History

L’ambivalente histoire des missions évangéliques en Haïti

Pour comprendre la crise vécue par cette nation insulaire et ce que l’Église peut être appelée à faire, il faut commencer par ce que nous n’avons pas fait.

Christianity Today June 10, 2024
Illustration by Isabel Seliger

La version française de cet article a fait l’objet d’une mise à jour.

Voilà plusieurs années que la plus ancienne république de l’hémisphère ouest s’enfonce toujours plus profondément dans le chaos. En Haïti, les gangs armés contrôlent la majeure partie de la capitale, Port-au-Prince, et d’importants territoires dans d’autres villes. Ils soutirent des pots-de-vin sous la menace d’une arme pour chaque caisse de couches, sac de riz, boîte de gaze et litre d’essence qui entre ou sort de son port maritime. Ils imposent leur joug à des quartiers entiers, organisent des attaques coordonnées contre des institutions gouvernementales et s’attaquent même à des organisations chrétiennes, avec le décès fin mai de deux missionnaires américains.

L’économie haïtienne est donc également en chute libre. Après un taux record avoisinant 50 % en janvier 2023, l’inflation, tourne toujours autour des 25 %. Les prix du carburant sur le marché noir mettent à l’épreuve la population. Le pays est en train de sombrer dans la famine — un terme, croyez-le ou non, rarement utilisé auparavant dans ce pays. Des milliers de ses habitants se sont rués sur les embarcations disponibles à destination du sud de la Floride ou de l’Amérique du Sud, bravant tous les dangers avant de s’entasser à la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

Pour faire face à ces crises, il n’y a pas de gouvernement élu en Haïti. Les dernières élections ont eu lieu il y a si longtemps que tous les sièges du parlement sont vides. Après la démission du Premier ministre encore en poste en avril, un conseil présidentiel de transition vient de nommer fin mai Garry Conille, médecin et ancien Premier ministre de 2011 à 2012, comme Premier ministre intérimaire.

Mais l’avenir d’Haïti et de ses institutions reste entravé par l’insécurité, car les forces de l’ordre sont accaparées par la lutte contre des gangs qui sont devenus si puissants qu’on entend dire que les jeunes hommes qui veulent les rejoindre sont inscrits sur des listes d’attente. La police nationale — une force de la taille de la police de Chicago chargée de sécuriser un territoire montagneux de plus de 11,3 millions d’habitants — est sous-payée, sous-équipée et brûle des pneus dans les rues en signe d’exaspération. En mars 2023 on pouvait déjà compter 78 policiers tués dans l’exercice de leurs fonctions au cours des 19 mois précédents. La corruption touche naturellement aussi leurs rangs.

L’ancien Premier ministre Ariel Henry avait demandé il y a plus d’un an et demi à la communauté internationale « le déploiement immédiat d’une force armée spécialisée, en quantité suffisante » pour aider à contenir les gangs. Après de nombreuses délibérations et un récent report, les premiers contingents de policiers d’une coalition internationale conduite par le Kenya avec le soutien des États-Unis ont été annoncés pour la seconde partie du mois de juin.

L’instabilité actuelle ébranle les Haïtiens d’une manière encore plus profonde que les horreurs des tremblements de terre de 2010 et 2021 : elle érode les liens communautaires qui leur ont permis de traverser les difficultés de génération en génération.

« Je n’ai jamais vu des gens dans la rue aussi craintifs et méfiants à l’égard des autres », témoigne Guenson Charlot, président de l’université Emmaüs, un collège et séminaire wesleyen situé près de Cap-Haïtien. « Cela porte atteinte au cœur même de notre résilience. »

Comment en est-on arrivé là ? Lorsque je travaillais en Haïti au début des années 2000, d’abord en tant que journaliste puis avec une organisation humanitaire, j’ai souvent entendu des Haïtiens comme des « blans » — ainsi qu’on appelle les étrangers dans ce pays — attribuer les malheurs de la nation à diverses causes vagues. Corruption. Déforestation. Vaudou.

Il existe cependant des explications plus spécifiques. Il y a le traumatisme collectif causé par la vie sous la coupe des esclavagistes français et par une guerre d’indépendance qui s’est soldée par des génocides entre divers groupes de la population. Il y a eu l’époque, deux décennies après que les Haïtiens ont gagné leur liberté, où la France envoya 14 navires armés à Port-au-Prince et exigea 150 millions de francs pour reconnaître Haïti en tant que nation — une somme qui, selon les économistes, a finalement laissé le pays avec un handicap de 21 milliards de dollars. N’oublions pas non plus les années 1914 et 1915, lorsque les marines américains ont pillé l’or de la Banque Nationale d’Haïti et, quelques mois plus tard, sont revenus et ont pris le contrôle des taxes d’importation et d’exportation, principale source de revenus du gouvernement.

On a là une situation extrêmement complexe. Les préalables à l’effondrement actuel d’Haïti s’étendent sur cinq siècles. Il est très difficile d’en prendre la mesure.

Les évangéliques ont cependant un point d’entrée plus facile pour comprendre l’histoire d’Haïti. Nous nous sommes inscrits dans le fil de cette histoire.

Haïti a été l’un des champs de mission les plus actifs au monde pour les évangéliques américains, à tel point qu’en 1983, le pape en visite dans le pays soulevait des inquiétudes face aux percées protestantes sur ce territoire catholique.

En 2020, selon le Center for the Study of Global Christianity, environ 1 700 missionnaires de carrière servaient en Haïti, soit un pour 7 000 habitants. Personne n’a compté le nombre de chrétiens qui s’y sont rendus pour des voyages de courte durée avant que la pandémie de COVID-19 ne limite ce type de voyages. Certains avancent le chiffre d’environ 10 000 par an, un chiffre qui semble encore faible. Dans une étude de trois mois réalisée en 2013, plus de 9 % des voyageurs entrant en Haïti avec un visa touristique déclaraient être là pour un travail missionnaire, ce qui signifie qu’il est plus raisonnable d’estimer qu’il y eut une époque où quelque 85 000 missionnaires à court terme se rendaient en Haïti chaque année, la grande majorité d’entre eux venant d’Amérique du Nord. Imaginez toute une petite ville s’envolant pour Haïti pendant les vacances de printemps et d’été, puis recommençant l’année suivante.

Si vous y avez vous-même été, ou si un parent ou un ami a fait partie de ces nombreux voyageurs, vous connaissez au moins un cadeau qu’Haïti a fait à l’Église : un terrain d’expérimentation pour vacanciers spirituels. Nous avons construit un vaste réseau d’installations à travers le pays, offrant des possibilités d’hébergement dont les avantages — des responsables missionnaires l’ont clairement admis — profitent principalement aux visiteurs. Quelle que soit votre opinion sur les missions à court terme, le voyage en Haïti — ou souvent les voyages — a façonné la foi de générations d’Américains.

« Toutes les églises et tous les groupes missionnaires sont présents en Haïti », expliquait Wendy Norvelle, alors porte-parole de l’International Mission Board, à la chaîne NBC après le tremblement de terre de 2010.

À l’heure actuelle, presque aucun missionnaire ne se rend plus en Haïti. Le danger d’enlèvement, ou le simple risque de passer dans une zone où des tireurs abattent sans raison une moyenne de six victimes par semaine, est trop élevé. Mais le travail missionnaire a eu un réel impact : presque tous les Haïtiens se réclament de la foi chrétienne, et entre un quart et la moitié des Haïtiens sont aujourd’hui protestants.

Pourquoi ce fait semble avoir si peu bénéficié au pays ? La crise actuelle est avant tout une tragédie pour les Haïtiens. La simple compassion exige que nous ne détournions pas le regard. Mais il y a là aussi l’occasion d’un bilan. Comment l’un des pays les plus évangélisés du monde a-t-il sombré dans cette anarchie consternante ?

On ne sort pas indemne d’une rencontre en profondeur avec Haïti. J’y ai succombé il y a près de vingt ans, en griffonnant dans les marges de livres allant de Les Jacobins noirs, l’histoire de C. L. R. James, aux analyses de journalistes et de sociologues, en passant par les touchants écrits d’Edwidge Danticat et les troublantes fictions de Marie Vieux-Chauvet. Il n’existe cependant aucun inventaire solide du rôle joué par les évangéliques dans la formation d’Haïti, qui a accueilli tant de missions et d’organisations humanitaires qu’elle a été surnommée la « République des ONG ».

Pour schématiser, les missions évangéliques se sont inscrites dans le paysage à deux époques bien distinctes. Durant la première, un petit nombre de missionnaires considérait que sa vocation était de répandre l’Évangile et d’aider à construire et à protéger un État haïtien qui serait en bénédiction pour son peuple. Au cours de la deuxième ère, des légions de missionnaires ont fait progresser l’Évangile en construisant un État parallèle entre leurs mains. Ils soulageaient les Haïtiens des méfaits d’une dictature brutale. Mais dans le même temps, ces missionnaires se faisaient aussi l’appui involontaire du régime : leur soutien à la population fournissait au gouvernement une forme de couverture tandis qu’il saccageait l’État haïtien. Ils pourraient même avoir contribué à prolonger la cruauté de ces dirigeants.

Tout cela a préparé Haïti à l’implosion dont nous sommes aujourd’hui témoins. Bien entendu, la responsabilité n’incombe pas uniquement aux missionnaires. Elle est partagée entre des nations entières, des organisations internationales et des individus. Mais commençons par nous occuper de la poutre qui est dans notre œil : s’il doit y avoir un nouvel essor missionnaire en Haïti, il sera jugé à l’aune de ce qui se passe en ce moment et de notre capacité à retrouver l’esprit dans lequel les Haïtiens ont fait appel à nous pour la première fois.

I. La première phase

J’ai commencé à comprendre la première ère des missions évangéliques en Haïti lorsque, en explorant les annales poussiéreuses des agences d’envoi britanniques, je suis tombé sur un homme dont je n’avais jamais entendu parler : Mark Baker Bird. Avant d’en arriver à l’effondrement de sa maison en 1842, rappelons un peu le contexte.

Bird, un méthodiste anglais d’une trentaine d’années, dirigeait une petite mission en Haïti. D’autres méthodistes anglais avaient commencé la mission des décennies avant lui — certains étaient venus à l’invitation écrite du premier président d’Haïti, Alexandre Pétion, et d’autres étaient arrivés en brandissant une lettre de soutien de l’abolitionniste vedette britannique William Wilberforce.

Malgré ces amis haut placés, le méthodisme ne représentait guère plus que quelques églises de maison à l’arrivée de Bird. Il était l’un des rares missionnaires blancs du pays. Au milieu du 19e siècle, les missionnaires protestants se répandent dans le monde entier, mais ils ignorent le plus souvent Haïti. La plupart des rares efforts missionnaires ayant porté quelques fruits dans la jeune nation ont été lancés par des croyants noirs fuyant l’Amérique d’avant la guerre de Sécession ou simplement attirés par l’idée de vivre dans une république dirigée par des Noirs.

La famille Bird — Mark, sa femme Susan et leurs trois jeunes garçons — vit à Cap-Haïtien, une ville de la côte nord dotée d’une auguste architecture coloniale et d’un port étincelant, surnommée la « Paris des Antilles ». En cet après-midi étouffant du 7 mai 1842, Mark se trouve sur son balcon, profitant du peu de brise disponible, et se sent optimiste. Après deux ans dans le pays, son français s’est amélioré et ses relations se sont multipliées. Demain, ce sera dimanche. Il vient d’écrire à ses soutiens qu’il est « prêt à espérer de bons jours ici au Cap ».

Mais les Birds ne sont jamais allés à l’église ce week-end-là. À 17 heures, un tremblement de terre de magnitude 8,1 frappe la ville. L’épicentre se trouve directement sous le port. Les planchers cèdent. Les gens se raccrochent les uns aux autres dans leur chute. Plus de 5 000 personnes seront englouties dans les décombres et les flammes.

Bird se retrouve face contre terre dans la rue. Sa femme et ses enfants sont à l’intérieur de leur résidence renversée, blottis à l’abri d’un mur qui n’est pas tombé. Étonnamment, toute la famille survit. Ils quittent alors la ville en ruines pour s’installer à Port-au-Prince. Quelques semaines plus tard, leurs deux plus jeunes fils décèdent.

S’ils avaient tout abandonné, il aurait été difficile de leur faire des reproches. C’est peut-être l’accueil de l’église conduite par les Haïtiens à Port-au-Prince qui les a retenus.

Port-au-Prince était le point de ralliement des œuvres méthodistes. La communauté, forte d’une centaine de membres, venait d’achever la construction d’une chapelle de pierre et de brique, le deuxième bâtiment pour une église protestante à Port-au-Prince. En 1843, ils ouvraient une école. Plus précisément, le gouvernement créait une école. Le président encourageait l’amélioration de l’éducation et la ville de Port-au-Prince devait ouvrir une demi-douzaine d’écoles primaires gratuites. Elle demanda à Bird de diriger l’une d’entre elles dans la nouvelle chapelle des méthodistes.

Le gouvernement finançait l’école à hauteur de l’équivalent, au 19e siècle, de quelques milliers de dollars par mois, et la mission fournissait quelques enseignants et le reste du budget. Rapidement, 180 élèves s’inscrivent.

En 1844, Haïti était un pays jeune et entreprenant, encore imprégné du souvenir de la victoire sur l’armée napoléonienne et de la vision de ce que la nouvelle nation pouvait devenir. Cette année-là, le gouvernement s’associe encore aux méthodistes pour ouvrir des écoles dans plusieurs autres villes. Un dépliant du gouvernement appelait les églises à aider à la reconstruction du pays qui se remettait encore du tremblement de terre. Fait remarquable, il invitait les missionnaires et les pasteurs à prêcher contre le racisme entre Noirs et Mulâtres qui alimentait la violence politique et déchirait Haïti.

« L’influence de la religion sur l’éducation publique et sur le bonheur d’un peuple n’est désormais plus un sujet de controverse », dit un extrait du document traduit par Bird dans The Black Man, l’un des nombreux livres qu’il écrira plus tard. « Que la Parole sacrée rappelle à l’ordre tous ceux qui, par ignorance, dépravation ou toute autre cause, ont été amenés à attacher de l’importance à la couleur de la peau ».

Lorsque l’école de Port-au-Prince devient trop petite pour le bâtiment de l’église, Bird fait du porte-à-porte pour financer un nouveau bâtiment. Plus de 160 chefs d’entreprise haïtiens et étrangers s’engagent à faire des dons mensuels. Le président lui-même donne de l’argent. La quasi-totalité des coûts — plus de 100 000 dollars en termes modernes — est collectée localement. Bird inaugure la nouvelle école en juillet 1846, au son des flûtes et des violons et d’un hymne écrit spécialement pour l’occasion.

Le gouvernement et les méthodistes continueront à unir leurs forces jusqu’au 20e siècle. D’après les lettres personnelles de Bird, les comptes rendus des journaux et les récits publiés par la mission wesleyenne anglaise, des fonctionnaires accordent des subventions pour la construction et la réparation d’églises et de bâtiments scolaires méthodistes. Ils financent même des projets d’évangélisation. En 1881, les registres des missions montrent que le gouvernement contribuait à hauteur de 42 % au budget de l’Église méthodiste.

Ces chiffres semblent presque impensables aujourd’hui. On pourrait remplir une bibliothèque de livres et d’articles critiquant la dépendance toxique d’Haïti à l’égard de l’aide étrangère. J’ai eu du mal à imaginer une époque où les Haïtiens ne dépendaient pas des missionnaires et où, au contraire, la mission dépendait des Haïtiens.

Il n’était pas rare que les missionnaires anglais de l’Empire britannique reçoivent une aide financière de la part des gouverneurs coloniaux, tout comme les missionnaires catholiques recevaient un appui dans les colonies catholiques. Mais la dynamique était étonnamment différente : des missionnaires méthodistes blancs travaillaient côte à côte avec le gouvernement indépendant de peuples autrefois asservis. Ce partenariat a perduré pendant une période au cours de laquelle, à environ 1000 kilomètres au nord de l’île, les États-Unis étaient en proie à la guerre de Sécession puis mettaient en place un régime de ségrégation. L’État haïtien a considéré les missionnaires comme des alliés dans la construction de la nation et a confié de précieuses ressources à leur bonne gestion. Les missionnaires considéraient l’Évangile comme un don pour les individus comme pour les sociétés entières, et ils confiaient à l’État haïtien l’avenir de leurs programmes.

Comme les autres missionnaires venus en Haïti depuis lors, ils n’ont pas toujours eu la vie facile. Mais le méthodisme « a toujours été un acteur dans le jeu », m’a relaté Leslie Griffiths, pasteur méthodiste, membre de la Chambre des Lords britannique et auteur d’un livre sur les wesleyens du 19e siècle en Haïti. « Il a produit des personnalités politiques, institutionnelles et même littéraires d’une grande importance nationale. »

J’aimerais en souligner un exemple : Louis-Joseph Janvier, élève de l’école primaire wesleyenne dans les années 1860, dont l’oncle avait été arrêté lors d’un culte pendant une période de troubles antiprotestants. Il poursuit ses études en France. Il devient diplomate et l’un des penseurs les plus influents — bien que polémique — d’Haïti. Des écoles portent encore son nom. Dans ses écrits, Janvier affirme que pour devenir une grande nation, Haïti a besoin de l’Église protestante. Le protestant « est un ami de la culture intellectuelle, un protecteur de la science », écrit Janvier dans son livre de 1885, Les Affaires d’Haïti. « Il met la lumière sur la montagne. »

Tous les missionnaires protestants qui ont posé le pied en Haïti dans les années 1800 n’ont pas été une lumière sur la montagne. Mais comme nous l’avons vu, la poignée de personnes qui s’y sont rendues au cours du 19e siècle avait un intérêt particulier pour la réussite d’Haïti.

Leslie Griffiths est ouvertement fier de ce que son église a fait en Haïti. Dans ses recherches, il résume ce que je pourrais même appeler l’esprit de la première époque, en citant la dernière ligne d’un livre posthume de Bird intitulé Haïti : un paradis terrestre : « Nous laissons à chaque Haïtien, à chaque homme, à chaque femme de ce beau pays, le pays de notre adoption, le soin de se demander, devant leurs incomparables ressources, si Haïti ne pourrait pas être un paradis terrestre. »

Si la première époque commence avec la contribution des missionnaires à la construction de l’État haïtien, elle se termine avec leur lutte pour le sauver.

Le 28 juillet 1915, l’USS Washington entre dans les eaux de Port-au-Prince et 330 marines débarquent dans la ville. Ne rencontrant pratiquement aucune résistance, ils prennent le contrôle des bâtiments gouvernementaux et des institutions de l’État haïtien. Les marines américains y resteront pendant près de vingt ans.

La police brûle des pneus pour protester contre le manque de soutien dans sa lutte contre les gangs.Joseph Odelyn/AP Images
La police brûle des pneus pour protester contre le manque de soutien dans sa lutte contre les gangs.

L’occupation américaine trouve à l’époque son origine dans tout un cocktail d’inquiétudes. La Première Guerre mondiale vient de commencer. L’Allemagne accroît son influence sur l’économie haïtienne, ce qui suscite des craintes quant à la possibilité pour Berlin d’établir une base militaire dans le pays. Et Haïti est fragile : en quatre ans, sept administrations présidentielles ont été renversées, chacune par une révolution ou un assassinat. Dans l’un de ces épisodes, une bombe détonant au palais présidentiel fait d’ailleurs exploser des milliers de barils de poudre stockés non loin et brise les fenêtres et les portes de la mission méthodiste située à quelques rues de là.

Haïti a connu de nombreuses péripéties politiques. « Mais on peut dire que la période 1911-1915 a probablement été la pire », m’explique Chris Davis, historien à l’université de Caroline du Nord à Greensboro, spécialiste des interventions militaires.

Deux missionnaires, en particulier, ont suivi de près le déroulement de l’invasion. L’un d’eux était S. E. Churchstone Lord, pasteur de l’Église épiscopale méthodiste africaine. L’autre était L. Ton Evans, un pasteur baptiste blanc financé par la Lott Carey Society, une agence missionnaire noire.

Dans un premier temps, les deux hommes espèrent, chacun à leur manière, l’arrivée des troupes américaines. Lord les considère comme un mal nécessaire pour aider la nation noire à se remettre sur pied. Evans imagine les marines comme des héros conquérants.

Mais les illusions sont rapidement brisées. Les États-Unis mettent en place un gouvernement fantoche et dissolvent le corps législatif haïtien lorsque les représentants refusent de voter comme on le leur demande. Les appétits commerciaux s’engouffrent dans la brèche et les autorités coloniales profitent de la situation pour manipuler l’économie haïtienne et voler les recettes de l’État au profit des banques américaines.

Le plus grand faux pas des Américains — celui qui galvanisera la résistance haïtienne à l’occupation — provient soit d’une méconnaissance flagrante de l’histoire d’Haïti, soit d’un racisme sans complexe, ou encore des deux. À partir de 1918, les marines et leurs homologues militaires locaux forcent des milliers d’Haïtiens à quitter leur foyer et les emmènent sur des chantiers pour construire des routes et d’autres infrastructures en échange d’un maigre salaire. Les dirigeants haïtiens avaient déjà tenté de mettre en place ce genre de quasi-esclavage sous le nom de corvées, et celles-ci étaient universellement détestées.

Pour Lord, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Noir, il se désolidarise rapidement des occupants. Il envoie des dépêches à son ami W. E. B. Du Bois, qui les utilise aux États-Unis dans le cadre d’une campagne de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) en faveur du retrait des États-Unis d’Haïti. Lord fait part de témoignages à des journaux et magazines noirs aux États-Unis, décrivant des incidents tels qu’un assaut des troupes américaines qui a tué neuf jeunes filles haïtiennes. Il publie un article dans le Chicago Defender du 4 juin 1921, dans lequel il s’adresse aux lecteurs : « si vous approuvez la présence des marines américains en Haïti, vous serez responsables d’une loi de lynchage plus diabolique que ce que l’on connaît en Amérique ».

Evans, le missionnaire baptiste, garde l’espoir que l’occupation conduise au bien. Mais il envoie lui-même des plaintes directement au département d’État. Dans ses lettres, il critique la mainmise des États-Unis sur le gouvernement haïtien et la tendance des forces d’occupation à emprisonner les juges haïtiens et d’autres fonctionnaires qu’elles n’aiment pas. Il s’alarme de la « brutalité qui conduit à des meurtres fréquents par des soldats ignorants, immoraux et ivres » et de la façon dont les hommes sont saisis sur la route ou dans leurs jardins et forcés de construire de nouvelles routes, « et sans nourriture ».

En 1918, l’agence missionnaire d’Evans lui demande d’abandonner ses critiques de l’occupation et de se concentrer sur le ministère. Quelqu’un de l’administration du président Woodrow Wilson avait contacté un membre du conseil d’administration et laissé entendre que les rapports d’Evans étaient anti-américains. Un an plus tôt, le Congrès avait adopté une législation radicale criminalisant les discours antiguerre, et l’accusation était particulièrement insécurisante à cette époque pour une organisation noire.

Evans tente de revenir à la prédication. Il se rend dans la ville de Saint-Marc, au nord de Port-au-Prince, pour évangéliser les troupes et les prisonniers. Mais comme le montrent les archives du Congrès, un capitaine de marine nommé Fitzgerald Brown s’oppose au missionnaire et le jette en prison pour avoir essayé de « christianiser et de développer mentalement et moralement ces faibles » Haïtiens. Alors qu’il était incarcéré depuis moins d’un mois, Evans déclare avoir été témoin que, sous l’autorité du capitaine Brown, des prisonniers étaient battus à mort et leurs corps exposés en public.

Après qu’un tribunal haïtien ait ordonné la libération d’Evans, celui-ci est à nouveau arrêté dans une autre ville haïtienne sur l’ordre de marines qui auraient conspiré avec le capitaine Brown. Un autre juge haïtien estime que l’arrestation n’était pas justifiée et rejette les accusations. Mais avant qu’Evans ne parte, un officier des marines l’aurait menacé avec une arme et lui aurait interdit de continuer à prêcher.

Ces événements marqueront un tournant dans le regard des Américains sur l’occupation. En 1920, les journaux de New York, de Washington et de Phoenix publient des articles sur les excès de la marine en Haïti, et Evans, qui raconte avoir été arrêté deux fois pour l’amour de l’Évangile, est une source récurrente. En 1921, il témoigne devant le Sénat. Il faudra encore 13 ans aux États-Unis pour faire sortir leurs marines d’Haïti, mais la voie était déjà tracée : le désenchantement des Américains à l’égard de l’entreprise fait boule de neige et des rapports internes du gouvernement explorent les meilleures options de retrait.

Le 10 juin 1922, le Chicago Defender publie un article sur Lord et Evans. Le texte les présente comme des prophètes s’opposant aux tentatives américaines de « faire revivre l’esclavage » en Haïti, avec une anecdote à propos de Lord s’interposant devant un groupe de marines pour les empêcher de tirer sur des Haïtiens.

Chris Davis, qui m’a introduit à Lord et Evans, a beaucoup réfléchi à l’histoire des missionnaires en Haïti en observant la crise politique actuelle. Il a commencé à étudier l’invasion de 1915 après s’être rendu lui-même en Haïti dans le cadre d’un voyage missionnaire de courte durée. Depuis lors, il est régulièrement tombé sur des historiens qui n’avaient jamais entendu parler de cette occupation.

« Ce qui a rendu les missionnaires si utiles au début du 20e siècle, c’est qu’ils étaient avant tout des missionnaires, certes, mais aussi, qu’ils s’en rendent compte ou non, des représentants culturels (…) auprès du gouvernement américain, qui prenait des décisions au sujet d’un peuple avec lequel il n’avait que peu ou pas d’interaction », explique Davis. « Je ne vois pas ce genre d’interaction aujourd’hui, ce qui est un peu dommage. »

II. Après les colonisateurs

La deuxième ère des missions évangéliques en Haïti n’a commencé qu’après l’occupation. La chose m’a surpris : les missionnaires sont généralement assimilés aux colonisateurs et, dans certains endroits comme le Nicaragua des années 1910, les missionnaires se sont rangés derrière les forces d’occupation américaines. Je m’attendais à ce qu’il en soit de même lorsque j’ai parcouru les archives des périodiques et les travaux des historiens amateurs. Mais en Haïti, les colonisateurs sont venus puis repartis, tandis que les missionnaires sont le plus souvent restés à l’écart.

À la fin des années 1920, le mince filet d’organisations missionnaires arrivant sur le territoire se transforme en un véritable flot. Dans les années 1950, porté par le prestige international des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale et par un intérêt nouveau pour l’évangélisation de l’hémisphère ouest, le flot se transforme en raz-de-marée.

Ces vagues coïncident avec la montée en puissance de François Duvalier, un médecin à lunettes et à la voix douce, formé à l’université du Michigan et connu sous le nom de « Papa Doc ». Il est élu président d’Haïti en 1957 et devient l’un des autocrates les plus impitoyables de l’hémisphère ouest. Il met en place un groupe paramilitaire redoutable pour punir les dissidents. Il détourne les fonds publics et l’aide étrangère pour s’enrichir et enrichir ses partisans.

Duvalier se laisse volontiers aller à sa brutalité. Au cours des premières années de son mandat, il menace ses opposants politiques d’exil et fait fermer les journaux qui ne lui sont pas favorables. Ses agents commencent à enlever et à torturer discrètement ceux qu’ils considèrent comme des détracteurs.

L’une des premières cibles de Duvalier sera l’Église catholique romaine. Catholique lui-même, il voit une menace dans la hiérarchie de cette Église contrôlée par des étrangers. En 1959, il commence à expulser des prêtres catholiques pour des actes supposés de sédition. En 1960, après l’arrestation par le régime de dizaines de prêtres et de religieuses, Rome excommunie Duvalier.

En revanche, Duvalier courtise agressivement les protestants. En 1958, le président honore Wallace Turnbull, missionnaire baptiste conservateur et figure clé pour les évangéliques américains en Haïti, pour « ses efforts inlassables et ses réalisations spectaculaires en faveur du bien-être des paysans d’Haïti ». Son régime entre en contact avec un large éventail de groupes religieux américains. Mais nulle part cette action n’a été aussi bien documentée que dans le mouvement charismatique.

En novembre 1959, Duvalier envoie un membre de sa commission des affaires étrangères à une convention d’hommes d’affaires chrétiens dans un hôtel du front de mer au centre de Miami. Arthur Bonhomme est un sénateur haïtien et un prédicateur laïc méthodiste, architecte de la stratégie de Duvalier auprès des évangéliques. Trois mois seulement après l’arrestation par la police haïtienne de plusieurs catholiques lors d’une réunion de prière silencieuse pour avoir protesté contre l’expulsion de certains prêtres, Bonhomme monte sur un podium et lit un message du président : « Je donne l’assurance de mon désir de voir Haïti évangélisée et de la pleine protection de notre constitution et de nos lois pour chaque mission qui vient. »

Après la conférence, un pasteur de Los Angeles nommé H. J. Smith s’envole avec Bonhomme pour Port-au-Prince et rencontre Duvalier au palais présidentiel. « Sa seule préoccupation est l’avancement de son peuple », écrit Smith à propos de sa visite dans Full Gospel Business Men’s Voice, un magazine qui a documenté de nombreux efforts de recrutement de Bonhomme parmi les chefs d’entreprise du mouvement charismatique. Le président répète à Smith qu’il souhaite que des missionnaires et des évangélistes américains viennent en Haïti. Duvalier « a conclu que seules les nations dont le Dieu est le Seigneur peuvent espérer survivre », observe Smith. « Puisse l’année à venir être la meilleure que Haïti ait jamais connue. »

Mais cette année 1960 ne sera pas la meilleure. Au printemps, les États-Unis interrompent leur soutien à Haïti en raison des inquiétudes suscitées par l’autoritarisme de Duvalier. Duvalier est de plus en plus sombre et inquiet. Il accueille d’autres évangélistes au palais, les exhortant à dire à leur gouvernement de continuer à offrir son aide. Bonhomme envoie une lettre à Demos Shakarian, le président de la Full Gospel Business Men’s Fellowship : « N’oubliez pas l’appel d’Haïti. »

Cinq mois après que Bonhomme ait rédigé cette lettre, Duvalier organise un défilé au Palais national où il dévoile une nouvelle milice constituée de recrues venues de tout le pays, dont certaines avaient déjà assassiné, torturé et fait disparaître des opposants présumés au régime. Mieux connue sous son surnom de Tontons Macoutes, cette force est devenue le principal outil de terreur du président pour se défendre contre ses opposants, réels ou imaginaires.

Cependant, parmi les évangéliques, Bonhomme poursuit son offensive de charme. Son témoignage, dans lequel il laisse entendre que Duvalier, son ami d’enfance, a été miraculeusement sauvé des bombes et d’une crise cardiaque afin d’ouvrir Haïti à l’Évangile, est repris dans diverses publications chrétiennes. Bonhomme imprègne son message de la rhétorique de la guerre froide. Au cours de l’été 1960, il prend la parole lors d’une convention à Tulsa, dans l’Oklahoma, où un pasteur des Assemblées de Dieu déclare au magazine Full Gospel qu’il est ravi d’apprendre qu’un envoi de nourriture à Haïti et le travail d’évangélisation qui l’accompagnait « avaient stoppé net le communisme ».

En 1963, le président John F. Kennedy, préoccupé par les actions des Macoutes et par les informations selon lesquelles Duvalier prélevait jusqu’à 15 millions de dollars par an sur l’aide américaine, interrompt complètement le financement du gouvernement. Au lieu de cela, son administration commence à acheminer l’aide à Haïti par l’intermédiaire d’organisations à but non lucratif, notamment des agences humanitaires et des missions chrétiennes. L’essor de cette communauté humanitaire permet d’acheminer des ressources aux Haïtiens désespérés, mais offre une couverture à Duvalier. Celui-ci redouble ses efforts répressifs tandis que des étrangers s’occupent des besoins de son peuple.

Les efforts de séduction des évangéliques ont longtemps perduré. Arthur Bonhomme s’engage auprès de ceux-ci tout au long de la décennie qui suit, durant laquelle le régime de Duvalier assassine ou exécute au moins 30 000 personnes dans tout le pays. Parfois, Duvalier supervise les séances de torture ou les observe à travers des judas percés dans les murs du quartier général de la police de Port-au-Prince, où au moins 2 000 personnes ont été tuées.

Les chrétiens n’ignorent pas les crimes du dictateur. Bien que l’ampleur de la soif de sang de Duvalier ne soit pas apparue tout de suite, sa brutalité est régulièrement relatée par des médias américains, comme l’exécution massive de centaines de dissidents en 1964. Pourtant, en 1967, Bonhomme — alors promu ambassadeur — s’exprime aux côtés du célèbre télévangéliste charismatique Oral Roberts lors d’une réunion d’hommes d’affaires du Plein Évangile à Washington, DC, à laquelle assistent plus de 1 000 personnes. En 1968, Bonhomme déclare à notre magazine : « Duvalier est un instrument de Dieu. S’il se trompait à ce point, il serait un ennemi de la Parole de Dieu. » En 1969, Duvalier accueille Roberts et une chorale d’étudiants de l’université Oral Roberts au palais présidentiel.

Les conditions imposées par le régime aux missionnaires sont sans ambiguïté. Après avoir éjecté plus de 18 jésuites du pays en 1964 pour s’être plaints de l’ingérence du gouvernement dans un séminaire, le ministère des Affaires étrangères explique dans un communiqué qu’il accueille le clergé « tant qu’il ne s’immisce pas dans la politique intérieure d’Haïti ».

Les missionnaires ne sont toutefois pas épargnés par les troubles politiques. Nombreux sont ceux qui sont évacués lorsque des manifestations anti-Duvalier éclatent au début des années 1960, puis lors des périodes de violence des décennies suivantes. Certains ont des démêlés avec le régime lorsqu’ils sont soupçonnés à tort d’essayer de l’ébranler.

Malgré cela, au début des années 1970, les missionnaires et les organisations humanitaires affluent à un rythme effréné en Haïti. Jusqu’à quatre ou cinq dénominations américaines par an établissent des missions en Haïti, un pays dont la superficie est inférieure à celle de la Belgique. Elles ouvrent des centaines d’écoles, de cliniques, d’orphelinats, de stations de radio et de programmes alimentaires. Charles-Poisset Romain, sociologue et théologien haïtien qui a écrit l’une des plus importantes histoires du protestantisme dans le pays, affirme que, dans les années 70, Haïti était le champ missionnaire le plus actif de l’hémisphère ouest.

Des enfants jouent dans un parc de Port-au-Prince abritant des familles déplacées par la violence des gangs.Ramone Spinosa/AP Images
Des enfants jouent dans un parc de Port-au-Prince abritant des familles déplacées par la violence des gangs.

Le cœur de Duvalier lâche en 1971, et il transmet son règne malfaisant à son fils de 19 ans, Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier, qui n’est pas très enthousiaste. Il jure au monde entier qu’il fera mieux que son père, mais suit plus ou moins ses traces : un peu moins de brutalité, mais une dose supplémentaire d’enrichissement personnel ouvrant notamment à des virées shopping en Europe et un mariage à 2 millions de dollars.

Jean-Claude Duvalier, qui somnolait pendant les réunions gouvernementales, négligeait l’administration et aimait la France, ne poursuit pas la politique de son père à l’égard des évangéliques américains. Mais la chose n’était pas nécessaire. Il persuade les États-Unis de reprendre l’aide à son régime, et les protestants ont déjà le vent en poupe. Ils gèrent au moins 35 % des écoles en Haïti. En 1983, le Conseil haïtien des églises évangéliques recense 1 097 organisations protestantes, ce qui n’est certainement qu’une estimation partielle. Une sur cinq déclare être impliquée dans l’évangélisation ou l’implantation d’églises. Les autres se consacrant à l’humanitaire.

Dans l’un des derniers actes du fils Duvalier avant sa chute et sa fuite du pays en 1986, il reconnaît le protestantisme comme religion officielle haïtienne.

L’événement pourrait avoir donné le coup d’envoi au sommet de la deuxième ère missionnaire : l’envol des missions à court terme. Ce que les églises nord-américaines avaient construit en Haïti sert alors de tremplin à l’industrie des missions à court terme mise en marche à la fin des années 1980. Haïti se prête particulièrement bien aux visites rapides : à deux heures de vol de Miami, le pays offre aux organisations religieuses ce que j’ai parfois entendu décrire comme « un petit morceau d’Afrique ». Pour des millions d’Américains, Haïti est plus facile d’accès que le Mexique. La mission à court terme devient, sinon la forme principale de la relation entre le christianisme américain et Haïti, un marqueur fort de leur proximité géographique. (« La plus grande menace pour notre ministère », m’a dit un responsable de mission, « c’est de ne pas pouvoir faire venir des équipes missionnaires ».)

Si l’entreprise missionnaire a prospéré sous le règne de la famille Duvalier, Haïti a été laissée pour compte. Son économie est restée au point mort pendant 28 ans. Préoccupé par l’élimination des menaces à son pouvoir, le gouvernement Duvalier n’a guère investi dans des services tels que l’éducation, les infrastructures ou les soins de santé. La police et la justice haïtiennes, détournées pour les besoins du régime, n’offrent aucune protection réelle aux plus vulnérables. Les professionnels instruits — les cadres et les entrepreneurs dont Haïti avait désespérément besoin pour se redresser — ont fui par milliers. Le régime a cimenté une oligarchie qui, selon les observateurs d’Haïti, est à peu près la même que celle qui a financé les gangs qui se battent aujourd’hui pour le contrôle du pays.

L’État haïtien ne s’est jamais vraiment rétabli. En trois décennies et demie, depuis la fin de l’ère Duvalier, les deux républiques d’Haïti – la république constitutionnelle et la république des ONG – n’ont pas opéré de grand rapprochement. Certes, des catastrophes naturelles et les vagues de troubles qui ont suivi — la saga du président Jean-Bertrand Aristide, deux fois élu et deux fois renversé, par exemple — ont mis à mal les institutions haïtiennes et les rouages de la démocratie. Mais l’État n’a pas été brisé par un tremblement de terre. Il était déjà à terre.

Tandis que les institutions les plus importantes d’Haïti brûlaient et brûlaient encore, des foules d’évangéliques américains ont agi de manière sacrificielle et même héroïque : ils ont sauvé des victimes du brasier, leur ont donné à boire de l’eau fraîche et, oui, ont prêché la bonne nouvelle que leur espoir se trouvait en fin de compte au-delà de tout abri que ces institutions pouvaient offrir.

Auraient-ils pu faire plus pour lutter contre l’incendie ? Nous ne le saurons jamais.

Voici ce que nous savons : comme l’a rapporté notre magazine, des missionnaires en des temps et des lieux révolus ont documenté les abus et suscité l’opposition de manière à permettre la naissance de la nation du Botswana et des réformes dans l’industrie du caoutchouc. Nous savons qu’en Haïti, lorsque les missionnaires ont dénoncé l’oppression violente des Haïtiens pendant l’occupation américaine, ils ont secoué l’opinion publique et incité le gouvernement à agir. Nous savons qu’au milieu des années 80, l’aile de l’Église catholique prônant la théologie de la libération a rallié les masses et a finalement conduit à l’éviction de Jean-Claude Duvalier.

Les évangéliques haïtiens étaient « très timides » en matière de politique, estimait Claude Noel, alors directeur du Conseil des églises évangéliques d’Haïti, quelques mois après le départ de Jean-Claude. « Chaque fois qu’il était question de s’opposer à la situation politique, les pasteurs déclaraient que leur travail consistait à prêcher l’Évangile et non à être des responsables politiques. Si les églises avaient été solidaires dès le début, le régime de Duvalier n’aurait pas pu se maintenir longtemps. Et ceux qui sont au pouvoir n’auraient pas été aussi audacieux dans leur oppression. »

Pour les rares personnes qui ont essayé, la résistance était dangereuse et complexe. Leslie Griffiths, l’historien méthodiste, en sait quelque chose. Dans les années 1970, il était directeur adjoint du Nouveau Collège Bird, l’école de Port-au-Prince fondée par Mark Bird, où Jean-Claude Duvalier a été élève. À plusieurs reprises, Griffiths a été convoqué devant François Duvalier pour prouver la loyauté de l’école envers le régime. Son patron haïtien, Alain Rocourt, a été contraint par les Macoutes à creuser sa propre tombe avant qu’ils ne changent d’avis et ne l’épargnent.

Mais qu’en est-il d’Arthur Bonhomme, qui était également méthodiste ? « Je ne peux même pas commencer à accepter l’idée », m’a dit Griffiths, « que le méthodisme ait pu ainsi s’acoquiner avec le dictateur. »

Il y a aussi eu Raymond Joseph, un enfant de pasteur haïtien qui a grandi parmi les missionnaires baptistes. Il a étudié au Wheaton College et a travaillé pendant un certain temps comme traducteur de la Bible. En 1964, Joseph étudiait à l’université de Chicago et rêvait de créer un collège chrétien en Haïti lorsqu’il apprend que François Duvalier avait invité des enfants à assister à un peloton d’exécution.

« J’étais révolté », nous déclarait-il lors d’une interview en 1968. Il avait entendu des missionnaires prêcher que les chrétiens devaient éviter la politique. Il avait l’impression qu’ils fermaient les yeux sur Duvalier, qu’ils utilisaient parfois la prière pour éviter d’agir, et il en était fatigué. Haïti a besoin de « plus que la Bible », dit-il. « Ce dont nous avons besoin, c’est de nous débarrasser d’un dictateur. » Il s’installe à Brooklyn et devient journaliste. Il dirige alors une coalition d’opposants à Duvalier en exil et met en place un réseau d’espionnage au sein du palais présidentiel. Après le tremblement de terre de 2010, il se lancera dans une candidature infructueuse à la présidence d’Haïti.

La critique n’a pas été bien accueillie dans les milieux missionnaires. « Notre vieil ami Raymond Joseph est en train de prouver qu’il n’est plus en communion avec son Seigneur », écrit Wallace Turnbull dans une lettre pleine de colère. « Les centaines de missionnaires étrangers et de pasteurs locaux qui ont continué à prêcher l’Évangile et à aider leurs prochains ne cherchent pas à échapper aux problèmes sociaux. Nous suivons l’exemple de notre Seigneur, qui n’a pas aboli la crucifixion ou les combats de gladiateurs, mais qui a enseigné par l’exemple la manière de manifester son amour et le salut du péché. »

Peut-être est-ce vrai. Toutefois, si Haïti organise à nouveau des élections, Guenson Charlot, le président de séminaire, souhaite que les évangéliques fassent preuve d’un peu plus d’amour dans les urnes.

« Les gens de l’église ne votent pas », m’a-t-il dit. « Et nous en subissons les conséquences. »

Il y a des raisons à cela. « Nous connaissons un large fossé entre le séculier et le sacré. » De nombreux chrétiens pensent que « si vous voulez avoir une bonne vie après celle-ci, vous ne devriez pas vous impliquer autant dans les choses séculières. Et l’une des choses les plus séculières dans l’esprit des Haïtiens, c’est la politique. »

Est-il possible que les missionnaires, avec les meilleures intentions du monde, aient laissé l’Église mal équipée pour aider Haïti à résoudre certains de ses problèmes nationaux les plus graves ?

« C’est très plausible », estime Guenson Charlot. Il est l’un des nombreux responsables d’église qui pensent que la croissance évangélique exponentielle s’est faite au détriment de la profondeur. Les missionnaires ont souvent transmis une foi orthodoxe, mais non contextualisée. Les croyants ont appris à éviter le vaudou, mais pas comment agir dans une culture qui en est imprégnée.

Aujourd’hui, dit-il, les nouveaux responsables d’églises haïtiennes commencent à se poser la question suivante : si la politique en Haïti est si mauvaise, n’est-ce pas parce que nous n’en faisons pas partie ? « Certains pasteurs plus âgés n’adoptent pas la position que nous, les plus jeunes, adoptons aujourd’hui. Ce qui se passe en dehors du monde ecclésiastique ne les concerne pas. Ils ont dû apprendre cela quelque part. »

III. La prochaine étape

Et maintenant ? Par une sombre soirée de janvier 2023, j’écoutais un diplomate haïtien s’adresser à une assemblée de responsables d’églises et plaider pour qu’ils offrent leur aide. Bocchit Edmond, qui était alors ambassadeur d’Haïti aux États-Unis, s’adressait par webcam interposée à une foule de responsables d’églises, de directeurs d’organisations à but non lucratif, de missionnaires et de donateurs, pour la plupart anonymes. Le public était amical. Son pasteur, qui l’avait baptisé il y a plusieurs dizaines d’années dans une église de Port-au-Prince, a prié pour lui lors de la rencontre.

L’ambassadeur ne se vantait pas d’avoir vaincu le communisme, comme son prédécesseur Arthur Bonhomme. Il ne faisait pas l’exposé des vertus du protestantisme dans la construction de la nation, comme le faisait autrefois dans ses écrits le diplomate Louis-Joseph Janvier. Bocchit Edmond avait l’air désespéré.

« Parfois, j’ai vraiment peur de me réveiller un matin et d’apprendre que les gangs ont pris le contrôle de toutes les institutions publiques — le bureau du Président, le bureau du Premier ministre. » « J’ai vraiment peur de ça. » Il se demandait ouvertement si Haïti n’était pas déjà une nation sans économie. Et il se demandait si quelqu’un s’en souciait vraiment. « Dans une certaine mesure, les signaux que nous avons reçus reviennent à dire que la vie des Haïtiens n’est pas importante. »

Depuis la demande d’assistance militaire formulée en 2022, les choses évoluent lentement. Les États-Unis et le Canada avaient imposé des sanctions financières et des interdictions de visa aux politiciens et oligarques haïtiens soupçonnés de soutenir les gangs. Mais de nombreux observateurs affirment que les plus grands gangs sont désormais suffisamment puissants pour ne plus avoir besoin de ces soutiens.

Bocchit Edmond estimait lui aussi que son pays avait besoin de troupes sur le terrain et que les chrétiens devaient faire pression en leur faveur. Haïti ne demande pas une invasion de marines américains à la manière de 1915, soulignait-il. Elle a besoin d’une force internationale dotée d’une « plus grande puissance de feu » pour équiper, former et combattre aux côtés de la police nationale haïtienne.

A-t-il raison ? Une intervention paraît clairement justifiée. Chaque jour qui passe, il semble de moins en moins probable que la police haïtienne parvienne à supprimer les gangs par ses propres moyens. Et ses effectifs se sont réduits. Après que l’administration Biden a annoncé en janvier 2023 que les Haïtiens pouvaient entrer aux États-Unis dans le cadre d’une nouvelle politique d’immigration, les autorités haïtiennes ont dû ouvrir un bureau spécial uniquement pour accueillir les milliers d’officiers de police qui demandaient à fuir le pays.

« Je ne suis pas sûr que la police nationale haïtienne ait la force nécessaire, à ce stade, pour reprendre la situation en main si on ne fait que lui fournir du matériel », estime Chris Davis, l’historien militaire. « La situation est telle qu’une intervention militaire est une mauvaise option, mais c’est peut-être la moins mauvaise. »

Les experts et la diaspora haïtienne ont tous mis en garde contre une nouvelle intervention américaine en Haïti : les troupes américaines se sont rendues en Haïti à trois reprises depuis la chute des Duvalier. Aucune de ces opérations n’a été aussi problématique que l’invasion de 1915 et l’occupation qui a suivi, mais toutes ont eu des résultats mitigés. Ce qui est donc à présent envisagé est l’intervention d’une force internationale de quelques milliers de policiers conduite par le Kenya. Mais divers enjeux politiques, juridiques et financiers ont jusqu’à présent reporté l’arrivée des premiers Kényans.

« Quatre-vingt-quinze pour cent des Haïtiens sont favorables à l’arrivée d’une police étrangère », dit Lovinsky Mevais. Cet avocat vit et va à l’église à Port-au-Prince le week-end, mais en semaine, il travaille et dort dans une ville située à plus d’une heure de route, où il peut exercer son métier en toute sécurité. « En aucun cas la police nationale ne peut arrêter ce que nous avons en Haïti aujourd’hui sans le soutien de la sécurité internationale. »

Les données le confirment. Dans une enquête réalisée en 2023 par un important institut de sondage de Port-au-Prince, plus de deux tiers des Haïtiens ont déclaré qu’ils souhaitaient l’arrivée d’une force internationale. Une enquête plus modeste menée par le Réseau de santé d’Haïti, une organisation de prestataires médicaux locaux et étrangers, a révélé que 80 % des Haïtiens interrogés étaient favorables à une intervention militaire.

Les Haïtiens ne sont pas naïfs quant aux effets secondaires de l’ingérence étrangère. Ils en ont fait les frais jusque dans leurs corps. En 2010, Vibrio cholerae, la bactérie responsable du choléra, s’est glissée dans les cours d’eau haïtiens par le biais du système de traitement des eaux usées d’un camp de soldats de la paix de l’ONU qui avaient transporté le microbe depuis l’autre bout du monde. Près de 10 000 personnes sont mortes au cours de l’épidémie qui a suivi. Et une résurgence en 2022, liée à la souche de 2010, a fait des centaines d’autres victimes.

« Nous avons des souvenirs très malheureux — des cicatrices — à cause des occupations », dit Guenson Charlot. « Si la communauté internationale prend autant de temps, j’espère qu’elle réfléchit différemment qu’auparavant » et qu’elle tire les leçons des erreurs du passé.

Mais s’il devait voter sur une intervention militaire ?

« S’il y a un moyen qu’ils viennent juste pour en finir avec les gangs, je voterais pour. »

Imaginons que la communauté internationale apporte le soutien dont Haïti a besoin, que les gangs soient mis au pas, que le commerce reprenne, que les enfants retournent à l’école et que la vie retrouve une certaine normalité.

Vient ensuite la partie la plus difficile. Car une nation sans dirigeants élus, avec des forces de police épuisées et démoralisées et une monnaie partie en fumée, ne se reconstruit pas du jour au lendemain. La réouverture d’Haïti marquera le début d’une nouvelle ère pour les missions dans ce pays, qui commencera par une reconstruction complète de l’État : reconstruction d’une démocratie, réintégration des membres de gangs, rétablissement des soins médicaux de base et de l’éducation, qui n’étaient pas suffisants au départ.

Si nous ne voulons pas que le pays retombe dans le chaos et les effusions de sang, les missions et les groupes humanitaires chrétiens doivent eux aussi s’engager dans ce processus. Ils ne doivent pas agir par culpabilité, mais par générosité. Les Haïtiens ont permis aux évangéliques américains de construire un empire missionnaire dans leur arrière-cour. Il nous faut maintenant écouter les paroles du prophète Jérémie : « Recherchez le bien-être de la ville où je vous ai exilés et intercédez auprès de l’Éternel en sa faveur, parce que votre propre bien-être est lié au sien. » (29.7)

Les missionnaires, les organisations de voyages à court terme et les donateurs qui reviennent en Haïti devront trouver des moyens de soutenir et de défendre les institutions haïtiennes, et pas seulement les leurs. Ils devront redécouvrir les exemples de Mark Bird, de S. E. Churchstone Lord et de L. Ton Evans et imaginer de nouvelles façons de les imiter.

La première étape, la plus facile, consistera à s’assurer que les groupes missionnaires investissent dans des responsables haïtiens déjà engagés : promouvoir le personnel haïtien aux plus hauts niveaux, si ce n’est déjà fait, et lui accorder le plus grand nombre de voix dans les processus décisionnels de l’organisation. Il faut également former des étudiants en médecine haïtiens, s’ils ne sont pas encore prêts, puis trouver des moyens de les employer pour traiter des patients qui, auparavant, n’auraient pu être traités que par des équipes médicales étrangères de passage.

L’étape suivante consistera à identifier les leaders potentiels que les modèles habituels d’action évangélique en Haïti ont négligés. La chose sera moins intuitive. Par exemple, au lieu de financer l’enseignement supérieur uniquement pour des Haïtiens charismatiques suffisamment avisés pour s’attirer les faveurs des équipes missionnaires en visite et des futurs bienfaiteurs, ces équipes pourraient-elles financer un programme de jeunes boursiers administré par une organisation locale de jeunesse ou une école secondaire haïtienne ?

Mais la refonte de l’entreprise missionnaire devra aller encore plus loin. Si nous voulons que l’Haïti et l’Église haïtienne soient différents dans 50 ans de ce qu’ils sont aujourd’hui, la prochaine ère du travail missionnaire doit impliquer des projets et des partenariats que les Églises ont rarement tentés, comme travailler avec des Églises haïtiennes dignes de confiance pour créer des fonds de bourses d’études pour les enfants de policiers sous-payés, ou contribuer directement au budget d’une clinique publique aux ressources insuffisantes dans le voisinage d’un complexe missionnaire.

Enfin, la nouvelle ère pourrait même exiger de l’Église qu’elle ose des paris importants et risqués. Jusqu’à présent, l’application de la loi haïtienne a été envisagée comme un domaine strictement réservé aux gouvernants. Mais la réforme de systèmes judiciaires a été l’un des engagements importants de missions évangéliques au cours des deux dernières décennies. Des groupes tels que International Justice Mission — où j’ai été employé — ont convaincu les chrétiens de donner des centaines de millions de dollars à des programmes de réforme et de lutte contre la corruption de haut niveau dans certains des systèmes judiciaires les plus notoires du monde. Y a-t-il vraiment quelque chose, à part la volonté, qui empêche les évangéliques d’explorer des partenariats similaires avec la police, les juges et les prisons haïtiennes ?

Ces idées peuvent fonctionner ou échouer. Peu importe. Les évangéliques étrangers ne peuvent pas résoudre les problèmes d’Haïti, mais nous pouvons arrêter de donner la priorité à nos propres affaires. Une écoute attentive — de ce que veulent les églises haïtiennes, de ce que veulent les responsables des communautés haïtiennes — sera l’un des outils les plus puissants pour reconstruire une nation.

« Vous savez pour quoi je prie ? Je prie pour que Dieu me mette en contact avec des personnes qui ne se contentent pas de “réparer tout de suite” », me dit Guenson Charlot. Il est reconnaissant pour ceux qui donnent de la nourriture et des médicaments et répondent aux besoins urgents d’Haïti. Mais il serait ravi de rencontrer des donateurs qui ne se soucient pas de savoir si leur argent fait une différence immédiate. « Nous avons besoin de personnes qui pensent à la prochaine génération, dans 15 ans, des personnes qui acceptent de ne pas voir avec leurs yeux ce qu’elles voient par l’Esprit. »

Ce ne sera pas facile. Cela comportera des risques. Et ce sera frustrant. Mais nous connaissons l’alternative : en l’absence d’un État haïtien fonctionnel, les responsables de plusieurs ministères m’ont dit que leur organisation pourrait ne pas survivre très longtemps. L’an dernier, un grand hôpital a fermé ses portes parce qu’il n’y a pratiquement plus de policiers à proximité pour le protéger. Une clinique du sud-ouest d’Haïti emploie désormais une petite armée de 72 agents de sécurité.

Le plus grand obstacle à la réorientation des activités missionnaires en Haïti, cependant, pourrait ne pas être externe aux missions. Il pourrait s’agir d’une réorientation de l’esprit évangélique : les chrétiens, étrangers comme haïtiens, devront à nouveau faire confiance aux Haïtiens.

« Je ne pense pas que beaucoup de gens réalisent qu’il existe une tendance à considérer Haïti comme naturellement instable sur le plan politique et à supposer que c’est leur destin », estime Chris Davis, l’historien militaire. Mais « il y a des solutions auxquelles nous pouvons travailler pour résoudre cette situation ».

Il y a des signes d’espoir. Lorsque je parle aux Haïtiens, aux responsables de ministères et aux travailleurs humanitaires, je les entends se poser des questions difficiles sur leurs méthodes et apporter des changements réels que peu de gens envisageaient lorsque j’ai travaillé dans le pays il y a près de 15 ans.

« Dans le monde des missions, on a beaucoup appris qu’il valait mieux travailler avec les populations autochtones plutôt que de se lancer dans une aventure personnelle », me dit Barbara Campbell, qui dirige une fondation dans l’Ohio et a contribué à l’organisation du Réseau de santé d’Haïti. « J’en vois beaucoup moins. »

Elle espère que tous ces progrès ne seront pas perdus. Courant 2023, la Mission Aviation Fellowship annonçait dans une lettre adressée à ses clients qu’elle se retirait temporairement d’Haïti afin d’assurer la sécurité de son personnel. C’était le dernier fournisseur de vols pour plus d’une douzaine de petits aérodromes ruraux à travers le pays et, pour de nombreuses organisations, le seul moyen de contourner les routes contrôlées par les gangs. « Cela change la donne pour de nombreuses missions qui ont du mal à survivre », m’a dit un missionnaire.

Guenson Charlot n’a pas toutes les réponses. Mais il a confiance dans le potentiel de l’Église haïtienne pour aider son pays. Il souligne que la communauté dont il est le pasteur a donné près de 60 000 dollars de sa poche pour financer un bâtiment. Il pense que si les gangs n’ont pas encore pris possession de sa ville, Cap-Haïtien, c’est aussi parce que de nombreux policiers font partie de sa communauté et ont trouvé la force surnaturelle de s’opposer à eux. Il croit que, quelque part dans son église, il y a un enfant que quelqu’un va aider à aller à l’université et à étudier les sciences politiques, et que cet enfant sera un jour élu maire.

Si l’Église haïtienne doit avoir un agenda politique, il n’en voit pas encore les détails. Mais il demande à Dieu comment agir pour aider Haïti à sortir de la crise. En décembre dernier, il s’est joint à plus de 350 autres pasteurs et à leurs familles de Cap-Haïtien et des environs réunis dans une grande église pour prier pour leur pays. Pentecôtistes, wesleyens, méthodistes, baptistes, pasteurs de l’Église de Dieu — ils ont rempli les places au sol et se sont répandus sur les deux balcons pour implorer Dieu.

« Nous pleurions tous, nous criions littéralement vers le Seigneur, lui disant : “Assez, c’est assez”. Tu dois venir nous aider. Nous avons épuisé toutes les possibilités, nous avons pleuré auprès de nos amis dans d’autres pays. Rien ne fonctionne », raconte Guenson Charlot. « Il est le seul à pouvoir faire ce que nous avons besoin qu’il fasse. »

Andy Olsen est rédacteur senior pour Christianity Today.

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