes que nous avons interrogées témoignent de ce que cette douceur festive est très attendue.

Dans la langue locale, ngalakh signifie « faire de la bouillie ». Ce dessert froid marque la fin du carême. Entre 3 et 5 % des 18 millions d’habitants du Sénégal sont chrétiens — catholiques pour la majorité — et les familles se réunissent pour préparer le repas de Pâques le Vendredi saint.

Les ingrédients de base du ngalakh, crème d’arachide et pain de singe (le fruit du célèbre baobab), sont trempés dans l’eau pendant plus d’une heure avant d’y ajouter la farine de millet nécessaire à l’épaississement de la pâte. Le plat est ensuite assaisonné de noix de muscade, de fleur d’oranger, d’ananas, de noix de coco ou de raisins secs.

Acidulé, doux et savoureux, le ngalakh tire sa couleur brunâtre de la crème d’arachides.

La communauté chrétienne du Sénégal fait remonter son origine à l’arrivée des Portugais au 15e siècle. Jacques Seck, un prêtre catholique de Dakar, la capitale, rapporte lui que le ngalakh s’est développé pendant la période de la colonisation française, lorsque des servantes métisses préparaient à leurs maîtres des repas sans viande pendant le jeûne du carême.

Selon Mignane Ndour, la tradition s’est au fil du temps également étendue aux protestants.

L’Église protestante du Sénégal, dont les membres avoisinent le millier, a été fondée en 1863 et est devenue plus visible dans les années 1930. Les luthériens sont arrivés eux dans les années 1970 et constituent aujourd’hui la deuxième plus grande dénomination chrétienne du pays, aux côtés des méthodistes, des presbytériens et de mouvements évangéliques plus récents.

Le ngalakh ne fait cependant pas l’unanimité.

« Les évangéliques ne partagent pas cette tradition », estime Pierre Teixeira, rédacteur en chef de Yeesu Le Journal, un mensuel interconfessionnel. « Mais les rares églises qui la pratiquent diffusent un film sur l’Évangile avant la distribution. »

Pierre Teixeira, ancien pasteur baptiste, a grandi dans un foyer catholique à Dakar. Se souvenant de la bouillie de sa jeunesse, il considère qu’il s’agissait d’un symbole de communion commémorant la mort de Jésus sur la croix. Mais aujourd’hui, les évangéliques sénégalais y verraient plutôt un vecteur d’intégration sociale. Au cours des 20 dernières années, la petite communauté a vu le nombre de ses étudiants à l’université augmenter et certains croyants s’efforcent d’exercer une influence dans les domaines de l’économie et de la politique.

Mignane Ndour, qui a été élevé dans un foyer musulman, estime que les deux choses sont compatibles.

« Pâques n’est pas seulement la fête des catholiques, et le ngalakh est la fête de tous les Sénégalais », dit-il. « Il représente un chemin de compréhension, par-delà la religion. »

Si les protestants valorisent eux aussi la pratique de la teranga, certains considèrent le dessert interconfessionnel comme un obstacle non biblique à l’évangélisation et préfèrent délaisser cette tradition locale. D’autres, selon Mignane Ndour, ne proposent pas de ngalakh à leurs voisins musulmans de peur d’être en retour obligés de prendre part à la fête musulmane de la Tabaski, ce qu’il considère comme impossible en raison de leur interprétation des avertissements de Paul concernant la viande sacrifiée aux idoles.

Mais nombreux sont ceux qui chérissent cette coutume sociale dans le cadre de la tolérance religieuse qui fait la fierté du Sénégal.

« Le ngalakh est un plat délectable méticuleusement préparé avec amour et passion », dit Eloi Dogue, vice-président des opérations africaines pour Our Daily Bread Ministries. « C’est un symbole d’unité et de bonne volonté entre voisins, en particulier avec nos amis musulmans. »

L’islam est arrivé au Sénégal au 11e siècle par le biais du commerce et s’est répandu par une combinaison de conquêtes et de conversions sincères. Le rejet du colonialisme a attiré de nombreux autochtones dans des ordres soufis mettant l’accent sur une interprétation mystique de l’islam, qui fusionne les identités sénégalaise et musulmane.

D’autres Sénégalais ont entretenu des relations étroites avec les autorités étrangères et ont assimilé leur culture. Le concept français de laïcité se combine plutôt bien avec la tolérance religieuse soufie, et l’article premier de la constitution sénégalaise déclare : « La République du Sénégal est laïque, démocratique et sociale ». Son premier président était catholique, et l’éducation religieuse libre à l’école permet aux parents — souvent dans le cadre de mariages mixtes — d’éduquer leurs enfants dans la croyance de leur choix.

Mais Eloi Dogue, également directeur international de Dekina Ministries et ancien secrétaire exécutif chargé de l’évangélisation et des missions pour l’Association des évangéliques d’Afrique, estime que la valeur du ngalakh ne réside pas seulement dans la promotion de la coexistence.

« Oui, il s’agit à l’origine d’une tradition catholique », reconnaît-il. « Mais c’est aussi un moyen de favoriser l’ouverture et de construire des ponts de compréhension mutuelle, en témoignant de la sollicitude, de l’amour et de la bonté de Dieu. »

D’autres chrétiens, y compris en Occident, ajoute-t-il, pourraient faire la même chose en invitant leurs voisins musulmans à partager leurs repas de fête.

Mignane Ndour a grandi sans connaître le ngalakh dans son village situé à 80 km au sud-est de Dakar. Tout en connaissant le siège de la mission luthérienne locale, sa famille appartenait à l’ordre soufi des Mourides. Il se souvient avoir goûté pour la première fois au ngalakh à l’âge de 15 ans, mais c’est la vie à l’université dans la capitale qui lui a fait découvrir sa véritable signification.

C’est là qu’il a découvert l’assurance du salut en Christ. Un pasteur évangélique a partagé sa foi, et Ndour partage la sienne depuis. Pour cela, ce repas de fête peut servir de pont.

Le ngalakh « ouvre des portes qui étaient avant fermées », dit-il « Cela peut nous permettre de parler du véritable sacrifice de Pâques qui est Jésus. »

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Culture

Le nouvel athéisme a finalement trouvé comment détruire le christianisme.

Le « christianisme » culturel de Richard Dawkins pourrait faire dérailler notre foi bien plus efficacement que toute attaque directe.

Christianity Today April 11, 2024
Illustration par Christianity Today/Images sources : Unsplash

Ce texte a été adapté de la newsletter de Russell Moore. S’abonner ici.

L’un des athées les plus célèbres a en quelque sorte connu son moment de « retour à Jésus ». Il a également enfin trouvé le moyen de saborder le christianisme qu’il déteste. Contrairement à ses précédentes tentatives, celle-ci me paraît bien plus dangereuse.

Richard Dawkins, l’auteur de Pour en finir avec Dieu, a été l’un des promoteurs les plus connus du nouvel athéisme, un mouvement de rejet de l’existence de Dieu qui a connu son âge d’or il y a 15 ou 20 ans. Aux côtés de Christopher Hitchens, Sam Harris et Daniel Dennett, il comptait parmi les « quatre cavaliers » du mouvement.

Ce qui était « nouveau » dans tout cela, ce n’était pas les arguments, qui relevaient généralement d’une sorte de réédition de ceux de Bertrand Russell. Cet athéisme se distinguait plutôt par sa tonalité combative. Par procuration, ses auditeurs pouvaient éprouver le plaisir d’une forme de subversion en entendant quelqu’un comme Hitchens tourner en dérision non seulement les télévangélistes ou les prêtres abuseurs, mais aussi mère Teresa, qu’il qualifiait d’imposture. Cette théâtralité a fini par s’essouffler, jusqu’à ce que même les athées en semblent embarrassés.

Mais Dawkins vient de refaire surface dans une vidéo virale où il plaide en faveur du christianisme… en quelque sorte. Constatant la chute de la fréquentation des églises et de l’adhésion au christianisme dans son pays, le Royaume-Uni, il s’en réjouit pour une part. Cependant, il se dit aussi « légèrement horrifié » d’observer la manière dont est promu le ramadan au Royaume-Uni. Après tout, il se considère comme un chrétien dans un pays chrétien.

Pour éviter toute confusion, Dawkins précise bien qu’il est un « chrétien culturel, […] pas un croyant ». Il aime les cantiques, les chants de Noël, les cathédrales, tout ce qui relève du christianisme, sauf le Christ : « J’aime vivre dans un pays culturellement chrétien, même si je ne crois pas un seul mot de la foi chrétienne. »

L’expression « chrétien culturel » semble en fait revêtir pour Dawkins une signification spécifique qui me paraîtrait plutôt équivalente à « non musulman ». Elle est une façon de définir un nous face à un eux sur la base de coutumes nationales, sans se préoccuper de savoir qui est Dieu ou s’il existe.

J’ai immédiatement pensé à une séquence de la série télévisée Ramy diffusée ces dernières années aux États-Unis, dans laquelle le personnage principal, interprété par Ramy Youssef, discute avec un homme d’affaires juif des points communs entre les expériences des juifs et des musulmans américains. L’une des principales similitudes, selon le personnage de Ramy, est le fait qu’ils ne fêtent pas Noël.

Je n’imagine pas une seule personne parmi mes connaissances et amis juifs ou musulmans définir ainsi le fait d’être juif ou musulman (et je suis sûr que Youssef ne dirait pas que c’est tout ce qu’il y a à dire). Mais je soupçonne qu’il y a des gens pour qui il y a là un élément essentiel de leur identité, pour qui la question n’est pas de savoir si Dieu était vraiment là au Sinaï ou à la Mecque, mais plutôt de savoir qui sont les nous et qui sont les eux. Le type de « christianisme » proposé par Dawkins remplace simplement le fait de ne pas fêter Noël par le fait de célébrer cette fête, ou Pâques, ou encore de ne pas observer le ramadan.

Il y a une quinzaine d’années, certains de mes amis chrétiens étaient terrifiés par le nouvel athéisme. Le langage des « quatre cavaliers » sonnait comme le signal d’une sorte de catastrophe dont ces athées étaient l’avant-garde. Mais le projet n’a pas fonctionné. Oui, certaines parties du monde occidental ont continué à se séculariser, mais je doute que les arguments de Pour en finir avec Dieu soient en bonne place parmi toutes les raisons qui peuvent y expliquer le recul de la foi.

Si je devais me faire l’avocat du diable et conseiller les athées sur la meilleure façon de détruire l’Église, le type de christianisme culturel explicitement désenchanté de Dawkins n’est pas ce que je proposerais. L’athéisme manifeste ne fonctionnera pas, du moins dans un premier temps. Les gens sont attirés par le fait d’appartenir à un groupe et ils sont attirés par le culte. Je reprendrais plutôt l’intuition de base derrière ce qu’a dit Dawkins, malgré son lien avec une rhétorique qui paraît encore religieuse. Attaquer directement le christianisme est rarement efficace. Le récupérer se montre bien plus redoutable.

L’idée de faire de la religion le moyen de prouver son identité culturelle face à ceux qui sont « autres » trouvera toujours un public enthousiaste. Pour ceux qui vénèrent leur chair — qu’elle soit définie en termes d’ethnicité, de région, de classe, d’identité politique, etc. — il sera toujours utile de disposer d’une mascotte qu’ils puissent appeler « Dieu ». La projection de tout ce qu’ils aiment de leur peuple, de leur nation et d’eux-mêmes sur une mascotte incontestable et incontestée peut renforcer la cohésion. Ils pourraient même appeler cette mascotte « Jésus ».

Ce type de « christianisme » vide la religion chrétienne de sa substance bien plus efficacement que les tentatives directes de convaincre les gens que Dieu est une illusion. Il défait le christianisme en remplaçant le Dieu vivant par un Dieu qui n’est en fait qu’une illusion.

Puis il s’efforce de supprimer cette petite voix qui, dans la nuit la plus profonde, nous interpelle pour nous avertir que le Dieu que nous adorons est une projection de notre groupe, et que le groupe que nous adorons est une projection de nous-mêmes. Il supprime la foi chrétienne qui n’appelle pas à une simple conformité extérieure, mais à une nouvelle naissance, à un renouvellement de l’esprit, à une union avec le Christ vivant. Il s’installe ensuite dans l’enveloppe de cette religion, la paganisant jusqu’à ce que l’on puisse se débarrasser de la coquille.

Ce dernier changement peut se produire très rapidement. Et ces religions du sang et du sol ne se contentent jamais de promouvoir leur propre sang et leur propre sol. Elles finissent par verser le sang d’autrui, par voler le sol d’autrui.

Le problème du « christianisme culturel » de Dawkins n’est donc pas qu’il en parle tout haut ; c’est que beaucoup de gens ont la même vision des choses et ne le disent pas… pour l’instant. Le christianisme n’est pas une affaire d’hymnes nationaux, de chapelles de village et de chants de Noël aux chandelles. Il ne consiste certainement pas à utiliser les leviers de la culture ou de l’État pour contraindre d’autres personnes à prétendre qu’elles sont chrétiennes alors qu’elles ne le sont pas.

Si l’Évangile n’est pas réel, il ne fonctionne pas. Le paganisme authentique l’emportera toujours sur un christianisme de pacotille.

L’apôtre Paul a averti que dans les derniers jours, des faux enseignants utiliseraient tout ce que les gens désirent — le plaisir, la puissance, l’appartenance, le moi — pour introduire une sorte de religion ayant « l’apparence de la piété, mais [reniant] ce qui en fait la force » (2 Tm 3.5). Le Diable est assez intelligent pour mettre à profit un christianisme culturel creux afin de faire de nous des athées sur le long terme, pour savoir que la meilleure façon d’abattre une croix est de la remplacer par une culture, une couronne, une cathédrale ou un sapin de Noël.

Mais n’oubliez pas : Jésus est vivant et sait aussi ces choses. Et lui aussi se présente comme un cavalier.

Russell Moore est rédacteur en chef de Christianity Today et dirige son projet de théologie publique.

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La foi chrétienne du « Samouraï aux yeux bleus »

La série Shōgun nous replonge dans les débuts du christianisme au Japon et nous interroge sur la foi du premier protestant à avoir mis le pied dans l’archipel.

Jarvis dans le rôle de John Blackthorne (troisième à partir de la gauche) dans la série Shōgun.

Jarvis dans le rôle de John Blackthorne (troisième à partir de la gauche) dans la série Shōgun.

Christianity Today April 10, 2024
Fournie par FX Networks

À Shizuoka, la préfecture du Japon où j’ai grandi, vous trouverez un parc dédié au premier Anglais à être entré au Japon. Petit espace public au bord de l’eau dans la ville d’Itō, celui-ci commémore Miura Anjin, ou William Adams, arrivé dans le pays lorsque son bateau s’est échoué sur nos côtes.

Capturé par les chefs locaux, Anjin est mis au service de Tokugawa Ieyasu, le premier shōgun (un chef militaire qui gouvernait le Japon) de la période Edo, ce qui lui vaudra d’être le premier Occidental à devenir samouraï, d’où son surnom de « samouraï aux yeux bleus ». À Itō, un festival annuel a lieu en août pour commémorer ses accomplissements dans la construction des premiers navires de style occidental en 1604. Le Japon l’a même honoré en inscrivant son tumulus funéraire, Anjin-zuka, à Yokosuka, sur la liste des sites historiques nationaux.

La série Shōgun (2024), proposée aux abonnés Disney+, s’inspire de la vie d’Anjin et de Tokugawa. Se déroulant l’année où Anjin a posé pour la première fois le pied au Japon, elle raconte l’histoire d’un pilote de navire anglais nommé John Blackthorne (Cosmo Jarvis) qui échoue sur le rivage et est fait prisonnier par le bushō (« seigneur guerrier ») japonais Toranaga Yoshii (l’acteur Hiroyuki Sanada). Blackthorne se retrouve bientôt mêlé à la rivalité politique entre Toranaga et quatre autres bushōs et assiste finalement à l’ascension de Toranaga en tant que shōgun. Les scénaristes et producteurs Rachel Kondo et Justin Marks ont basé leur série sur le roman à succès de James Clavell portant le même titre, publié en 1975, qui s’est vendu à plus de 15 millions d’exemplaires et avait déjà donné lieu à une série télévisée populaire en 1980.

Tout comme le roman original a suscité l’intérêt du grand public pour la culture japonaise, cette adaptation de 2024 permettra sans aucun doute d’initier beaucoup de novices à la culture et l’histoire du Japon. « Shōgun a probablement fait connaître plus d’informations sur le Japon et à une plus large audience que tous les écrits combinés des universitaires, des journalistes et des romanciers depuis la guerre du Pacifique », écrivait Henry Smith, spécialiste du Japon, en 1980.

La nouvelle série a été largement saluée par la critique, surtout si, comme l’a souligné un critique du New York Times, on la compare à son homologue des années 80. Mais ce que beaucoup de téléspectateurs redécouvriront aussi, ou peut-être même apprendront pour la première fois, c’est la manière dont le christianisme se développait alors au Japon, une cinquantaine d’années seulement après son arrivée.

La représentation du christianisme dans Shōgun

Dès le premier épisode, Shōgun permet de comprendre qu’au début du 17e siècle les catholiques portugais profitaient depuis des décennies du commerce avec le Japon tout en cachant la localisation du pays à leurs ennemis jurés : les protestants européens. Dans le cadre de la série, c’est ce conflit religieux et politique international qui conduit Blackthorne et son navire hollandais Erasmus en Asie, avec l’ordre explicite de « piller tout territoire espagnol ».

Lorsque Toranaga et ses hommes capturent l’équipage de l’Erasmus, les prisonniers craignent que les catholiques ne soient à l’origine de leur incarcération. À un moment donné, un prêtre catholique portugais sert d’interprète à Blackthorne. Lorsque le prêtre se présente comme « un serviteur de Dieu », Blackthorne répond violemment : « ton Dieu… espèce d’ordure de papiste ». Il arrache ensuite le chapelet du prêtre en déclarant « Je ne suis pas l’un d’entre eux » et piétine la croix. Le prêtre décrit ensuite Blackthorne comme un « diable, un meurtrier et un pirate » qui devrait être exécuté.

Cette scène est inspirée d’un récit que fait Anjin dans une lettre de 1611. Il raconte avec déplaisir comment, peu après son arrivée, un jésuite étranger — son « ennemi mortel » — est venu lui servir de traducteur.

Le conflit mis en scène entre Blackthorne et le prêtre catholique reflète les troubles religieux et politiques entre protestants et catholiques au cours des 16e et 17e siècles. La Réforme protestante, débutant à Wittenberg en 1517 et se propageant dans toute l’Europe au cours du siècle qui a suivi, a suscité bien des tensions entre catholiques et protestants, qui ont plusieurs fois débouché sur des affrontements armés. Cette violence a parfois dégénéré en terribles effusions de sang, notamment lors des guerres de religion en France (1562-1598) et de la guerre de Trente Ans (1618-1648).

C’est également à cette époque, en 1540, qu’Ignace de Loyola fonde la Compagnie de Jésus (mieux connue sous le nom de jésuites) et que le catholicisme dans son ensemble renouvelle ses efforts d’évangélisation du monde. En 1549, le jésuite espagnol François Xavier et ses compagnons arrivent au Japon en tant que premiers missionnaires chrétiens. La foi catholique romaine s’est rapidement répandue dans le pays, atteignant de nombreuses personnes, y compris parmi la noblesse.

Les relations entre ces parties distinctes du monde ont également eu des conséquences économiques, permettant au Portugal et à l’Espagne de monopoliser le commerce avec le Japon. L’arrivée inattendue d’un marin protestant britannique constituait donc une menace religieuse, économique et politique pour les Portugais et les Espagnols catholiques au Japon.

Miura Anjin/William Adams

Le véritable Anjin était en effet un navigateur britannique du 17e siècle ayant laissé sa femme et ses deux enfants en Angleterre pour s’embarquer sur un navire hollandais dans une mission désespérée. Tout comme Toranaga accorde à Blackthorne le rang de hatamoto (titre donné aux samouraïs de la classe supérieure, vassaux du shōgun), Anjin deviendra lui aussi hatamoto de Tokugawa et occupera le poste de conseiller au commerce extérieur.

À la suite de James Clavell, auteur du roman originel, les scénaristes de la dernière adaptation ont pris plusieurs libertés créatives qui s’écartent du récit historique. Nombre de ces différences sont simplement géographiques, notamment en ce qui concerne la ville natale du protagoniste (du comté de Kent à Londres) et la région du Japon où il arrive (d’Oita à la préfecture de Shizuoka). Mais l’adaptation met également en scène une relation entre Blackthorne et une femme nommée Toda Mariko (Anna Sawai). Le véritable Anjin prit lui une autre épouse japonaise et eut un fils nommé Joseph et une fille nommée Susanna.

Hosokawa Gracia Tama

Toda Mariko est librement inspirée d’un personnage historique connu sous le nom de Hosokawa Gracia Tama. Née Akechi Tama, elle était la fille d’Akechi Mitsuhide, tristement célèbre pour avoir assassiné son seigneur lors de ce que l’on a appelé l’Incident de Honnō-ji. En raison de la trahison de son père, son mari Hosokawa Tadaoki la cacha dans les montagnes de l’actuelle préfecture de Kyoto pendant plusieurs années. Même après son retour au palais de son mari à Osaka, elle resta enfermée jusqu’à sa mort.

Un jour, alors que son mari était parti au combat, Hosokawa assiste secrètement à un service religieux catholique de Pâques. Bien que ce soit pour elle la première et la dernière fois, son intérêt pour le christianisme l’amène à correspondre par la suite avec des prêtres jésuites et, finalement, à se convertir. Une dizaine d’années plus tard, son mari se range du côté de Tokugawa dans plus grande bataille de samouraïs du Japon contre le commandant Ishida Mitsunari.

Les sources diffèrent sur la façon dont Hosokawa serait morte. Lorsque Ishida a cherché à la prendre en otage, elle se serait suicidée, aurait été mise à mort ou tuée dans un incendie. Hosokawa étant décédée en 1600, la présence de Mariko dans Shōgun, qui se déroule plus tard, est clairement anachronique. En outre, les interactions fréquentes de Mariko avec les missionnaires jésuites et ses allées et venues, telles qu’elles sont décrites dans la série, diffèrent de la situation de l’héroïne historique qui a passé sa vie recluse. L’ouverture de Mariko sur son identité chrétienne reflète toutefois la foi profonde d’Hosokawa et sa détermination à rester fidèle à ses croyances, même jusqu’à la mort.

Une foi authentique ?

Les téléspectateurs pourraient cependant se demander si Anjin était vraiment chrétien. Dans Shōgun, Blackthorne est grossier, a des relations extraconjugales et piétine irrévérencieusement une croix. Mais une analyse de six lettres écrites par le véritable Anjin entre 1611 et 1617 indique que sa foi pourrait avoir joué un rôle plus important dans sa vie personnelle.

Il fait explicitement référence à Jésus à deux reprises dans sa première lettre, datée d’octobre 1611, qui invoque le nom de Jésus-Christ en demandant que le destinataire de la lettre rapporte sa survie à sa femme et à ses enfants en Angleterre. Il écrit : « Je vous prie et vous implore au nom de Jésus-Christ de faire en sorte que ma pauvre femme sache que je suis ici, au Iapon. » Il conclut sa lettre par une requête similaire, demandant au Dieu tout-puissant que sa femme, ses enfants et ses proches prennent connaissance de sa lettre et lui envoient une réponse.

Les six lettres d’Anjin en provenance du Japon font référence à Dieu 47 fois au total. En décrivant les épreuves que lui et son équipage ont traversées en tant que captifs accusés de piraterie, il loue Dieu d’avoir fait preuve de miséricorde en leur sauvant la vie. Il affirme également que Dieu l’a béni parce qu’il a répondu par le bien aux mauvaises actions de ses « anciens ennemis » espagnols et portugais. Il reprend une bénédiction ecclésiale aux consonances familières : « À lui seul reviennent l’honneur et la louange, la puissance et la gloire, dès maintenant et pour toujours, dans le monde entier » et confesse que Dieu est le créateur du ciel et de la terre. Ces références à Dieu montrent que, au moins dans ses paroles, Anjin confessait sa foi en la présence et la conduite de Dieu dans sa vie.

Lorsqu’Anjin arrive au Japon, la persécution des chrétiens était déjà à l’œuvre. En 1587, le régent impérial du Japon, Toyotomi Hideyoshi, décrit le christianisme comme une religion maléfique des nations chrétiennes. Le Japon est pour lui protégé par ses propres dieux. Il publie donc des édits exigeant que les daimyōs (puissants propriétaires terriens) demandent son autorisation avant de devenir chrétiens, leur interdisant d’imposer la conversion à leurs sujets et expulsant les missionnaires chrétiens. Dix ans plus tard, en 1597, Toyotomi crucifie 26 catholiques (dont des missionnaires franciscains et jésuites et des croyants japonais) à Nagasaki.

Anjin arrive dans la ville voisine d’Oita trois ans seulement après cet événement tragique, et ses lettres témoignent de la persécution croissante des chrétiens pendant son séjour au Japon. Dans une lettre datée de janvier 1613, il évoque la présence de nombreux chrétiens selon « l’ordre romain », mais, déjà en 1612, il décrit que les franciscains ont été « abattus » et que seuls les jésuites sont restés à Nagasaki.

En 1614, Tokugawa Ieyasu publie un édit antichrétien, interdisant les missionnaires et rendant illégal le fait de devenir chrétien. Anjin témoigne de la persécution des chrétiens par Tokugawa dans une lettre datée de 1616-1617. Il rapporte que Tokugawa a déporté les catholiques étrangers et ordonné d’incendier les églises. En outre, après la mort de Tokugawa, son fils Tokugawa Hidetada s’oppose à la « religion romaine » et interdit aux daimyōs de se convertir à la « chrétienté romaine ».

Une série d’exécutions de chrétiens au Japon reflète la sévérité croissante de la persécution pendant la vie d’Anjin et jusqu’à sa mort en 1620. En 1614, 43 chrétiens sont tués à Arima, puis 23 à Edo en 1616 et 53 à Kyōto en 1619.

Le Japon entrera dans un état permanent d’isolement national en 1633. Pendant cette période, les kakure kirishitan ou « chrétiens cachés » dissimulent leur foi pour éviter une persécution féroce. Le Japon traquait les chrétiens en exigeant que chaque famille japonaise s’inscrive dans un lieu de culte bouddhiste, en obligeant les gens à piétiner un fumi-e (une image avec des symboles chrétiens tels que Jésus et Marie) et en accordant des récompenses à toute personne dénonçant un chrétien. Les chrétiens capturés étaient torturés jusqu’à ce qu’ils renoncent à leur foi, et ceux qui n’abjuraient pas étaient brutalement exécutés.

En dépit de son statut particulier d’étranger, le parcours d’Anjin donne à voir quelque chose des défis auxquels les chrétiens étaient confrontés au 17e siècle. Le fait qu’il continue à exprimer sa croyance en Dieu dans ses lettres pourrait témoigner de la persévérance de sa foi en dépit de son isolement spirituel. En outre, son accession à un poste d’influence reflète la manière dont d’autres ont pu apprécier ses connaissances, ses compétences et ses relations, malgré son identité chrétienne étrangère.

Cependant, malgré l’identité protestante d’Anjin et sa présence au Japon, le protestantisme n’a pas pris racine à cette époque. Et si Anjin a conservé sa foi en Dieu, une question demeure : a-t-il dû cacher celle-ci pour échapper à l’hostilité croissante à l’encontre des chrétiens au Japon ?

On peut observer que cette foi est plus claire dans sa première lettre. Dans ses lettres ultérieures, à partir de 1617, l’expression de sa foi se limite à des formules de conclusion confiant le destinataire à la « protection du Tout-Puissant » ou priant pour sa prospérité.

Malgré l’absence de déclarations de foi explicites jusqu’à sa mort en 1620, il reste possible d’espérer qu’il ait été inspiré par la foi courageuse d’autres chrétiens japonais, comme Hosokawa Gracia Tama, qui déclara un jour à un prêtre que sa conversion s’était produite « non pas par la persuasion des hommes, mais uniquement par la grâce et la miséricorde d’un seul et unique Dieu tout-puissant, en qui j’ai trouvé que même si les cieux se transformaient en terre et que les arbres et les plaines cessaient d’exister, moi, par la confiance que j’ai en Dieu, je ne serais pas ébranlée ».

Kaz Hayashi (PhD, Baylor University) est professeur associé d’Ancien Testament au Bethel Seminary/University dans le Minnesota. Il est né et a grandi au Japon, a fait ses études secondaires en Malaisie et réside aujourd’hui dans le Minnesota avec sa famille. Il est membre de Every Voice: A Center for Kingdom Diversity in Christian Theological Education.

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Quel genre d’homme était Jésus ?

Nous avons peu d’informations sur l’apparence et la personnalité de notre Sauveur. Mais c’est ainsi que Dieu l’a voulu.

Christianity Today April 10, 2024
Illustration de Chloe Cushman

Je suis récemment tombé sur plusieurs portraits du Christ que quelqu’un avait mis en ligne. En se basant sur l’image du suaire de Turin et en faisant appel à l’intelligence artificielle, ces représentations laissaient spéculer sur l’aspect qu’aurait pu avoir Jésus avant sa crucifixion.

Je me suis penché avec intérêt sur ces images, me demandant au fond si elles produiraient en moi qui suis chrétien un sentiment de familiarité. Mais je ne peux pas dire que mon cœur ait été touché d’une manière particulière.

Je n’ai certainement pas ressenti ce que je ressens habituellement lorsque quelqu’un que j’aime profondément se présente à moi. Je ne pouvais pas dire : « Oh, mais c’est Jésus ! Je le reconnaîtrais n’importe où ! »

Personne ne nous est aussi familier que Jésus-Christ. En même temps, personne ne nous est si étranger.

Mes lectures à propos Jésus ont commencé il y a plus de 50 ans, alors que je travaillais au milieu de la nuit dans un fast-food. Ayant récemment obtenu mon diplôme de fin d’études secondaires, j’essayais de décider de la direction à donner à ma vie. J’ai pensé qu’il serait bon d’intégrer une dimension spirituelle. J’ai exploré le mysticisme oriental et l’occultisme, sans grand sérieux.

Un jour, j’ai soudain réalisé que la Bible était aussi un livre spirituel. Pendant mes pauses dans mon travail au restaurant, j’ai donc commencé à lire le Nouveau Testament.

Il n’a pas fallu longtemps pour que Jésus-Christ — non pas tant son message que sa personnalité — capte mon attention. Ou peut-être devrais-je dire que c’est précisément le mystère de sa personnalité qui m’a attiré.

Quel genre de personne est si convaincant que quelqu’un renoncerait à sa carrière ou à sa famille pour le suivre ? J’avais lu dans les Évangiles comment Pierre avait quitté la sécurité de ses filets de pêche et comment Matthieu avait délaissé les revenus lucratifs de la collecte des impôts. Même si le Jésus que je rencontrais dans les Évangiles n’était pas entièrement nouveau pour moi, il paraissait étrange.

J’ai continué à lire à son sujet depuis, mais il reste à bien des égards une énigme. Même si j’ai été pasteur et professeur dans un institut biblique, il m’arrive de me demander si je connais Jésus. Je ne veux pas dire que je me demande si je suis vraiment chrétien ou s’il est oui ou non mon Sauveur.

Mais souvent, lorsque je lis les Évangiles, le Jésus que je trouve n’est pas celui que j’attendais. Il parle ou agit d’une manière qui me trouble. Parfois, comme les disciples, je suis irrité et j’aurais bien envie de l’interpeler : « À quoi pensais-tu ? » D’autres fois, je suis frappé d’étonnement. Quel genre d’homme est-ce là ?

Dans nos relations ordinaires, nous avons tendance à observer attentivement le genre de détails que l’Écriture ne nous dévoile précisément pas au sujet de Jésus. Non seulement nous nous attardons sur le visage et la silhouette, mais nous prêtons attention à tous les petits éléments qui contribuent à la personnalité de quelqu’un : la lueur dans ses yeux, la courbe de son sourire, les plaisanteries qui le font rire.

On parle souvent à ce sujet de la personnalité de quelqu’un. Il y a là plus que le simple fait d’être un individu. J’y vois la manière dont une personne exprime son individualité. La personnalité est l’ensemble des caractéristiques qui font de l’individu un individu.

La Bible n’a pas grand-chose à dire sur ces détails en ce qui concerne le Christ. Les informations qu’elle fournit sont relativement rares ; elles sont dispersées dans les quatre Évangiles de manière fragmentaire ou ne peuvent être que devinées. L’apôtre Jean pouvait parler de ce qu’il avait entendu de ses oreilles, vu de ses yeux et touché de ses mains, mais tel n’est pas notre cas (1 Jn 1.1). Nous dépendons de ce qui est écrit.

Par conséquent, si nous voulons connaître le Christ à un niveau personnel, cette intimité doit se construire d’une manière différente de la plupart de nos autres relations. Cependant, Jésus promet une bénédiction particulière à ceux qui ne l’ont pas vu, mais qui ont cru (Jn 20.29).

Dieu nous a ouvert deux canaux principaux pour nous transmettre cette connaissance du Christ.

Le premier est ce qui a été rapporté à son sujet dans les Écritures. L’autre est le témoignage intérieur de l’Esprit saint, l’« Esprit du Christ » (Rm 8.9).

En 2 Corinthiens 4.6, l’apôtre Paul observe : « En effet, le même Dieu qui, un jour, a dit : Que la lumière brille du sein des ténèbres, a lui-même brillé dans notre cœur pour y faire resplendir la connaissance de la gloire de Dieu qui rayonne du visage de Jésus-Christ. » (BDS) Étrange propos à l’endroit de personnes qui n’ont jamais vu le visage de Jésus !

Malgré l’absence de toute description biblique détaillée de l’apparence ou de la personnalité de Jésus, nous en savons apparemment plus que nous ne le pensons.

Une lumière brille dans nos cœurs et révèle le visage invisible du Christ. Pas au sens propre. Mais par l’Esprit, nous apprenons à connaître Jésus personnellement et intimement. Et lui, en retour, nous montre la gloire du Dieu invisible à travers son humanité.

Les théologiens ont beaucoup parlé de la réalité de Dieu en tant que personne, en particulier en relation avec la doctrine de la Trinité. Ils se sont montrés moins prolixes sur ce que pourrait être sa personnalité dans le sens où je l’entends ici. Cette réticence peut s’expliquer par la crainte des anthropomorphismes. Les Écritures affirment à plusieurs reprises que Dieu n’est pas un homme (Nb 23.19 ; Job 9.32 ; Os 11.9).

Le théologien Helmut Thielicke prévient dans The Evangelical Faith que faire de la personne humaine un modèle de Dieu est une erreur :

Toute équation entre Dieu et la personne, ou toute tentative de faire de la personne humaine un modèle pour penser Dieu, est donc exclue d’emblée. […] Des équations de ce type feraient à nouveau de Dieu une image de la créature à la manière de la religion humaine ou de l’idolâtrie.

Et pourtant, quelle analogie prêterait plus à l’anthropomorphisme que celle que Dieu a lui-même choisie ? Genèse 1.26-27 nous déclare :

Puis Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, à notre ressemblance ! Qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre. » Dieu créa l’homme à son image, il le créa à l’image de Dieu. Il créa l’homme et la femme.

Il est difficile de voir comment on pourrait avoir une relation personnelle avec Dieu tel qu’il se présente dans ces versets sans qu’il y ait aucune correspondance entre la nature de Dieu et ce que nous considérons comme personnalité. Même si l’on pouvait prouver que la notion de personnalité est hors de propos ici, elle ne peut être dénuée de sens lorsqu’il s’agit de Jésus-Christ. Hébreux 2.17 déclare que Jésus a été fait comme nous dans son Incarnation, « en tout semblable à ses frères et à ses sœurs » (NFC).

Jésus n’était pas une coquille vide dans laquelle a été versée la nature divine. Il n’était pas simplement revêtu d’un corps de chair. Bien que personne divine avant l’Incarnation, le Logos a pris une nouvelle dimension lorsqu’il s’est fait chair (Jn 1.1, 14). Jésus n’a pas cessé d’être ce qu’il était auparavant, mais il a ajouté la nature humaine à sa personne. Ce faisant, les deux natures ont conservé leur plénitude.

Jésus n’est pas deux personnes, l’une humaine et l’autre divine, qui cohabiteraient dans une même chair. Il est l’unique personne du Christ, à la fois pleinement humaine et pleinement divine à tous égards. En tant que tel, il possède une personnalité. L’une des raisons pour lesquelles Jésus est devenu humain était de manifester « l’expression même de ce que Dieu est » (Hé 1.3, NFC). L’humanité de Jésus nous dit à quoi ressemble Dieu.

« La personnalité », écrivait un certain Francis Rogers en 1921, est « l’incarnation de l’individualité ». Lorsque nous parlons de la personnalité de quelqu’un, nous touchons généralement à l’impression que cette personne nous laisse. Amicale ou inamicale ? Prête à sourire ou plutôt sérieuse ? Réservée ou plutôt extravertie ? Nous avons tendance à penser ces traits en paires opposées. L’introversion est l’opposé de l’extraversion. Une personne se concentre soit sur les tâches, soit sur les relations. On est un meneur ou un suiveur. En réalité, ces qualités existent toutes sur un continuum.

L’idée de personnalité décrit notre façon d’agir et d’entrer en relation avec les autres. Elle comprend le tempérament, les habitudes de comportement, les valeurs et les préférences. Le caractère s’exprime également à travers la personnalité, mais n’est pas nécessairement identique à celle-ci.

Les grâces qui façonnent le caractère d’un chrétien, comme le fruit de l’Esprit (Ga 5.22-23), peuvent être les mêmes pour tous les croyants, mais nous n’exprimons pas tous ces qualités de la même manière.

Les Évangiles révèlent relativement peu de choses sur ce qui nous intéresse généralement chez quelqu’un lorsqu’ils parlent de la personnalité de Jésus.

Nous ne savons rien de précis sur l’apparence physique de notre Sauveur et pratiquement rien sur le son de sa voix. Nous savons qu’il était charpentier, mais nous ne savons pas ce qu’il faisait pendant son temps libre, à part prier, participer à des repas, à un mariage et faire au moins une sieste. Comment se comportait-il lorsqu’il était avec des amis ? Nous savons que Jésus a pleuré, mais nous ne savons pas ce qui le faisait rire.

Il y a cependant quelques occasions dans les Évangiles où les nuages du silence se dissipent et où les rayons de la personnalité de Jésus apparaissent.

Les chefs religieux lui tendent un piège en attendant qu’il guérisse le jour du sabbat, et il les regarde avec colère, « profondément attristé par la dureté de leur cœur » (Mc 3.5, BDS).

Un jeune égaré croit qu’il est déjà assez bon pour hériter de la vie éternelle et demande ce qu’il doit faire d’autre, et Jésus le regarde avec amour (Mc 10.21).

Jésus touche un lépreux et parle tendrement à une femme intimidée (Lc 5.13 ; 8.48). Jésus pleure, console, réprimande et menace. Le Dieu qui nous est révélé à travers l’humanité du Christ est quelqu’un qui non seulement tonne, mais sanglote et soupire aussi.

La personnalité est notre point de rencontre avec les autres. Nous les connaissons en tant qu’individus grâce à leur personnalité. Nous tissons des liens avec des personnes dont la personnalité est semblable à la nôtre. Ou alors nous observons nos différences. L’identité n’est pas seulement question de savoir qui nous sommes, mais aussi de savoir qui nous ne sommes pas.

Face au peu de détails fournis par les Évangiles sur la personnalité de Jésus, nous pouvons être tentés de le modeler à notre image.

Dans un article publié en 2010 par Christianity Today sur l’incapacité des historiens à reconstituer un « Jésus historique », Scot McKnight décrivait comment il faisait passer à des étudiants un test psychologique standardisé divisé en deux parties. Dans la première partie, les étudiants devaient décrire la personnalité de Jésus. Dans la seconde, ils décrivaient la leur et comparaient les deux. « Le test n’est pas une question de bonnes ou de mauvaises réponses, et il n’est pas non plus conçu pour aider les élèves à comprendre Jésus », expliquait Scot McKnight.

Ce que révélait le test, c’est combien les gens ont tendance à penser que Jésus est semblable à eux. Les introvertis pensent que Jésus est introverti. Les extravertis pensent le contraire.

« Si l’on faisait passer le test à un échantillon aléatoire d’adultes », écrivait Scot McKnight, « les résultats seraient sensiblement similaires. À un degré ou à un autre, nous conformons tous Jésus à notre propre image. »

Notre image mentale de Jésus est souvent façonnée par des présupposés culturels et des expériences personnelles autant que par l’Écriture. C’est la raison pour laquelle le Jésus de notre esprit nous semble souvent si familier et sympathique. Nous croyons qu’il nous ressemble. Qu’il partage nos goûts et répond à nos attentes. Que les vérités qu’il défend sont celles dont nous sommes déjà convaincus. La vie chrétienne à laquelle ce Jésus nous appelle ressemble à celle que nous vivons déjà. Jésus de droite, Jésus de gauche, Jésus robuste et viril, Jésus doux, Jésus figure mythique… Tous, dans une certaine mesure, représentent nos versions personnelles du Jésus biblique.

Dans le meilleur des cas, ces versions accentuent certains traits que nous retrouvons dans le portrait que les Évangiles font de lui. Le plus souvent, ces images résonnent surtout avec les valeurs qui sont déjà nôtres. Dans le pire des cas, il ne s’agit que d’idoles que nous avons façonnées à notre image.

Nous n’avons pas besoin d’une photo pour voir la gloire de Dieu sur le visage du Christ. Nous avons besoin de la Parole et de l’Esprit. La révélation du Père par le Christ a lieu chaque fois que nous lisons les paroles et les actions de Jésus dans les Écritures. L’Esprit de Dieu utilise cette Parole pour briller dans nos cœurs et nous révéler le Père et le Fils. Comme Jésus nous révèle le Père, l’Esprit nous fait connaître le Christ.

Cette compréhension de qui est Jésus, acquise par la Parole et appliquée par l’Esprit en conjonction avec nos expériences, est bien supérieure à celle que pourrait offrir une quelconque image, parce qu’elle fournit une connaissance personnelle du Christ élaborée à l’intérieur même de notre être.

Cette connaissance ne se résume pas à un ensemble de traits dont on tirerait sans doute des conclusions erronées. Une grande partie de l’intérêt pour la personnalité de Jésus ne provient malheureusement pas d’un désir de mieux comprendre Jésus, mais d’un désir de montrer que Jésus pense et agit comme nous. Au contraire, la compréhension que l’Esprit apporte va dans l’autre sens.

La connaissance de Jésus que nous avons ainsi va au-delà d’une liste de goûts et de dégoûts ou de la connaissance de telle ou telle particularité que nous attribuons habituellement à la personnalité. Pour le croyant, connaître Jésus implique l’incorporation de Christ lui-même dans notre façon de penser et d’agir.

En d’autres termes, nous apprenons à connaître Jésus personnellement non seulement en lisant sur lui, mais en devenant comme lui. Cette expérience présente deux caractéristiques importantes. La première est qu’elle est progressive. Cette transformation ne se produit pas instantanément lorsque nous naissons de nouveau. Elle est en cours et n’atteindra sa perfection que dans l’éternité.

D’autre part, cette expérience est intégrée à l’unicité de notre personnalité. Au fur et à mesure que nous devenons de plus en plus semblables au Christ, nos traits distinctifs ne sont pas effacés. Au contraire, le Christ se manifeste à travers les différents styles de personnalité de ceux qui lui appartiennent.

Si la personnalité est vraiment la matérialisation de l’individualité, nous pourrions penser que nous connaissons notre personnalité mieux que quiconque. Après tout, c’est ce que nous sommes. Pourtant, la popularité des tests promettant de résumer à notre place nos traits de personnalité semble suggérer le contraire. Serait-il plus facile d’observer la personnalité des autres ? Ou bien passons-nous ces tests dans l’espoir de confirmer ce que nous savons déjà sur nous-mêmes, de mieux nous rattacher à notre tribu sociale spécifique ?

Quoi qu’il en soit, si ces tests peuvent constituer un moyen précieux de synthétiser des données sur des personnes, ils sont également souvent trop réducteurs pour donner une image complète de la situation. Au lieu de mettre en valeur la façon unique dont le Christ agit à travers chaque individu, ils tendent à classer les individus dans des catégories trop larges ou trop vagues pour être utiles.

D’autre part, ils ne rendent pas justice à la manière mystérieuse dont Dieu agit à travers des personnes improbables pour atteindre ses objectifs. Dieu travaille en dépit de nos personnalités autant qu’il travaille à travers elles.

Dans un sermon sur la pierre blanche et le nom nouveau d’Apocalypse 2.17, George MacDonald décrit chaque personne comme ayant une relation individuelle et unique avec Dieu. « Il est pour Dieu un être particulier, fait à sa manière et à la manière de personne d’autre », dit-il.

Pour cet auteur, cela signifie que chaque personne est dotée d’un angle de vision particulier lorsqu’il s’agit de comprendre Dieu :

Il peut donc adorer Dieu comme personne d’autre ne peut l’adorer — il peut comprendre Dieu comme personne d’autre ne peut le comprendre. Tel ou tel autre homme peut comprendre Dieu davantage, peut comprendre Dieu mieux que lui, mais aucun autre homme ne peut comprendre Dieu comme lui le comprend.

Lorsque la vérité est mise en œuvre dans notre expérience quotidienne, nous n’apprenons pas seulement à connaître Jésus, mais nous le donnons à voir d’une manière tout aussi unique que le décrit MacDonald. Pour reprendre encore ses mots, chacun d’entre nous est « pour Dieu un être particulier, fait à sa manière et à la manière de personne d’autre ». Nous pouvons partager certains traits avec d’autres, mais personne n’est exactement comme nous. Et la connaissance du Christ véhiculée par nos diverses expériences se réfracte à travers nos diverses personnalités comme la lumière brille à travers un vitrail.

Peut-être que ces étudiants décrivant le profil psychologique de Jésus dans la classe de Scot McKnight avaient raison après tout, non pas de penser que Jésus était comme eux, mais l’inverse.

Comme le dit le poète Gerard Manley Hopkins dans « As Kingfishers Catch Fire » :

Le Christ se joue en mille et mille lieux, Magnifique dans des membres, magnifique dans des yeux, mais pas les siens, Pour le Père dans les traits du visage des humains.

Ceux qui ont expérimenté Christ servent d’intermédiaires par lesquels d’autres peuvent voir Jésus. Leur vie est la scène sur laquelle il joue et sa beauté se révèle à travers eux. Plus que la beauté d’un seul profil de personnalité, il s’agit d’une image d’une diversité inouïe. Jésus est un être humain doté d’une véritable personnalité, mais il est aussi le Dieu qui a choisi de se révéler à travers ceux qu’il a créés et sauvés.

Alors que nous sommes « transformés à son image, de gloire en gloire » (2 Co 3.18), Jésus se révèle comme le « Sauveur aux 1 000 visages », pour paraphraser la théorie de Joseph Campbell. Nous manifestons Jésus comme un diamant révèle sa gloire : sous d’innombrables facettes.

John Koessler est écrivain, podcasteur et professeur émérite retraité du Moody Bible Institute. Son dernier livre est When God Is Silent, publié par Lexham Press.

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La fin du monde est bien là (mais pas comme certains le pensent).

Notre quête de signes apocalyptiques corrompt notre lecture de l’Apocalypse.

Christianity Today April 8, 2024
Illustration by Christianity Today / Source Images: WikiMedia Commons / Unsplash

L’éclipse solaire de cette semaine a une fois de plus agité les théoriciens de la fin du monde et attisé les flammes de la spéculation apocalyptique.

Comme l’événement du 8 avril sera principalement visible en Amérique du Nord, certains Américains s’attendent à un grand jour du jugement dernier, accompagné d’attaques terroristes, de guerres biologiques et d’explosions nucléaires. Selon certains complotistes d’extrême droite, au nombre desquels quelques responsables évangéliques marginaux, cette guerre inaugurera un nouvel ordre mondial dans lequel le Christ reviendra et l’Amérique (aux côtés d’Israël) régnera sur les nations.

Ce n’est pas la première fois que des éclipses imminentes suscitent des prédictions apocalyptiques. La même chose s’était produite en 2017. Mais l’intérêt pour la fin du monde semble s’être accru ces dernières années avec des événements tels que la pandémie de COVID-19, la guerre en Ukraine et le conflit entre Israël et le Hamas, qui ont fait que presque toutes les régions du globe ont été confrontées à une sorte ou l’autre de calamité. Ces événements et d’autres tribulations récentes ont conduit de nombreux croyants à conclure que la fin est proche. Une étude du Pew Research Center a révélé en 2022 que plus de 60 % des chrétiens évangéliques aux États-Unis croient que nous vivons la fin des temps.

Bien que certains passages de la Bible établissent effectivement un lien entre des phénomènes astronomiques et la « fin » (Mt 24.29 ; Jl 2.31), les prophètes de l’apocalypse n’expliquent pas pourquoi leurs calculs bibliques, géopolitiques et cosmiques tournent souvent autour des États-Unis. Ils négligent en outre le fait qu’une éclipse se produit quelque part sur Terre environ tous les 18 mois et que ces événements solaires ont été associés à des catastrophes imminentes depuis des milliers d’années, sans qu’il n’en soit jamais rien.

Pourtant, au regard du livre de l’Apocalypse, les conspirationnistes de la fin des temps ont bel et bien raison sur un aspect de leur eschatologie : nous vivons présentement la fin des temps. Mais peut-être pas de la manière dont ils le pensent.

Le génie du dernier livre de la Bible, qui contient l’enseignement le plus direct et le plus développé sur la fin des temps, est précisément d’avoir permis à chaque génération de voir les signes de « la fin ». Jean, son auteur, a magistralement entretissé toute une série de visions symboliques que les lecteurs de toute époque peuvent comprendre dans leur propre contexte. Plus que tout autre, l’Apocalypse communique de manière vivante le message de l’Évangile et la façon dont Jésus attend de nous que nous y répondions ici et maintenant. C’est la raison pour laquelle ce texte est tout aussi crucial pour notre foi que les Évangiles.

Jean enseigne que la fin est proche, si proche qu’elle est déjà là. La mort et la résurrection du Christ ont inauguré les derniers jours (1 Jn 2.18 ; Hé 1.2 ; Ap 1.1-3) et seul le Père sait quand Jésus reviendra (Mc 13.32-33). Par conséquent, nous n’avons pas à « décoder » l’Apocalypse ou à chercher à pointer du doigt tel ou tel événement signalant la fin du monde. Or, c’est précisément ce que nombre d’interprètes ont tenté de faire.

L’une des interprétations chrétiennes les plus populaires de la fin des temps est celle véhiculée par Left Behind (Les survivants de l’Apocalypse), une série décrivant l’enlèvement des croyants et le tourbillon d’événements qui s’ensuit. Bien que peu de gens parlent encore de ces livres et que dix ans se soient écoulés depuis la sortie de la dernière adaptation au cinéma (« Le chaos », qui a à l’époque été critiqué et analysé par CT), la série a laissé derrière elle un héritage d’incompréhension évangélique du livre de l’Apocalypse et de son regard sur la fin des temps.

Le premier roman de cette série a été publié en 1995, quelques semaines à peine après que je sois devenue chrétienne. Au départ, j’ai assimilé cette littérature avec presque autant de révérence que les Écritures elles-mêmes. Mais au fur et à mesure que je lisais la série, mon intérêt s’est émoussé. Elle semblait offrir peu d’orientations substantielles pour ma foi naissante. J’en ai donc conclu que le livre de l’Apocalypse, sur lequel ces livres sont vaguement basés, ne devait pas avoir grand-chose à offrir non plus. Après tout, si je devais être enlevée avant tous les événements effrayants de la Grande Tribulation, pourquoi m’intéresser à ce que dit Jean ?

Mais aujourd’hui, près de 30 ans plus tard, je suis devenu une bibliste spécialisée dans l’étude de l’Apocalypse et je ne cesse d’implorer les gens de ne pas utiliser ce livre à mauvais escient pour alimenter des prédictions sur la fin des temps.

La façon la plus courante dont le peuple de Dieu a déformé l’Apocalypse de Jean consiste à établir une corrélation entre ses visions et des événements de leur époque, tordant ainsi son message principal. À chaque période de l’histoire, des croyants ont identifié les signes de la « fin » et les forces néfastes qui la provoqueraient. La fin du monde a été diversement calculée pour l’an 275, 365, 400, 500, 999, 1000, 1666, 1843, 1914, 1994 et 2000, pour n’en citer que quelques-uns.

Le problème est que ces prévisions apocalyptiques ont des conséquences dans le monde réel, en particulier lorsqu’elles sont davantage guidées par une position politique que par une étude responsable des Écritures.

Pendant les croisades du Moyen Âge (1095-1291), les Européens de l’ouest espéraient que la reprise de la Terre sainte initierait le retour du Christ. Des multitudes de musulmans et de juifs ont été massacrés en cours de route. Quelques centaines d’années plus tard, les réformateurs protestants voyaient dans la papauté catholique l’incarnation de l’Antichrist. Peu après, certains colons américains tentant d’établir un « nouveau monde » identifiaient étroitement celui-ci à la nouvelle Jérusalem d’Apocalypse 21. L’Angleterre était donc vue comme la « Bête », et le droit de timbre britannique devint sa marque.

Dans les années 1980, la pensée apocalyptique vilipendait la Russie en la qualifiant d’« empire du mal » qui, aux côtés de la Chine, représentait Gog et Magog (Ap 20.8) — des ennemis malveillants devant s’opposer au peuple de Dieu (et/ou à Jérusalem) avant (ou après) le Millénium. Aujourd’hui, l’Iran et la Palestine ne sont que deux nouveaux prétendants à cette identification. D’un autre côté, certains orthodoxes russes pensent que l’Amérique est à la tête des forces de l’Antichrist.

Ce que je voudrais mettre en évidence, c’est que si vous lisez le livre de l’Apocalypse à la recherche de détails spécifiques — une date pour la fin du monde, le nom d’un antichrist, ou des nations à qualifier d’ennemies de Dieu — vous les trouverez. Il y a toujours eu, et il y aura toujours, des forces qui s’opposent à Dieu et à son peuple.

Mais il est important pour nous de comprendre l’eschatologie sous-jacente à des récits tels que la série Left Behind, car elle persiste dans la conscience évangélique et colore le prisme à travers lequel de nombreuses personnes lisent et interprètent encore le livre de l’Apocalypse. L’une des principales facettes de cette vision du monde est le prémillénarisme dispensationaliste, qui soutient que les vrais croyants seront enlevés — ou transportés surnaturellement — au ciel, avant sept années d’intenses bouleversements géologiques, sociaux et politiques au cours desquels l’Antichrist s’élèvera et le temple de Jérusalem sera reconstruit.

Cette période, « la tribulation », se terminera par une grande bataille finale, Armageddon, après laquelle le Christ reviendra et régnera sur la terre avec ses saints pendant mille ans. Nous n’avons pas la place d’exposer ici tous les problèmes liés à cette interprétation. Il faut néanmoins noter que le cœur de cet enseignement, le Millénium, n’est mentionné que dans un seul passage très controversé de l’Écriture (Ap 20 : 1-7). Mais les questions exégétiques mises à part, quels sont les dangers potentiels de cette pensée pour ceux qui cherchent à vivre l’Évangile au quotidien ?

Tout d’abord, en poussant cet état d’esprit jusqu’au bout, nous risquons d’ignorer notre vocation la plus sacrée : aimer tous nos prochains. Le fait de considérer d’autres personnes ou groupes comme les ennemis de Dieu annoncés par la Bible tend à nous dispenser d’essayer de les atteindre avec le message de l’Évangile. En d’autres termes, si la Bible prédit qu’une personne ou un groupe de personnes sera vaincu par le Christ et brûlera dans l’étang de feu (Ap 20.1-15), qui sommes-nous pour œuvrer à ce qu’il en soit autrement ?

À l’inverse, l’Apocalypse nous enseigne que notre témoignage rendu à la Croix porte du fruit et permet que ceux qui rejettent Dieu se repentent et lui rendent gloire (Ap 11.13 ; 21.24). En vivant l’Évangile dans un monde brisé, nous incarnons une autre approche de notre histoire, la vérité selon laquelle Dieu libère toute sa création des forces du péché et de la mort.

Deuxièmement, si nous nous attendons à être enlevés avant les épreuves et les tribulations, nous ne serons pas préparés lorsqu’elles nous tomberont dessus. Un aspect important de l’enseignement de l’Apocalypse est que des catastrophes vont se effectivement produire à plusieurs reprises. À chaque époque, le peuple de Dieu sera confronté à des calamités géologiques, politiques, sociales et personnelles. Mais si nous supposons que le Christ nous exemptera de telles afflictions, notre foi pourrait s’étioler lorsque nous y serons confrontés. À l’inverse, Jean cherche à fortifier notre foi en nous exhortant à persévérer dans les épreuves. Nous ne sommes pas appelés à fuir le monde, mais à y témoigner du Christ.

Troisièmement, la pensée « Left Behind » est étroitement liée à la croyance selon laquelle l’entité nationale/politique d’Israël jouit d’un statut supérieur à celui des autres peuples et nations, notamment en raison d’une association entre sionisme et exceptionnalisme américain tout au long de l’histoire moderne.

Mais l’enseignement explicite du Nouveau Testament, y compris de l’Apocalypse, est que tous les peuples de la terre sont également chéris par Dieu. Le Père désire que chaque groupe de personnes fasse l’expérience de son amour et de sa grâce par l’intermédiaire de Christ (Ac 10.34-35 ; 2 P 3.9). D’un point de vue biblique et théologique, aucune entité nationale, y compris l’Amérique ou Israël, ne bénéficie d’une faveur spéciale aux yeux de Dieu. Prétendre le contraire peut grandement entraver la diffusion de l’Évangile dans le monde.

Avec la polarisation croissante à l’œuvre aux États-Unis et la fréquente dénonciation des valeurs judéo-chrétiennes traditionnelles considérées comme l’expression d’un nationalisme blanc, il est vital pour nous de réaffirmer que les enseignements de l’Écriture, le salut offert par Dieu et ses promesses sont également accessibles à tous les peuples. Cette idée n’est pas imposée arbitrairement à l’Écriture, mais découle directement d’une saine exégèse.

Si le but de l’Apocalypse n’est pas de nous donner une carte des événements de la fin des temps, à quoi sert-elle et pourquoi en avons-nous besoin ? Le but de l’Apocalypse est de motiver les croyants par un message d’espoir. Jésus a déjà vaincu le mal ! Nous n’attendons pas l’enlèvement, l’Antichrist ou Armageddon. Nous attendons Jésus. Dans son amour, Dieu pourrait encore patienter, mais lorsque Jésus reviendra enfin, il apparaîtra triomphalement pour juger le mal ainsi que pour reconquérir et renouveler la création.

Entre-temps, les croyants continuent de « lutter » en son nom, non pas contre la chair et le sang, mais contre les puissances invisibles de ce monde (Ep 6.12). Et notre victoire s’obtient paradoxalement par la souffrance et le don de soi. De même que le Christ a accompli la rédemption du monde par sa mort sacrificielle, ses disciples sont appelés à devenir des instruments de restauration par leur obéissance et leur persévérance dans le message de la Croix.

Le chemin de la victoire dans l’Apocalypse est à la fois contre-intuitif et contre-culturel. L’idée d’un enlèvement futur au moyen duquel les croyants échapperaient à la tribulation en étant transportés surnaturellement au ciel passe complètement à côté de l’objectif du livre. Pire encore, s’attendre à ce que le Christ revienne à la fin des temps pour vaincre ses ennemis par une guerre terrestre, c’est commettre la même erreur que le peuple juif au premier siècle qui attendait de son Messie qu’il renverse Rome.

Placer notre espoir dans un Messie qui triompherait grâce à un pouvoir supérieur et à la puissance militaire, c’est adhérer à l’idéologie de ce monde plutôt qu’à celle de l’Agneau, immolé mais toujours debout. Le Messie que nous suivons est celui qui a acquis sa victoire par une mise à mort publique humiliante et douloureuse.

Toute cette richesse est perdue lorsque nous considérons l’Apocalypse comme une série d’événements à décoder. Lire ce livre à travers un autre prisme que le sien entrave gravement notre capacité à saisir sa portée missionnelle et spirituelle. Comment éviter cet écueil et s’approprier le message de l’Apocalypse d’une manière qui renforce notre foi, transforme notre théologie et soit en bénédiction pour la création de Dieu ?

Tout d’abord, nous devons étudier les Écritures dans leur contexte. Si nous lisons l’Apocalypse dans le contexte des Évangiles (et du reste du NT), l’image d’un messie militaire revenant pour massacrer ses ennemis n’a aucun sens. Il faut également tenir compte du genre du livre. L’Apocalypse relève de la littérature apocalyptique, qui use de symboles pour nous permettre de voir la réalité sous un angle différent. Une apocalypse ne nous parle pas de la fin du monde, mais fait quelque chose de bien plus important : elle révèle la véritable nature du monde.

En fait, le mot français apocalypse provient du mot grec apocalypsis, qui signifie « révélation », et non « fin du monde », tel qu’on l’imagine souvent dans la culture populaire. Le livre de Jean s’intitule d’ailleurs « Revelation » en anglais. Si cela ne suffisait pas à nous convaincre, Jean lui-même nous dit que ses visions sont symboliques (1.1), une nuance qui est souvent occultée dans les traductions. La Holman Christian Standard Bible se rapproche le plus du sens précis en traduisant que Christ a « signifié » son message à Jean (comme le font en français la version Darby ou la Nouvelle Bible Segond) et en ajoutant une note de bas de page indiquant que le verbe employé signifie qu’il a « fait connaître par des symboles ».

Deuxièmement, le fait de voir la réalité du point de vue de Dieu devrait galvaniser notre engagement dans la mission dans le monde. Le message de Jean sur la persévérance victorieuse face à l’hostilité était initialement destiné à refaçonner l’identité et l’orientation des premiers chrétiens sous la domination de Rome en les exhortant à surmonter la pression du compromis avec une société païenne. De la même manière, ce message devrait nous motiver à incarner la vérité de l’Évangile dans un monde qui rejette le Christ et son royaume.

Jean enseigne que Dieu s’oppose au mal et combat au nom de la justice, et qu’il vaincra un jour de manière décisive toutes les forces des ténèbres dans les domaines terrestre et spirituel. Mais pour l’instant, Dieu choisit d’agir principalement par l’intermédiaire de l’Église et de ses saints. Nous devons donc lutter publiquement pour la vérité, la bonté et la justice et nous opposer au mensonge, à l’injustice et au mal en faveur de tous les groupes de population. Nous devons résister à la tentation de nous aligner sans discernement sur des idéologies populaires ou politiquement opportunes, même si nous finissons par être persécutés pour notre refus de nous joindre au mouvement, sachant que nous serons prêts pour toute épreuve.

Enfin, éclipse solaire ou pas, nous sommes appelés à vivre chaque jour comme s’il s’agissait du dernier. Que Jésus revienne dans un jour, dans un mois ou dans mille ans, nous sommes appelés à prendre publiquement la parole et à incarner de manière sacrificielle la vérité de l’Évangile. Nous ne pouvons connaître ni le jour ni l’heure, mais l’Écriture nous dit que le retour de Jésus se rapproche de jour en jour (Mt 25.13 ; 1 P 4.7). De ce côté-ci de l’éternité, cette vérité biblique devrait réorienter toutes nos activités, nos objectifs, nos projets et nos relations.

Nous vivons la fin des temps. Qu’en ferons-nous ?

Andrea L. Robinson est professeure au Huntsville Bible College, conférencière interconfessionnelle et autrice de nombreuses publications sur l’Apocalypse, l’eschatologie et l’écothéologie.

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