Mon mari et moi sommes intransigeants en ce qui concerne les enfants et la technologie. C’est vrai, nos jumeaux aînés n’ont que quatre ans. Vous pourriez vous dire que nous ne sommes pas sur le terrain depuis assez longtemps pour crier victoire, et ce serait tout à fait juste. Toutefois, même si l’exigence du smartphone à l’adolescence est la grande bataille technologique de l’éducation moderne, passer le cap de la petite enfance sans écran n’est pas non plus une mince affaire.
En effet, je ne peux pas dire qu’il a été facile de réduire strictement le temps d’écran de nos enfants. À de très nombreuses reprises, j’ai ressenti l’attrait des divertissements numériques sur eux. Lorsque l’on a deux nourrissons qui crient, la perspective de passer quelques minutes sans pleurs au moyen d’une vidéo sur YouTube peut terriblement ressembler à la Terre promise, scintillant de l’autre côté du Jourdain.
Mais il m’a été relativement facile d’éviter l’écran, car notre famille est chanceuse à bien des égards. Mon mari et moi travaillons tous deux à domicile, avons des horaires semi-flexibles et pouvons nous permettre de faire garder nos enfants à temps plein. Je peux résister au recours à l’écran pour m’offrir un moment de bienheureuse paix parce que j’ai beaucoup de moments de ce genre, comme maintenant, où je peux écrire seule, dans mon bureau, dans une maison calme.
Telle n’est pas la norme pour tous les parents de jeunes enfants, en particulier ceux qui ont plus de contraintes pratiques que moi : monoparentalité, longs trajets, faibles revenus, handicap ou maladie persistante dans la famille, garde d’enfants peu fiable, inadéquate ou inabordable, moins d’aide de la part de la famille et des amis proches, ou moins de soutien tangible de la part d’institutions locales telles que l’église et l’école.
Cette réalité m’amène à m’inquiéter de la façon dont nous communiquons le consensus émergent selon lequel l’utilisation excessive de la technologie est néfaste pour les enfants, et en particulier si nous le faisons dans le cadre de l’église.
D’une part, il est bon que nos sociétés en général — et les chrétiens en particulier — se rendent compte à quel point l’utilisation excessive des smartphones, des médias sociaux et d’autres écrans peut nuire à notre santé mentale, émotionnelle et spirituelle.
Je suis reconnaissante pour le travail de personnes comme le psychologue social Jonathan Haidt, sa collègue Jean Twenge et des auteurs chrétiens, dont Alan Noble et Andy Crouch, qui ont contribué à tempérer notre optimisme naïf à propos de réseaux comme Facebook et, plus généralement, nos habitudes en matière numérique.
Je suis heureuse que nous comprenions de plus en plus que nos habitudes en matière de technologie et de médias nous transforment. Elles rivalisent même avec l’Écriture et les pasteurs en qui nous avons confiance quant à la manière dont nous gérons notre vie. Je suis ravie qu’il soit de plus en plus courant de recommander, comme je l’ai déjà fait en détail, de limiter l’utilisation de certaines technologies par nous et nos enfants et d’adopter de bonnes pratiques numériques afin de laisser place au développement des vertus intellectuelles.
Mais je sais aussi que je fais partie de ceux « à qui l’on a beaucoup donné » (Lc 12.48). On peut donc légitimement attendre plus de moi. Mais qu’en est-il des familles moins bien loties qui ne peuvent pas passer le cap de la petite enfance sans écran ?
J’ai grandi dans une telle famille. Ma mère était célibataire. Quand j’étais petite, elle me plaçait parfois devant la télévision pour pouvoir faire de l’exercice. Évidemment, j’adorais me plonger dans les épisodes des Looney Toons ou me laisser conduire par la douce voix de M. Rogers. Je ne fais pas la même chose avec mes enfants quand je vais courir, mais c’est parce que je n’en ai pas besoin : mon mari peut tenir la maison. Ma mère n’a jamais eu cette possibilité, car mon père n’était pas là.
J’ai reçu un exemple plus contemporain de ce genre de situation avec l’un de mes amis, Austin, qui travaille au Texas comme pasteur auprès de la jeunesse.
Pendant plusieurs années, m’a raconté Austin, son église a recommandé un livre très populaire d’Andy Crouch, The Tech-Wise Family: Everyday Steps for Putting Technology in Its Proper Place (« Une famille avisée face à la technologie. Des gestes quotidiens pour placer la technologie à la juste place »), aux familles des adolescents qui participaient au groupe de jeunes.
Mais pour une partie de ces familles, qu’il décrit comme « principalement issues de la classe ouvrière », « avec une poignée de parents célibataires », les suggestions de Crouch n’étaient tout simplement pas viables comme elles l’étaient pour les « familles assez éduquées, essentiellement composées de cols blancs et bénéficiant de conditions de vie stables » de la communauté
« Bon nombre des solutions proposées dans The Tech-Wise Family reposent sur l’hypothèse d’une famille nucléaire stable ayant un certain niveau d’éducation, des moyens à disposition et un accès à des attractions publiques gratuites ou peu coûteuses », analysait Austin lors de notre conversation par courrier électronique. Mais en dehors de « quelques parcs publics, il n’y a pas grand-chose à faire de bon marché ou gratuit » dans sa ville et « beaucoup des familles avec lesquelles nous travaillions faisaient face à un certain degré d’instabilité avec peu de revenus disponibles et/ou un faible niveau d’éducation. »
En fin de compte, la « poignée de familles qui ont suivi notre recommandation de lire le livre l’ont rapidement abandonné parce qu’elles ont réalisé qu’il n’avait pas été écrit pour elles et pour leur vie. » Même s’ils avaient essayé, ils n’auraient pas pu suivre les conseils de Crouch.
La première fois qu’Austin m’a raconté cette histoire, j’ai été mortifiée de réaliser à quel point j’avais ignoré ce facteur des différentes classes sociales lorsque je lisais et recommandais moi-même The Tech-Wise Family. (Pire encore, j’étais restée inconsciente à ce sujet même après avoir lu et apprécié de nombreux articles soulignant que la limitation du temps passé devant un écran était devenue un « marqueur social » pour les parents de la classe moyenne et supérieure comme moi.)
Par exemple, Crouch consacre un chapitre à l’aménagement de la maison pour favoriser les bonnes habitudes. Il y a là d’excellents conseils — à condition d’avoir l’espace nécessaire. Il suggère de « déplacer la télévision dans un endroit moins central » que le salon. C’est une très bonne idée, et je l’ai fait. C’est possible pour moi parce que nous vivons à Pittsburgh, où l’effondrement démographique post-industriel fait que les vieilles maisons délabrées sont tout à fait abordables, et nous avons donc installé la télévision dans une chambre d’amis.
Mais combien de personnes disposent d’une chambre d’amis ? Combien disposent d’un quelconque « emplacement moins central » qui pourrait abriter une télévision ?
Austin, lui, était plus conscient de ces réalités. Il avait travaillé en tant que technicien de lutte contre les nuisibles, principalement dans les quartiers défavorisés. À l’époque où il a quitté cet emploi, il a lu un livre sur le marché de l’attention, qui intégrait une brève parenthèse sur le fait que l’auteur, selon la paraphrase d’Austin, « ne voulait pas que ses solutions privent d’un iPad une mère célibataire vivant dans un appartement miteux, alors que cet iPad est peut-être la seule chose de valeur qu’elle possède pour le travail, l’école et les loisirs. »
« Ayant régulièrement pénétré dans les appartements de mères célibataires et d’autres familles dont le bien le plus précieux était leur télévision, leur console de jeux, leur smartphone, leur iPad ou leur PC », raconte Austin, « ce commentaire m’est tombé dessus comme une tonne de briques. »
Ce n’est pas que les effets délétères du temps d’écran n’ont pas d’importance dans ces circonstances — ou que les familles du groupe de jeunes qui ont abandonné l’approche d’Andy Crouch n’avaient pas besoin d’être accompagnées concernant l’utilisation de la technologie, analyse Austin. C’est que le discipulat doit tenir compte de leurs circonstances, dont certaines pourraient ne pas changer.
Depuis notre conversation, j’ai essayé de garder à l’esprit les familles du groupe de jeunes d’Austin lorsque j’écris sur les bonnes pratiques numériques, même si je ne suis pas sûre d’avoir bien réussi. Comme l’observe Austin, « ces recommandations sont accueillies différemment s’il s’agit de conseils asymétriques », c’est-à-dire si elles émanent d’une personne ayant les moyens privilégiés de mener ces batailles s’adressant à quelqu’un qui ne dispose pas des mêmes ressources. Et une certaine asymétrie (ou, du moins, un certain manque d’adaptation) pourrait bien être inévitable lorsque les propos émanent d’une journaliste comme moi, qui écris à des personnes dont je ne vois pas le visage et ne connais pas la vie.
Mais il n’en va pas de même pour l’église locale. Les pasteurs et personnes engagées dans le ministère, comme Austin, peuvent offrir des recommandations fondées sur les besoins et les contraintes spécifiques de personnes qu’ils connaissent et qu’ils aiment. Plutôt que de tenter d’orienter « les adolescents utilisateurs de smartphones » en général, ils peuvent aider cet adolescent qui a ces habitudes et cette vie de famille. Ils peuvent veiller à ce que soit observé l’avertissement de Jésus, dans Matthieu 18.6, concernant le risque de faire trébucher « l’un de ces petits ».
Bonnie Kristian est directrice éditoriale pour les idées et les livres chez Christianity Today.
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