Un de mes amis de tendance progressiste m’a récemment dit que bien qu’il n’aime généralement pas les évangéliques, il me trouve moins problématique que les autres : « Au moins, tu ne revendiques pas à cor et à cri l’établissement d’une théocratie ! ». J’ai pris cela comme un compliment. Mais je regrette de ne pas avoir dit franchement ce que je pense.
À vrai dire, ma femme et moi faisons partie d’une association soutenant la théocratie. Nous assistons d’ailleurs chaque semaine à ses réunions. Nous y apprenons comment promouvoir une théocratie et nous y chantons des cantiques destinés à appuyer notre engagement théocratique. L’association dont je parle, vous l’aurez compris, c’est notre église locale.
Le mot « théocratie » signifie littéralement « règne de Dieu ». En tant que chrétiens, nous croyons que, si nos églises sont certes dirigées par des humains, ces responsables répondent devant Dieu de ce qu’ils pensent et font. Et ils nous rappellent sans cesse que nous, chrétiens, appartenons au « royaume de Dieu » : notre ultime allégeance va à Jésus, celui qui « règne » sur nous.
L’Église en tant que théocratie fait toutefois partie d’un tableau théocratique beaucoup plus vaste. L’univers lui-même, dans toute sa gloire complexe, est une théocratie. La prière du shabbat de la communauté juive reflète bien cette perspective que déroulent devant nous les Écritures. Elle commence par ces mots : « Béni sois-tu, Seigneur notre Dieu, Roi de l’univers ».
Tout ce qui existe est sous la domination de Dieu. C’est cette configuration théocratique — qui définit la nature même de la réalité — qui donne aux croyants un sens et une espérance. Mais des croyants comme nous devraient-ils pour autant essayer de faire de leur pays une théocratie ? Je ne le pense pas. Le Seigneur ne veut pas que nous imposions notre vision théocratique de la réalité aux autres. Ce que Dieu attend des êtres humains, c’est qu’ils suivent librement sa volonté.
Je ne sers donc pas les desseins de Dieu dans le monde quand je cherche à imposer à d’autres personnes des lois « chrétiennes » qui vont à l’encontre de leurs valeurs et convictions. Et tout ce que je considère comme un péché ne doit pas forcément devenir illégal. Par exemple, je n’aime pas du tout les propos grossiers que j’entends trop souvent dans les séries télévisées, mais je ne vais pas pour autant demander que des lois les interdisent.
Je ne veux pas dire par là qu’il faudrait simplement « vivre et laisser vivre », me contentant d’attendre le retour de Jésus. La Bible m’invite clairement à être actif dans la société où le Seigneur m’a placé.
L’apôtre Pierre exprime ce mandat de la manière suivante : « Ayez une belle conduite parmi les gens des nations, pour qu’[…] ils voient vos belles œuvres et glorifient Dieu au jour de son intervention. » (1 P 2.12)
Pierre fait ici écho à l’exhortation transmise par le prophète Jérémie lorsqu’Israël était exilé dans la ville païenne de Babylone : « Recherchez la paix de la ville où je vous ai exilés et intercédez pour elle auprès du Seigneur, car votre paix dépendra de la sienne. » (Jr 29.7) Si nous sommes appelés à témoigner aux autres de la puissance de l’Évangile, nous avons aussi à nous joindre à eux pour travailler ensemble à des objectifs sociaux qui, au bout du compte, rendront gloire à Dieu.
Je suis reconnaissant de vivre dans une société pluraliste où je peux apprendre beaucoup de choses de personnes avec lesquelles je suis pourtant parfois en profond désaccord sur des questions religieuses, politiques et éthiques. En abordant notamment avec ces personnes les erreurs et les méfaits que les chrétiens ont commis et commettent encore aujourd’hui dans différents domaines importants, je trouve souvent des ouvertures pour cheminer ensemble en vue du bien commun.
Historiquement, les évangéliques de mon pays ont oscillé entre deux façons de se situer par rapport à la culture générale. Dans les années 50, années de ma jeunesse, nous, évangéliques, avions la réputation d’être « apolitiques ». Nous aimions certes chanter des hymnes patriotiques et les prédicateurs nous rappelaient régulièrement notre obligation chrétienne de voter lors des élections, mais nous n’étions pas engagés dans une défense active d’intérêts politiques.
Être citoyen évangélique, c’était surtout voter pour des candidats républicains et prier pour que Dieu bénisse des hommes comme Eisenhower ou Nixon. Nous étions donc relativement passifs en matière de politique, reconnaissants de jouir des libertés d’une nation perçue comme « under God », « sous l’autorité de Dieu ».
Les choses ont changé vers 1980 avec l’émergence de la nouvelle droite chrétienne, conduite par des personnalités comme Jerry Falwell et Pat Robertson. Les évangéliques sont devenus agressivement politiques, s’engageant en faveur de candidats qui promouvaient ce qu’ils estimaient être des causes saintes, souvent explicitement guidés par le projet théocratique d’une « Amérique chrétienne ».
Nous avons donc soit évité toute participation active au système politique, soit nous nous sommes efforcés d’en prendre le contrôle. Nous vivions comme une minorité à part chantant « Ce monde n’est pas ma maison. Je ne fais que passer », ou nous nous autoproclamions « majorité morale », entonnant hardiment « Brille, ô Jésus, couvre ce pays de ta gloire ».
Il existe cependant une troisième option, dont notre société de plus en plus polarisée a désespérément besoin aujourd’hui : une volonté évangélique de travailler patiemment aux côtés des autres, quelle que soit leur confession, à la recherche de solutions viables aux défis complexes auxquels nous sommes tous confrontés en tant que nation.
Dans les prières, les chants et les prédications de nos rassemblements théocratiques hebdomadaires, nous, évangéliques, parlons à Dieu de notre faiblesse spirituelle et de notre vulnérabilité tout humaine. Nous lui présentons aussi les craintes et les espoirs inhérents à notre vie politique.
La prétention dont nous faisons si souvent preuve sur la place publique ne correspond donc pas à ce que nous savons de nous-mêmes au plus profond de notre être. Il serait bon que nous apprenions à afficher un évangélisme plus doux, plus tendre, et prenions notre part dans une quête politique commune qui nous aide à nous épanouir, ensemble avec les autres, dans notre humanité partagée.
L’un de mes héros dans la foi, le grand homme d’État néerlandais Abraham Kuyper, disait ceci dans le discours inaugural de l’université qu’il fonda : « Il n’y a pas un centimètre carré dans toute notre existence humaine à propos duquel le Christ, qui est souverain sur tout, ne crie pas : “À moi !” ».
Cette formule inspire et motive la façon dont je veux vivre en tant que théocrate dans le monde contemporain. Bien sûr, nous sommes toujours tentés de répondre à ce cri de ralliement de manière arrogante et impérialiste, comme si la première chose à faire était d’aller nous emparer de tous ces centimètres carrés de l’univers au nom de Jésus.
Mais, bien comprise, la théocratie exige un esprit humble. L’apôtre Pierre nous dit que lorsque nous sommes invités à « rendre compte de l’espérance » que nous avons en Christ, nous devons veiller à « le faire avec douceur et respect » (1 P 3.15). Puisque Jésus revendique chaque centimètre carré de la création comme sien, où que nous allions dans notre vie, nous foulons une terre sacrée.
Dans ma jeunesse évangélique, on m’avait appris cette célèbre phrase de Hudson Taylor : « Christ est soit Seigneur de tous, soit pas Seigneur du tout ». Je continue aujourd’hui à apprendre ce que signifie représenter tendrement et respectueusement la cause de cet Évangile.
Le Dieu dont nous, théocrates, célébrons la majesté à l’église, ne nous envoie pas seulement dans le monde sur lequel il règne, mais il nous assure que, où que nous allions, il sera avec nous.
Il nous invite à le rejoindre sur tous ces centimètres carrés occupés par des êtres aimés, en proie à la douleur, aux abus, au chagrin, à la solitude et au désespoir liés à notre éloignement de lui.
Nos semblables ont désespérément besoin de rencontrer des croyants pour qui être théocrates signifie servir fidèlement la cause d’un Sauveur aimant.
Richard Mouw est chercheur au Henry Institute for the Study of Christianity and Politics à l’université Calvin et ancien président du Fuller Theological Seminary.
Traduit par Anne Haumont