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Un monument théologique à l’unité dans la diversité

Il y a cinquante ans, la solution de la déclaration de Lausanne à la division parmi les évangéliques n’était pas l’uniformité.

Christianity Today August 16, 2024
Illustration d’Ibrahim Rayintakath

Dans le film Memento, paru en 2000, Leonard Shelby souffre d’une lésion cérébrale qui l’empêche de former de nouveaux souvenirs à long terme. Il peut se rappeler une information pendant 30 secondes à une minute au maximum, puis il oublie tout.

La déconnexion entre Leonard et son passé le laisse dans un état de perpétuelle perplexité quant à la façon dont il s’est retrouvé dans sa situation présente : Quel ennemi est-ce que je fuis et pourquoi ? Pourquoi est-ce que je tiens une arme ? Sa confusion est la conséquence de son amnésie, de son incapacité à se souvenir de sa propre histoire. Si Leonard pouvait simplement réapprendre et mémoriser des éléments importants de son passé, il retrouverait une existence stable, avec une compréhension saine de lui-même et des gens qui l’entourent.

Les évangéliques contemporains sont dans une situation semblable. Nous sommes nous aussi bien souvent déconnectés de notre passé, mais pour des raisons plus réversibles qu’une lésion cérébrale. En conséquence de cette déconnexion, les évangéliques sont plus divisés que jamais, et beaucoup luttent contre des adversaires qui étaient autrefois des amis.

Et si nous faisions une pause pour nous souvenir de notre histoire ? Non seulement nous nous rappellerions qui nous sommes et comment nous en sommes arrivés là, mais nous pourrions même redécouvrir le meilleur de ce que le mouvement évangélique a été, est et pourrait encore être.

L’un des plus grands problèmes aujourd’hui est qu’il semble n’y avoir pratiquement aucun consensus sur ce que le mot évangélique signifie. Il serait heureux que les évangéliques du monde entier puissent se mettre d’accord sur les paramètres de base de l’évangélisme — quelque chose de suffisamment restreint pour encourager une saine diversité, mais de suffisamment substantiel pour garantir l’intégrité doctrinale.

Ou peut-être l’auraient-ils déjà fait ?

Il y a cinquante ans, en juillet 1974, environ 2 700 responsables chrétiens de 150 pays se sont retrouvés à Lausanne, en Suisse, à l’initiative de l’évangéliste américain Billy Graham et du théologien britannique John Stott.

La conférence était officiellement intitulée « Premier congrès international sur l’évangélisation du monde », mais elle est surtout restée dans les mémoires comme le premier congrès de Lausanne de 74. Bien que le rassemblement n’ait inclus qu’une partie de l’Église mondiale, le magazine Time avait rapporté à l’époque que le congrès était « probablement la plus grande réunion de chrétiens jamais organisée ».

En haut : Les participants arrivent au Palais de Beaulieu à Lausanne, en Suisse, en 1974. En bas : Des interprètes traduisent les séances plénières de Lausanne dans les six langues officielles du congrès.Fournies par la Billy Graham Evangelistic Association
En haut : Les participants arrivent au Palais de Beaulieu à Lausanne, en Suisse, en 1974. En bas : Des interprètes traduisent les séances plénières de Lausanne dans les six langues officielles du congrès.

Le résultat le plus important et le plus durable de ce rassemblement est certainement la déclaration de Lausanne qui, avec le temps, s’est avérée l’un des documents les plus influents de l’évangélisme moderne. L’objectif du document était de répondre à une question clé : Dans quelle mesure devons-nous être d’accord les uns avec les autres pour nous associer dans l’œuvre de la mission mondiale ?

À l’époque, comme aujourd’hui, le monde évangélique ressentait les effets de la controverse entre fondamentalistes et progressistes, qui a provoqué de douloureuses scissions dans presque toutes les grandes institutions et dénominations chrétiennes. L’approche fondamentaliste face aux différences impliquait rigidité doctrinale et emploi de critères de vérité rigoureux. La perspective progressiste tentait d’éviter de fixer des limites doctrinales, risquant ainsi de s’écarter considérablement du christianisme historique.

Mais les évangéliques de Lausanne ont adopté une autre approche.

L’approche évangélique de la diversité mise en valeur lors du congrès se caractérise à la fois par (1) une négociation prudente de l’unité par-delà les différences, en se fondant sur les confessions communes du christianisme historique et (2) la célébration de la diversité vue en elle-même comme un bien, et même une expression du plan de Dieu pour l’Église mondiale et universelle rassemblant tous les croyants.

La déclaration de Lausanne donne une définition théologique de l’évangélisme et évite intentionnellement tout élément sociopolitique associé au mouvement. Elle ne prend pas non plus position sur toute une foule de questions importantes, mais tout de même secondaires, en matière de théologie, de doctrine et de pratique. Par exemple, on n’y trouve rien sur le baptême, les rôles des hommes et des femmes dans le ministère, ou l’âge de la terre et l’évolution.

En évitant ce genre de questions, la déclaration de Lausanne a permis de rassembler des chrétiens qui, autrement, auraient pu rester divisés. Les responsables du congrès ont cherché à créer une communauté transcendant ces différences au service d’une mission commune appelant « l’Église tout entière à apporter l’Évangile tout entier au monde tout entier ».

D’une certaine manière, cette déclaration se présente comme une confession de foi composée de 15 articles, d’une introduction et d’une conclusion. Avec un peu plus de 3 100 mots en anglais, le document était suffisamment court pour être imprimé lisiblement sur les deux faces d’une seule page. Dans ce qui reste comme un précieux accompagnement à la lecture de la déclaration, Stott, président du comité de rédaction, détailla le raisonnement qui sous-tend chaque article.

Il serait erroné de considérer ce document comme une simple confession de foi. Stott le décrit comme une forme de pacte — un « contrat contraignant » qui engage ses signataires dans un but et un partenariat communs. Après 10 jours de débats, de discussions et de négociations, la plupart des participants (2 300) signèrent ensemble le document. John Stott formule ainsi la démarche : « Nous ne voulions pas simplement déclarer quelque chose, mais faire quelque chose — nous engager dans la tâche de l’évangélisation mondiale. »

Aujourd’hui encore, la Déclaration est destinée à être signée par ceux qui la lisent et l’acceptent. Ce faisant, nous nous engageons à coopérer les uns avec les autres dans la mission de Dieu.

Comme de très nombreux évangéliques, je n’avais jamais entendu parler de la déclaration de Lausanne dans mon enfance, et on ne m’a demandé de la signer qu’à l’âge adulte. Je suis un Indien à la peau foncée, né en Californie du Sud en 1978 d’immigrants de première génération qui étaient tous deux chrétiens — dont un père qui a étudié à l’université Biola.

Et tandis que ceux qui fréquentaient des institutions chrétiennes s’engageaient parfois vis-à-vis de la déclaration de Lausanne, j’ai été formé dans une école secondaire publique et une université d’État laïque. Les églises que j’ai fréquentées dans mon enfance étaient non confessionnelles, ce qui avait des avantages, mais conduisait aussi à une certaine amnésie quant à l’histoire du christianisme.

J’ai entendu parler pour la première fois de la déclaration à la fin de l’année 2000, il y a 24 ans, alors que j’étais étudiant de troisième cycle me destinant à la médecine scientifique. J’avais alors posé ma candidature pour la bourse Harvey Fellowship, offerte aux chrétiens entrants dans des domaines sous-représentés : tous les candidats devaient signer la déclaration de Lausanne. Ayant été accepté, je me suis rendu l’été suivant à Washington, DC, pour un événement d’une semaine destiné à faire la connaissance d’un petit groupe d’autres nouveaux boursiers Harvey.

Cet événement a considérablement élargi mon expérience de la diversité évangélique. Ben Sasse, historien à Yale et presbytérien réformé, a été le premier chrétien que j’ai connu à présenter une défense plausible du baptême des enfants, même si lui et moi n’étions pas d’accord à ce sujet. Mac Alford, biologiste végétal à l’université Cornell, était le premier chrétien que j’ai rencontré qui soutenait l’évolution — que je rejetais à l’époque.

Et même si ces désaccords étaient gênants, du moins pour moi, nous avions tous signé la déclaration de Lausanne (qui ne prend position sur aucune de ces questions) et nous étions donc déjà engagés à coopérer.

La déclaration de Lausanne rend théologiquement compte de nos différences à partir de la conviction que ces différences peuvent avoir une valeur intrinsèque. Les responsables du congrès ne se complaisaient pas dans une l’idée d’un accord minimaliste, mais cherchaient à fonder une communauté capable de dépasser nos différends.

La déclaration considère que nos différents points de vue sur l’Écriture sont un mécanisme par lequel la sagesse de Dieu se révèle à nous :

[l]a révélation de Dieu dans le Christ, telle que nous la trouvons dans l’Écriture, ne saurait changer. Par elle, le Saint-Esprit continue à nous parler aujourd’hui ; dans chaque culture il illumine l’intelligence du peuple de Dieu afin qu’il perçoive personnellement et de façon nouvelle la vérité divine et il révèle ainsi à l’Église entière la sagesse infiniment variée [litt: multicolore] de Dieu.

Au lieu de nier les frontières doctrinales pour atteindre une paix de façade, l’Évangile nous appelle à lire nos Bibles ensemble, faire le tri dans nos différences et négocier nos accords. Cette approche était clairement présente dans la façon dont la déclaration de Lausanne a vu le jour.

Bien que le congrès lui-même n’ait duré que 10 jours, le processus de rédaction de la déclaration a nécessité des mois de dialogue et de négociation. Mais avec 2 700 délégués à la conférence, quel était le degré de coopération possible ? Il s’avère qu’il y eu de réelles possibilités en la matière, de telle sorte que Stott pouvait affirmer « que la déclaration de Lausanne exprime un consensus de la pensée et de l’esprit du Congrès de Lausanne ».

La rédaction du document fut confiée à un petit comité comprenant Stott, Hudson Armerding, alors président du Wheaton College, et Samuel Escobar, théologien péruvien de l’InterVarsity Christian Fellowship.

Plusieurs mois avant la réunion de juillet, les participants avaient reçu des documents de tous les orateurs de la rencontre et avaient été invités à faire part de leurs commentaires par écrit. Rédigé par J. D. Douglas, à l’époque éditeur pour Christianity Today, l’avant-projet était basé sur les thèmes et les idées clés de ces documents.

Stott commentait : « On peut déjà dire que ce document est issu du Congrès (bien que le Congrès ne se soit pas encore rassemblé), car il reflète les contributions des principaux orateurs dont les textes avaient été publiés à l’avance. »

Avant la conférence, une première version avait été envoyée à plusieurs conseillers avisés, dont les commentaires ont servi à orienter la première révision du document. Une deuxième révision a ensuite été supervisée par le comité.

Mais les rédacteurs ont également voulu interagir avec les participants eux-mêmes, les écouter et apprendre d’eux. Ainsi, au milieu de la rencontre de juillet, chaque participant a reçu une copie de la troisième version de la déclaration et a été invité à soumettre ses réponses et à en discuter au sein de petits groupes organisés chaque jour.

À partir de ce retour d’information, les objections et les propositions d’amendements ont été soumises à l’examen du comité de rédaction. Selon Stott, le congrès

a réagi avec beaucoup de diligence. Plusieurs centaines de propositions ont été reçues (dans les langues officielles), traduites en anglais, triées et étudiées. Certains amendements proposés se sont annulés réciproquement, mais le comité de rédaction a incorporé tout ce qu’il pouvait.

En fin de compte, cette négociation a eu un impact substantiel sur le document final autour de trois thèmes principaux. Tout d’abord, une formule soigneusement négociée sur l’inerrance biblique a été ajoutée. Deuxièmement, les propos de la déclaration sur la responsabilité sociale ont été renforcés. Troisièmement, plusieurs changements ont été apportés pour refléter les préoccupations et la sagesse de l’Église en dehors du monde occidental. Ces trois thèmes, je crois, résument les leçons de Lausanne pour le moment présent.

I. L’article sur l’autorité de l’Écriture a été renforcé pour inclure une déclaration longuement discutée sur l’inerrance, influencée par les contributions de Francis Schaeffer et d’autres : « Il n’y a point d’erreur dans tout ce qu’elle affirme. » Cette modification spécifique a fait l’objet d’une vive controverse, ce qui a constitué un défi de taille pour le comité de rédaction.

D’une part, les raisons d’inclure une affirmation de l’inerrance étaient fortes. Une vision différente des Écritures est à l’origine de nombreux désaccords profonds entre les évangéliques et les chrétiens progressistes. Les revendications modernistes poussées par la haute critique soutenaient que la Bible faisait « autorité », mais que son message était toujours susceptible d’être modifié en raison de ses nombreuses erreurs.

Parallèlement à cette affirmation, de nombreux chrétiens libéraux rejetaient la croyance en la résurrection, la naissance virginale et l’existence d’un Adam et d’une Ève historiques. Et si ces trois confessions classiques du christianisme n’ont pas la même importance, le rejet de n’importe laquelle d’entre elles constitue une révision majeure aux conséquences considérables.

Clarifier la nature de ce désaccord sur les Écritures était au premier plan des préoccupations des organisateurs de la conférence. Pour de bonnes raisons, les évangéliques ne pouvaient pas aisément envisager de s’associer dans la mission mondiale avec ceux dont la compréhension de l’Évangile n’incluait pas, par exemple, la résurrection corporelle de Jésus. Il y avait là un tout autre Évangile (Ga 1.6-9). Pour reprendre les mots de l’apôtre Paul, « si Christ n’est pas ressuscité, votre foi est inutile » (1 Co 15.17).

Dans son contexte immédiat, le congrès de Lausanne était par ailleurs une réponse à la Conférence de Bangkok sur le salut aujourd’hui, convoquée l’année précédente (1973) par le Conseil œcuménique des Églises (COE). Le lieu même avait été choisi en partie en raison de la proximité de Lausanne avec Genève, où se trouve le siège du COE.

La conférence de Bangkok comprenait des délégués évangéliques ainsi que des chrétiens libéraux et traditionnels, dont beaucoup s’étaient éloignés de l’orthodoxie. Et bien que son rapport final intègre une concession aux évangéliques, affirmant avec Actes 4.12 qu’« il n’y a pas d’autre nom [que Jésus] donné parmi les hommes par lequel nous devions être sauvés », d’autres demandes visant à renforcer la théologie de l’Évangile — faisant écho à la déclaration de Francfort de 1970, dans laquelle les chrétiens allemands s’opposaient à la « tournure humaniste » des missions au sein du COE — furent rejetées comme des approches occidentales qui ne parlaient pas pour tout le monde.

En outre, le rapport de Bangkok contenait des déclarations qualifiant toute libération d’une oppression sociétale de forme de salut, y compris « la paix du peuple au Vietnam, l’indépendance en Angola, la justice et la réconciliation en Irlande du Nord et la libération de la captivité du pouvoir ». Dans Christianity Today, Peter Beyerhaus écrivait :

Ici, sous une couverture apparemment biblique, le concept de salut a été tellement élargi et privé de sa spécificité chrétienne que toute expérience libératrice peut être décrite comme « salut ». En conséquence, toute participation à des efforts de libération serait appelée « mission ».

Le théologien allemand ajoutait que la conférence présentait également le maoïsme — le communisme chinois — comme une alternative acceptable au christianisme. De même, l’Église du prophète Simon Kimbangu, qui affirmait être l’incarnation de Dieu le Père et que son fils était la seconde incarnation de Jésus, y était décrite comme un exemple louable de ministère autochtone.

Loin d’être anodines, ces orientations constituaient des appels intentionnels de la direction du COE aux Églises asiatiques et africaines, et toute objection théologique était rejetée comme vaine tentative d’inféoder les Églises autochtones à la pensée occidentale.

Si personne ne peut dicter qui peut se présenter comme chrétien ou même évangélique, la déclaration de Lausanne fonde l’unité chrétienne sur une mission commune, celle de proclamer l’Évangile tout entier au monde tout entier. Cette mission est la raison pour laquelle, malgré nos différences, nous nous joignons à cette communauté souvent inconfortable qu’est l’Église.

Les désaccords sérieux sur la nature de l’Évangile peuvent souvent être attribués à deux façons fondamentalement différentes de comprendre l’Écriture. Toutes les parties au débat s’accordaient à dire que l’Écriture fait autorité, mais certains voient ses enseignements comme toujours changeants et pleins d’erreurs.

D’autre part, même pour de nombreux chrétiens orthodoxes, le terme d’inerrance restait une pierre d’achoppement. Le mot était déjà utilisé par certains fondamentalistes comme un test doctrinal décidant exclusion ou inclusion. Pour compliquer le problème, le terme était mal défini, car il faudrait encore quelques années avant que les déclarations de Chicago sur l’inerrance et l’herméneutique ne soient rédigées, respectivement en 1978 et en 1982. Il n’est donc pas surprenant que de nombreux participants se soient fortement opposés à l’utilisation du mot « inerrance » dans le paragraphe sur les Écritures.

La solution de Stott à cette impasse a été forgée au cours du processus de négociation et s’est avérée judicieuse. Au lieu d’imposer le mot, il l’a remplacé par une définition claire et concise affirmant de l’Écriture qu’il « n’y a point d’erreur dans tout ce qu’elle affirme ». Les évangéliques qui s’opposaient au terme d’inerrance pouvaient soutenir cette version, qui écartait cependant de nombreux progressistes.

II. Le congrès a également renforcé l’article de la déclaration relatif à la responsabilité sociale. Là encore, les rédacteurs se distinguèrent à la fois des progressistes du COE et de la réaction excessive des fondamentalistes à l’évangile social du libéralisme.

Le cheminement de Billy Graham sur la question de la justice sociale fournit un contexte instructif. En 1953, rompant avec son éducation sudiste, Graham commença à insister pour que ses auditoires soient mélangés, avec des Noirs et des Blancs assis les uns à côté des autres.

En 1960, il prit la parole lors de réunions de réveil très médiatisées dans plusieurs pays d’Afrique, prêchant l’Évangile à des foules gigantesques dans des stades bondés, mais refusa de venir prêcher l’Évangile à des foules ségréguées par l’apartheid sud-africain.

Ces agissements constituaient des déclarations sociopolitiques claires sur la mixité raciale dans l’église, ce qui suscita la rage de nombreux fondamentalistes, y compris ceux de sa propre dénomination, les baptistes du Sud.

Une semaine après le refus de Graham en Afrique du Sud, l’évangéliste et diffuseur fondamentaliste Bob Jones Sr. Lui répondait dans un message radiophonique de Pâques intitulé « La ségrégation est-elle scripturaire ? » Arguant d’une lecture torturée d’Actes 17.26, Jones enseignait que la réponse était oui. Les efforts visant à mélanger les « races » et à mettre fin à la ségrégation allaient, selon lui, à l’encontre de l’ordre créé par Dieu et nous détournaient de la tâche de partager l’Évangile. En cela, Jones se faisait l’écho de l’opinion de nombreux chrétiens du sud des États-Unis.

Bien que l’apartheid ait perduré jusque dans les années 1990, Graham prêcha finalement en Afrique du Sud en 1973, juste un an avant Lausanne, dans ce qui fut peut-être l’un des premiers grands rassemblements du pays à réunir des Noirs, Blancs et autres personnes de couleur. Devant une foule mélangée de 100 000 personnes, le prédicateur soulignait : « le christianisme n’est pas une religion de l’homme blanc […] le Christ appartient à tous les peuples. »

En haut à gauche : A. Jack Dain et Billy Graham signent la déclaration de Lausanne lors de la cérémonie de clôture du congrès de Lausanne, 1974. En bas à gauche : Des responsables du congrès de Lausanne lors d’une conférence de presse en 1974. À droite : Martin Luther King Jr et Billy Graham.Fournies par la Billy Graham Evangelistic Association
En haut à gauche : A. Jack Dain et Billy Graham signent la déclaration de Lausanne lors de la cérémonie de clôture du congrès de Lausanne, 1974. En bas à gauche : Des responsables du congrès de Lausanne lors d’une conférence de presse en 1974. À droite : Martin Luther King Jr et Billy Graham.

Graham était un ami de Martin Luther King Jr et parfois un allié public de la cause de ce dernier. Il a continué à grandir dans son désir de voir s’établir plus de justice raciale au cours de sa vie, mais s’est aussi demandé s’il en avait fait assez. En 2005, il a exprimé ses regrets de ne pas avoir milité plus énergiquement en faveur des droits civiques, souhaitant avoir manifesté avec King dans les rues.

Ce contexte éclaire la version finale du texte de la déclaration, qui distingue le travail de proclamation de l’Évangile — centré sur le message de Dieu qui nous est adressé spécifiquement dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ — de l’engagement en faveur de la justice sociale :

Là aussi, nous reconnaissons avec humilité que nous avons été négligents et que nous avons parfois considéré l’évangélisation et l’action sociale comme s’excluant l’une l’autre. La réconciliation de l’homme avec l’homme n’est pas la réconciliation de l’homme avec Dieu, l’action sociale n’est pas l’évangélisation, et le salut n’est pas une libération politique. Néanmoins, nous affirmons que l’évangélisation et l’engagement sociopolitique font tous deux partie de notre devoir chrétien.

En réponse à la Conférence de Bangkok, la déclaration de Lausanne précise que la libération de l’oppression n’est pas à confondre avec le concept biblique de salut. Cependant, la déclaration évite également l’erreur fondamentaliste consistant à négliger la justice sociale et appelle même les évangéliques à se repentir d’avoir dissocié le christianisme de sa préoccupation légitime pour l’ordre social.

Ce sont des leçons essentielles pour nous aujourd’hui. Les difficultés que nous rencontrons pour aborder les questions raciales, la diversité et la justice sociale ne sont pas nouvelles. Le débat théologique sur l’évangile et la justice sociale est au moins aussi ancien que la controverse entre modernistes et fondamentalistes. Les évangéliques ont à juste titre rejeté l’évangile social et les formes spécifiques de la théologie de la libération qui s’éloignaient de l’enseignement historique du christianisme. Pourtant, nous avons souvent été trop complaisants — et trop peu préoccupés par notre complaisance — dans notre quête de justice.

Aujourd’hui, la bataille fait rage autour de la théorie critique de la race (CRT) et des initiatives en matière de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI). Il existe de nombreuses façons de définir et de mettre en œuvre la CRT et les initiatives de DEI, dont certaines s’apparentent à des versions sécularisées de la théologie de la libération. Mais le désir d’inclure et d’encourager la diversité dans la société est admirable et reflète en fin de compte l’aspiration au royaume de Dieu. C’est la raison pour laquelle de nombreux appels chrétiens en faveur de la justice raciale s’appuient sur le langage et les préoccupations de l’Écriture et sont même ancrés dans la personne de Jésus-Christ.

Au moins aux niveaux les plus élevés, les objectifs déclarés de la CRT et des quêtes de diversité, d’équité et d’inclusion ne sont pas le problème, même si nous craignons que de nombreuses approches de ces fins soient malavisées ou destructrices. Pour ceux d’entre nous qui sont préoccupés par les versions antibibliques de la CRT, le meilleur antidote pourrait être de suivre l’exemple de la déclaration de Lausanne. Puissions-nous articuler une solide théologie de la justice et aller jusqu’au bout de nos actions — et puissions-nous nous repentir de nos échecs passés en matière de justice.

III. En étudiant le Mouvement de Lausanne, je suis toujours frappé par la fierté, la joie et l’amour des membres pour la diversité de l’Église non occidentale et par leur désir d’amplifier sa voix. Les conférences sont structurées de manière à inclure des personnes issues des pays les plus éloignés, sous-représentés et dépourvus de ressources. Elles proposent des tarifs dégressifs pour permettre aux participants les moins fortunés d’y participer. Même si les organisateurs réunissent à chaque fois le groupe de chrétiens le plus global et diversifié de l’histoire, ils expriment toujours leur tristesse pour les secteurs de l’Église qui ne peuvent pas être présents.

Cela dit, l’engagement de Lausanne en faveur d’une participation mondiale s’est heurté à plusieurs obstacles dès le début de son histoire, à commencer par son premier rassemblement, au cours duquel plus de 1 000 des 2 700 participants venaient de pays en développement.

Avant Lausanne, certains responsables africains demandaient un « moratoire » sur les missionnaires occidentaux et sur les fonds collectés par l’intermédiaire de leurs réseaux. Cela s’expliquait en partie par le fait que beaucoup s’opposaient aux modèles paternalistes à l’œuvre dans les missions et souvent alimentés par de grands déséquilibres de richesse. Les missions occidentales, même bien intentionnées, ont parfois été exploiteuses et ne réussissent pas toujours à créer des relations de collaboration saines qui soient utiles aux pays non occidentaux. Il est clair que l’association de la culture occidentale au christianisme par le mouvement missionnaire a déformé l’Évangile et a souvent été une pierre d’achoppement pour le reste du monde.

Les organisateurs de Lausanne ont invité au congrès des chrétiens de tous bords, dont le théologien kenyan John Gatu, l’auteur de l’appel au moratoire. Lors du congrès, le groupe East Africa National Strategy, composé d’une soixantaine d’Africains, s’est saisi de cette question. Un débat solide et argumenté s’est ensuivi entre Gatu, qui plaidait en faveur du moratoire, et Festo Kivengere, un évêque anglican de l’Ouganda, qui s’y opposait. À la fin de la semaine, les deux parties avaient suffisamment aplani leurs divergences pour proposer une déclaration de consensus au congrès :

L’idée qui sous-tend le moratoire est celle d’une dépendance excessive à l’égard des ressources étrangères, qu’il s’agisse de personnel ou de finances, qui entrave l’initiative et le développement de la responsabilité locale. [Notre] groupe a estimé que l’application du concept de moratoire pourrait être envisagée dans des situations spécifiques plutôt que de manière générale.

Avec le retrait effectif du moratoire dans son ensemble, le reste du Congrès — et le comité de rédaction principalement occidental — aurait pu réagir triomphalement et laisser de côté la question. Au lieu de cela, le comité a reconnu la légitimité des préoccupations africaines et a amendé le projet de déclaration pour y ajouter : « Nous reconnaissons également que certaines de nos missions ont été trop lentes à former des responsables autochtones et à leur demander d’assumer les tâches qui leur incombent. »

Ailleurs, dans son article « Évangélisation et culture », la déclaration reconnaît également que si l’Évangile « ne présuppose nullement la supériorité d’une culture par rapport à une autre », « [t]rop souvent, les missions ont exporté, en même temps que l’Évangile, une culture étrangère ».

La déclaration telle qu’elle a été diffusée par le Comité de Lausanne pour l’évangélisation du monde dans les années 1970.
La déclaration telle qu’elle a été diffusée par le Comité de Lausanne pour l’évangélisation du monde dans les années 1970.
La déclaration telle qu’elle a été diffusée par le Comité de Lausanne pour l’évangélisation du monde dans les années 1970.
La déclaration telle qu’elle a été diffusée par le Comité de Lausanne pour l’évangélisation du monde dans les années 1970.

Dans ce processus, l’Église non occidentale reprenait à juste titre l’Église occidentale, et l’Occident a réagi par la repentance. Une fois de plus, la « sagesse multicolore de Dieu », pour reprendre l’expression originale de la déclaration, s’est révélée non pas en dépit, mais à cause de désaccords qu’il fallait régler.

À l’origine de cette question, il y avait le désir légitime des chrétiens non occidentaux d’être accueillis sur un pied d’égalité. Et la déclaration de Lausanne salue ouvertement la beauté de cette vision :

Nous nous réjouissons de voir se lever une nouvelle ère missionnaire. Nous assistons à la disparition rapide du rôle dominant des missions occidentales [démontrant] que la responsabilité d’évangéliser appartient au Corps du Christ tout entier.

Il y a cinquante ans, les évangéliques prenaient conscience de la manière dont les églises non occidentales souffraient lorsque l’Évangile était trop étroitement lié aux cultures et aux pays occidentaux. Aujourd’hui, nous en voyons aussi les dangers et les dommages que ce lien a causés aux églises occidentales.

Chaque fois que nous identifions le christianisme à l’Occident ou à toute autre entité sociopolitique, notre témoignage et notre compréhension de l’Évangile sont déformés. Et lorsque nous ignorons la diversité des voix de l’Église mondiale, nous négligeons la « sagesse multicolore » de Dieu.

En haut à gauche : Festo Kivengere. En haut à droite : John Stott. En bas : Participants à Lausanne II en 1989.Fournies par Wheaton Archives &amp
En haut à gauche : Festo Kivengere. En haut à droite : John Stott. En bas : Participants à Lausanne II en 1989.

La déclaration de Lausanne a donné naissance à une étrange sorte de mouvement, un réseau de chrétiens du monde entier issus de diverses dénominations et organisations. Et bien que le congrès lui-même ait été composé exclusivement de protestants, la déclaration se voulait ouverte sur les autres branches du christianisme. Au moins parmi les bénéficiaires de la bourse Harvey, de nombreux catholiques et chrétiens orthodoxes l’ont également signée.

Un chrétien de Chine m’a raconté que le jour où on lui avait demandé de signer la déclaration, il s’est trouvé dans une réelle inquiétude. En Chine, les signatures sont des preuves matérielles que le gouvernement utilise pour identifier les chrétiens et les persécuter ; on lui a donc appris à ne jamais signer quelque chose qui l’impliquerait à ce point. Pourtant, après mûre réflexion, il a décidé de signer cette déclaration, la seule déclaration de foi qu’il ait jamais signée. Beaucoup d’entre nous ne serons jamais confrontés à une persécution comme celle qu’il pouvait craindre, mais en signant la déclaration, nous nous associons solidairement à lui et bien d’autres personnes comme lui.

La communauté de Lausanne a continué à croître et, bien qu’elle reste pleine de désaccords, elle a gardé une vision claire de la mission confiée par Celui qui est plus grand que toutes nos différences.

En haut : Les participants discutent du programme à Lausanne II, 1989. En bas : Une session lors de Lausanne II.Fournie par Wheaton Archives & Special Collections, Wheaton College, IL
En haut : Les participants discutent du programme à Lausanne II, 1989. En bas : Une session lors de Lausanne II.

La communauté de Lausanne a également continué à rassembler de nouvelles générations de responsables. Quinze ans après le congrès de 1974, en 1989, le deuxième Congrès international pour l’évangélisation du monde s’est réuni à Manille et a été connu sous le nom de Lausanne II. Ce congrès réunissait 4 300 délégués de 173 pays, dont l’Union soviétique. Et en 2010, 21 ans plus tard, le troisième congrès de Lausanne s’est réuni au Cap, en Afrique du Sud. Cette fois-ci, 4 000 délégués de 198 pays étaient réunis en personne, mais beaucoup d’autres ont participé virtuellement.

En septembre, le quatrième congrès se tiendra à Séoul, où 5 000 délégués — dont moi-même — participeront en personne et 5 000 virtuellement. Des dizaines de milliers d’autres personnes participeront à des réunions satellites dans le monde entier.

Beaucoup de choses ont changé depuis la dernière réunion en 2010. De nouvelles guerres font rage dans le monde entier et des rumeurs de guerre planent jusqu’en Corée où nous nous rencontrerons. Les États-Unis se préparent à une nouvelle élection présidentielle controversée, à l’instar de nombreux autres pays, et plusieurs dénominations continuent à faire face aux tensions entre fondamentalisme et progressisme.

Néanmoins, j’espère que les évangéliques auront une fois de plus l’occasion de se rappeler qui nous sommes, d’où nous venons et pourquoi il est vital pour nous de travailler par-delà nos différences plutôt que de les ignorer, de les étouffer ou de nous diviser à leur sujet. En nous réorientant sur le travail de la mission mondiale de Dieu, peut-être pourrons-nous retrouver la meilleure version de ce que signifie être évangélique.

Alors qu’approche la rencontre de Séoul, j’encourage tous les croyants, qu’ils soient évangéliques ou non, à lire la déclaration de Lausanne, à en discuter et à envisager de la signer. Que les responsables d’église en parlent en chaire afin que les communautés puissent faire face à ce qu’elle demande de nous. Qu’elle nous rappelle la belle et chère communauté de différences et de désaccords à laquelle nous sommes appelés.

Engageons-nous ensemble, une fois de plus, à entreprendre la grande tâche de l’évangélisation du monde, afin que l’Église tout entière puisse apporter l’Évangile tout entier au monde tout entier.

S. Joshua Swamidass est médecin scientifique, professeur associé de médecine de laboratoire et de médecine génomique à l’université de Washington à Saint-Louis, fondateur de Peaceful Science et auteur de The Genealogical Adam and Eve (L’Adam et l’Ève généalogiques).

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Dieu m’appelle-t-il à l’anonymat ou à l’influence ?

Je veux écrire pour édifier le corps du Christ, mais la nécessité de se constituer un public m’éloigne de ma communauté locale.

Confessions d’une solitaire

En tant que jeune épouse et mère, je me suis construit exactement la vie dont j’avais rêvé. La seule chose qui manquait, c’était tous les autres.

News

La Proclamation de Séoul a surpris les délégués au congrès de Lausanne. Ses auteurs s’expliquent.

Les responsables du groupe de travail sur la théologie, composé de 33 membres, éclairent leur déclaration en 97 points et 13 000 mots.

Comment implanter des églises en Europe ?

Si certains considèrent l’ambition comme cruciale pour l’évangélisation, d’autres expérimentent des approches plus subtiles pour entrer en contact avec celles et ceux qui ne pensent pas avoir besoin de Dieu.

Jésus aurait-il tenu des propos racistes ?

Certains l’imaginent dans sa conversation avec une femme syro-phénicienne. Mais le contexte montre autre chose.

Parcours de vie : Daniel Bourdanné, de l’étude des mille-pattes à la direction mondiale de l’IFES

L’ancien responsable tchadien du ministère étudiant, décédé le 6 septembre dernier, soutenait particulièrement l’édition chrétienne en Afrique.

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