Pour les chrétiens évangéliques, les propos sur le célibat ont tendance à être prévisibles. Qu’il s’agisse d’un sermon, d’une table ronde ou d’une conférence, les échanges portent généralement sur la manière dont on peut échapper à cette condition par le biais des relations amoureuses ou du mariage. Le célibat est souvent présenté comme un chemin vers autre chose, mais rarement comme un statut valable en lui-même.
Au fil du temps, cette manière de penser a engendré une théologie du célibat très superficielle au sein de l’Église. L’attention disproportionnée que nous portons aux moyens d’y échapper nous empêche de présenter de manière convaincante les beautés de cette réalité ou d’offrir un réel soutien face aux difficultés qu’elle engendre. Nous peinons à mettre en évidence et à célébrer tout ce que la vie vécue sans conjoint — et souvent sans enfant — peut nous apprendre sur le cheminement chrétien.
La chose s’explique en partie par le fait que notre lecture des Écritures nous a conduits à faire passer notre appel à la fécondité physique avant notre identité reçue dans le baptême. Nous avons institué un rapport hiérarchique entre le mariage et le célibat, le mariage étant vu comme lieu d’une plus grande maturité spirituelle. Les hommes et les femmes mariés prodiguent souvent leur sagesse chrétienne aux célibataires, mais le vécu des célibataires est rarement évoqué comme source de sagesse pour les personnes mariées. Cette hiérarchie des statuts conjugaux transparaît dans les conférences pour célibataires. Celles-ci mettent souvent en avant des orateurs mariés, alors que les conférences sur le mariage n’incluent pratiquement jamais d’orateurs célibataires.
Pour exercer un ministère efficace auprès d’une population croissante de célibataires, jeunes et moins jeunes, nous devons apprendre de ceux qui ont passé du temps à réfléchir en profondeur à leur expérience du célibat. Nous avons besoin d’entendre leurs voix pour offrir une vision de la façon dont le célibat n’est pas simplement un chemin vers une vie meilleure, mais un espace légitime pour s’épanouir et prospérer.
C’est l’objectif que poursuit Anna Broadway dans son livre Solo Planet: How Singles Help the Church Recover Our Calling (« Planète solos : comment les célibataires aident l’Église à retrouver son appel »). À travers des entretiens avec des centaines de célibataires du monde entier, elle propose une conversation qui invite tous les croyants à mieux prendre en compte les réalités de la vie sans mariage dans divers lieux et cultures.
Dans sa quête des clés d’une vie de célibataire heureuse, elle démontre que l’épanouissement est à la portée de tous celles et ceux qui font certains choix quotidiens pour répondre à leurs besoins profonds de lien et d’appartenance. Ce chemin exige cependant aussi que nous nous défassions de notre hiérarchie des statuts conjugaux pour nous recentrer sur l’appel que son Sauveur adresse à l’Église tout entière, mariés comme célibataires.
Communauté, célébration et soutien
Broadway structure son livre autour des besoins communs des personnes non mariées. Si certains de ces besoins n’étonnent pas les lecteurs, d’autres seront peut-être plus surprenants. Dans la vie de chacune des personnes interrogées, Broadway invite les lecteurs à constater que les besoins signalés par les célibataires ne leur sont pas propres. Ils renvoient plutôt à notre expérience humaine commune dans un monde déchu.
Deux des premiers thèmes abordés sont la communauté et la célébration. Tout au long de ses recherches, l’autrice a constaté que les communautés mêlant réellement personnes mariées et célibataires étaient rares. Les raisons de cette division tournent souvent autour de questions de valeur. Le mariage était considéré comme supérieur au célibat, rendant les célibataires inutiles pour le bien-être social et spirituel des personnes mariées.
Theodora, une protestante britannique, résume ainsi ce que Broadway a entendu de la part de nombreux célibataires : « Le célibat est considéré comme une chose terrible. L’objectif est de s’en sortir et de se marier le plus tôt possible. » D’autres personnes interrogées citent des facteurs culturels, comme le fait que les églises regroupent les célibataires dans des groupes de jeunes adultes et une méfiance généralisée à l’encontre des relations entre célibataires et personnes mariées.
Tout au long de l’ouvrage, les personnes interrogées par Broadway soulignent les difficultés qu’elles ont rencontrées en tant que citoyens de seconde zone au sein de leurs communautés religieuses. Mais ses recherches approfondies révèlent également la beauté et la joie qui ont émergé lorsqu’ils ont noué des liens familiaux profonds entre eux et avec des frères et sœurs mariés. Qu’il s’agisse d’une invitation régulière à dîner de la part d’une famille de l’église, de l’ouverture à héberger un colocataire inattendu ou de réunions hebdomadaires avec un petit groupe intergénérationnel, les personnes interrogées font systématiquement part de la manière dont de petits moments de mise en relation intentionnelle ont contribué à créer des liens solides avec la communauté.
Le besoin de célébration est étroitement lié au besoin de communauté. En matière de célébrations, peu revêtent autant d’importance dans notre société que celles liées au mariage et aux enfants. Broadway reconnaît donc la difficulté pour les célibataires de trouver des événements comparables à célébrer. Cependant, plutôt que de se contenter de proposer des alternatives créatives, elle nous met au défi de changer l’orientation de nos célébrations en nous tournant davantage vers le calendrier ecclésiastique. Elle écrit : « Ces moments nous rappellent que tous les chrétiens, qu’ils soient célibataires ou mariés, appartiennent à la famille de Dieu. Nous avons tous bien des raisons de célébrer. Nous avons tous de nombreuses façons de nous réjouir et de pleurer ensemble. »
La force du propos de Broadway réside dans le fait qu’elle ne se contente pas d’apporter un complément au paradigme existant du célibat et du mariage. Dans chaque chapitre, elle s’efforce de briser nos perspectives dysfonctionnelles et de les réaligner à travers le prisme de l’Écriture. En utilisant notre identité en Christ comme norme, elle nous libère des limites de la hiérarchie des statuts conjugaux que nous avons créée. Lorsque nous prenons conscience de la nature mutuelle de notre vocation baptismale, célibataires comme personnes mariées peuvent s’épanouir.
Les interviews réalisées par Broadway donnent également un aperçu d’autres besoins communs, tels que l’alimentation, le logement, la sexualité, les loisirs et la santé émotionnelle. Cependant, un chapitre particulièrement poignant est consacré à l’expérience des célibataires face à la maladie, au handicap et à la mort. À travers cet ensemble spécifique de récits, dont beaucoup concernent un handicap ou une maladie chronique, Broadway souligne à quel point de nombreux célibataires craignent de souffrir ou de mourir seuls.
Quelle que soit la durée de la souffrance, cette perspective laisse de nombreux célibataires avec les mêmes questions que celles posées par les personnes interrogées par Broadway : les gens s’intéresseront-ils vraiment à nous ? Les gens viendront-ils vraiment nous rejoindre dans nos derniers instants ? Kim, une protestante américaine vivant à Moscou, a été confrontée à cette réalité lorsque, bien que faisant partie d’une solide communauté ecclésiale, elle n’a reçu que très peu de visites pendant son séjour à l’hôpital. Selon ses propres termes, ces quelques jours ont été « l’une des périodes les plus déprimantes de [sa] vie ».
Pour certains, les amis et la famille ont constitué une bouée de sauvetage indispensable pour les aider à trouver la guérison ou à entrer paisiblement dans la vie éternelle avec Dieu. Colin, un catholique américain, a aidé à prendre soin de son amie Deirdre après le diagnostic de son cancer. Il a notamment emménagé avec elle pour l’aider financièrement et lui faire les courses. Il a même organisé une célébration de fin de vie pour ses amis et sa famille lorsqu’elle est entrée en soins palliatifs. Réfléchissant à cette expérience, il conclut : « Quel que soit notre état de vie, être capable d’être là, d’aider dans la mesure du possible et de rester à ses côtés jusqu’à la fin, c’est ce à quoi nous sommes appelés en tant que disciples. »
Des histoires comme celles-ci illustrent le super pouvoir de l’Église en matière d’interdépendance. Mais pour l’exercer, il faut s’engager, et l’engagement requiert un service sacrificiel. En racontant l’histoire de célibataires qui ont exercé ou reçu ce type de service, Broadway les place dans le rôle habituellement réservé aux personnes mariées : des guides pour notre vie chrétienne. Leur engagement sans relâche à se soutenir les uns les autres est un modèle du type d’amour que Jésus nous appelle à incarner les uns pour les autres.
Un changement d’identité
D’âges, de sexes et d’origines ethniques différents, les hommes et les femmes interrogés par Broadway partagent le type de matière propre à nourrir une réflexion approfondie sur le célibat. Dans sa section sur la sexualité et les minorités sexuelles, elle donne notamment aux lecteurs l’occasion de s’attaquer à des questions complexes et à multiples facettes, même s’ils ne seront pas nécessairement d’accord avec ses réponses.
Cependant, dans quelques chapitres, j’aurais aimé que l’autrice nous entraîne dans une cogitation plus profonde du sujet. Bien que son propos sur la santé émotionnelle et les loisirs soit intéressant, je pense qu’il reste de précieuses leçons à tirer. Un examen plus approfondi des questions de solitude, de honte et de repos pourrait venir interroger notre compréhension de l’identité et la manière dont nous entretenons nos relations, aidant ainsi l’Église à gagner en maturité.
En fin de compte, le livre de Broadway incite chaque lecteur à réfléchir sur les conditions de sa propre vie. En entendant les expériences décrites par des centaines de célibataires et de nombreuses personnes mariées, un changement de perspective s’opère. Au fil des chapitres, il apparaît plus clairement que les besoins examinés par Broadway ne sont effectivement pas uniquement liés à notre état civil, mais découlent plutôt de notre humanité commune.
Même si nos luttes peuvent prendre des formes différentes, les personnes mariées et les célibataires connaissent tous des difficultés face à leur identité et leur appartenance. Nous désirons tous être connus et connaître les autres en profondeur. Les nombreux récits racontés dans ce livre montrent que, d’une certaine manière, la clé de l’épanouissement est la même pour les célibataires et les personnes mariées. Notre capacité à nous épanouir est directement liée à la manière dont nous embrassons notre unicité dans le Christ.
Colin résume parfaitement cette idée : « C’est notre baptême qui nous donne notre identité, pas notre état matrimonial. »
Cette identité reçue dans le baptême nous rappelle que la plénitude se trouve dans une vie vécue en et pour Christ. Le célibat est un cadeau, car il offre une possibilité de vivre une relation engagée avec Dieu et son peuple. Cette relation est destinée à durer. À travers tous les hauts et les bas de la vie, dans la maladie et la santé, dans l’abondance et le manque, nous nous aimons les uns les autres avec abnégation. Pour que les célibataires s’épanouissent, ils doivent pouvoir vivre dans cet espace de mutualité. Pour que l’Église s’épanouisse, il faut qu’elle fasse de même.
J’espère le jour où cela ne sera pas seulement enseigné dans nos églises, mais cru de tout cœur.
Elizabeth Woodson est écrivaine, enseignante biblique et fondatrice de l’Institut Woodson. Elle est l’autrice de Embrace Your Life: How to Find Joy When the Life You Have Is Not the Life You Hoped for.