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Des évangéliques du monde entier face à la réélection de Trump

Du Népal à la Turquie, des responsables chrétiens accueillent les résultats des élections aux États-Unis avec joie, tristesse ou indifférence.

Donald Trump in front of a world map
Christianity Today November 12, 2024
Illustration by Elizabeth Kaye / Source Images: Getty

Alors que les États-Uniens se rendaient aux urnes mardi, le reste du monde attendait de voir qui deviendrait leur 47e président. De nombreuses communautés évangéliques à travers le monde se sentent concernées par l’élection de Donald Trump en termes de politique étrangère, d’aide à l’étranger, de liberté religieuse et d’évolutions culturelles. Néanmoins, les responsables chrétiens de divers pays estiment que l’élection du prochain président des États-Unis ne fera pas de différence pour eux.

Nous avons interrogé 25 responsables évangéliques du monde entier sur leur réaction à une nouvelle présidence Trump et son impact concret sur la situation des évangéliques dans leur pays. Les réponses sont réparties par région : Afrique, Asie, Europe, Amérique latine, Amérique du Nord, Moyen-Orient et Océanie. D’autres réponses seront ajoutées au fur et à mesure qu’elles nous parviendront.

AFRIQUE

Kenya

Nelson Makanda, président de l’Africa International University

Au nom de nombreux évangéliques du Kenya qui pensent ainsi, je félicite le peuple états-unien pour l’élection de Trump. Nous espérons que cette élection augure d’une nouvelle époque où les croyances chrétiennes orthodoxes ne sont pas mises en péril ou criminalisées par des agences d’État états-uniennes.

Nous espérons aussi que les institutions états-uniennes travaillant en Afrique travailleront avec les Africains sans promouvoir des programmes immoraux. L’Afrique veut honorer Dieu et les lois de la nature, et nous espérons que les États-Unis du président élu le permettront. Nos choix et nos libertés devraient être respectés.

Nous espérons que nos cultures et nos peuples seront traités comme des partenaires égaux et dignes un véritable respect mutuel.

Nigeria

James Akinyele, secrétaire général de l’Alliance évangélique nigériane

Compte tenu des difficultés économiques et politiques persistantes du Nigeria, cette élection n’a pas fait l’objet d’un débat local aussi intense que les deux précédentes. Pour les évangéliques, aucun des deux candidats n’était une option évidente. Harris était considérée comme plus pondérée, mais son soutien très fort à l’avortement et aux droits des personnes LGBTQ en a mis plus d’un mal à l’aise. Les positions de Trump en matière de questions morales ont trouvé un écho dans nos convictions évangéliques fondamentales, mais son propre manque de moralité et le suprémacisme blanc auquel on l’associe ont suscité des inquiétudes. Nous espérons qu’il sera plus ouvert à l’immigration.

Certains responsables chrétiens nigérians ont affirmé que la victoire de Trump était une réponse à nos prières pour un président états-unien qui défendrait la foi chrétienne au Nigeria et dans le monde entier. D’autres ont dit qu’il fallait l’accepter comme la volonté de Dieu, sans jugement positif ou négatif. Mais presque tout le monde espère qu’il deviendra moins clivant dans sa rhétorique et son comportement personnel. Et beaucoup sont sensibles à sa promesse de perpétuer le rôle des États-Unis comme gendarme mondial sans pour autant dépendre du reste du monde.

Afrique du Sud

Moss Ntlha, secrétaire général de l’Alliance évangélique sud-africaine

La victoire de Trump est un triste jour pour le mouvement évangélique dans le monde. D’éminents évangéliques états-uniens ont apporté leur soutien inconditionnel à Trump, donnant l’impression que croire en la Bible, c’est soutenir Trump. Leur approbation donne l’impression que le conservatisme théologique requiert et conduit à une vision politique de droite dictatoriale, qui s’oppose à la justice climatique, approuve le génocide en Terre sainte et ce qui s’est passé le 6 janvier.

En Afrique du Sud, nombreux sont ceux qui, ayant connu les horreurs de l’apartheid, savent à quel point un politicien populiste attaché à une vision étroite de la morale sociale peut aisément nuire à ceux qui sont en marge. Trump a déjà déclaré lors de son premier mandat que les pays africains étaient des « pays de merde ». Dernièrement, il a clairement indiqué qu’une fois rétabli à la présidence, il veillerait à ce qu’Israël dispose de tout ce dont il a besoin pour « finir le travail », ce que beaucoup associent à l’effacement des Palestiniens.

Nous craignons qu’avec Trump à la Maison-Blanche il soit difficile de proclamer l’Évangile selon lequel « Dieu a tant aimé le monde » qu’il a envoyé Jésus mourir pour tous, en particulier pour nos prochains musulmans. Nous craignons qu’il n’utilise l’immense pouvoir du gouvernement états-unien pour punir ceux qui mènent des politiques étrangères contraires aux siennes, comme l’Afrique du Sud, qui a fait appel à la Cour pénale internationale pour déterminer si ce à quoi nous assistons dans le conflit israélo-palestinien est un génocide.

ASIE

Bangladesh

Philip Adhikary, président de l’Alliance évangélique bangladaise

L’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis suscite des réactions mitigées. Si l’administration de Trump a généralement adopté une position ferme en faveur de la liberté religieuse, ses politiques étrangères à l’égard de pays comme le Bangladesh ont souvent été pragmatiques plutôt qu’ouvertement axées sur les préoccupations de minorités religieuses spécifiques. Son approche « l’Amérique d’abord » et son soutien à la liberté religieuse pourraient avoir des conséquences à la fois positives et problématiques pour les évangéliques bangladais.

Cependant, l’aide étrangère états-unienne, qui est parfois assortie de conditions en matière de droits de l’homme, pourrait ne pas changer radicalement en réponse aux priorités de Trump, en particulier si son administration privilégie les intérêts nationaux au détriment des droits de l’homme à l’échelle internationale.

En pratique, la présidence de Trump pourrait entraîner une augmentation des possibilités pour les ONG religieuses grâce à l’aide offerte. Cependant, la montée de la rhétorique nationaliste et anti-immigrés dans certains pays occidentaux pendant son mandat pourrait enhardir l’opposition locale aux évangéliques, ce qui pourrait accroître la pression sociétale ou la persécution.

Chine

Un pasteur d’église de maison en Chine

La présidence de Donald Trump pourrait avoir un impact sur les chrétiens chinois de plusieurs manières importantes. Sa politique de « l’Amérique d’abord » pourrait conduire à un contrôle plus strict des visas, réduisant ainsi l’accès des étudiants chinois à la formation aux États-Unis. Cela pourrait être particulièrement difficile pour les familles chrétiennes en Chine qui font l’école à la maison ou qui envoient leurs enfants dans des écoles chrétiennes non enregistrées. Étant donné que la fréquentation d’un établissement d’enseignement supérieur à l’étranger est souvent leur seule option en matière d’enseignement supérieur, ces familles pourraient être confrontées à des choix difficiles.

D’un autre côté, les étudiants chinois qui sont devenus croyants aux États-Unis pourraient être plus enclins à retourner en Chine, étant donné les possibilités plus limitées aux États-Unis, ce qui pourrait renforcer les communautés chrétiennes locales.

Le soutien de Trump par des groupes évangéliques états-uniens, associé à ses déclarations controversées sur la démocratie et la liberté, risque d’aggraver les divisions au sein des communautés chrétiennes chinoises. Sa rhétorique et l’accent mis sur les intérêts nationaux pourraient fournir des munitions aux médias d’État chinois pour critiquer les démocraties occidentales, ce qui pourrait conduire à des restrictions plus importantes des libertés religieuses en Chine.

Si Trump impose davantage de droits de douane ou d’autres pressions économiques sur la Chine, cela pourrait entraîner des difficultés financières pour de nombreuses familles, ce qui aurait un impact sur la capacité des chrétiens chinois à soutenir l’Église. Toutefois, ces difficultés économiques pourraient également pousser les gens à chercher un refuge spirituel, ce qui pourrait accroître l’intérêt pour la foi chrétienne.

Inde

Vijayesh Lal, secrétaire général de l’Alliance évangélique indienne

Je ne m’attends pas à beaucoup de changements dans la trajectoire générale de la politique étrangère sous une nouvelle administration Trump, car l’Inde est un partenaire stratégique clé pour équilibrer l’influence croissante de la Chine dans la région.

Sur des questions telles que les droits des minorités et la liberté religieuse, on peut supposer que Trump n’exercera pas autant de pression sur l’Inde qu’un président démocrate l’aurait fait. En fait, lors d’une visite en Inde au cours de son précédent mandat, il avait même tristement loué le bilan du Premier ministre Narendra Modi en matière de liberté religieuse. Si l’administration Trump pourrait promouvoir la liberté religieuse à l’échelle mondiale, elle ne commentera probablement pas le traitement réservé aux chrétiens et aux musulmans en Inde.

De nombreux chrétiens d’Inde et d’Asie du Sud qui penchent pour les républicains peuvent se réjouir de son retour au pouvoir, mais pour l’Église en Inde, je ne vois pas de gains significatifs. L’Église indienne ne place pas ses espoirs dans les dirigeants politiques, que ce soit aux États-Unis ou en Inde.

Japon

Masanori Kurasawa, président du Comité japonais de Lausanne

J’ai été déçu que la campagne électorale ait été dominée par la calomnie plutôt que par le débat politique. Les propos discriminatoires et infondés de Trump à l’égard de ses adversaires et des immigrés ont été particulièrement désolants.

Je ne pense pas que les évangéliques japonais seront directement influencés par Trump. Mais nous devons surveiller de près les politiques de Trump dans les mois à venir, qui expriment clairement une vision de « l’Amérique d’abord ». De nombreux chrétiens japonais se repentent profondément du nationalisme japonais basé sur le shintoïsme et des compromis religieux de l’Église pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils sont donc préoccupés par le nationalisme états-unien et se méfient des évangéliques qui sympathisent avec ses politiques.

Népal

Sher Bahadur A. C., secrétaire général de la Communion nationale d’églises du Népal

L’élection de Donald Trump a suscité une vague d’optimisme chez les chrétiens népalais. Pour beaucoup, sa victoire est considérée comme une bonne nouvelle, non seulement pour les États-Unis, mais aussi pour les communautés chrétiennes du monde entier.

Les politiques de Trump, qui ont montré une forte propension à soutenir la liberté religieuse et les causes chrétiennes dans le monde, l’ont rendu populaire parmi les chrétiens népalais. Nous espérons qu’il continuera à soutenir les chrétiens du monde entier et qu’il nous soutiendra dans nos efforts pour pratiquer librement notre foi.

Bien que nous ne nous attendions pas à des changements significatifs au Népal, l’influence mondiale du gouvernement états-unien et la possibilité de pressions diplomatiques en cas d’actions contre les chrétiens dans notre pays pourraient servir de garde-fou en faveur des minorités religieuses.

Dans le même temps, il convient de tenir compte de la dynamique géopolitique plus large. L’administration Trump est connue pour sa position critique à l’égard des gouvernements communistes, et le Népal est actuellement dirigé par un Premier ministre communiste, Khadga Prasad Sharma Oli. Trump entretient également des relations étroites avec l’Inde, tandis que le Népal est davantage aligné sur la Chine. Cela pourrait potentiellement créer des tensions entre le Népal et l’administration Trump si le Népal approfondit ses liens avec Pékin.

Philippines

Noel Pantoja, directeur national du Conseil philippin des églises évangéliques

Le cœur joyeux, nous célébrons la victoire de Donald Trump lors des récentes élections, reconnaissant que Dieu l’ait ordonné pour diriger les États-Unis. Ce moment nous remplit d’espoir, car il signifie un engagement renouvelé en faveur de la liberté religieuse, permettant aux individus d’exprimer leur foi sans crainte ni restriction.

L’Église philippine s’oppose actuellement aux projets de loi du Sénat et du Congrès philippins sur l’orientation sexuelle, l’identité et l’expression de genre, le mariage homosexuel et l’avortement. S’ils sont adoptés, ces projets de loi nuiront à l’Église, aux écoles et aux entreprises. Tous les lobbyistes sont soutenus par les défenseurs états-uniens et occidentaux de la communauté LGBTQ, de sorte que la position de Trump sur ces questions et sa victoire aux élections encouragent les églises aux États-Unis comme aux Philippines.

Nous espérons que cette administration aura un impact positif sur la politique étrangère, en encourageant la paix et en renforçant les relations avec les nations qui partagent les valeurs de la démocratie. C’est une victoire non seulement pour les États-Unis, mais aussi pour tous ceux qui craignent Dieu dans le monde entier, en particulier en Asie, où la lumière de Dieu peut briller plus fort grâce à sa propre direction divine.

Sri Lanka

Noel Abelasan, directeur national de Every Home Crusade

La victoire de Trump pourrait avoir un impact positif sur les chrétiens évangéliques du Sri Lanka en promouvant la liberté religieuse et en orientant éventuellement l’aide états-unienne vers des programmes fondés sur la foi chrétienne. Cet accent sur des principes chrétiens pourrait encourager les chrétiens sri-lankais et soutenir des initiatives alignées sur les priorités états-uniennes.

Toutefois, une attitude de fermeté à l’égard de la Chine pourrait compliquer la position diplomatique du Sri Lanka, étant donné l’influence de la Chine dans la région, ce qui pourrait indirectement affecter les groupes évangéliques locaux. D’une manière générale, cela pourrait renforcer la solidarité entre les évangéliques du monde entier et inciter les chrétiens sri-lankais à se sentir davantage liés à un mouvement commun.

Taïwan

Andrew Chiang, pasteur de la Bilingual Community Church

Je ne pense pas que la présidence de Trump aura un impact sur la liberté religieuse à Taïwan à court terme. Le soutien de Trump aux causes évangéliques conservatrices ne touche pas les habitants de Taïwan, et il est donc peu probable qu’il déclenche des réactions négatives de la part de franges plus laïques de la société. En termes d’assistance et de politique étrangère, Trump et Biden ont tous deux poursuivi une politique de confinement de la Chine, ce qui est à l’avantage de Taïwan tant qu’ils ne vont pas trop loin et ne déclenchent pas la guerre.

La présidence de Trump aura probablement un impact plus important en matière de tendances culturelles et religieuses. Les théories du complot, l’alarmisme sur la fin des temps et les fausses prophéties qui sévissent lourdement aux États-Unis depuis la première présidence de Trump se sont également répandus à Taïwan. Cette tendance se poursuivra probablement sous sa deuxième présidence. Il est difficile de prédire comment les évangéliques de Taïwan réagiront, mais, dans certains cercles, son élection a suscité une réflexion plus approfondie sur la théologie publique et politique. Vu le chaos dont elle est témoin de l’autre côté du Pacifique, l’Église évangélique taïwanaise pourrait renforcer sa propre voix, indépendamment de l’Église évangélique états-unienne.

EUROPE

Arménie

Craig Simonian, coordinateur pour la région du Caucase du réseau Paix et Réconciliation de l’Alliance évangélique mondiale

Je pense que la victoire de Trump et le retour du parti républicain à la tête du Congrès sont incontestablement une bonne chose pour l’Arménie.

Bien que peu de personnes en dehors des milieux politiques le sachent, la République d’Arménie est une pièce maîtresse de la politique étrangère états-unienne depuis plus de 30 ans en raison de sa position stratégique à la frontière de la Russie, de l’Iran et de la Turquie. Mais ce n’est que depuis la guerre menée par l’Azerbaïdjan en 2020 pour récupérer l’enclave peuplée d’Arméniens du Haut-Karabakh, que nous appelons Artsakh, que l’importance de l’Arménie a été mieux reconnue, en particulier parmi les évangéliques. Les chrétiens de la région montagneuse du Caucase sont persécutés depuis des millénaires.

L’éveil des consciences résulte en grande partie du fait que les républicains ont utilisé les commissions du Congrès et les commissions gouvernementales pour défendre l’Arménie. Le pays est devenu la première nation chrétienne au monde en 301 après J.-C. et a toujours eu besoin de protection contre des voisins hostiles. De l’autre côté, si les démocrates ont fidèlement promu la reconnaissance du génocide arménien au cours des 33 dernières années, ils n’ont pas accompli grand-chose de plus.

Aujourd’hui, avec le retour de Trump à la Maison-Blanche, nous pouvons nous attendre à ce que l’Arménie chrétienne émerge davantage en tant que nouvel allié pour la promotion de la démocratie occidentale dans la région. Si Dieu le veut, elle deviendra également un nouveau centre pour les missions mondiales.

Russie

Vitaly Vlasenko, secrétaire général de l’Alliance évangélique russe

Trump était le candidat le plus valable et je suis heureux qu’il ait gagné. Mais l’idée qu’il entretiendrait une relation étroite avec Vladimir Poutine est excessive. Si les Russes ont accueilli favorablement sa première présidence, beaucoup ont été déçus et sont aujourd’hui méfiants. Néanmoins, son élection nous redonne l’espoir que les choses peuvent changer.

J’espère que Trump soutiendra le dialogue international, la paix et la liberté de religion. Il a promis de mettre fin à la guerre en Ukraine en 24 heures. Il n’est pas Dieu, mais si cela se produit bientôt, j’en serai très heureux. Cependant, la Russie n’étant pas un État satellite des États-Unis, il est très difficile de prédire comment nous serons affectés tant que Trump n’aura pas choisi l’ensemble de son cabinet présidentiel. Pour l’instant, je suis encouragé.

Il est difficile de savoir quel sera l’impact de Trump sur notre communauté évangélique russe. Le soutien mutuel entre les communautés des États-Unis et de la Russie dépend principalement des relations entre personnes et entre églises, et non de celui qui siège à la Maison-Blanche. Historiquement, les autorités états-uniennes ne se sont pas opposées à notre dialogue, mais y ont au contraire contribué de manière positive. Comme Trump a le soutien de la plupart des évangéliques états-uniens, j’espère que son équipe perpétuera cette bonne tradition.

Turquie

Ali Kalkandelen, ancien président de l’Association des églises protestantes de Turquie

Les politiques états-uniennes dans notre région ont inondé notre pays de réfugiés syriens, afghans et ukrainiens. Si Israël étend sa guerre à l’Iran, cela pourrait menacer d’impliquer la Turquie. Le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan continue de s’envenimer, car il a été négligé par les États-Unis. Le peuple kurde qui cherche à obtenir une autonomie régionale se confie dans le soutien états-unien.

Ces crises ont eu des répercussions négatives sur la politique et l’économie de notre pays. Nous devons prier pour que Dieu accorde sa miséricorde et sa sagesse à tous les dirigeants du monde. Mais Trump promet de changer de cap et de rechercher la paix dans la région, ce qui serait meilleur et plus juste pour tous. Le président Recep Tayyip Erdoğan appelle Trump « mon ami », et leur relation renforcera probablement les liens communs de nos pays au sein de l’OTAN. 

Bien que les membres de l’Église aient souffert sous le poids de ces crises, celles-ci ont également ouvert de nouvelles possibilités de ministère. De nombreux réfugiés sont venus à la foi en Christ en Turquie, et nos communautés intègrent des croyants d’origine kurde, persane et arabe.

Cette transformation spirituelle se poursuivra et renforcera l’Église. Aucun président états-unien ne peut avoir un impact négatif dans ce domaine.

Royaume-Uni

Gavin Calver, PDG de l’Alliance évangélique du Royaume-Uni

Nous devrons une fois de plus répondre aux accusations de ceux qui présupposent que les évangéliques britanniques marient politique et foi de la même manière que ceux qui portent l’étiquette évangélique aux États-Unis. La politique et la foi seront toujours liées dans une certaine mesure, mais l’association étroite entre confession et orientation politique, évangélique étant souvent perçu comme synonyme de MAGA, a été extrêmement problématique pour nous au Royaume-Uni.

Les évangéliques britanniques, eux, ne sont mariés à aucune orientation politique. Les chrétiens doivent prier pour leurs dirigeants et les soutenir, mais ils doivent aussi prendre position contre ce qui est mauvais. Notre loyauté première doit aller à Jésus et non à un dirigeant national.

J’espère que la prochaine présidence Trump pourra être différente, que les évangéliques de mon pays ne seront pas supposés à tort être alignés avec lui sur le plan politique et nationaliste, et que nous pourrons continuer à être une « bonne nouvelle » au Royaume-Uni.

Ukraine

Taras M. Dyatlik, directeur de l’engagement, Scholar Leaders

Je suis profondément préoccupé par l’impact potentiel des résultats des élections états-uniennes sur la défense de notre pays contre son agression injustifiée par la Russie. L’Ukraine dépend fortement de l’aide et des décisions de politique étrangère des États-Unis, et je crains qu’un changement de direction n’affecte ce soutien crucial.

Je suis troublé de voir certains responsables évangéliques occidentaux adopter des récits qui minimisent ou justifient l’agression russe, souvent à partir de campagnes de propagande russe sophistiquées. L’idée selon laquelle « la guerre s’arrêtera lorsque l’Ukraine cessera de se défendre ou lorsque l’Occident cessera de soutenir l’Ukraine » plutôt que « la guerre s’arrêtera et devrait s’arrêter en obligeant la Russie à quitter les territoires ukrainiens » révèle une méconnaissance inquiétante de la réalité.

L’instrumentalisation de la rhétorique et des valeurs chrétiennes à des fins politiques, tant en Russie qu’aux États-Unis, me préoccupe également beaucoup. Lorsque les valeurs chrétiennes sont trop étroitement alignées sur les pouvoirs politiques, elles sont souvent déformées et utilisées à mauvais escient pour justifier des actions qui nuisent aux plus vulnérables.

Je prie pour qu’indépendamment du leadership et des politiques des États-Unis, la communauté internationale continue à soutenir la lutte de l’Ukraine pour son existence, ses valeurs démocratiques et la dignité humaine.

AMÉRIQUE LATINE

Brésil

Cassiano Luz, directeur exécutif de l’Alliance évangélique brésilienne

La réélection de Donald Trump a des retombées importantes pour les évangéliques brésiliens.

Trump est considéré comme un allié et un ami de Jair Bolsonaro, l’ancien président du Brésil, qui bénéficiait d’un large soutien évangélique. Reconnu coupable d’abus de pouvoir politique et d’abus médiatique, Bolsonaro est actuellement inéligible en 2026 et fait l’objet d’enquêtes pour blanchiment d’argent, falsification du carnet de vaccination et incitation à l’insurrection de 2022 qui a visé le Congrès national du Brésil et d’autres bâtiments gouvernementaux à Brasília. Bolsonaro et ses partisans célèbrent la réélection de Trump, pensant que la pression politique états-unienne pourrait renverser son inéligibilité au Brésil.

Je crois qu’une priorité pour nous, en tant qu’Église évangélique brésilienne, est de comprendre les facteurs qui façonnent nos choix et nos positions idéologiques. Si de nombreux évangéliques brésiliens célèbrent la réélection de Trump comme conforme aux principes de l’Évangile, je préfère me faire l’écho des paroles de Ronaldo Lidório : l’Évangile n’est ni démocrate ni républicain ; il ne s’aligne ni sur Harris ni sur Trump. L’Évangile, c’est Jésus. « Chers amis, je vous exhorte, en tant qu’étrangers et exilés, à vous abstenir des désirs pécheurs qui font la guerre à votre âme » (1 P 2.11).

Mexique

Rubén Enriquez Navarrete, secrétaire de la Fraternité évangélique du Mexique

Donald Trump a de nouveau remporté l’élection présidentielle aux États-Unis. Même s’il n’est pas irréprochable, il reconnaît que les origines et les principes des États-Unis sont ancrés dans le Dieu de la Bible. Je crois que Dieu a permis cela pour deux raisons : donner aux églises une plus grande latitude pour répandre l’Évangile et encourager la réflexion parmi ceux qui se sont éloignés de Dieu.

La question des migrants est une préoccupation majeure pour les églises mexicaines, et le résultat de l’élection aura sans aucun doute une influence là-dessus. Les églises mexicaines organisent des actions de soutien aux migrants, notamment à la frontière. Pour nous, il ne s’agit pas d’un problème, mais d’une opportunité. Bien que nombre d’entre eux arrivent ici en tant que non-croyants, ils se convertissent souvent et, une fois rentrés dans leur pays d’origine, partagent l’Évangile ou soutiennent les églises locales.

Pour les chrétiens mexicains, il n’y a pas d’impact significatif — seulement un sentiment de fierté de savoir que, aux États-Unis, on accorde de la valeur à l’opinion des pasteurs évangéliques.

AMÉRIQUE DU NORD

Canada

David Guretzki, PDG de l’Alliance évangélique canadienne

En raison de la proximité géographique du Canada, les événements politiques majeurs qui se déroulent aux États-Unis ont une plus grande incidence sur notre climat politique et social. Par exemple, lorsque la Cour suprême des États-Unis a invalidé l’arrêt Roe v. Wade, l’avortement est redevenu un sujet brûlant au Canada et a conduit notre gouvernement à promettre de veiller à ce que le Canada ne suive pas la même voie.

Le débat sur l’avortement a suscité beaucoup d’angoisse de part et d’autre, alors que rien n’avait changé dans notre contexte juridique. Le renversement de l’arrêt Roe v. Wade a suscité chez les opposants à l’avortement un désir renouvelé de voir de nouvelles lois, tandis que ses partisans cherchaient à permettre un accès sans entrave à l’avortement.

Bien qu’il y ait toujours des comparaisons entre les politiques états-uniennes et canadiennes, nous cherchons à rappeler aux chrétiens évangéliques que le contexte historique, religieux, social et politique du Canada est distinct.

Notre alliance évangélique se félicite que les élections chez nos voisins se soient déroulées librement et sans violence ni perte de vie. L’Écriture nous enjoint de prier pour tous ceux qui détiennent l’autorité, quelle que soit leur orientation politique. À cet égard, nous demandons à tous les disciples de Jésus d’observer cette exhortation tout en faisant preuve d’une indulgence aimante à l’égard de ceux dont les opinions politiques peuvent différer des leurs.

MOYEN-ORIENT

Égypte

Michael El Daba, directeur régional du Mouvement de Lausanne pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord

Alors que le monde attendait les résultats des élections états-uniennes, de nombreux chrétiens égyptiens priaient pour la paix. La guerre est partout à nos frontières à Gaza, en Libye et au Soudan, et notre gouvernement a aggravé la situation par des décisions politiques qui ont conduit à une inflation et à un endettement sans précédent. Les touristes ont peur de s’y rendre, tandis que bien des réfugiés y ont trouvé un refuge sûr.

Qu’il s’agisse des droits de l’homme au niveau local ou de la paix et de la stabilité régionales, l’administration Biden n’a pas fait grand-chose. Nous ne nous attendons pas à ce que Trump soit très différent, du moins en ce qui concerne le peuple égyptien. Il poursuivra une approche très transactionnelle des relations avec ses alliés régionaux, y compris l’Égypte, se concentrant sur les ventes d’armes, les transactions commerciales et la coopération en matière de sécurité, tout en ignorant largement l’engagement politique et diplomatique en matière de valeurs. Trump renoncera probablement à toute observation, même prudente, sur les droits de l’homme et les libertés politiques.

Sur une note positive, le soutien massif des évangéliques états-uniens à Trump pourrait aider les évangéliques égyptiens à mieux se faire entendre au niveau local. Si Trump cherche à promouvoir la liberté religieuse à l’international, nous pouvons contribuer au travail pour les droits des minorités. Cela permettrait d’ouvrir davantage la place publique à la participation politique des chrétiens et de surmonter les obstacles administratifs à la construction d’édifices religieux.

Iran

Mehrdad Fatehi, fondateur et directeur exécutif du Pars Theological Centre

Note : Fatehi vient d’Iran, mais est actuellement installé au Royaume-Uni.

Pour la plupart des Iraniens, une présidence de Trump est une excellente nouvelle. Trump a mis le régime iranien sous pression grâce aux sanctions, affaiblissant le régime économiquement. Sous sa direction, les forces états-uniennes ont tué Qassem Soleimani, le deuxième homme le plus puissant d’Iran, qui a dépensé des milliards de dollars pour soutenir le Hamas, le Hezbollah et d’autres groupes appuyés par l’Iran. Beaucoup d’Iraniens espèrent que ces politiques rigoureuses continueront.

À l’inverse, les démocrates ont adopté une politique d’apaisement envers le régime iranien, ce qui l’aide à rester au pouvoir. En serrant la main des dirigeants islamistes, ils ferment les yeux sur les atteintes aux droits de l’homme. Mais la plupart des Iraniens espèrent que Trump aidera le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyahu, à attaquer l’Iran pour que le peuple iranien puisse renverser le gouvernement lorsque celui-ci sera au plus faible.

Le régime islamiste est actuellement inquiet, se demandant comment Trump va gérer le cas de L’Iran. Mais une crainte générale de la guerre persiste : elle pourrait nuire au pays sans garantir les résultats espérés par le peuple. La plupart des croyants iraniens, issus d’un milieu musulman, partagent probablement ce regard. Leur situation de persécution est déjà si difficile qu’aucune action de Trump ne pourrait vraiment l’aggraver.

Pour beaucoup, Trump représente la meilleure chance de changement positif pour les Iraniens.

Danny Kopp, président de l’Alliance évangélique israélienne

De nombreux évangéliques pro-israéliens et propalestiniens, par ailleurs opposés les uns aux autres sur la politique états-unienne dans la région, sont ironiquement unis dans leur espoir qu’une présidence Trump apportera une amélioration par rapport à l’administration Biden. Et pourtant, s’il y a une chose que l’on peut dire avec certitude à propos de Trump, c’est qu’il sera imprévisible. Il est tout aussi capable de soutenir une escalade spectaculaire dans l’usage de la force contre les ennemis d’Israël que d’exiger une cessation rapide des hostilités que certains considéreraient comme une capitulation.

En général, les juifs messianiques ne s’attendent pas à ce que Trump aborde spécifiquement leurs problèmes internes en tant que citoyens juifs messianiques d’Israël. Leur nombre est trop faible pour qu’il puisse envisager une politique spécifique à leur égard. Comme leurs concitoyens, ils sont presque entièrement accaparés par la manière dont l’administration de Trump soutiendra ou non Israël dans sa guerre actuelle sur sept fronts.

Une deuxième administration Trump pourrait en effet se lancer dans un effort bienvenu pour élargir les accords d’Abraham afin d’inclure l’Arabie saoudite et peut-être même la Palestine dans l’établissement d’accords de paix avec Israël. Toutefois, si les États-Unis abandonnent leurs alliés en Ukraine et en Asie du Sud-Est aux agressions russe et chinoise, ils ne feront qu’enhardir cet axe qui, principalement par l’intermédiaire de l’Iran et de ses mandataires, a été le principal instigateur de la violence en Israël, à Gaza, au Liban, en Syrie, au Yémen et en Irak.

Liban

Wissam al-Saliby, président du 21Wilberforce Global Freedom Center

Historiquement, les habitants de mon pays d’origine ne voient pas de grande différence entre les politiques des républicains et des démocrates concernant Israël et le Liban. Cependant, de nombreux Libanais au Liban et aux États-Unis ont soutenu l’élection de Donald Trump parce qu’ils préfèrent l’« inconnu » de sa présidence aux politiques de l’administration actuelle, qui ont permis à la guerre au Moyen-Orient de se poursuivre et de s’étendre.

Quoi qu’il en soit, cette région se vide de sa population chrétienne à cause de la guerre, d’abord en Irak, puis en Syrie, et maintenant au Liban. Beaucoup de mes amis et de ma famille sont partis. Les chrétiens palestiniens de Cisjordanie continuent de perdre leurs terres et leurs moyens de subsistance au profit des colons israéliens.

Nous avons besoin de toute urgence d’un processus de paix qui réponde aux véritables griefs et à l’injustice à l’origine du conflit, ce qui n’a jamais été le cas jusqu’à présent.

En outre, la destruction de Gaza et maintenant d’une grande partie du Liban a fortement érodé la crédibilité des États-Unis. Si l’administration états-unienne s’adressait à un pays à majorité musulmane pour dénoncer la persécution des chrétiens dans ce pays, la réponse qu’elle recevrait serait la suivante : « Commencez par arrêter la guerre à Gaza ; ensuite, revenez nous poser des questions sur notre propre bilan en matière de droits de l’homme. »

Palestine

Jack Sara, secrétaire général de l’Alliance évangélique au Moyen-Orient et en Afrique du Nord

La politique états-unienne a eu une influence complexe et souvent controversée, les décisions de la Maison-Blanche affectant profondément notre vie quotidienne et notre avenir.

Le soutien de Trump aux politiques favorisant l’expansion israélienne et son mépris pour les droits des Palestiniens suscitent des inquiétudes. Cela pourrait se traduire par une marginalisation accrue des Palestiniens et un environnement encore plus difficile pour les chrétiens qui s’efforcent de vivre leur foi dans ce contexte très instable.

Trump a reçu un soutien important de la part de nombreux évangéliques, malgré des politiques qui semblent contredire les valeurs fondamentales de justice, de miséricorde et d’humilité que l’Écriture nous appelle à défendre. Je soupçonne qu’une grande partie de ce soutien est enracinée dans une idéologie théologique et politique trompeuse — le sionisme chrétien — qui considère l’allégeance inconditionnelle à l’État d’Israël comme une obligation biblique. De nombreux évangéliques semblent considérer Trump comme le protecteur d’Israël, négligeant peut-être le mépris de sa précédente administration pour les droits des Palestiniens et les conséquences plus larges pour la paix au Moyen-Orient.

Cependant, je garde espoir et je continue à prier. J’espère que l’administration Trump s’efforcera de mettre un terme à la guerre génocidaire à Gaza ainsi qu’à l’invasion terrestre et à la campagne de bombardement généralisée au Liban. J’espère que Trump œuvrera en faveur d’une paix qui respecte véritablement les droits et la dignité de tous les habitants de la Terre sainte et de la région.

OCÉANIE

Australie

Simon Smart, directeur exécutif du Centre for Public Christianity

D’un côté, une autre présidence Trump pourrait ne pas avoir beaucoup d’impact sur les évangéliques en Australie, où le paysage religieux est très différent de celui des États-Unis. Mais, dans la mesure où cela renforce le désir de certains chrétiens d’acquérir autant de pouvoir politique que possible pour atteindre leurs objectifs, cela pourrait s’avérer contre-productif à long terme. L’histoire montre souvent — mais pas toujours — que la foi chrétienne et le pouvoir politique ne font pas bon ménage. C’est une leçon qui paraît difficile à apprendre.

L’Australie est un pays plus laïque que les États-Unis. Pour ceux d’entre nous qui cherchent à faciliter la compréhension de la foi chrétienne ici, l’association, depuis plusieurs décennies, du terme « évangélique » à une orientation politique que la majorité des Australiens perçoit négativement n’a pas aidé la cause. Nous devons faire face à des présupposés qui entravent un dialogue constructif sur la foi.

Reportages d’Angela Lu Fulton, Bruce Barron, Franco Iacomini, Isabel Ong, Jayson Casper et Surinder Kaur

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News

Les déportations massives promises par Trump inquiètent les églises de migrants

Certaines des promesses du président états-unien élu semblent difficilement réalisables, mais il a menacé d’expulser des millions d’immigrants sans papiers et légaux.

A man furls a flag after a US naturalization ceremony in Los Angeles for immigrants becoming citizens.

Un homme enroule un drapeau après une cérémonie de naturalisation à Los Angeles au début de l’année.

Christianity Today November 8, 2024
Mario Tama / Getty Images

Jackson Voltaire, un pasteur à la tête d’un regroupement de 255 églises baptistes haïtiennes en Floride, a prié une bénédiction pour Donald Trump le lendemain de l’élection.

Mais il s’est également retrouvé pour prier avec les responsables de ces églises inquiètes de ce qu’il pourrait advenir du statut légal des Haïtiens dans le pays.

« Nous avons beau dire aux gens de ne pas s’inquiéter, pour la plupart d’entre eux, il y a des raisons de s’inquiéter », commente le pasteur. « Mais lorsque nous fixons nos yeux sur Jésus, l’inquiétude commence à se dissiper. La force et le réconfort que nous trouvons dans les promesses de Dieu sont plus forts que la peur. »

Le prochain président élu a fait des déportations massives un élément central de sa campagne, promettant d’expulser des millions d’immigrés des États-Unis, y compris des Haïtiens. Le programme officiel du Parti républicain promet de « mener la plus grande opération de déportation de l’histoire américaine ».

Dans ses discours de campagne, Trump s’en est pris aux immigrés sans papiers qui commettent des crimes violents, mais il a également indiqué qu’il mettrait fin à certains programmes d’immigration légale, comme celui destiné aux Haïtiens.

Ces propositions pourraient concerner plus de 10 millions de personnes aux États-Unis et entraîner des séparations familiales pour des millions d’entre elles, étant donné que la plupart des immigrés sans papiers cohabitent avec des immigrés légaux.

Les Haïtiens se trouvent pour la plupart légalement dans le pays, dans le cadre d’un programme destiné aux personnes fuyant la guerre, appelé « Temporary Protected Status » (TPS), qui couvre Haïti et d’autres pays, comme le Venezuela et le Nicaragua. Trump avait tenté en vain de mettre fin à ce programme lors de son premier mandat. Il souhaite toujours y mettre un terme.

Actuellement, Haïti n’a pas de gouvernement opérationnel, ce qui rend tout renvoi difficile. Les habitants vivent sous l’emprise de gangs en guerre entre eux.

Jackson Voltaire raconte prier non seulement pour que Trump soit en bénédiction pour les États-Unis, mais aussi pour que Dieu trouve des personnes capables de changer la trajectoire de son pays d’origine afin que les gens n’aient plus à tenter de se réfugier ailleurs. Il prie pour qu’Haïti puisse « revenir à la glorieuse époque où cette nation était considérée comme la perle des Caraïbes ».

Trump avait déjà promis d’expulser des millions de personnes lors de sa campagne de 2016, mais les chiffres des renvois au cours de son premier mandat sont à peu près les mêmes que ceux de l’administration Biden. L’administration Obama détient toujours le record du plus grand nombre de renvois en un an.

Cette fois, Trump envisage un moyen plus radical : le déploiement de la Garde nationale pour arrêter les immigrés sans papiers. Il a plusieurs fois fait référence à l’opération « Wetback » de l’administration Eisenhower, au cours de laquelle les forces de l’ordre fédérales et locales avaient effectué des raids de grande envergure pour expulser environ un million de personnes, dont certaines s’étaient avérées être des citoyens américains.

Les experts en immigration doutent que le Congrès fournisse les fonds nécessaires aux déportations massives envisagées. L’infrastructure nécessaire ne serait pas simple à mettre en place. Un groupe travaillant sur le sujet a estimé le coût de l’expulsion de l’ensemble des personnes sans papiers aux États-Unis à 315 milliards de dollars.

Même s’il n’y a pas d’argent pour des déportations massives, « je ne veux pas dire aux gens que tout va bien se passer. Je pense que nous allons assister à une augmentation des expulsions de gens très bien », analyse Matthew Soerens, représentant de World Relief, une organisation évangélique travaillant à l’insertion des réfugiés. « Tout le monde est d’accord pour expulser les criminels violents. »

Si les évangéliques ont soutenu Trump lors de l’élection, ils ont aussi historiquement une approche plus compatissante des questions d’immigration. Ils soutiennent généralement un statut légal pour les « Dreamers » (immigrés sans papiers amenés aux États-Unis lorsqu’ils étaient enfants), s’opposent à la séparation des familles et estiment que les États-Unis ont l’obligation morale d’accueillir des réfugiés. Un élément a cependant récemment évolué : ils sont plus nombreux à considérer les immigrants comme une menace économique.

Diverses organisations confessionnelles espèrent faire entendre à Trump que les immigrants ont de la valeur.

« Nous allons plaider auprès de lui, faire appel à son engagement à soutenir l’Église persécutée, à ses déclarations selon lesquelles il croit en l’immigration légale », explique Matthew Soerens.

« Nous croyons en la possibilité d’un progrès et nous demandons instamment à la nouvelle administration de tenir compte de l’immense valeur que les immigrants et les réfugiés apportent à notre nation », dit Krish O’Mara Vignarajah, directeur de Global Refuge, une agence confessionnelle d’insertion des réfugiés.

La séparation des familles est la mesure anti-immigration la plus impopulaire parmi les chrétiens évangéliques blancs. « On ne sait pas exactement ce que fera le président élu Trump », dit Matthew Soerens.

Les déportations frapperaient tout particulièrement la communauté latino-américaine. Les évangéliques latinos soutiennent généralement l’extension du statut légal aux Dreamers et autres immigrés sans papiers qui vivent aux États-Unis depuis longtemps. Mais la plupart de ces évangéliques (60 %) ont voté pour Trump lors des dernières élections, en grande partie sur la base de questions sociales telles que l’avortement et en raison de leur opposition aux régimes communistes ou de gauche dans leurs pays d’origine.

« Bien que les évangéliques latinos ne soient pas un bloc électoral monolithique ou monothématique, en matière d’immigration de nombreuses communautés latinos ont exprimé de profondes inquiétudes concernant les propos sur les déportations de masse et leur impact sur le ministère de l’Église latino et auprès d’elle », affirme Gabriel Salguero, président de la National Latino Evangelical Coalition, dans une déclaration qu’il nous a transmise.

« Nous nous demandons comment les églises peuvent collecter les dîmes et les offrandes des membres immigrés tout en gardant le silence sur les politiques qui préconisent leur déportation massive. » « Notre prière sincère est qu’il y ait enfin une solution bipartisane en matière d’immigration qui respecte l’État de droit et honore la dignité de tous les individus. »

Les pressions politiques ont longtemps empêché le Congrès d’adopter une réforme de l’immigration ; un projet de loi bipartisan sur la frontière proposé en février pour restreindre les migrants à la frontière et améliorer la procédure d’asile a échoué lorsque Trump s’y est opposé. 

D’autres programmes d’immigration légale sont remis en question. Des permis humanitaires ont permis à des Afghans, des Ukrainiens, des Haïtiens, des Cubains, des Nicaraguayens et des Vénézuéliens de trouver un refuge légal aux États-Unis, mais Trump s’est engagé à expulser les personnes bénéficiant de ce programme.

« Préparez-vous à partir », a déclaré le prochain président.

De nombreux Ukrainiens fuyant la guerre sont également venus aux États-Unis dans le cadre de permis humanitaires. Paul Oliferchik est le fils de réfugiés de l’Union soviétique et était jusqu’à récemment pasteur d’une église ukrainienne des Assemblées de Dieu à New York, la ville qui abrite la plus grande population ukrainienne des États-Unis. Il est aujourd’hui au service d’une église chinoise de la ville.

Sa femme est la fille de réfugiés ukrainiens qui ont reçu l’aide d’une organisation luthérienne pour s’installer aux États-Unis, raconte-t-il. « Nous avons déménagé en tant que réfugiés et nous avons eu une chance inouïe », estime-t-il.

Mais bon nombre des immigrés évangéliques ukrainiens qu’il connaît sont partisans de Trump : ils ne prennent pas leurs décisions politiques en fonction de l’immigration, mais selon leur conservatisme social.

Le pasteur pense qu’ils ne sont probablement pas au courant de la fin potentielle du programme de permis humanitaires. Quoi qu’il en soit, il espère qu’ils se tiendront aux côtés des autres réfugiés.

« Dieu a aidé beaucoup d’entre nous à venir vivre aux États-Unis », souligne-t-il. « Lorsque Dieu a fait sortir Israël d’Égypte, il lui a demandé de se souvenir. Si nous ne nous souvenons pas que Dieu lui-même nous a fait sortir et nous a rachetés, cela pourrait se refléter dans la façon dont nous traitons les autres, qui essaient eux aussi de s’en sortir et de vivre. »

Au cours de son premier mandat, Trump a tenté de mettre fin au programme DACA (Deferred Action for Childhood Arrivals) justement destiné aux Dreamers, mais il s’est heurté à des obstacles juridiques. Des experts en immigration estiment que ses conseillers juridiques ont tiré les leçons de leurs premières tentatives pour défaire certains de ces programmes et qu’ils pourraient avoir plus de succès cette fois-ci.

Dirigée par Stephen Miller, conseiller de longue date en matière d’immigration, l’équipe Trump cherche d’autres moyens de réduire l’immigration légale. Le Wall Street Journal rapporte notamment un projet qui bloquerait les immigrants porteurs de handicaps ou à faibles revenus.

Au cours de son dernier mandat, Trump a temporairement suspendu l’ensemble du programme pour les réfugiés dépendant directement de la présidence, puis a considérablement réduit le nombre d’admissions qui a fait une plongée historique.

En 2020, à la fin de son mandat, les admissions de réfugiés n’étaient plus que de 12 000 par an contre une moyenne historique de 81 000. Dans sa campagne pour 2024, Trump a critiqué les admissions de réfugiés par Biden et affirmé qu’il apporterait « de toutes nouvelles mesures de répression ».

Les mesures répressives de la précédente administration Trump ont dans certains cas permis d’arrêter des immigrés sans casier judiciaire qui se trouvaient dans le pays depuis des décennies.

En 2017, des agents de l’Immigration and Customs Enforcement (ICE) ont arrêté des centaines de chrétiens irakiens à Détroit, dont certains alors qu’ils se rendaient à l’église. Ces chrétiens auraient été confrontés à la persécution et « même à la mort » s’ils avaient été expulsés, ont écrit à l’époque des responsables évangéliques à l’administration Trump.

Au cours des affrontements juridiques autour de leur expulsion, de nombreux chrétiens irakiens ont été détenus aux États-Unis pendant plus d’un an avant d’être libérés, et certains ont été déportés. Certaines de ces personnes avaient fait l’objet d’une procédure pénale ayant abouti à une expulsion ; d’autres n’avaient pas de casier judiciaire. Beaucoup de chrétiens chaldéens ne croyaient pas qu’ils seraient expulsés puisqu’ils avaient soutenu Trump et cru à ses promesses sur la protection des chrétiens persécutés.

Quelle que soit l’ampleur des expulsions à venir, les promesses de Trump ont déjà suscité l’inquiétude des communautés d’immigrés.

« La plupart de mes amis haïtiens me disent qu’ils ne s’inquiètent pas tant de l’expulsion, car ils bénéficient d’un statut protégé (bien que temporaire) qui les protège », rapporte Jeremy Hudson, pasteur de la Fellowship Church, l’une des plus grandes églises de Springfield, dans l’Ohio, qui compte une importante population haïtienne.

« La préoccupation dont je les ai davantage entendus parler est la façon dont ils seront traités et perçus par les citoyens locaux. »

Trump a affirmé que les immigrés sans papiers « empoisonnent le sang de notre pays » et a promis de sauver « toutes les villes qui ont été envahies et conquises ». Lui et son vice-président, JD Vance, se sont attaqués aux Haïtiens à plusieurs reprises, propageant une rumeur mensongère selon laquelle ils mangeaient les animaux de compagnie des gens à Springfield.

Le pasteur floridien, Jackson Voltaire, raconte que les églises haïtiennes qu’il connaît étaient encore en train de gérer les retombées de ces remarques.

« L’affaire de Springfield va laisser des traces durables », estime-t-il. « Mais les Haïtiens sont un peuple résilient. Ils ont traversé beaucoup de choses. »

En attendant, les pasteurs haïtiens doivent continuer à servir les immigrés qui se trouvent dans leurs églises.

« Nous prions pour que les gens trouvent force et réconfort dans l’amour que nous leur témoignons. » « Ultimement, nous prions pour que le nom de Dieu soit glorifié dans la vie de tous les immigrants, qu’ils viennent d’Haïti ou d’ailleurs. »

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Rencontre avec des expatriés évangéliques restés au Liban

Brent Hamoud, Emad Botros, and Daniel Suter from Lebanon

Brent Hamoud, Emad Botros et Daniel Suter.

Christianity Today November 8, 2024
Illustration par Christianity Today/Images sources : Getty/Images fournies par Brent Hamoud, Emad Botros et Daniel Suter

L’avertissement lancé par l’ambassade états-unienne le 14 octobre ne pouvait être plus clair : Les citoyens américains au Liban sont fortement encouragés à partir maintenant. Mais ce message, envoyé alors qu’Israël intensifiait ses attaques contre le Hezbollah, n’était que le dernier en date de plusieurs semaines d’efforts diplomatiques visant à réduire la présence étrangère sur place.

Le 31 juillet, craignant déjà une escalade de la violence, l’ambassade décourageait les touristes potentiels en affichant le plus haut de ses quatre niveaux d’alerte : Ne pas s’y rendre. Pour ceux qui se trouvent à l’intérieur du Liban, elle soulignait : Autant que possible, le meilleur moment pour quitter un pays est avant une crise. Les principales compagnies aériennes avaient déjà annulé leurs vols à destination et en provenance de Beyrouth, ne laissant que la compagnie nationale pour l’évacuation — et ses vols sortants étaient pleins des semaines à l’avance.

Depuis que le Hezbollah, une milice musulmane chiite largement reconnue comme terroriste en Occident, avait lancé des missiles contre Israël pour soutenir l’attaque du Hamas en octobre dernier, les étrangers vivaient dans la crainte qu’Israël finisse par bombarder l’aéroport, comme lors de la guerre de 2006 qui avait vu de nombreux expatriés bloqués sur place. Il était difficile d’espérer passer par la Syrie, et le Liban n’a pas de relations officielles avec Israël permettant de franchir la frontière méridionale.

C’est alors que des bipeurs du Hezbollah ont explosé dans tout le pays.

Avec des dizaines de morts et des milliers de blessés, le lendemain, le 18 septembre, l’ambassade a mis en garde contre la réduction des soins de routine dans les hôpitaux. Le 21 septembre, elle déclarait aux citoyens que le gouvernement libanais ne pouvait pas garantir leur sécurité, évoquant la possibilité d’une augmentation de la criminalité, de la violence sectaire ou d’enlèvements ciblés.

Le 28 septembre, au lendemain d’une frappe aérienne israélienne massive qui a tué le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, l’ambassade renvoyait son personnel non essentiel et ouvrait les inscriptions pour que les citoyens états-uniens puissent demander de l’aide pour quitter le pays.

Plusieurs ont payé des milliers de dollars pour placer leur famille sur des yachts privés à destination de Chypre. D’autres appelaient frénétiquement la compagnie Middle East Airlines (MEA) pour obtenir des places réservées par l’ambassade vers d’autres destinations. Et au sein de la communauté missionnaire, la discussion était incessante : Vous partez ? Quels sont vos plans d’urgence ? Votre organisation vous obligera-t-elle à vous en aller ?

Certains ont décidé de rester.

Nous avons interrogé quatre chrétiens étrangers pour savoir comment ils ont pris cette décision malgré la guerre.

Chacun d’entre eux a déjà enduré le bourdonnement constant des drones israéliens survolant leur quartier. Ils ont appris à faire la différence entre le bruit des avions de guerre qui franchissent délibérément le mur du son et le bruit tout aussi assourdissant d’un tir de missile qui fait s’écrouler un immeuble d’habitation. Certains se sont demandé s’ils ne risquaient pas de devenir la cible d’une colère chiite aveugle ou si les enlèvements d’étrangers par des islamistes ne risquaient pas de se répéter comme pendant la guerre civile au Liban, il y a des décennies.

Ils représentent différentes catégories de travailleurs chrétiens.

Une famille suisse vivant dans les contreforts de Beyrouth pense que les anges ont fermé les oreilles de leurs enfants pendant la nuit et leur ont permis de dormir tranquillement, même lorsque les explosions — légèrement étouffées par la distance — réveillaient les parents à 3 heures du matin. Un Égyptien de nationalité canadienne raconte que les explosions étaient si fortes qu’il pensait parfois qu’elles s’étaient produites juste de l’autre côté de la rue, avant de regarder par la fenêtre et de voir des panaches de fumée s’élever dans la vallée à trois kilomètres de là, non loin de son église, à l’extérieur de Beyrouth.

Un États-Unien marié à une Libanaise explique que, si les attentats ne le menaçaient pas directement, il était profondément troublé par le fait que chaque missile faisait plus de morts et déplaçait des familles. Et une États-Unienne célibataire élevée dans la pauvreté urbaine au milieu de la guerre des gangs observe : « J’ai grandi à la dure, mais les coups de feu et les bombes, ce n’est pas la même chose. »

Une résilience partagée

Cette femme, une jeune Noire de l’Ohio, témoigne sous anonymat parce que son organisation travaille dans d’autres pays du Moyen-Orient où le témoignage auprès des musulmans est illégal. Mais elle était impatiente de raconter son histoire, qu’elle voit comme une « anomalie » dans le monde des missions.

Son agence, dit-elle, préfère rester sur place et prier en cas de crise.

Elle n’était au Liban que depuis six mois lorsque la guerre à Gaza a commencé. À ce moment-là, de la trentaine d’amis chrétiens étrangers qu’elle côtoie, seuls elle et ses coéquipiers, un couple avec deux jeunes enfants, n’ont pas été évacués. La plupart sont depuis rentrés au Liban, car la guerre ne s’est pas étendue au-delà de la frontière méridionale, et le temps passé à l’écart a peut-être contribué à ramener le calme. Dans le contexte de l’escalade actuelle, plusieurs sont encore là.

Son travail consiste à soutenir un mouvement de « tente de louange » en collaboration avec les églises locales, en mettant l’accent sur la prière et l’adoration. Face à la montée de la violence, elle avait acheté des billets d’avion « au cas où » pour le 15 octobre et restait en contact quotidien avec les responsables de son organisation aux États-Unis. Quelques jours avant cette date, alors que la compagnie libanaise mettait des milliers de personnes à l’abri, ses mentors états-uniens ont embarqué dans un avion presque vide à destination du Liban pour prendre de ses nouvelles. Cette visite a renforcé sa résolution, qui s’est encore accrue lorsqu’elle s’est jointe à 200 Libanais lors d’une veillée de 50 heures. Certains parlaient en langues. D’autres, épuisés par les danses, les banderoles et les prières d’intercession, s’endormaient sur les bancs. 

Le thème, planifié des mois à l’avance, était « Lève-toi, Esther ». Et c’est « pour un moment comme celui-ci », estime-t-elle, qu’elle était au Liban, pour se tenir aux côtés du peuple et demander au Roi de mettre fin à la guerre. Inspirée par leur résilience, elle s’est identifiée aux luttes des Libanais, un peuple malmené par les puissances régionales et subordonné au service d’un programme politique. La situation a fait écho à son expérience en tant que femme noire, lui rappelant que l’histoire de l’esclavage transatlantique avait donné à son peuple une capacité similaire à endurer avec espoir des circonstances difficiles.

Mais elle considère que beaucoup se trompent sur cette guerre.

« La génération Z est presque entièrement propalestinienne », dit-elle. « Au Liban, je n’ai jamais vu une telle haine à l’égard d’Israël. Les gens ne veulent même pas prononcer son nom. »

En tant qu’enfant du 11 septembre, elle s’étonne de la rapidité avec laquelle les États-Unis ont changé d’attitude : une génération était ouvertement antimusulmane, la suivante largement réceptive à la propagande palestinienne. Peu de ses amis états-uniens savent qu’Israël sauve des vies civiles en émettant des ordres d’évacuation avant la plupart des bombardements. Et moins nombreux encore sont ceux qui, selon elle, comprennent la place eschatologique des Juifs dans le programme de Dieu pour la fin des temps.

Israël n’est pas une nation pieuse, dit-elle, et Dieu la jugera pour sa violence excessive à Gaza et au Liban. Mais à ses yeux l’amour des chrétiens non juifs pour les Juifs devrait susciter leur zèle, selon Romains 11, pour leur salut à venir et la paix d’Israël.

« Le Liban entre dans une nouvelle saison », estime-t-elle. « Mais mon point de vue n’est pas partagé par les croyants d’ici. »

Réparer ce qui est cassé

Plus en phase avec les sentiments des Libanais, un autre États-Unien reste également sur place.

« L’agression israélienne menace notre bien-être », dit Brent Hamoud, responsable de programme à Tahaddi, une organisation communautaire engagée dans la lutte contre la pauvreté. « Ils ne nous forceront pas à partir, et rester est un petit acte de résistance. »

Il n’a même pas cherché à connaître les horaires des vols.

Tahaddi est installée à la périphérie de Dahieh, la banlieue sud de Beyrouth à majorité chiite, où le Hezbollah exerce un contrôle politique et social. La campagne de bombardements israélienne visant les responsables et les infrastructures des militants a perturbé les opérations de l’organisation caritative, bien que son réseau continue à fournir de la nourriture et une aide médicale au quartier et aux personnes qui en sont déplacées.

Mais l’engagement de Brent pour le Liban va bien au-delà de la solidarité et du service. Ses grands-parents ont été missionnaires à l’orphelinat évangélique Dar El Awlad pendant plus de trois décennies, et son père a été élevé dans cet orphelinat. En 2007, Brent est retourné au Liban pour poursuivre l’héritage de sa famille et servir les enfants vulnérables. Et Ruth, une Libanaise qu’il a épousée en 2012, a fait savoir dès le début de leur relation que son avenir était au Liban.

Au bout de 12 ans, en 2019, Brent s’est senti mal à l’aise avec le modèle missionnaire traditionnel et a rompu les liens avec son agence d’envoi. Il n’a pas été difficile d’accepter un salaire local, car la valeur de la lire libanaise permettait un mode de vie de classe moyenne qui n’était pas très différent de celui des États-Uniens.

Mais quelques mois plus tard, la révolution populaire libanaise contre une classe politique corrompue a été suivie d’une dépréciation quasi totale de la monnaie. Ruth a perdu pratiquement toutes ses économies lorsque la lire s’est effondrée et que les banques ont interdit le retrait des fonds. Après cela est venu le COVID-19, l’explosion du port de Beyrouth, principal port du pays, puis des pénuries de médicaments, de carburant et d’électricité.

Lorsque les bombes ont commencé à tomber sur le Liban, le couple n’était pas très inquiet à l’idée de faire face à une crise de plus.

Les amis et la famille restés au Minnesota se sont par contre inquiétés pour eux, et Brent et Ruth ont pris ces inquiétudes à cœur. Mais leurs besoins essentiels étaient satisfaits et leurs enfants, âgés de 7 et 9 ans, étaient émotionnellement stables. Si les enfants avaient subi de graves traumatismes, ils auraient envisagé plus sérieusement leur départ.

« Nos enfants sont conscients que, pendant que nous avons des explosions ici, il a de la glace dans tous les congélateurs d’Amérique », raconte le père. « Mais nous discutons de la situation et de la raison pour laquelle nous sommes ici chez nous, et d’où Dieu veut que nous soyons. »

Ruth s’occupe également de 250 autres enfants en tant que coordinatrice de l’éducation de la petite enfance pour l’école baptiste de Beyrouth, supervisant des dizaines d’enseignants et de membres du personnel. Leur départ du Liban aurait des répercussions sur beaucoup d’autres personnes.

Pourtant, l’impact de la guerre est considérable. Brent applique les paroles de Jésus aux diverses milices du Proche-Orient — ceux qui vivent par l’épée meurent par l’épée (Mt 26.52). Il a bien observé les sabres et les AK-47 sur leurs différents emblèmes. Il n’éprouve que peu de sympathie pour leur sort.

Selon lui, un cessez-le-feu à Gaza aurait permis d’éviter que la guerre ne touche le Liban et les étrangers qui s’y trouvent. Avant la guerre, ni le Hezbollah ni d’autres acteurs locaux n’avaient rendu leur évacuation nécessaire.

« Arrêtez les combats », plaide-t-il. « Cela ouvrira des voies pour réparer ce qui est cassé. Tant de choses le sont dans la région. »

C’est ici notre maison

Pour Emad Botros, la liberté du Liban est réelle malgré tous ces désastres.

En tant qu’Égyptien, Emad apprécie l’esprit d’ouverture et la liberté religieuse de la nation par rapport à son pays natal. Ces choses reposent en grande partie dans ce qu’il voit comme une « culture chrétienne », ancrée dans la présence historique du christianisme. Il craint que tout cela change si le chaos de la guerre stimule encore l’émigration chrétienne ; au lieu de cela, il reste pour renforcer l’Église.

Mais en tant que citoyen canadien, sa première intuition était d’évacuer.

« Il vaut mieux partir six mois et revenir que de risquer un traumatisme qui pourrait vous empêcher de revenir », dit celui qui travaille pour les ministères baptistes canadiens. « Dieu veut que nous servions ici, mais pas que nous soyons des martyrs. »

Emad est arrivé au Liban en 2000 en tant qu’étudiant à l’Arab Baptist Theological Seminary (ABTS), où il a rencontré Almess, son épouse irakienne. Ils se sont mariés en 2004 et ont passé deux ans ensemble en Égypte. Au cours de la décennie suivante, ils ont émigré au Canada quand Almess a obtenu le statut de réfugié. Ils ont eu deux enfants et ont servi auprès de la population arabe du pays.

En 2014, Emad est retourné à l’ABTS où il est aujourd’hui professeur adjoint d’Ancien Testament. Mais en 2020, le séminaire est passé principalement à l’enseignement en ligne ; il a ainsi aussi pu faire son travail à distance. Emad s’inquiétait pour Almess, qui a vécu la guerre Iran-Irak et les invasions états-uniennes, et craignait qu’une autre expérience de conflit ne la mette durablement hors course. Ses fils adolescents étaient aussi exposés. Cet été, la famille a donc passé quelques semaines en Égypte pour se reposer du stress et du bruit des passages du mur du son.

Son fils aîné a détesté être éloigné. La famille est retournée au Liban avant que le plus fort des violences n’éclate, mais le jeune homme avait hâte de retrouver ses amis. « Ce serait honteux de partir », a dit le jeune homme de 19 ans à son père, élevé dans l’esprit du Proche-Orient. « Nous devons faire preuve de solidarité », a renchéri le fils cadet, un jeune homme de 17 ans soucieux de justice sociale. Au cours des dix dernières années, chacun d’entre eux a de plus en plus étroitement associé ses diverses identités au Liban.

La voix de sa femme a finalement tranché.

« Almess m’a dit que le Liban était notre maison », raconte Emad. « Je me suis rendu compte qu’elle avait raison. Ce n’était plus seulement un champ de mission — les amis étaient devenus des membres de la famille, et on ne quitte pas sa famille dans les moments difficiles. »

Depuis, l’ABTS a accueilli sur place plus de 150 personnes déplacées, un mélange de chrétiens et de musulmans connus de sa communauté. L’appartement des Botros se trouve à cinq minutes de marche du campus, et il se promène régulièrement dans les jardins, échangeant avec les personnes qui ont perdu leur maison pour les encourager.

Nombre d’entre elles proviennent de l’église Resurrection de Beyrouth, où il fait partie de l’équipe pastorale. Son bâtiment se trouve près de la ligne de démarcation entre les secteurs chrétiens et chiites de Hadat, séparant Dahieh du palais présidentiel. L’église n’a pas été endommagée, mais les bombardements dans la zone musulmane ont été intenses.

« La guerre est terrible », dit Emad. « J’ai peu de ressources mentales pour travailler. »

Son travail sur Jonas a été mis de côté. Mais il y a quelques semaines, il a prêché sur le prophète égaré qui voulait répondre au mal de Ninive par sa destruction. Dieu, lui, voulait qu’il se repente. De même, les acteurs rivaux de la région parlent de s’anéantir mutuellement. Une perspective plus biblique, a voulu souligner le pasteur, associe la recherche de la justice à la miséricorde et au pardon des péchés.

« Les militants du Hamas et du Hezbollah restent des êtres humains, même si nous les condamnons — de même que les actions israéliennes », dit Emad. « La poursuite des destructions ne fera que créer une nouvelle génération d’ennemis. »

Le pays que nous aimons

Daniel Suter, missionnaire suisse, côtoie diverses positions. Ses amis libanais accusent Israël de tous les maux ; ses amis occidentaux soutiennent automatiquement tout ce que fait Israël. Mais, les larmes aux yeux, il rappelle que 2 350 Libanais sont morts depuis le début de la guerre, dont certains étaient des parents d’amis proches.

« Cela me brise le cœur », dit Daniel. « C’est le pays que nous aimons. Ça fait mal. »

Le bâtiment de Jeunesse en Mission (JEM) dans lequel il a servi — jusqu’à ce que les routes deviennent trop dangereuses pour les 30 minutes de trajet depuis son domicile — affiche un panneau proclamant Jésus en anglais et en arabe, avec l’image d’une croix et d’un cœur entre les deux. Il se trouve à Damour, un village chrétien sur la route côtière reliant Beyrouth à Sidon, mais tous les passages qu’il pouvait emprunter pour s’y rendre ont été bombardés.

Damour est le site d’un tristement célèbre massacre perpétré par des Palestiniens pendant la guerre civile libanaise. Le village voisin abrite encore quelques réfugiés palestiniens, et peu de chrétiens y mettront jamais les pieds, rapporte Daniel. Des migrants syriens travaillent dans les bananeraies qui s’étendent de la route au bord de mer. La population regarde d’un mauvais œil ces gens qui reçoivent des agences internationales une aide dont ne bénéficient pas les citoyens locaux en difficulté.

Le centre communautaire de JEM tente de rassembler tout le monde.

Quand la guerre à Gaza a commencé, le responsable libanais de JEM a interrogé Daniel : « Est-ce que c’est à cela que Dieu t’a appelé ?Si oui, alors reste. » Un autre missionnaire étranger est parti brusquement, inquiet pour la santé mentale de ses enfants. « Est-ce que les Libanais n’ont pas aussi des enfants ? », a commenté un membre du personnel. Ces conversations ont renforcé l’engagement de Daniel, qui observe que ses amis locaux semblent plutôt « détendus ». Ils ont déjà vécu la guerre.

Sa femme, Bettina, en revanche, était étroitement intégrée à la communauté chrétienne des expatriés et à ses conversations constantes sur la question de savoir s’il fallait rester ou partir. Installés au Liban en 2015, ils avaient déjà traversé de nombreuses crises avec leurs trois jeunes enfants. Mais la guerre était autre chose. « Je ne suis pas venue au Liban pour mourir », disait-elle. L’inquiétude la paralysait.

Les prières n’ont pas apporté de réponse claire de la part de Dieu pour l’un ou l’autre d’entre eux, raconte Daniel. Le couple a donc accepté d’être temporairement séparé, Bettina et les enfants retournant en Suisse. La guerre s’étant concentrée dans le sud, ils sont revenus trois semaines plus tard.

Leur ministère s’est poursuivi normalement, puis la famille a passé l’été en Suisse pour des visites d’églises et des vacances. Mais pendant leur absence, Israël a assassiné deux de ses adversaires : un responsable de haut niveau du Hezbollah à Beyrouth le 30 juillet et le chef du Hamas alors qu’il se rendait en Iran le lendemain.

L’église d’envoi a demandé à la famille de retarder son retour d’un mois.

Et le mois fut fructueux. Daniel raconte que Bettina a fait une expérience avec Dieu qui lui a demandé si elle était prête à tout abandonner. Ce moment a été déchirant, mais profond, et cela l’a préparée à revenir.

Daniel s’est également rendu compte qu’il avait été imprudent. Il avait laissé partir sa famille en espérant naïvement que l’aéroport échapperait aux bombardements. Rétrospectivement, il voit qu’il n’aurait pas bien géré une séparation de plusieurs mois ou plus. Un plan d’urgence était nécessaire et il s’y est engagé dans la prière et en consultation avec ses responsables suisses.

L’attaque aux bipeurs, une semaine avant leur retour, n’a fait que renforcer leur détermination. Le 23 septembre, alors qu’ils attendaient à la porte de l’aéroport, ils ont reçu des informations selon lesquelles les bombardements israéliens généralisés avaient commencé. Des centaines de milliers de Libanais étaient déplacés, notamment de Tyr, de la vallée de la Bekaa et de la banlieue sud de Beyrouth. La guerre n’était plus seulement dans le sud.

La famille s’est installée dans un logement temporaire au centre de Damour et a pris soin des 300 personnes réfugiées à l’école du village. Les enfants travaillaient aussi dur que les parents, raconte Daniel, apprenant les ravages de la guerre, mais continuant à dormir profondément la nuit. Mais lorsque l’école a repris, ils ont reçu la bénédiction du bureau local de JEM pour rentrer chez eux et continuer à servir dans un autre centre à Burj Hammoud, un quartier chrétien de la capitale qui compte de nombreux réfugiés syriens et chiites déplacés.

En concertation avec leur église, ils ont modifié le critère déclencheur de leur évacuation. Lorsqu’Israël a commencé son invasion terrestre du Liban le 1er octobre, les analyses locales laissaient penser qu’ils seraient encore en sécurité dans leur maison des contreforts ; cependant, si les forces israéliennes se dirigeaient vers le nord de Beyrouth, les Suters seraient évacués vers la Suisse.

« Aujourd’hui, j’évalue les risques, alors qu’avant je les ignorais », constate Daniel « On peut être lâche en partant ou en restant. Je veux être ici pour les bonnes raisons, pas pour le frisson de l’aventure ou la peur de l’ennui à la maison. »

Il espère que son histoire encouragera la prière pour le Liban et incitera peut-être d’autres personnes à venir servir le pays. Pendant ce temps, la missionnaire de l’Ohio attend l’arrivée de trois nouveaux coéquipiers qui se préparent déjà à la rejoindre. Brent Hamoud veut que les Palestiniens de Gaza retrouvent leur droit fondamental à la vie. Emad Botros plaide pour que les chrétiens qui se préoccupent de la situation, au lieu de se contenter d’envoyer des fonds pour l’aide d’urgence, s’attaquent aux causes profondes des déplacements et fassent pression sur leurs gouvernements pour qu’ils mettent fin à la guerre.

Aucun d’entre eux ne se considère comme un héros ni ne reproche à qui que ce soit d’être parti.

« L’ancien paradigme missionnaire consistait à partir à l’étranger et à y mourir. J’ai adoré cela quand j’étais jeune et cela m’a inspiré dans mon service », dit Daniel Suter. « Mais ce n’est pas en soi le fait de rester qui glorifiera Dieu. Ce qui compte le plus, c’est la fidélité à la direction de Dieu. Il peut y avoir différentes phases dans notre appel. »

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Ideas

Les chrétiens perdent en influence. Et après ?

Cinq pistes pour rompre avec l’indignation politique, la dépression et les lamentations sans tomber dans la passivité.

Christianity Today October 30, 2024
Illustration by Elizabeth Kaye / Source Images: Getty

Le christianisme occidental subit un déclin culturel et politique. En 1937, aux États-Unis, 70 % des Américains déclaraient appartenir à une église. Ces chiffres sont restés relativement stables pendant la majeure partie du 20e siècle. Mais au cours des 25 dernières années, on estime que 40 millions de mes compatriotes ont cessé d’aller à l’église. Comme le formulait Ernest Hemingway, la banqueroute survient progressivement, puis soudainement.

L’espace public états-unien, autrefois blanc et protestant, se transforme à toute vitesse en un mélange pluraliste de cultures, de religions, d’idéologies et de modes de vie divers. Autrefois dominant et incontesté dans bien des pays, le christianisme y est de plus en plus une vision du monde parmi d’autres.

Comment les évangéliques réagissent-ils au déclin du pouvoir culturel et politique du christianisme ?

Contrairement aux caricatures véhiculées par les médias, les évangéliques ne sont pas monolithiques. Nous réagissons à ce déclin de diverses manières. Les étapes classiques du deuil — déni, colère, marchandage, dépression et acceptation — offrent un outil intéressant pour comprendre la manière dont les évangéliques abordent leur déclin culturel et politique.

On peut rencontrer des évangéliques à tous les stades de ce processus de deuil, mais il est clair que ce schéma ne convient pas à tout le monde. Certains évangéliques ne sont pas du tout en deuil. Ils se réjouiraient plutôt de la perte de pouvoir du christianisme. Certains aux États-Unis vont jusqu’à estimer qu’il serait fondamentalement bon et sain pour les chrétiens d’adopter un moratoire sur l’engagement politique pour le bien à la fois de leur pays et de l’Église.

Si j’ai de la sympathie pour certains de leurs motifs, je me dois d’émettre une objection. Je crois que Dieu appelle les chrétiens à s’engager dans la vie politique. Nous devons rechercher activement la justice et la miséricorde dans l’espace public. Nous devons travailler vigoureusement à l’épanouissement de nos prochains. Pour ce faire, nous devons nous impliquer dans la politique et exercer un certain niveau de pouvoir et d’influence. Plutôt que de se désengager, les chrétiens les mieux lotis n’auraient-ils pas un rôle politique à jouer pour ces prochains qu’ils sont censés protéger, servir et aimer ?

Je crois tout à fait pertinent que les évangéliques déplorent leur perte de pouvoir culturel et politique. Cela dit, comme tout praticien vous le dira, il existe des formes productives et improductives de lamentations. Ceux qui sont dans le deuil ne devraient pas éternellement demeurer dans le déni, la colère, la dépression ou le marchandage. Et leur deuil ne justifie pas qu’ils maltraitent les autres.

Regardons de plus près ces étapes du deuil. La première est le déni. Si certains évangéliques nient encore le déclin du christianisme, leur nombre diminue de jour en jour. Il devient de plus en plus difficile d’ignorer la marginalisation du christianisme dans les médias, les universités, l’économie, les arts et la politique. Je crains de ne pas pouvoir en dire beaucoup plus pour cette étape.

Vient ensuite la colère. La rage évangélique marche très bien à l’écran. Les disputes puériles entre responsables chrétiens attirent beaucoup de clics. Il n’est donc pas surprenant que la majeure partie de l’attention des médias se soit portée sur les crises d’indignation, de victimisation et de lamentation des évangéliques face à l’émergence d’une Amérique postchrétienne.

La troisième étape est celle de la négociation. Un certain nombre d’articles et de livres ont maintenant exploré les façons désastreuses dont des responsables évangéliques sont de plus en plus disposés à pactiser avec le diable pour quelques bribes de pouvoir politique et d’influence.  

Les diverses formes de déni, de colère et de marchandage, ainsi qu’une certaine dépression évangélique, ont fait couler beaucoup d’encre. Mais la dernière étape a reçu très peu d’attention. Que pourrait signifier pour les évangéliques américains de passer au stade de l’acceptation ?

Je ne suis pas un observateur neutre sur cette question. Je suis un évangélique qui pense que le christianisme devrait adopter une forme d’acceptation non passive de cette évolution. Soyons clairs : « acceptation » ne veut pas dire « approbation ». Et en parlant de non-passivité, je veux souligner mon soutien fervent à un engagement chrétien ardent dans la vie publique. Accepter la diversité idéologique de mon pays n’est pas synonyme de démission de la vie publique. En tant qu’évangélique, j’ai toujours l’intention de défendre une approche biblique de la justice, de la paix et du développement de notre nation.

Ceci étant précisé, revenons à la question qui nous occupe : comment les évangéliques peuvent-ils progresser dans leur processus de deuil et sortir des différentes étapes de déni, de colère, de marchandage et de dépression ? Pour autant que je puisse en juger, au moins cinq éléments seront nécessaires.

Le premier est un changement en matière théologique. Toute philosophie politique commence par une question assez simple : « Qui tient les choses en main ? » Les universitaires appellent cela la question de la souveraineté. Pour les philosophes politiques chrétiens, la réponse est bien sûr Jésus. En dernier ressort, c’est le Christ seul qui tient le gouvernail, et non les rois, les politiciens ou les idéologies. Il n’y a qu’un seul trône, et il appartient au Christ.

Malheureusement, de nombreux évangéliques souffrent de faiblesse christologique quand ils abordent la politique. Ils semblent imaginer que Jésus se tient à l’écart ou qu’il est trop faible pour la vie publique de notre pays. Il ne serait pas assez fort — pas assez dur — pour reprendre en main la situation. Face à cette faiblesse apparente, certains évangéliques se sont mis à la recherche d’un homme politique fort, capable de faire le travail du Christ à sa place. Après tout, si Jésus ne répond pas à nos attentes, nous avons besoin de quelqu’un qui puisse gérer les choses.

Les évangéliques devraient réapprendre à chanter « Mon auto Jésus la guide ». Trop d’évangéliques américains tentent de s’accrocher à un volant politique qui ne leur appartient pas, qu’ils ne maîtrisent pas, qu’ils ne peuvent pas et qu’ils ne devraient pas contrôler. Si Christ est au volant, cela signifie que les chrétiens ne le sont pas. Nous devons réapprendre à placer notre confiance dans la souveraineté politique de Jésus.

Le deuxième changement est d’ordre tactique. En acceptant leur statut de minorité politique, les évangéliques devront apprendre à travailler avec les autres. Ils devront établir des partenariats tactiques avec d’autres « sous-cultures morales ». Plutôt que de diaboliser les catholiques, les mormons ou les musulmans, les évangéliques devraient apprendre à collaborer sur des objectifs politiques partagés. D’un point de vue tactique, les responsables évangéliques sont trop faibles pour faire cavaliers seuls. Pour réussir, il faut se faire des amis.

J’ai trouvé chez les évangéliques des Pays-Bas un exemple intéressant en la matière. Ils ont été une voix politique minoritaire pendant des décennies. Lors de récentes tentatives visant à réduire la pratique de la prostitution aux Pays-Bas, des évangéliques locaux ont formé un front politique commun avec des groupes féministes de gauche. Malgré leurs profondes divergences idéologiques, ils étaient d’accord sur trois points : les femmes ont une profonde valeur, leur corps ne devrait pas être monnayé et elles doivent être protégées contre les effets destructeurs du marché du sexe.

Ces responsables évangéliques néerlandais n’ont pas renoncé à leurs principes chrétiens pour effectuer cette jonction politique. Et, surtout, les évangéliques n’ont pas attaqué ces responsables pour leur collaboration avec des féministes de gauche. Ces frères et sœurs chrétiens ont accepté le fait que s’ils souhaitent contribuer à plus de justice aux Pays-Bas, ils doivent s’associer à d’autres groupes.

Le troisième changement concerne la posture. Certains évangéliques se comportent comme des martyrs, recroquevillés sur eux-mêmes, en état de dépression face à leur perte de pouvoir. D’autres s’accrochent désespérément au peu de pouvoir qu’ils peuvent saisir avant qu’il ne leur échappe. Ceux qui sont en colère adoptent une posture de combat : tête baissée, poings levés. Certains négocient et se prosternent devant des politiciens qui leur promettent en retour des miettes politiques. Aucune de ces postures ne nous servira réellement.

Comme un joueur de basket qui ne pourrait que dribbler vers la droite, les électeurs évangéliques sont devenus prévisibles. D’un point de vue politique, cela les rend faciles à manipuler, à cataloguer, à utiliser et à ignorer — le rêve de bien des politiciens ! Qu’ils se retranchent, s’inclinent ou se battent, les évangéliques adoptent la mauvaise posture pour s’adapter et répondre à un paysage politique dynamique et pluraliste.

L’une des premières leçons qu’apprend un joueur de basket-ball est la force de la position de la triple menace. En se plaçant un pied légèrement devant l’autre et en maintenant le ballon devant la poitrine, face au panier, le joueur peut instantanément passer, tirer ou dribbler. Le défenseur ne connait pas son plan d’action, ce qui lui laisse plus de possibilités. La position de la triple menace permet au joueur de faire preuve de créativité, d’imagination et d’habileté pour improviser, s’adapter et gagner.

Les évangéliques ont besoin d’adopter une nouvelle posture qui leur permette tout à la fois de collaborer et de contester, de lutter et de pardonner, de persuader et d’écouter. Notre jeu a désespérément besoin de nouveaux mouvements.

Cette nécessité nous amène au quatrième changement. L’avenir de l’engagement politique évangélique nécessitera un profond renouvellement de l’imagination évangélique. Tout artiste vous dira que la créativité et l’inspiration peuvent être difficiles à trouver. Toutes deux peuvent être des compagnes inconstantes, présentes un jour et disparues le lendemain. Il n’y a pas de processus en trois étapes pour « devenir politiquement imaginatif ». Mais il existe quelques pratiques qui pourraient certainement aider.

Les évangéliques ont besoin de passer d’une vie de consommation politique à une vie de créativité culturelle. Au lieu de nous abreuver constamment de venin politique via la télévision, la radio et les réseaux sociaux, nous devrions plutôt nous concentrer — pour le dire franchement — sur le fait de devenir des êtres humains plus intéressants. Cela semblera peut-être une étrange prescription politique, mais les évangéliques devraient organiser plus de repas, suivre plus de cours de poésie, se mettre à travailler le bois et créer des clubs de lecture ou des ligues de bowling. Nous devrions servir les familles de réfugiés ou étudier une nouvelle langue, apprendre à cuisiner ou organiser un pique-nique de quartier.

La consommation aveugle de rage politique ne produira jamais un témoignage politique évangélique marqué par la créativité, l’imagination ou la sagesse. Une vie remplie de jeux, de beauté, d’apprentissage et d’amour constituera au contraire un terreau propice pour une culture politique beaucoup plus saine.

S’extraire du brouhaha du cycle permanent des informations et investir ses mains et son cœur dans des pratiques vivifiantes peut avoir un impact considérable sur le positionnement et les pratiques politiques d’une personne. La main de fer de l’indignation politique, de la dépression et de l’amertume doit être brisée. La vie incarnée est ce qui nous permettra de naviguer avec une imagination renouvelée et ouverte dans un monde polarisé et marqué par de profondes divisions.

Le dernier changement auquel j’aspire pour le mouvement évangélique nous ramène au cœur de l’Évangile : « alors que nous étions encore des pécheurs, Christ est mort pour nous. » (Rm 5.8) Le centre de la politique évangélique doit être la Bonne Nouvelle.

Si tel est le cas, notre politique devrait être marquée par la gratitude, et non par le deuil. Le mouvement évangélique mondial, indépendamment de la culture ou du contexte, a toujours considéré l’Évangile comme central. La vie évangélique commence par une expérience de la grâce et de la gratitude, et non par la peur, la colère ou le ressentiment. Cette expérience personnelle de la grâce en Christ a des conséquences pour la vie publique des évangéliques qui prétendent le suivre. L’hospitalité que nous avons vécue en Christ, nous devons à notre tour l’offrir au monde qui nous observe. 

Les sociétés occidentales se font de plus en plus pluralistes. Diverses religions, idéologies et modes de vie s’y côtoient. Comment les évangéliques doivent-ils répondre politiquement à cette diversité ? Quand devons-nous écouter et apprendre ? Quand devons-nous nous lever et nous engager ? Quand collaborons-nous ? Quand contestons-nous ?

Les environnements politiques dynamiques appellent des postures et des pratiques politiques dynamiques. De ce côté-ci de l’éternité, les lignes ne sont pas toujours claires. Cela ne devrait toutefois pas nous inquiéter tant que nous restons clairs sur ce qui est au centre.

Matthew Kaemingk est professeur associé de foi et de vie publique Richard John Mouw au Fuller Theological Seminary. Il propose un podcast sur la foi et la politique intitulé Zealots at the Gate. Il a récemment publié Reformed Public Theology et Work and Worship.

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News

L’imagerie satellitaire révèle l’effacement du patrimoine chrétien arménien en Azerbaïdjan

Alors que les archéologues étendent la connaissance du patrimoine culturel arménien, de nouvelles technologies révèlent l’ampleur de sa destruction dans l’Azerbaïdjan voisin.

Conséquences du bombardement azerbaïdjanais de la cathédrale de Chouchi en 2020, dans le Haut-Karabakh.

Conséquences du bombardement azerbaïdjanais de la cathédrale de Chouchi en 2020, dans le Haut-Karabakh.

Christianity Today October 30, 2024
NurPhoto / Getty / Edits by CT

Achim Lichtenberger, un archéologue allemand à la tête d’un projet de fouilles binational en collaboration avec l’Académie nationale des sciences arménienne, voit dans la découverte des ruines d’une église du 4e siècle en Arménie une « preuve saisissante » de l’ancienneté de l’histoire chrétienne du pays. L’analyse au carbone de plateformes de bois pourrait confirmer que la structure octogonale est la plus ancienne église connue en Arménie.

La tradition affirme que l’Arménie est devenue la première nation chrétienne du monde en l’an 301. La conception de l’église découverte présente des caractéristiques similaires à celles de constructions anciennes de la Méditerranée orientale, jusqu’alors inconnues dans la région du Caucase. Les ruines ont été mises au jour à Artaxata, ancienne capitale du Royaume d’Arménie, dont le nom signifie « la joie de la vérité » dans son indo-iranien d’origine.

Mais Christina Maranci, professeure arménienne d’art et d’architecture à l’université de Harvard, souligne que la joie de ces découvertes s’accompagne de l’inquiétude suscitée par la destruction de sites du patrimoine arménien dans le pays voisin, l’Azerbaïdjan. Après avoir conduit de très nombreux habitants arméniens à abandonner leurs terres, la nation à majorité musulmane est aujourd’hui accusée de supprimer systématiquement les preuves de leur présence historique.

« C’est leur plan à long terme », dit la chercheuse. « L’objectif consiste à effacer les preuves de notre existence, qu’ils n’admettent de toute façon pas. »

En 2020, à l’issue d’une guerre de 44 jours avec l’Arménie, l’Azerbaïdjan avait récupéré la majeure partie de son territoire internationalement reconnu dans le Haut-Karabakh, une enclave montagneuse alors peuplée d’Arméniens de souche. Cette région constituait la république sécessionniste autoproclamée de l’Artsakh.

Le mois dernier a marqué le premier anniversaire d’une offensive azerbaïdjanaise fulgurante visant à s’emparer des dernières poches de ce territoire, qui a entraîné leur quasi-dépopulation, 100 000 réfugiés ayant fui vers l’Arménie. Au-delà des tensions géopolitiques et de la crise humanitaire en cours, des allégations émergent selon lesquelles l’Azerbaïdjan poursuit la destruction des vestiges de la présence historique arménienne dans la région.

Christina Maranci est l’une des nombreux chercheurs qui utilisent les progrès scientifiques et technologiques pour démontrer l’ancienneté de la présence arménienne. Son expertise s’étend notamment à l’étude des spolia, vestiges d’anciennes structures réutilisés dans la construction moderne.

À titre d’exemple, elle mentionne deux monastères des 14e et 15e siècles, qui ont subi deux destructions. Dans les années 1950, les autorités soviétiques ont rasé les structures et ont incorporé au hasard les pierres médiévales dans les matériaux de construction de deux écoles publiques. Les enfants pouvaient rêvasser en regardant des images de croix, de saints et d’anges placées au hasard, dit Christina Maranci.

Jusqu’à ce que l’Azerbaïdjan détruise les écoles au bulldozer pour faire place à de nouvelles routes.

Bien que les spolia de ces écoles étaient clairement visibles, les autorités azerbaïdjanaises pourraient simplement ne pas y avoir prêté attention en supprimant des structures obsolètes au profit de lotissements modernes. Mais qu’il y ait eu intention ou non, la chercheuse estime que le mépris du patrimoine religieux arménien s’inscrit dans un schéma plus large d’effacement culturel.

Son travail est référencé par Caucasus Heritage Watch (CHW), une initiative des universités américaines Cornell et Purdue fondée en 2020, qui documente les sites historiques arméniens et azerbaïdjanais. Après la chute de l’Union soviétique, une guerre de six ans entre les deux nations donnait aux Arméniens le contrôle du Haut-Karabakh et de territoires environnants. De nombreux villages azerbaïdjanais ont alors subi des pillages et des destructions.

Sur 63 mosquées, le CHW a constaté que les Arméniens en avaient détruit 8 et infligé des dommages importants à 31 autres.

Pour ce qui est de l’Azerbaïdjan, les accusations d’effacement du patrimoine arménien ne se limitent pas au Haut-Karabakh. Dans un rapport publié au début du mois d’octobre, CHW a utilisé des images satellites pour confirmer la destruction de 108 monastères, églises et cimetières — 98 % des sites que l’organisation avait localisés — dans le territoire azerbaïdjanais non contigu du Nakhitchevan, qui borde la Turquie et l’Arménie.

A map of Armenia and Azerbsijan

CHW a renforcé la géolocalisation du patrimoine culturel lors du blocus du Haut-Karabakh par l’Azerbaïdjan en 2023, puis à nouveau après l’exode arménien. Avec plus de 2 000 sites dans sa base de données, 436 sont activement surveillés au moment où nous écrivons.

Dans son premier rapport post-déplacement, CHW notait la destruction de l’église Saint-Jean-Baptiste datant du 19e siècle, connue localement sous le nom de « Kanach Zham », et d’un cimetière datant du 18e siècle. Quatre autres sites ont depuis disparu et neuf autres sont désormais menacés. Ce groupe comprend deux églises du 13e siècle, les seules structures historiques encore debout dans un village qui a été rasé pour préparer la construction d’un nouveau lotissement.

« L’Azerbaïdjan sait qu’il est surveillé », dit Christina Maranci. « Je ne sais pas qui tire les ficelles, mais ils détruisent des siècles d’histoire, de foi et d’identité. J’aimerais que cela s’arrête. »

En 2021, la Cour internationale de justice a mis en garde l’Azerbaïdjan contre la destruction du patrimoine culturel. Mais trois mois plus tard, le ministre de la Culture avait annoncé un plan visant à retirer les inscriptions arméniennes des églises, les qualifiant de « fausses ». L’Azerbaïdjan suit une théorie internationalement réfutée selon laquelle la plupart de ces structures trouveraient leurs origines chez un ancien peuple chrétien appelé Albanais du Caucase.

La minorité évangélique d’Azerbaïdjan n’accorde que peu d’attention aux revendications et contre-revendications concernant les sites du patrimoine arménien.

« La question de l’héritage culturel n’est pas un sujet auquel nous pensons », explique un responsable d’église s’exprimant sous couvert d’anonymat. « Mais le développement de cette zone par le gouvernement est légitime. »

L’Azerbaïdjan est classé comme pays « non libre » dans l’enquête annuelle de l’organisation américaine Freedom House sur les droits politiques. Et pour la première fois cette année, le département d’État américain a inclus l’Azerbaïdjan dans sa liste de pays violant la liberté de religion.

Le responsable d’église interrogé rapporte que la plupart des évangéliques azerbaïdjanais sont d’origine musulmane et ne sont pas activement persécutés par l’État. Mais leurs églises sont généralement éloignées du Haut-Karabakh et privilégient le témoignage local et leur intégration dans la société.

Il raconte cependant que sa propre église s’est déjà engagée dans l’évangélisation parmi les quelques Azerbaïdjanais vivant sur les terres récupérées. Il a trouvé les travaux de développement en cours impressionnants et professionnels, tout en reconnaissant que les progrès réalisés jusqu’à présent ne représentent qu’une petite partie de ce qui est prévu. Les Arméniens ont laissé en jachère pendant des décennies les régions limitrophes du Haut-Karabakh, qui ont servi de zone tampon. Elles étaient perçues comme une potentielle monnaie d’échange dans la quête de l’autonomie locale.

Le gouvernement azerbaïdjanais a désigné la région comme une « zone d’énergie verte » et facilite actuellement le retour volontaire des citoyens déplacés il y a 30 ans. Des critiques ont affirmé que les contrats de construction sont attribués à des proches de la famille du président.

Malgré son évaluation positive de l’aménagement du territoire par l’État, le responsable évangélique estime que la destruction des églises de la région dépasse probablement ce que des organisations telles que CHW documentent. Il considère que les bâtiments d’église devraient plutôt être attribués à des « églises vivantes » comme la sienne, afin que la vie spirituelle puisse s’y poursuivre.

À moins que l’Azerbaïdjan ne conclue un traité de paix qui faciliterait le retour des réfugiés arméniens, ajoute-t-il. Ces églises, y compris la cathédrale du centre-ville de Bakou, la capitale azerbaïdjanaise, pourraient alors être restaurées en tant qu’églises orthodoxes arméniennes historiques.

Les négociations de paix ont avancé en dents de scie. Dans l’espoir d’améliorer les perspectives de paix, l’Arménie a renoncé en décembre dernier à accueillir le sommet mondial sur l’environnement COP29 de cette année et a soutenu la candidature de l’Azerbaïdjan, ce qui a permis la libération de 30 prisonniers de guerre. (La COP29 se tiendra à Bakou du 11 au 22 novembre.) En juillet, l’Azerbaïdjan a déclaré avoir obtenu l’acceptation de 90 % du texte d’un traité de paix proposé. En août, le pays a renoncé à la création d’un corridor terrestre à travers l’Arménie pour relier le Nakhitchevan à la partie principale du pays.

L’Azerbaïdjan insiste pour que l’Arménie adopte un texte constitutionnel renonçant à toute revendication sur le Haut-Karabakh, une question qui polarise l’opinion nationale. Mais, alors que l’Arménie a exprimé son espoir qu’un traité de paix puisse être finalisé avant le début de la COP29, l’Azerbaïdjan a rétorqué que la position arménienne actuelle est « irréaliste ».

Aren Deyirmenjian, représentant pour l’Arménie de l’association évangélique Armenian American Missionary Association, estime que son gouvernement a clairement indiqué que l’Arménie ne formulait aucune revendication sur l’Artsakh. Elle a proposé des voies vers la paix, que l’Azerbaïdjan a rejetées. Il se demande ce qu’ils peuvent bien vouloir de plus.

Mais il voit aussi la source du fort sentiment anti-arménien.

« J’ai entendu des histoires terribles sur des Arméniens qui ont fait des choses très similaires à celles que l’Azerbaïdjan commet aujourd’hui », affirme Aren Deyirmenjian. « D’une certaine manière, cela permet de comprendre pourquoi il y a tant de haine dans le cœur des Azéris. »

Malgré les difficultés, présenter des excuses est le « devoir biblique » des Arméniens, estime-t-il. Il faudrait alors espérer que ces excuses soient réciproques, même si cela peut sembler très improbable. Pourtant, si l’Arménie constitue bien la première nation chrétienne du monde, ses actions devraient différer de celles de l’ennemi azerbaïdjanais. Des excuses témoigneraient de l’humilité essentielle à une éventuelle réconciliation.

En attendant, la destruction du patrimoine heurte profondément les croyants.

« On cherche clairement à effacer notre héritage », affirme Aren Deyirmenjian. « Pendant que le monde est occupé, l’Azerbaïdjan veut se débarrasser de toutes les preuves que les Arméniens viennent de ces terres. »

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News

Comment apprendre à gérer les tensions politiques ? Par la pratique.

En prévision de l’élection américaine, certains chrétiens tentent de prévenir la polarisation politique en osant aborder entre eux des sujets difficiles.

Campaign signs for Harris and Trump laying on a map.
Christianity Today October 30, 2024
Illustration by Elizabeth Kaye / Source Images: Getty, Unsplash

Daniel Breed a entendu toutes les histoires d’horreur liées à la politique dans l’Église : des membres qui quittent leur groupe de maison, l’apparition de clans, des églises qui se divisent. À l’approche de l’élection américaine, le pasteur presbytérien a donc voulu limiter les risques au sein de sa propre communauté.

L’église Emmaus Road à Appleton, dans l’état du Wisconsin, accueille environ 200 personnes chaque dimanche. Cette église presbytérienne américaine (PCA) est majoritairement conservatrice ; certains fidèles arborent des panneaux de campagne de Donald Trump sur leur voiture ou devant leur maison, tandis que d’autres ont voté pour Joe Biden en 2020.

Au-delà des conversations individuelles qui peuvent avoir lieu pendant la campagne, Daniel Breed organise un cours sur la foi et la politique dans les mois qui précèdent l’élection. Toutes les deux semaines, les participants se réunissent dans le nouveau bâtiment de l’église au centre-ville pour partager un repas, puis se répartissent en plus petits groupes.

Ils abordent des exemples historiques d’engagement d’évangéliques ou d’autres chrétiens dans la politique et échangent leurs idées sur la manière d’interagir avec ceux qui ne partagent pas leurs opinions.

Les gens ont besoin d’un espace où ils peuvent évacuer la peur et l’anxiété associées aux questions politiques, et Breed pense qu’une communauté de foi unie devrait être un bon terrain d’exercice pour écouter et poser des questions. 

« Je pense que [cela fonctionne] parce que nous avons développé un important capital social », commente-t-il. « Je n’ai vu personne partir à cause de ces questions. »

Le pasteur Breed pense que les églises doivent aborder de front ce genre de conversations et espère que davantage de personnes verront que, même si les membres « peuvent avoir des opinions divergentes, on peut le faire et rester ensemble ».

Des recherches montrent que la polarisation aux États-Unis se situe au plus haut niveau de l’histoire moderne. Les États-Uniens affichent de moins en moins de mélange d’opinions progressistes et conservatrices et se retranchent de plus en plus dans des camps partisans. 

Selon une enquête du Pew Research Center, lors de la dernière élection présidentielle, près de 80 % d’entre eux comptaient à peine quelques amis, voire aucun, de l’autre côté de l’échiquier politique. Les chercheurs ont également observé que l’appartenance partisane des gens les conduit à percevoir les autres comme « plus extrêmes » qu’ils ne le sont en réalité, ce qui conduit à entretenir des opinions négatives non seulement à propos du parti politique opposé, mais aussi à l’égard des électeurs qui ne partagent pas leurs opinions.

Ceux qui parviennent à maintenir des relations de part et d’autre du spectre politique constatent souvent qu’ils doivent s’interdire toute discussion à ce sujet pour y arriver : près de la moitié des États-Uniens ont cessé de parler politique avec quelqu’un en raison de divergences.

Mais de plus en plus d’évangéliques comme Daniel Breed n’acceptent plus la polarisation entre leurs frères et sœurs et appellent ceux-ci à affronter plutôt qu’à éviter les questions qui les divisent. 

Au vu des tensions entourant l’élection de 2020, de nombreuses organisations ont proposé cette année des interventions de médiateurs, des programmes d’études et d’autres ressources pour lutter contre la polarisation. Certains groupes, comme The After Party, sont nouveaux et explicitement évangéliques. D’autres, comme Essential Partners, remontent à plusieurs décennies et constatent que les divisions actuelles suscitent un intérêt nouveau pour leur offre.

Là où les gens acceptent de s’engager dans des conversations sur des sujets difficiles, les experts ont constaté des résultats encourageants.

Essential Partners est l’un des groupes qui y travaille. Celui-ci propose des services de coaching, de mentorat et de facilitation du dialogue sur des sujets délicats, visant essentiellement à éviter aux institutions de se retrouver face à des divisions. L’organisation n’est pas explicitement religieuse, mais elle a travaillé dans diverses dénominations et groupes confessionnels.

John Sarrouf, chrétien et codirecteur exécutif d’Essential Partners, a eu beaucoup à faire ces dernières années. Il a par exemple aidé des églises à faire face à des problèmes locaux liés à des fusions entre communautés, à l’organisation de divers programmes et aux politiques liées au COVID-19. Actuellement, il voit apparaître des problèmes liés à la politique et à la guerre au Proche-Orient.

Le spécialiste observe que deux raisons principales poussent les églises à faire appel à des organisations comme la sienne. Dans environ 30 % des cas, il s’agit d’une aspiration. Ils veulent « mieux vivre ensemble ». Les 70 % restants se caractérisent plutôt par le désespoir. 

« Quelque chose est venu menacer cette communauté ou cette dénomination et leur capacité à vivre, à travailler et à célébrer ensemble », explique-t-il.

Les conflits et la polarisation « aplatissent les gens », observe l’expert. Soudain, ils passent du statut de partenaires d’étude biblique et de compagnons de service à celui d’adversaires. Au bout du compte, l’entêtement dans la polarisation conduit à un départ pur et simple.

« Beaucoup d’églises en souffrent. Le conflit engendre un fossé. Les gens ne viennent plus. Ce n’est pas qu’ils n’aiment pas l’église, mais il est vraiment épuisant d’évoluer dans un contexte toxique et polarisé », souligne John Sarrouff.

Un élément important de son travail consiste à aider les gens à « réhumaniser » leurs prochains ou les autres chrétiens avec lesquels ils sont en opposition. Il les incite à raviver certains souvenirs : Cette personne a été la première à venir apporter de la nourriture quand ma mère était malade ; cette personne qui vote différemment est celle qui m’aide à mieux suivre la mélodie des chants à côté de moi.

Sur ce chemin, les responsables peuvent observer des changements dans les interactions entre les gens. Certains passent d’une posture raide et évitant le contact visuel à plus de familiarité, de sourires, d’échanges impromptus. « Cela change vraiment la vie des gens », dit John Sarrouf. « Les gens peuvent se remettre à faire les choses importantes qu’ils veulent accomplir dans la communauté. »

Il a constaté que les communautés ayant fait appel à des ressources comme celles de son organisation disposent de plus d’outils pour gérer les conflits à l’avenir. Elles « deviennent nettement plus résistantes à la prochaine tentation ou occasion de division ».

« Nous cherchons à former les gens pour qu’ils fassent les choses eux-mêmes », explique-t-il. « Ce n’est pas leur premier conflit. Ce ne sera pas le dernier. Ils doivent apprendre comment gérer cela, se l’approprier et l’intégrer dans leur vie quotidienne, de sorte que ces choses deviennent leur mode de vie commun. »

En septembre dernier, une coalition de responsables évangéliques a publié une déclaration intitulée « Our Confession of Evangelical Conviction », visant à rappeler aux chrétiens leurs convictions théologiques communes, malgré leurs divisions politiques. Russell Moore, rédacteur en chef de Christianity Today, faisaitpartie des signataires. Certaines églises ont choisi de lire le document en public.

Russell Moore a également été impliqué dans The After Party, un programme vidéo de six semaines lancé cette année pour aborder la question de la façon dont les chrétiens peuvent construire une « identité politique axée sur le Christ ».

Selon le Washington Post, depuis sa sortie en avril, environ 75 000 personnes ont utilisé le programme de The After Party par le biais de conférences, de livres, de formations pour les pasteurs et les responsables laïcs, et de petits groupes. 

Une autre organisation, la Mending Division Academy, créée l’année dernière, s’adresse plus particulièrement aux pasteurs dont les églises sont en proie à des divisions. L’organisation est dirigée par Napp Nazworth, qui a démissionné du Christian Post en 2019en raison de son désaccord à l’encontre d’une chronique pro-Trump. Le programme du groupe traite de tous les sujets, de la désinformation à la polarisation en passant par la déconstruction. 

Bob Roberts, pasteur baptiste à Keller, au Texas, a vu la polarisation atteindre des niveaux extrêmes lors de son travail à l’étranger, au Vietnam et en Afghanistan. Outre son travail pastoral, il s’est engagé dans la défense de la liberté religieuse et le travail interconfessionnel à l’étranger, ce qui a renforcé son inquiétude quant aux affrontements entre chrétiens dans son pays.

« Nous avons eu affaire à des extrémistes dans le monde entier. Nous les avons maintenant dans notre propre pays », commente-t-il. « Une fois que quelqu’un est vraiment radicalisé dans sa façon de penser, et pas seulement dans ses actes, on peut difficilement le faire changer d’avis. La priorité consiste à agir en amont et à traiter le problème avant que la personne ne se radicalise. »

Le pasteur souligne quelques exemples de la manière problématique dont les chrétiens se parlent entre eux : Comment peut-on être chrétien et voter pour ce candidat ? Ou celui-ci ? Tu ne peux pas être chrétien si tu votes pour untel.

Il a cofondé le Multi-Faith Neighbors Network, un groupe qui rassemble des pasteurs, des imams, des rabbins et des responsables de divers groupes confessionnels. Leur objectif est de favoriser la paix dans leurs communautés et de lutter contre la radicalisation et la polarisation. Son groupe a déjà travaillé avec environ 500 personnes et plusieurs centaines d’autres ont téléchargé de leurs ressources en ligne.

L’une des ressources qu’il utilise pour les églises est la « boîte à outils de l’artisan de paix » (Peacemaker’s Toolkit). Celle-ci explore la manière dont la Bible traite de la promotion de la paix et comment les chrétiens peuvent s’y engager au quotidien les uns avec les autres. Elle offre par exemple de petites cartes détaillant de bonnes pratiques, comme s’abstenir de dire du mal des autres sur les réseaux sociaux, vérifier les informations en ligne et bien écouter les gens, même si on ne partage pas leur point de vue.

Si l’on n’y prend pas garde, la polarisation a de nombreuses conséquences, suscitant notamment la lassitude des jeunes générations à l’égard de la politique et de l’Église.

« L’une des raisons de leur départ est qu’ils en ont assez de la façon dont les chrétiens se parlent, en particulier les responsables chrétiens », souligne Tim Muehlhoff, professeur à l’université Biola, en Californie. « Une grande partie de la jeune génération en a marre de cette culture de l’affrontement. Ils se disent : “Je ne veux pas faire ça… Je ne peux pas diaboliser l’autre parti politique.” »

L’enseignant a demandé à un groupe d’étudiants combien d’entre eux avaient cessé de parler à un ami ou à un membre de leur famille en raison de désaccords politiques. La moitié de sa classe a levé la main.

Lui et son collègue Rick Langer ont encouragé les étudiants de Biola à aborder ces conversations délicates. Les deux professeurs se sont associés au Pomona College, une école privée d’arts libéraux, dans le cadre d’un groupe appelé Bridging the Gap. Celui-ci associe des universités conservatrices à des universités progressistes pour des discussions en tête-à-tête. Les étudiants de Biola ont également participé à un programme appelé Unify America, qui organise des conversations Zoom entre opposants politiques.

La participation à ces projets a parfois suscité des critiques de la part de collègues chrétiens ou de parents inquiets, qui considéraient que les professeurs se montraient trop peu affirmatifs quant à leurs convictions. Ces parents craignaient que la participation à ces échanges n’ait un impact négatif sur la foi de leurs enfants.

Tim Muehlhoff se souvient de cette remarque d’un étudiant : « Je pense que personne ne fait confiance à notre foi. Tout le monde pense que nous sommes si fragiles. Du genre, une discussion et on quitterait de la foi. » Selon le professeur, presque tous les élèves ont manifesté une certaine appréhension à l’idée de participer à ces échanges. Mais ils en ressortent enthousiastes.

Une grande partie de chaque appel est consacrée à la recherche de points communs — difficultés avec certains professeurs, trop de devoirs, projets pour les vacances d’été. Au moment où les étudiants abordent les questions difficiles — par exemple, leur compréhension du mariage — ils ont déjà établi la proximité nécessaire pour mener une discussion respectueuse.

Les étudiants ont quitté les conversations encouragés par le fait d’avoir pu partager leurs propres points de vue et d’avoir entendu ceux des autres. « C’est une bonne chose, car vous allez recommencer », leur a dit leur professeur. « Je vous ai inscrit pour une deuxième rencontre. »

Le travail de Tim Muehlhoff et Rick Langer va au-delà de la salle de classe. Les deux anciens pasteurs ont aussi écrit des livres sur la manière de bien gérer le désaccord et la lutte contre la culture de l’annulation. Ils dirigent maintenant le projet Winsome Conviction de Biola, qui cherche à aider les chrétiens à contrer la polarisation et les modes de communication malsains. 

Pour ce faire, le groupe organise des week-ends de retraite, des discussions publiques, des événements, des ateliers et des petits groupes. Ils abordent des sujets brûlants, comme l’avortement ou la sexualité. En gros, tout ce qui « divise les communautés et les églises », dit Tim Muehlhoff.

Le projet est né de la « crainte que nous ayons perdu la capacité de nous parler entre chrétiens ».

Trop souvent, l’Église a nourri les divisions au lieu de proposer un modèle alternatif pour interagir avec les non-chrétiens et les autres chrétiens, considère le professeur : « Les gens se divisent sur leurs choix de pronoms. Ils se divisent au sujet de Black Lives Matter. Ils se divisent sur la question de savoir s’il faut ou non utiliser une machine fumigène pendant le culte. »

Mais souvent, c’est sous la surface que se trouvent les vraies préoccupations. Le conflit au sujet de la machine fumigène, raconte Tim Muehlhoff, représentait pour certains membres la preuve que le libéralisme était en train d’infiltrer leur église.

Certains pasteurs craignent que le fait d’aborder ces questions de manière proactive n’entraîne davantage de problèmes. « Je n’ouvre pas la boîte de Pandore parce que, très franchement, je ne sais pas si notre église va survivre », transcrit Tim Muehlhoff. Ils pensent que « la politique va nous détruire ».  

Mais ces responsables sous-estiment peut-être l’appétit des fidèles pour ces questions. Lors d’un événement organisé en 2022 à Washington, Winsome Convictions avait installé des chaises pour 250 personnes. Près de 600 chrétiens des églises de la région ont fini par venir, dont de nombreuses personnes arrivées en dernière minute.

Lors de cette même session, Tim Muehlhoff se souvient d’une femme venue avec son fils adulte. Ils ne s’étaient pas parlé depuis deux ans en raison de désaccords politiques, mais la mère a supplié son fils de lui accorder une dernière faveur : venir à l’événement « Winsome Convictions ». À la fin, le fils s’est levé lors d’un moment de témoignages et a déclaré que la soirée avait débouché sur la meilleure conversation qu’il ait eue avec sa mère depuis dix ans.

Daniel Breed espère également que davantage de chrétiens se pencheront sur ces discussions par le biais de programmes d’études formels ou de discussions individuelles dans leurs églises, plutôt que de simplement quitter les espaces où ils sont en désaccord. 

« À mon avis, si vous ne pouvez pas vous entendre avec les chrétiens au point de devoir partir, cela ne marchera pas non plus très longtemps ailleurs », prévient le pasteur. À ses yeux, les responsables chrétiens auront de plus en plus un rôle à jouer : « Les voix que leurs membres entendent en dehors de l’Évangile seront très, très puissantes. Elles diront des choses telles que“Cette personne va conduire à la fin de notre pays. Si vous votez pour cette personne, ce sera la fin.” », avertit Daniel Breed. « Ils vont entendre ces voix haut et fort. La question est de savoir s’ils entendront l’Évangile plus clairement. »

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Books

N.T. Wright : l’Église doit parler aux « empires » d’aujourd’hui

Dans un récent livre co-écrit avec Michael F. Bird, le théologien anglais appelle les chrétiens à s’impliquer dans la sphère politique.

Christianity Today October 29, 2024
Illustration by Elizabeth Kaye / Source Images: Getty / Wikimedia Commons

Cette année, où plus de 50 pays sont appelés au vote — dont beaucoup pourraient modifier les dynamiques géopolitiques — la sortie de Jesus and the Powers (« Jésus et les puissances ») n’est pas le fruit du hasard.

En travaillant ensemble à un autre ouvrage il y a quelques années, N. T. Wright (auteur entre autres de Surpris par l’espérance et divers commentaires bibliques) et Michael F. Bird (Jesus Among the Gods) prenaient conscience du manque de recommandations bibliques sur la manière dont les chrétiens devraient s’engager dans la politique. Ils ont alors décidé de faire quelque chose.

« Nous avions tous deux le sentiment que la plupart des chrétiens d’aujourd’hui n’avaient pas reçu beaucoup d’enseignement sur une vision chrétienne de la politique », raconte Wright. « Jusqu’au 18e siècle, la pensée politique chrétienne était très développée, mais nous l’avons en quelque sorte ignorée au cours des 200 ou 300 dernières années. Il est temps d’y revenir. »

La « porte d’entrée » de la théologie politique, selon Wright, est l’idée que, jusqu’au retour du Christ, « Dieu veut que les humains soient aux commandes ». Et si, selon les Écritures, tous les pouvoirs politiques ont été en quelque sorte « ordonnés par Dieu », les chrétiens sont appelés à « prendre les devants » pour leur demander des comptes.

« L’Église est conçue pour être un modèle réduit de la nouvelle création et pour présenter au monde un symbole — un signe efficace — de ce que Dieu a promis de faire pour lui. Elle doit donc encourager le reste du monde à se dire : “Oh, voilà à quoi devrait ressembler une communauté humaine. Ça devrait fonctionner comme ça.” »

Lorsque l’Église universelle devient « une communauté qui adore le Dieu unique et pratique la justice et la miséricorde », elle donne un « signe aux Césars du monde que Jésus est Seigneur et donc qu’eux ne le sont pas » et un « signe pour les principautés et les puissances que c’est ainsi que l’on est censé être humain ».

Wright aborde avec nous la nécessité d’une plus grande collaboration théologique autour des questions politiques. Pour lui, il est nécessaire de réviser l’eschatologie biaisée qui sous-tend l’éloignement chrétien de la sphère politique et aborder la manière dont l’Église à travers le monde devrait interagir avec les divers empires contemporains à la dérive.

Lors de la conférence de l’Evangelical Theological Society (ETS) de l’automne 2023, j’ai entendu dire que peu d’universitaires travaillaient sur la théologie politique en ce moment. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?

Oui. Et laissez-moi vous donner un exemple. Lorsque le scénario de la guerre en Ukraine a commencé il y a deux ans, j’ai écrit à deux ou trois grands penseurs chrétiens aux États-Unis en leur disant : « Bon, les amis, vous travaillez sur ce front plus que moi. Que devrions-nous penser à ce sujet ? Si nous avions l’attention du président Volodymyr Zelensky, sans parler de celle de Vladimir Poutine, que devrions-nous leur dire ? » Il ressort clairement de leurs réponses qu’ils étaient très prudents, qu’il s’agit d’un domaine extrêmement difficile et que nous ne savons pas très bien quoi faire.

Cela montre que, même parmi ceux qui ont écrit des livres sur la théologie politique, lorsqu’une crise survient, il n’est pas sûr que quelqu’un ait une feuille de route claire sur la manière dont nous pourrions y faire face. Nous commençons à peine à réfléchir à toutes ces choses et à la manière de structurer notre politique avec sagesse.

On a dit en long et en large, à beaucoup de chrétiens, que la politique est un jeu pourri. On la laisse aux politiciens et aux travailleurs sociaux pendant qu’on enseigne aux gens comment faire leurs prières et aller au paradis. Ces deux mondes ne se rencontrent donc jamais. Mais je pense qu’on en arrive au point où la plupart des chrétiens se rendent compte que cette division n’est tout simplement pas conforme à la Bible ou au témoignage chrétien. En particulier lorsque l’on réfléchit à ce que Jésus entendait par le royaume de Dieu « sur la terre comme au ciel ».

À la fin de l’Évangile de Matthieu, lorsque Jésus dit : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre », qu’est-ce que cela nous dit de l’autorité de Jésus sur la terre ? Dans le Nouveau Testament, il semble que Jésus délègue des tâches à l’Église par l’intermédiaire du Saint-Esprit. Non pas que l’Église doive diriger le monde, mais elle a un rôle vital à jouer en disant la vérité aux puissants. Elle doit tendre un miroir au pouvoir et être l’exemple de ce à quoi devrait ressembler la nouvelle création de Dieu. 

Dans votre introduction, vous mentionnez que vos travaux antérieurs et ceux de Mike ont en partie inspiré ce livre. Pourriez-vous nous en dire plus sur ses fondements bibliques ou théologiques ?

Ce qui m’a le plus interpellé au cours des deux dernières décennies est le rôle des êtres humains dans la bonne création de Dieu. L’idée de Genèse 1, la création de l’humain à l’image de Dieu, signifie que Dieu s’engage à œuvrer dans le monde par l’intermédiaire des êtres humains.

Dans la théologie occidentale, nous lisons souvent Genèse 1-2 comme si Dieu soumettait les êtres humains à un examen moral auquel ils échouent. Cela fait démarrer le débat sur une mauvaise base, au lieu de se concentrer sur la question suivante : comment Dieu va-t-il gouverner son monde avec sagesse par l’entremise d’êtres humains obéissants et réceptifs si ceux-ci se sont égarés et adorent des idoles ? La réponse est que Dieu les a sauvés de leur idolâtrie afin qu’ils puissent diriger son monde en tant que vice-régents, comme il le souhaite.

Pour moi, un des textes clés qui m’a sauté aux yeux lorsque j’ai commencé à travailler sur ce sujet est celui de Jean 19, où Jésus dit à Ponce Pilate : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait pas été donné d’en haut. » Jésus reconnaît donc que ce gouverneur romain de second ordre a une autorité reçue de Dieu.

En d’autres termes, oui, les dirigeants ont une autorité donnée par Dieu, et Dieu leur demandera de rendre compte de ce qu’ils en font. L’Église primitive, tout comme les Juifs, pensait qu’il était de sa responsabilité d’avoir un regard critique sur ceux qui sont au pouvoir. C’est comme le témoignage prophétique de Jean-Baptiste disant à Hérode : « Tu dépasses les bornes ». Ou comme celui de Jésus lui-même accusant les dirigeants et les autorités de n’être pas à la hauteur de leurs tâches.

L’engagement chrétien fidèle dans la politique ne consiste pas à dire aux dirigeants : « Dieu ne vous a pas donné autorité. » Il s’agit plutôt de dire : « Nous allons vous questionner sur la manière dont vous utilisez l’autorité que Dieu vous a donnée. » Je soupçonne la plupart des gens dans la plupart des églises du monde occidental — sans parler des autres pays — de ne pas concevoir les choses de cette manière. Mais tant que nous ne l’aurons pas fait, nous ne comprendrons pas quelle devrait être la responsabilité de l’Église.

Comment les chrétiens devraient-ils demander des comptes au gouvernement et s’assurer que les fonctionnaires utilisent leur pouvoir de manière responsable ? Et comment envisagez-vous cela dans une société pluraliste où les gens ont des opinions religieuses et des normes juridiques différentes ?

Prenons par exemple le psaume 72 — auquel je reviens sans cesse, le grand psaume messianique. Certaines personnes s’en méfient, car il serait un psaume « royal » où « tout est au service de l’empire ». Mais en fait, si vous regardez le Psaume 72, il dit : « donne ton esprit de justice au fils du roi ! Qu’il juge ton peuple avec justice, et les malheureux qui t’appartiennent conformément au droit », etc. Puis, à la fin, il est dit : « que toute la terre soit remplie de sa gloire ! ». C’est ainsi que Dieu veut être glorifié.

Il existe une sorte de théologie naturelle mondiale de l’éthique. La plupart des traditions diraient que c’est une bonne idée de s’occuper des plus faibles et des plus vulnérables. Malheureusement, des intérêts particuliers entrent en jeu, car si les plus faibles et vulnérables sont des migrants qui entrent dans votre pays et que vous ne voulez pas plus de monde chez vous, vous dites : « Non, dites-leur de partir, d’aller ailleurs ». Nous avons besoin de politiques sages et réfléchies en matière d’immigration, car tous les pays ne sont pas en état d’accueillir les milliers de personnes qui veulent venir y vivre.

L’Église doit former les gens à réfléchir avec sagesse à toutes ces questions pertinentes. Nous ne devrions pas laisser cette tâche aux économistes professionnels — ou, du moins, nous avons besoin d’économistes professionnels chrétiens. Nous avons besoin de chrétiens qui examinent les questions de développement, de migration ou les énormes problèmes auxquels nous sommes confrontés à l’échelle mondiale et qui conseillent l’Église avec sagesse, afin qu’elle puisse parler en toute sincérité. Pas seulement par petites phrases, comme je suis en train de le faire, bien sûr, mais avec une réelle profondeur et une réelle autorité sur des questions conséquentes.

Que diriez-vous aux chrétiens qui se disent : « De toute façon, ce monde descend tout droit en enfer » — et à ceux qui ne s’impliquent pas parce qu’ils pensent : « L’Église est séparée du monde, c’est un bastion à part » ?

Ce point est intéressant et le tournant apparait au début du 18e siècle. En Grande-Bretagne et en Amérique, beaucoup de choses étaient presque triomphalistes dans le sens où « Nous sommes en train de conquérir le monde et l’Évangile va régner » — pensez au Messie de Haendel et son « il régnera pour les siècles des siècles » qui sonnait très bien dans les années 1740. Mais dans les années 1790, les choses vont changer. L’épicurisme a gagné, la Révolution française a eu lieu, les gens ont pris peur et se sont demandé ce qui se passait.

C’est le siècle des Lumières qui a, selon moi, séparé la religion et la politique. L’épicurisme des 17e et 18e siècles a fondamentalement éloigné le ciel et la terre à des kilomètres l’un de l’autre. Cela permettait aux humains de gérer la terre comme ils l’entendaient, c’est-à-dire généralement dans leur propre intérêt, en excluant tout ce qui était religieux. Et cela a été un désastre.

Ensuite, il y a eu le mouvement dispensationaliste, en particulier en Amérique, et d’autres mouvements similaires avec une eschatologie très négative, selon laquelle la seule chose qui reste à faire est que Dieu abandonne tout et recommence à zéro. De nombreux chrétiens se sont alors tournés vers Platon pour dire : « En fait, nos âmes vont de toute façon s’échapper d’ici et aller ailleurs. » Mais, comme je le dis sans cesse à mes étudiants, le mot « ciel »dans le Nouveau Testament n’est jamais utilisé pour désigner le lieu de notre destinée ultime. Et le mot « âme »n’est jamais utilisé pour désigner les êtres que nous serons dans notre destinée ultime.

On est parti du principe que l’histoire biblique traite de la manière dont les âmes humaines peuvent se frayer un chemin jusqu’à la vision béatifique du paradis. Or, l’ensemble du récit biblique va dans le sens contraire : il s’agit de la manière dont Dieu vient habiter ici, avec les humains. Le chapitre 21 de l’Apocalypse ne dit pas que la demeure des humains est avec Dieu, mais que la demeure de Dieu est avec les humains.

Plus je vieillis, plus je vois en Actes 2 — la descente de l’Esprit remplissant la maison — une scène renvoyant au temple ; elle remonte directement à 1 Rois 8 ou à Exode 14. C’est une façon de dire : « Voilà ce que Dieu a toujours voulu faire. Dieu, le Saint-Esprit, a toujours eu l’intention de vivre avec et dans les êtres humains, et d’agir à travers eux. Et c’est en train de se produire ». C’est une façon totalement différente de faire de la théologie.

La vieille idée selon laquelle Dieu va se débarrasser de la création actuelle — pourquoi se donnerait-il donc la peine de la remettre en état ? — est tout simplement trompeuse. En tant que communauté mondiale, il est urgent que nous réfléchissions de manière plus chrétienne, plus biblique, à l’ensemble du scénario.

N.T. Wright est professeur émérite de recherche sur le Nouveau Testament et le christianisme primitif au St Mary’s College de l’université de St Andrews et Senior Research Fellow au Wycliffe Hall, à Oxford. Son livre le plus récent, coécrit avec Michael F. Bird, s’intitule Jesus and the Powers: Christian Political Witness in an Age of Totalitarian Terror and Dysfunctional Democracies.

Traduit par Anne Haumont

News

Parcours de vie : Carlos Payan, pasteur charismatique passionné pour l’unité des chrétiens

Fils de réfugiés de la guerre civile espagnole, le pasteur français rassemblait des milliers de croyants aspirant à la guérison en Christ.

Carlos Payan
Christianity Today October 23, 2024
Illustration de Christianity Today / Image source : Photographie de Yannick Billioux

Dans sa passion pour la guérison de ceux qui venaient à lui, Carlos Payan, un pasteur charismatique français, fut conduit à rassembler des chrétiens de toutes les confessions. Il est décédé d’une crise cardiaque le 12 octobre, à l’âge de 61 ans. 

Il était tout particulièrement connu pour son œuvre au sein de Paris Tout Est Possible, un ministère qu’il avait cofondé en 2003 avec des amis issus du protestantisme, du catholicisme et du judaïsme messianique.  

« Au cours de mes nombreux déplacements, je constate partout les mêmes désirs immenses, les mêmes aspirations inassouvies, notamment chez les jeunes : être consolé, guéri, aimé par le Christ », déclarait Payan en 2013 au journal catholique La Vie. « La France crie sa soif de Dieu ; c’est à l’épancher que je voudrais dédier le reste de ma vie. »

Né en 1963 dans la petite ville de Lons-le-Saunier, dans l’est de la France, Carlos Payan était le huitième enfant de communistes républicains espagnols qui avaient combattu le régime de Franco avant de trouver refuge de l’autre côté de la frontière. Les convictions politiques de ses parents sont en opposition frontale avec celles d’une Église catholique espagnole souvent très proche de la dictature franquiste. Carlos grandit ainsi dans un environnement où la religion est vue d’un mauvais œil.  

Pourtant, un jour de 1981, alors qu’il se trouvait à vendre un journal communiste dans la ville voisine de Mâcon, des chrétiens évangéliques lui offrent un exemplaire du Nouveau Testament. Quelques mois plus tard, il consacre sa vie à Christ. 

Il dira régulièrement qu’il est alors passé « de la génération Mitterrand à la génération Jésus », en référence au président socialiste français François Mitterrand, élu la même année. Malgré sa joie d’avoir trouvé Jésus, il se souviendra que « [p]our une partie de ma famille, c’était une trahison. »

Son parcours de foi commence dans le contexte des frères larges, mais dès 1983 il assiste à une réunion avec le prêtre catholique canadien Emiliano Tardif, qui était connu pour ses guérisons miraculeuses. Très vite, il aspire à un jour exercer un ministère similaire. Deux ans plus tard, il épouse Agnès dans une église protestante de Mâcon, avec un diacre évangélique comme officiant et des chanteurs catholiques. 

Son engagement dans le service chrétien le conduit à devenir pasteur adjoint à Mâcon en 1991, tout en travaillant comme agent d’entretien pour nettoyer les bâtiments de l’administration locale.

Vivant à cette époque une expérience de rencontre avec le Saint-Esprit qui durera plusieurs semaines, il fera plus tard cette observation sur l’utilité de son travail séculier d’alors dans sa formation spirituelle :  

« Aujourd’hui, je rends grâce au Seigneur de m’avoir fait vivre cette expérience, qui aurait pu me tourner la tête, à un moment où mon travail, consistant à astiquer les toilettes de mes camarades, me ramenait à mon humilité d’homme. » 

Tout en poursuivant son ministère pastoral et en progressant dans une carrière qui le conduira finalement à des responsabilités importantes dans l’administration territoriale française, Payan se rapproche également de catholiques touchés par le renouveau charismatique catholique démarré aux États-Unis en 1967. En 1997, il rejoint l’association charismatique Embrase nos cœurs qui rassemble des protestants et des catholiques. 

En 1999, des divisions récurrentes dans son église locale suscitent une crise dans le ministère et la foi de Payan. Il passe alors un temps dans la communauté œcuménique française de Taizé. Il y rencontre Frère Roger, le fondateur de la communauté, qui lui demande soudain de prier pour lui. 

« J’étais stupéfait. Lui, le grand maître spirituel, me demandait d’intercéder en sa faveur ! », raconte Payan. « J’ai prié pour lui et c’est moi qui ai été guéri. Ce jour-là, j’ai compris que le Seigneur voulait que j’aime toute son Église. »

L’année suivante, Payan est muté à Paris pour son travail dans l’administration. Ses possibilités de nouer des contacts avec toutes sortes de chrétiens se multiplient. En 2003, il cofonde l’association Paris Tout Est Possible qui se consacrera tout particulièrement à l’organisation de soirées et rencontres de guérison pour un nombre toujours croissant de participants, dont la vaste majorité (75 %) est catholique. 

Payan fait ainsi partie des protestants qui ont contribué à la création d’« une véritable sous-culture charismatique transversale, animée par des réunions et des conférences où convergent des milliers de chrétiens de toutes étiquettes », commente en 2011 le sociologue évangélique français Sébastien Fath. 

Néanmoins, cette exposition nouvelle à une grande diversité de catholiques, au-delà de ceux liés au mouvement charismatique avec lesquels il avait déjà noué des relations, constitue tout de même un défi pour Payan.  

« [L]e Seigneur me demandait d’aimer mes frères catholiques. Je lui ai répondu : “tu veux ma mort !” », se souvenait-il en mai de cette année, alors qu’il participait au Jury de La Nuit des Influenceurs chrétiens, un concours destiné à mettre en valeur des talents en ligne issus de diverses confessions. « Et bien oui, Dieu voulait que je meure à moi-même, à ma suffisance, à ce que je savais pour découvrir tout le reste. »

Dans le souci d’unité qu’il développe, Payan se réfère fréquemment à ces paroles de Jésus à ses disciples : « C’est à cela que tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous avez de l’amour les uns pour les autres. » (Jn 13.35) Dans son cheminement, il découvre également des choses à apprécier dans la tradition catholique. Il la voit accueillante, offrant un espace pour la diversité (en particulier dans les formes de louange), soulignant la valeur de la liturgie, de la contemplation et du silence, et ouvrant à une relation plus détendue à l’égard du temps, expliquait-il notamment en 2023. 

À Paris, son ministère attire l’attention du célèbre journal Le Monde. Dans son article consacré à celui qui est décrit comme un « guérisseur évangélique », on peut lire cette description : « Il saute sur place, agite les mains, chante. Le pasteur Payan est un artiste avant d’être un guérisseur. Il prêche, il mime, il raconte des histoires. »

Convaincu que « [l]a langue de Voltaire peut se conjuguer avec un Évangile décomplexé », il est amené à construire des relations avec de nombreux ministères de guérison dans le monde francophone, notamment dans le cadre de l’Association Internationale des Ministères de Guérison (AIMG).  

Mais son ministère débordera aussi à l’extérieur de la francophonie. Lors d’une réunion aux États-Unis dans le cadre de l’AIMG, le pasteur belge Nathanaël Beumier, qui servait alors de traducteur pour Payan, se souvient que malgré leur épuisement, Payan continuait à prier sans relâche pour les nombreuses personnes qui l’approchaient, faisant preuve « d’une compassion et d’un amour qui allaient même au-delà de ses forces physiques ».

Même si Payan affirmait avec force la possibilité de la guérison miraculeuse, il veillait à rester modeste quant aux résultats de ses prières. « Parmi les gens qui viennent me voir, 5 % à 10 % sont guéris », expliquait-il au journal Le Monde. Dans son livre de 2009 consacré au sujet, La guérison divine,il écrit : « Nous ne sommes pas Dieu et ne connaissons pas sa volonté. Prions, intercédons, supplions… mais ne promettons rien à ceux qui souffrent, de peur d’ajouter à leur souffrance une lourde déception. »

En 2017, Payan prend sa retraite de la fonction publique française pour se consacrer pleinement à son ministère. La même année, lors d’une célébration de la Pentecôte pour le 50e anniversaire du Renouveau charismatique catholique, il est l’un des 120 charismatiques évangéliques invités par surprise par le pape François à le rejoindre sur scène devant les 50 000 pèlerins catholiques rassemblés pour l’événement. 

« Je n’en revenais pas. Je n’avais même pas eu le temps de prendre ma veste. Le pape voulait juste qu’on soit là et on a évidemment dit oui », racontera-t-il.

La très grande ouverture de Payan à l’égard des catholiques a créé une certaine distance entre lui et les évangéliques (charismatiques ou non) qui ne pouvaient pas le suivre aussi loin dans son œcuménisme. L’importance qu’il accordait à la guérison physique a également suscité des critiques de la part de catholiques et d’évangéliques plus traditionnels. 

« Il a payé cher son désir d’unité, des deux côtés », résume Grégory Turpin, fondateur associé de Première Partie, l’éditeur de Payan , à propos de diverses polémiques qui ont surgi au fil de son parcours. 

S’il a pu établir de nombreux liens entre catholiques et évangéliques charismatiques, c’est avec une certaine distance que le reste des évangéliques observait le ministère de Payan. Cependant, Romain Choisnet, responsable de la communication du Conseil national des évangéliques de France, a salué en lui « un homme qui a beaucoup compté pour un grand nombre de personnes, d’Églises, de mouvements au sein du monde évangélique. Un homme de passion, un homme d’unité, un homme de cœur. »

Le pasteur des Assemblées de Dieu françaises et entrepreneur Éric Célérier a également souligné comment Payan avait contribué à sa propre découverte de la spiritualité des catholiques et d’autres évangéliques et à adoucir son cœur à l’égard des autres chrétiens. 

Le ministère de Payan était d’abord centré sur une « unité charismatique », rassemblant ceux qui partageaient la croyance en l’action de l’Esprit, en particulier dans le domaine de la guérison. Mais selon Grégory Turpin, cette unité a contribué à créer des espaces pour une « unité kérygmatique » plus large, centrée sur le partage de l’Évangile et susceptible de rassembler des chrétiens au-delà des cercles charismatiques. 

Les six livres de Payan traitent notamment de la guérison et de l’unité, mais explorent aussi spécifiquement la vulnérabilité humaine et la compassion pour ceux qui souffrent. Son dernier livre, Nos corps, son temple, était paru quelques semaines avant sa mort. L’ouvrage rassemble des contributions de catholiques et d’évangéliques de diverses orientations sur ce que le corps humain révèle du plan de Dieu pour l’humanité.

Passionnés par la louange, Payan et sa femme travaillèrent également ensemble avec le chanteur et compositeur chrétien Samuel Olivier pour produire plusieurs albums de louange. 

« Son affection était entière, féroce, radicale, mais c’était aussi un homme d’une profonde humilité, prompt à s’enflammer, mais aussi prompt à pardonner et à demander pardon », témoigne Samuel Olivier sur Facebook.

Carlos Payan laisse derrière lui sa femme Agnès et leurs quatre enfants. Ses funérailles ont eu lieu le 18 octobre dans une église catholique de Mâcon. Une cérémonie en sa mémoire est également prévue le 7 novembre à Paris.

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Books
Review

Les métaphores ont un pouvoir plus que métaphorique

Joy Clarkson lève le voile sur la profondeur de formules qui peuplent notre imaginaire.

Christianity Today October 16, 2024
Illustration by Mallory Rentsch Tlapek / Source Images: Unsplash / Getty

« Je crains que ces hommes ne fassent que me ralentir », déclare un Benedict Cumberbatch sûr de lui dans le rôle du pionnier de l’informatique Alan Turing. Un biopic de 2014, The Imitation Game, dépeint Turing comme un génie solitaire, capable de changer le monde, qui accepte à contrecœur l’aide de collègues moins brillants qui ne feraient que menacer son efficacité et à qui il doit cacher des secrets qui menacent son habilitation, sa carrière et sa vie. Ensemble, ils déchiffrent le code Enigma des nazis et créent un modèle préludant à l’invention de l’ordinateur, la machine de Turing (c’est de l’histoire, pas un spoiler !).

L’une des nombreuses contributions de Turing au développement de l’informatique a été le test de Turing, une méthode conçue pour évaluer la capacité d’une machine à afficher un comportement intelligent qu’un observateur humain pourrait confondre avec un comportement humain. Inutile de dire que les questionnements en la matière se poursuivent. En concevant des ordinateurs capables d’égaler et de dépasser de nombreux aspects de nos propres facultés cognitives, nous nous retrouvons au milieu d’un chaotique champ de bataille où l’âme de l’humanité est balancée entre jérémiades apocalyptiques sur l’IA et manifestes techno-optimistes utopiques.

Ces développements rapides sont guidés par une métaphore saisissante : l’esprit humain  comme ordinateur. Plus nous utilisons cette métaphore, plus nous y croyons. Pourtant, au fur et à mesure que cette vision s’est imprégnée dans notre inconscient collectif, elle s’est heurtée à une résistance de plus en plus forte.

Prenez par exemple le philosophe et cogniticien Tim van Gelder, auteur en 1995 d’un article intitulé « What Might Cognition Be, If Not Computation? » (« Qu’est-ce que la cognition, si ce n’est pas de la computation ? ») Il y suggère que la machine de Turing (un modèle informatique) est moins pertinente pour modéliser la cognition humaine que ce qu’il appelle un « système dynamique ». Un tel système s’adapte en permanence à un environnement en constante évolution, réagissant et s’ajustant dans une relation de réciprocité automatique. Une machine de Turing, elle, ne vise qu’à résoudre une équation spécifique.

En d’autres termes, notre cerveau se développe et s’adapte en permanence à notre monde ; ce n’est pas une machine programmée avec un algorithme fixe pour aboutir à un résultat spécifique.

Donner forme à l’immatériel

Dans son dernier livre, You Are a Tree: And Other Metaphors to Nourish Life, Thought, and Prayer (« Tu es un arbre, et autres métaphores pour nourrir la vie, la pensée et la prière »), l’écrivaine Joy Marie Clarkson explore les métaphores que nous utilisons dans notre vie quotidienne. Dans notre engouement à adopter certaines métaphores qui façonnent notre vie, nous sommes prompts à oublier que les métaphores sont, par définition, des approximations incomplètes. Comme l’explique Clarkson dans son introduction, « c’est la raison pour laquelle le philosophe français Paul Ricœur propose ce que l’on pourrait appeler une théorie de la métaphore en tension […] entre interprétation littérale et interprétation métaphorique. En observant où s’arrête la métaphore, nous sommes obligés de prêter plus attention à la raison pour laquelle la chose n’est pas réellement telle que nous la décrivons ».

Clarkson incarne une nouvelle génération d’écrivains et de penseurs qui se sont acquis un public en ligne en partageant progressivement leurs pensées, mêlant des observations dignes d’un journal intime à des notes érudites liées à des projets de recherche et d’écriture. En lisant son livre, on a plus l’impression de retrouver un vieil ami autour d’un café que de s’asseoir aux pieds d’un sage lointain et inaccessible.

Si van Gelder et Clarkson trouvent un terrain d’entente dans leur résistance à la métaphore de « l’homme en tant qu’ordinateur », les similitudes s’arrêtent là. Van Gelder écrit dans un style dense et mathématique (tant mieux pour vous si c’est votre truc), et utilise toujours une métaphore basée sur la machine pour décrire la pensée humaine. Clarkson, elle, étudie la théologie et la littérature au King’s College de Londres, et ses mots découlent d’une passion pour la poésie, la littérature, l’histoire et la Bible, révélant un esprit créatif et sympathique et une belle ouverture à l’émerveillement au quotidien. Elle s’en tient à des métaphores plus agricoles et naturalistes. Les ordinateurs, « en tant que métaphore systématique de l’épanouissement humain » lui paraissent « incomplets et impitoyables ».

Comme le suggère le titre de son livre, Clarkson voit moins en vous un ordinateur (conçu pour fonctionner avec efficacité) qu’un arbre dans une forêt. Les arbres, comme Turing et ses pairs, ont besoin des racines de ceux qui les entourent pour s’épanouir dans le manque comme dans l’abondance.

You are a tree commence par une réintroduction convaincante au concept de métaphore, en expliquant à quel point celles-ci peuvent subtilement nous façonner. Les métaphores sont plus qu’un simple ressort poétique supplémentaire au service du beau langage. Elles peuvent générer des moments de révélation cathartiques en permettant d’appréhender des sentiments ou des idées jusque-là inexprimables.

Clarkson raconte comment, pendant la majeure partie de sa vie, elle a été contrainte de déménager d’un endroit à l’autre, lui donnant l’impression d’être une plante en pot dont les racines ne peuvent s’enfoncer qu’à une certaine profondeur. La métaphore de la plante en pot, dit-elle, « m’a fait souffrir, mais m’a aussi soulagée ». Une bonne métaphore est libératrice, car elle nous permet de « dire nos expériences » et de « donner à ces choses une forme qui nous permette de les regarder, d’en parler, de les montrer à d’autres personnes afin qu’elles puissent en être témoins et peut-être même les comprendre ». Grâce aux métaphores, nous pouvons connaître et être connus.

Les mauvaises métaphores peuvent toutefois s’avérer dangereuses. Les comparaisons erronées ne se bornent pas à un manque de clarté conceptuelle : elles peuvent nous inciter à attribuer des caractéristiques trompeuses, voire déshumanisantes, à nous-mêmes et aux autres. Clarkson souligne que la métaphore de l’homme en tant qu’ordinateur accorde une grande valeur à la productivité, dévaluant ainsi potentiellement les personnes moins productives. Cette métaphore dit : Si vous ne pouvez pas fonctionner aussi bien, vous avez moins de valeur.

Les métaphores ne sont donc pas neutres. Que nous les choisissions consciemment ou que nous les absorbions sans y prêter attention, elles ont une subtile mais puissante influence sur nos vies, et s’y confronter peut être crucial dans nos parcours de formation spirituelle.

Après avoir établi la nature problématique des métaphores mécanistes de l’humanité, Clarkson réserve la plupart de ses chapitres à l’analyse d’un ensemble de métaphores plus saines et riches (sans parler des métaphores à l’intérieur des métaphores). Dans une progression à la fois patiente et agréablement sinueuse, elle retrace leurs apparitions dans l’Écriture, la littérature et la vie quotidienne. Elle accompagne également les lecteurs dans la réflexion avec des exemples et des recommandations tirés de poèmes, de peintures, de films, de chansons et même de l’architecture.

La sagesse des clichés

You Are a Tree est un guide éclairant sur les métaphores que nous utilisons pour Dieu et notre propre vie, et propose au lecteur des façons de méditer sur une métaphore et de laisser parler ses significations les plus profondes. La profondeur et la perspicacité de Clarkson apparaissent clairement le fait que de nombreuses métaphores qu’elle aborde — « la sagesse est une lumière », par exemple, ou « la vie est un voyage » — touchent à des formules que vous avez probablement déjà entendues un nombre incalculable de fois, au point qu’elles apparaissent comme des clichés. Que pourrait-on ajouter sur ces sujets ? Avec constance, Clarkson insuffle une nouvelle vie à ce langage qui pourrait sembler banal à première vue.

En raison de l’approche méditative du livre et de certains de ses détours, certaines parties s’avéreront probablement plus intéressantes que d’autres, en fonction des résonances de certaines métaphores pour tel ou tel lecteur. Dans certaines sections faisant moins écho, les métaphores peuvent paraître un peu monotones et la structure flottante des chapitres pourrait sembler manquer de direction. C’est l’une des raisons pour lesquelles je recommanderais de lire le livre par petits morceaux (une ou deux séances par chapitre) plutôt que d’une traite. Pour un livre relativement court, You Are a Tree couvre beaucoup de terrain, presque à la manière d’un cours d’introduction pour étudiants de premier cycle. Il est cependant riche en enseignements et si vous prêtez attention (comme l’autrice y invite souvent), vous devriez repartir avec une foule d’idées susceptibles de modifier votre regard.

Dans son dernier chapitre, Clarkson développe la métaphore « la vie est un voyage », admettant le défi de pouvoir écrire sur un tel lieu commun. Comme elle le dit, « je me rends compte que je suis dangereusement proche de devenir un ridicule panneau inspirant dans un magasin d’articles pour la maison et le jardin. “La vie n’est pas la destination, mais le voyage” ». À demi sérieuse, elle poursuit en philosophant : « Mais qu’est-ce que la vie et qu’est-ce que le voyage ? » En se plongeant réellement dans ces questions, Clarkson déchire le voile de la familiarité excessive qui masque si souvent les vérités les plus simples, mais les plus profondes.

En réfléchissant à la raison pour laquelle la vie est vraiment un voyage, elle évoque l’aspiration intranquille d’Augustin ou, selon ses termes, « ce que les existentialistes allemands pourraient appeler Unheimlichkeit, une absence radicale de foyer », une idée qu’elle développe en faisant référence à Camus, Heidegger, James K. A. Smith et Le Seigneur des Anneaux, entre autres. Pour moi, enfant de troisième culture ayant une relation compliquée avec les concepts de foyer et d’appartenance, cela a résonné en profondeur. C’est un sujet que j’aimerais encore explorer dans mes propres écrits. Et je suis certain qu’il y aura au moins une image ou une idée, et probablement beaucoup plus, qui trouveront un écho similaire chez vous.

Raed Gilliam est écrivain et cinéaste, et producteur associé pour CT Media.

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Books

La vocation créative ne s’épanouit pas dans la foule

L’autrice E. Lily Yu évoque sa foi, son profond amour de la langue et les dangers de « suivre la majorité ».

Christianity Today October 16, 2024
Illustration de Mallory Rentsch Tlapek/Images sources : Unsplash

E. Lily Yu est une créature rare : une autrice d’une compétence exceptionnelle appuyée sur sa foi, l’histoire littéraire et une vie entière de lecture. Son recueil de nouvelles Jewel Box a été finaliste du Los Angeles Times Book Prize, son roman traduit en français L’Odyssée de Firuzeh a remporté le Washington State Book Award for fiction. Yu elle-même a reçu le LaSalle Storyteller Award et l’Astounding Award for Best New Writer. Ses écrits ont été finalistes des prix Hugo, Nebula, Locus, Sturgeon et World Fantasy.

Break, Blow, Burn, and Make: A Writer's Thoughts on Creation

Break, Blow, Burn, and Make: A Writer's Thoughts on Creation

Worthy Books

240 pages

$19.77

Dans son nouveau livre, Break, Blow, Burn, and Make: A Writer’s Thoughts on Creation (« Casser, souffler, brûler et fabriquer : réflexions d’une écrivaine sur la création ») elle médite sur la lecture, l’écriture et la créativité. Elle souligne à la fois les opportunités et les défis quant à la manière dont ces réalités sont aujourd’hui vécues. Karen Swallow Prior, autrice et professeure d’anglais, s’est entretenue avec Yu de la relation entre la foi chrétienne, l’art de l’écriture et la recherche courageuse de la vérité.

(Note de l’éditeur : cette conversation a été édité pour des raisons de longueur et de clarté.)

Un thème récurrent dans votre livre est qu’une écriture de qualité, comme tout art, émerge de l’amour plutôt que de la colère, de l’anxiété ou du mépris. Vous soulignez que « Dieu a créé par amour et s’est réjoui de la vie. Quand il a regardé son œuvre, il l’a déclarée bonne ». En tant que créateurs, nous créons mieux lorsque nous imitons le Créateur. Quelles sont les tendances actuelles qui empêchent de privilégier l’amour à la peur ou l’agressivité ?

Si l’on met un instant de côté le fait que l’amour peut éprouver de la colère — qu’il peut y avoir une colère aimante — je pense qu’il y a beaucoup de flou et de confusion autour de la définition de l’amour, ce qui conduit les gens à poursuivre 50 choses différentes, dont je ne reconnais qu’une seule comme digne de ce mot.

Dans mon livre, j’utilise une définition de l’amour tirée d’Erich Fromm, un psychologue social. L’essence de l’amour, affirme-t-il, est de donner de sa vie, de ce qu’il y a de plus vivant en soi. C’est, à certains égards, une compréhension très démodée, oubliée, presque obsolète du mot. Il faut savoir de quoi on parle avant de pouvoir décrire ce l’on recherche ou ce qui manque. Et il faut beaucoup de temps pour y parvenir. Comme le dit Fromm, cet amour est celui d’une personne mature. Ce n’est pas l’amour d’un enfant ou d’un chien. Ce n’est pas l’amour de la glace ou de l’argent.

Tout au long du livre, vous établissez des parallèles entre une foi consistante et un art consistant. Pouvez-vous nous parler un peu plus de cette association ?

Je pense que l’œuvre d’un artiste ne peut être plus profonde que l’artiste lui-même, que cette profondeur soit ou non une condition permanente — qu’elle soit ou non atteinte par la grâce de Dieu. La foi est une voie connue depuis des milliers d’années pour approfondir son être, au-delà de ce que l’on pourrait attendre.

En vous appuyant sur les observations de l’essayiste Sven Birkerts, vous soulignez qu’au fur et à mesure que notre monde est devenu plus horizontalement connecté, il s’est aplati et a perdu en profondeur. Comment le manque de profondeur et le nivellement que vous observez dans notre vie créative correspondent-ils à une situation analogue dans notre vie de foi ?

Il y a plusieurs décennies que des penseurs et des critiques culturels comme Guy Debord et Neil Postman ont réfléchi à la transition de la société humaine de l’imprimé vers l’image. C’était probablement le premier pas vers une certaine superficialité : la réduction de l’attention, de l’interaction intérieure et subjective avec les mots, à quelque chose qui peut être saisi visuellement en quelques secondes.

Ce processus s’est accéléré. Cela ressemble à une inversion du processus d’alphabétisation. Avant la généralisation de l’alphabétisation, nous ne disposions que d’images. Mais il s’agissait de pointer du doigt une vérité plus profonde. Prenez l’exemple des peintures à fond d’or de l’artiste médiéval italien Giotto : elles n’étaient pas censées représenter le moi ou l’expression de soi, mais une relation plus profonde avec Dieu. Ainsi, même ces images ne fonctionnaient pas de la même manière que celles qui servent aujourd’hui d’outils marketing, de divertissement, d’objets de consommation.

Les images peuvent-elles être véhicules de profondeur ? Assurément. Créons-nous et interagissons-nous principalement avec de telles images ? Je ne pense pas. Certains font l’hypothèse que l’enseignement insuffisant de la lecture parmi les jeunes générations a conduit à la très large adoption du format vidéo. Peut-être est-ce cela. Il se peut également que les formats vidéo et visuels soient simplement plus faciles à utiliser, qu’ils exigent moins de nous et que leur compréhension nécessite moins de compétences. Mais, quelle qu’en soit la raison, nous sommes peu enclins à nous confronter à des textes difficiles, réfléchis et profonds et très enclins à passer notre temps sur des écrans. Cela donne également lieu à des écrits beaucoup plus superficiels.

Vous consacrez un chapitre entier à la vocation dans le contexte de l’art et de l’écriture. Vous utilisez l’exemple frappant d’un orchestre où seuls quelques instruments jouent au milieu d’une salle de répétition remplie de chaises et de pupitres renversés. Mais dehors, dans le couloir, une centaine de violonistes se disputent.

L’idée de cette image est que les violonistes pensent que tout le monde devrait être violoniste et ont persuadé tout le monde de jouer du violon. L’orchestre, bien sûr, en souffre.

On observe chez les êtres humains, quels qu’ils soient, une tendance à aller dans le sens de la majorité, à être d’accord avec elle. Cela facilite à la fois la vie et la pensée. Mais cela ne les rend pas plus profondes ou meilleures.

Il y a également une profonde insécurité chez ceux qui n’ont pas encore été confrontés à leur propre petitesse, à la vanité de n’être qu’une poignée de poussières d’étoiles dans un immense vide. Ces personnes ont tendance à avoir besoin des autres pour renforcer leur identité. L’un des moyens d’y parvenir est de faire pression sur les autres pour qu’ils se conforment exactement aux mêmes décisions que celles que l’on a prises personnellement, car le fait de voir d’autres personnes prendre les mêmes décisions est réconfortant et rassurant, que ces décisions soient judicieuses ou non. On peut le constater dans l’Église et dans la société, dans tous les pays, à toutes les époques et dans tous les lieux.

Bien sûr, des personnes dont la vie ressemble à celle de leur entourage peuvent avoir une foi profonde, un caractère incroyable et une réelle intégrité. Tout comme on peut trouver ces qualités chez des personnes dont la vie n’est guère conforme à celles de ceux qui les entourent. La non-conformité n’est pas le but en soi. Elle est très souvent aussi superficielle et dénuée de sens que la conformité. Il s’agit de quelque chose de tout à fait différent. Ce n’est pas l’image ou la performance qui compte ici, mais l’obéissance à l’appel.

En d’autres termes, l’orchestre a besoin de tous les musiciens.

L’orchestre en est un exemple très caractéristique. Je pense que le corps du Christ est appelé à travailler dans un but unique et supérieur, pour lequel nous sommes tous en harmonie, mais pas à l’unisson.

Vous mentionnez en passant que de nombreux adultes préfèrent le genre de la littérature pour jeunes adultes. Pourquoi d’après vous ? En quoi est-ce préoccupant ?

Je pense que la grande majorité des êtres humains ont perdu une bonne partie de leur capacité à se concentrer pendant de longues périodes sur des choses complexes et ambigües, qu’il s’agisse de textes ou d’autres œuvres d’art.

Je n’aime pas les distinctions de genres littéraires en général — il s’agit d’un outil de marketing récemment introduit dans l’édition pour aider à catégoriser et à ordonner le flot permanent de livres arrivant sur le marché. Mais si vous comparez les livres qui ont été écrits spécifiquement pour le marché des jeunes adultes et ceux qui ont simplement été mis dans cette catégorie, deux phénomènes distincts à mes yeux, vous verrez des différences. Parmi les titres intentionnellement orientés vers les jeunes, on observe une tendance à des situations simplistes et manichéennes, à des idéologies simples, à des personnages superficiels et à des scénarios à rebondissements qui ne requièrent pas une grande perspicacité pour être appréciés.

Je ne pense pas, cependant, que ce mouvement vers une simplification de la lecture soit limité à la jeunesse. On le voit partout, y compris dans la fiction littéraire et dans d’autres genres, et je pense que c’est révélateur de la façon dont nous évoluons dans l’ensemble.

Dans le même ordre d’idées, vous contestez que la littérature puisse ou même doive favoriser l’empathie. Vous remettez également en question l’idée que la littérature devrait être justifiée par sa bonté morale. À l’instar de H. L. Mencken, vous attribuez cette idée à notre histoire de pensée puritaine. Qu’est-ce que nous perdons lorsque nous nous raccrochons à ces idées ?

Je n’ai jamais été particulièrement touchée par les classifications qui feraient des êtres humains des êtres exclusivement bons ou mauvais, parce que nous avons toujours en nous le potentiel du bien et du mal. Je ne suis pas une bonne personne. Je ne suis pas une mauvaise personne. Je suis un être humain, avec tout ce que cela implique.

Je pense que la lecture peut nous rappeler des valeurs qui perdurent à travers les millénaires, qui survivent aux empires. Ces valeurs nous encouragent à rechercher ce qui est plus grand que nous. L’accent mis au 21e siècle sur l’empathie comme boussole de la moralité nous a conduits à des situations très problématiques, où les sentiments se substituent à la justice, aux faits ou à la vérité.

Vous dites qu’il est essentiel pour les écrivains d’avoir un amour profond de la langue. En quoi est-ce indissociable de l’amour de la vérité ?

L’écriture est un moyen de penser. C’est un moyen de comprendre ce que nous pensons nous-mêmes, puis de réviser ce que nous pensons lorsque nous constatons à quel point nous l’avons mal écrit. Il est très utile de chercher les mots justes, les véhicules adéquats dans lesquels placer notre sens, afin que les lecteurs puissent le percevoir de la manière la plus complète possible. En fait, ce processus a beaucoup de points communs avec la recherche de la vérité. L’écriture est un moyen de donner une juste place à une vérité que — si nous avons de la chance, si nous avons cherché assez longtemps, si nous avons persévéré assez longtemps — nous avons découverte.

Il y a une centaine d’années encore, cette façon d’envisager la langue aurait été très rare. Pour la plupart des gens, la langue est un moyen d’obtenir ce qu’ils veulent du monde et des autres. Il ne s’agit pas d’un chemin d’allégeance à la vérité. On trouve sur le sujet des écrits d’auteurs comme George Orwell, W. H. Auden et Victor Klemperer.

Et l’on peut observer aujourd’hui la suite de la dégradation du langage qu’ils observaient à leur époque dans la ruée vers les textes générés par l’IA. Cette évolution ne peut que dévaluer la lente recherche de la vérité, la lente recherche de la forme adéquate pour exprimer cette vérité, au profit de ce qui est rapide, souvent incorrect, bon marché et facile. Il s’agit fondamentalement d’une attaque contre le temps et l’attention du lecteur. Et cela se fait, comme à l’époque d’Orwell, dans une recherche de profit, d’avancement personnel et de facilité.

Vous écrivez sur l’importance de la solitude et du courage pour un art de qualité. Pourquoi ces éléments sont-ils si importants ?

En fin de compte, les décisions qui orientent notre vie doivent être prises individuellement, chacun d’entre nous pour soi-même. D’autres personnes peuvent nous conseiller, mais il doit y avoir un moment de retraite, un moment de solitude, où l’on se dit : Voilà comment je choisis de vivre, et voilà ce que je choisis de défendre. Et prendre cette décision sans solitude, prendre cette décision au milieu d’une foule, une foule souvent bruyante, c’est prendre le risque d’adopter les valeurs de cette foule, au lieu de vivre selon ses propres valeurs, qui ne se trouvent presque jamais au milieu de la foule.

Je pense que le courage a toujours été une question de se tenir à part. Kierkegaard en parle dans l’un de ses écrits publiés à titre posthume, « Sur la dédicace “à l’individu” ». Il souligne la nécessité de devenir un individu à l’écart de la foule, à l’écart des jugements de ceux dont dépendent votre gagne-pain, votre statut social ou votre bien-être. Le courage, c’est la capacité de dire : Cela va me coûter cher, mais j’ai examiné la question au mieux de mes capacités et je ne peux pas faire autrement. C’est un chemin très solitaire. Il faut acquiescer à cette solitude.

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