Pourquoi les juifs les plus pieux d’Israël refusent-ils le service militaire ?

Un responsable juif messianique nous offre son regard sur les haredim ultraorthodoxes qui échappaient jusqu’à présent au front de la guerre à Gaza.

Des juifs orthodoxes affrontent des policiers lors d’une manifestation à Jérusalem contre l’enrôlement dans les forces de défense israéliennes.

Des juifs orthodoxes affrontent des policiers lors d’une manifestation à Jérusalem contre l’enrôlement dans les forces de défense israéliennes.

Christianity Today July 1, 2024
Amir Levy / Stringer / Getty / Edits by CT

Au beau milieu de la guerre à Gaza, les Juifs les plus religieux d’Israël ont menacé d’émigrer.

La déclaration publiée par le grand rabbin de la communauté séfarade en mars n’avait rien à voir avec la peur des roquettes du Hamas ou la poursuite de la lutte contre celui-ci. Elle n’était pas non plus liée aux protestations concernant les otages restants ou aux appels au cessez-le-feu.

Leur inquiétude portait plutôt sur l’enrôlement forcé des juifs haredim, couramment désignés comme ultraorthodoxes, dans l’armée.

Le 25 juin, la Cour suprême d’Israël a statué à l’unanimité contre eux. Bien qu’un plan doive encore être formulé, environ 66 000 ultraorthodoxes sont désormais éligibles à l’enrôlement.

Israël exige trois ans de service pour la plupart des hommes et deux ans pour la plupart des femmes. Mais en 1947, le Premier ministre de l’époque, David Ben Gourion, avait exempté 400 étudiants de yeshiva qui souhaitaient se consacrer à la prière et à l’étude de la Torah.

Reconnaissables à leur tenue traditionnelle noire et blanche, leur chapeau, leur longue barbe et leurs boucles latérales, les ultraorthodoxes se désignent eux-mêmes couramment comme haredim, reprenant un terme d’Ésaïe 66.2 qui affirme que Dieu favorise ceux qui « tremblent » à sa parole. Le succès d’Israël, selon eux, est lié à Lévitique 26.3, où l’épanouissement du pays dépend de l’observation « minutieuse » de la loi, interprétée comme un travail rigoureux des Écritures.

Aujourd’hui, la communauté haredi est celle qui connaît la croissance la plus rapide dans la société israélienne. Elle représente 13 % de la population et, selon les estimations, devrait en composer un quart d’ici à 2050. Pourtant, si 540 hommes haredim remplissant les conditions militaires se sont volontairement enrôlés pour combattre depuis le 7 octobre, des dizaines de milliers d’entre eux ont échappé à l’appel en vertu de l’exemption de Ben Gourion.

En 1998, la Cour suprême israélienne avait jugé qu’une loi était nécessaire pour codifier cette politique. Celle-ci a été adoptée en 2002. Israël a également créé une yeshiva incluant le service militaire ainsi qu’un bataillon spécial pour les hommes haredim. Bien que des milliers s’y soient joints, la grande majorité rejette l’influence sécularisante des Forces de défense israéliennes (FDI), qu’elle considère comme une menace pour la spécificité de leur communauté religieuse.

La plupart des haredim ne célèbrent pas la fête de l’indépendance israélienne qui a eu lieu cette année du coucher du soleil au coucher du soleil les 13 et 14 mai. S’ils ne sont pas antisionistes, ils pensent que seul le messie à venir pourra rétablir la nation d’Israël sur sa terre. En attendant, ils soutiennent l’actuelle entreprise humaine par leurs prières.

Mais en 2017, la Cour suprême a jugé que la loi de 2002 était discriminatoire et a ordonné au gouvernement d’y remédier. Compte tenu de la forte influence des haredim sur la politique, la question a été laissée en suspens jusqu’au 28 mars, date à laquelle des juges ont interdit à l’État de continuer à verser des allocations aux étudiants des yeshivas éligibles à l’appel sous les drapeaux. Les autorités ont déclaré qu’elles ne procéderaient pas à une conscription massive, mais que 55 000 Haredi, répartis dans plus de 1 200 yeshivas, perdraient leur financement.

La controverse a suscité des manifestations et des contre-manifestations opposant juifs religieux et laïques. Nous avons demandé à Samuel Smadja, responsable d’une synagogue juive messianique à Jérusalem, d’apporter son éclairage sur la situation.

Son père, qui a trouvé la foi au sein de la petite minorité juive de Tunisie, a été l’un des premiers croyants messianiques en Israël, où il a immigré en 1956. Aujourd’hui, Samuel Smadja est le directeur régional de Trinity Broadcasting Network. Il a fondé Sar-El Tours pour permettre aux chrétiens de renouer avec leur héritage en Terre sainte. Il a également des parents haredim dans sa famille.

Nous avons évoqué avec lui la place des yeshivas dans la politique israélienne actuelle, l’efficacité des prières des haredim et les meilleures méthodes pour parler de Jésus à une communauté isolée dont certains membres assimilent le prosélytisme aux agissements d’Adolf Hitler.

Comment les juifs messianiques perçoivent-ils l’armée israélienne ?

Les enfants des juifs messianiques sont pleinement engagés et s’efforcent d’être les meilleurs soldats possibles. Il ne s’agit pas seulement d’affirmer notre légitimité dans la société, mais aussi d’être une lumière pour l’Évangile et de faire progresser notre témoignage.

Nous voulons que nos enfants soient promus aux postes les plus élevés et servent d’exemple.

Comment les juifs messianiques considèrent-ils les haredim ?

Il est préférable de parler de judaïsme orthodoxe, car les haredim en sont un sous-ensemble et il existe une diversité en leur sein. Certains s’engagent dans l’armée, d’autres non. Il est difficile de généraliser, car tout dépend du rabbin qu’ils suivent.

Mais en général, comme le disait Paul, ils craignent Dieu, mais sans connaissance. Les juifs orthodoxes s’efforcent de respecter les commandements et de faire de leur mieux pour gravir l’échelle de la justice afin de se rapprocher de Dieu. Et ils sont prêts à payer le prix de leurs convictions, surtout en ces temps de guerre.

Je crois que nous devons les respecter.

Mais nous ne sommes pas d’accord avec eux, même si nous avons beaucoup en commun sur des questions morales telles que l’avortement et la compréhension traditionnelle de l’éthique judéo-chrétienne. Face à de nombreux juifs laïques, il faut prouver l’existence de Dieu. Mais les orthodoxes acceptent la vérité de la Bible. S’ils sont prêts à discuter, cela exige de nous une connaissance approfondie de l’Écriture.

Ils connaissent très bien l’Ancien Testament, en particulier les cinq premiers livres de Moïse.

Sont-ils prêts à discuter ?

Beaucoup plus que par le passé. J’ai grandi en Israël et, il y a 25 ans, le nom Yeshoua (Jésus) était un mot très problématique. Les juifs messianiques étaient inconnus parce que nous étions très peu nombreux. Aujourd’hui, les gens savent que nous existons et que nous croyons que Yeshoua est le Messie.

Cela donne lieu à une discussion intéressante. Le débat se centre sur la manière de prouver l’idée d’un messie souffrant, et pas seulement à partir d’Ésaïe 53, dont ils ont une interprétation différente. Nous abordons ensuite l’unité complexe de Dieu — la Trinité — et les propos de Jean : « Au commencement était la Parole ; la Parole était auprès de Dieu » (1.1). Cette notion est fréquemment mentionnée dans la littérature rabbinique, et nous examinons comment Jean se positionne par rapport à cela.

Le messie de Dieu doit-il être divin ou simplement un rabbin proéminent ? Ce que le chrétien moyen tient pour acquis, nous devons le prouver aux orthodoxes, tout comme Jésus l’a fait sur la route d’Emmaüs lorsqu’il a expliqué la Loi et les Prophètes.

Pourquoi Ésaïe 53 est-il insuffisant ?

Les Juifs disent que ce chapitre parle d’Israël et que c’est de la souffrance des Juifs dont il est question. Les prophéties d’Ésaïe présentent quatre portraits du « serviteur de l’Éternel ». L’un renvoie à un prophète, un autre au peuple d’Israël, un autre à un messie et un dernier à Cyrus, le souverain de Babylone. Les Juifs nous demandent pourquoi nous nous centrons sur Yeshoua, alors que le texte dit « il verra une descendance et vivra longtemps » (v. 10).

Bien que le Juif moyen ne le sache pas, la littérature rabbinique parle de deux messies : le fils de David et le fils de Joseph. Et Joseph, envoyé par ses frères en esclavage en Égypte, est une figure de souffrance.

La Genèse donne à voir cette belle scène où Joseph se présente à ses frères et ceux-ci ne le reconnaissent pas jusqu’à ce qu’il se dévoile. Nous devons leur montrer que ces deux messies sont la même personne. Mais peut-être qu’après 2000 ans de tradition chrétienne, le Jésus dont nous parlons ressemble trop à un « Égyptien ».

Et comment Jean entre-t-il en résonance avec la littérature rabbinique ?

Vous vous souvenez de la rencontre de Jacob avec Dieu et de la vision d’une échelle montant au ciel ? Quittant sa patrie, le fils d’Isaac est troublé dans son esprit. Il oint une pierre et dit : « Si Dieu est avec moi et me garde pendant mon voyage […] alors l’Éternel sera mon Dieu. » (Gn 28.20-21)

Dans les traductions araméennes de la Torah — Targum Onkelos et Targum Jonathan — que les orthodoxes apprécient pour leurs commentaires, cette dernière formule est rendue par « la parole de Dieu sera mon Dieu ». Il existe plus de 500 exemples de cette manière de parler, car lorsque le nom « Jéhovah » est écrit deux fois pour des questions d’accentuation, on utilise souvent « parole de Dieu » comme synonyme.

Jean nous dit que la Parole de Dieu est Yeshoua.

Les juifs orthodoxes prient et croient que Dieu répond à leurs prières. Ils savent que Dieu est amour et qu’ils tombent dans le péché. Ils croient au paradis et à l’enfer.

Mais avant de parler du Messie, je crois que le meilleur point de départ est l’assurance du pardon. À l’époque du Tabernacle et du Second Temple, un sacrifice permettait de pardonner les péchés pour un an. Mais aujourd’hui, il n’y a ni temple, ni autel, ni grand prêtre.

Le Talmud décrit que l’un des grands rabbins, Yohanan Ben Zakkai, dont le disciple lui demanda s’il savait qu’il irait au paradis, répondit ceci : « Je ne suis pas sûr d’en avoir fait assez. » Nous devons être très prudents à l’égard des juifs orthodoxes ; ils n’aiment pas moins Dieu que nous. Mais nous pouvons les interroger : Pouvez-vous atteindre Dieu en grimpant l’échelle de la justice ?

Est-il vrai que les orthodoxes sont les plus hostiles aux juifs messianiques ?

Cela vient d’un petit groupe radical qui considère que nous essayons de les convertir au christianisme. Cependant, ils ne cherchent pas à nous faire du mal, mais à nous sauver. J’essaie d’amener les Juifs à Yeshoua, mais ils voient cela comme un effort pour réussir là où Hitler a échoué.

Nous devons être honnêtes : pour s’attirer la sympathie, certains juifs messianiques diabolisent les orthodoxes, ce qui n’est pas correct. Il est vrai qu’ils ne nous aiment pas. Mais nous insistons sur le fait que nous ne cherchons pas à convertir les Juifs au christianisme, mais à les amener à leur Dieu, en espérant et en priant pour qu’ils reconnaissent leur Messie. Paul disait qu’il aurait été prêt à être effacé du livre de vie pour le bien de ses frères. C’est l’attitude que nous devons adopter pour chaque personne, qu’elle soit juive, chinoise ou autre.

La Croix est déjà un obstacle. N’en mettons pas d’autres sur leur chemin.

Comment comprenez-vous leur identification au verset d’Ésaïe 66.2 ?

Il y a là une bonne description de ce qu’ils croient être. Ils considèrent leur communauté comme la tribu de Lévi, qui n’a pas combattu lorsque le peuple d’Israël est entré dans le pays sous la direction de Josué. Comme les Lévites, ils se consacrent aux rituels religieux qui soutiennent l’armée engagée sur les lignes de front.

Nous qui croyons ce que dit la Bible, nous pouvons accorder une certaine valeur à cet attachement à la piété. Les haredim disent que, s’ils quittent la yeshiva, Israël ne pourra pas réussir dans ses entreprises sans leurs prières. Ils se considèrent comme des sentinelles sur le mur, priant 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 pour Israël. Les chrétiens qui s’engagent aujourd’hui dans des mouvements de prière 24 heures sur 24 devraient savoir que les haredim le faisaient bien avant eux.

Qu’en est-il de Lévitique 26.3 ?

Ce verset est en correspondance avec la mission confiée à Israël dans Deutéronome 11, avec la montagne de la bénédiction et la montagne de la malédiction. Selon l’alliance mosaïque, si vous voulez obtenir la bénédiction de Dieu, vous devez respecter les commandements. Mais lisez aussi ces passages à la lumière du Psaume 1.3 : la personne qui prospère est celle « qui médite sa loi jour et nuit ». Allez dans n’importe quelle yeshiva et vous verrez des haredim étudier la Torah jusque tard dans la soirée. Ils pensent ainsi sauver Israël et gagner la faveur de Dieu.

En ce qui concerne l’application que font les haredim de ces versets à l’encontre de leur enrôlement dans l’armée, je peux comprendre leur point de vue. Mais je crois que la faveur de Dieu ne vient que par le Messie. Comme les Juifs ne reconnaissent pas la nouvelle alliance de Jérémie 31, leur quête d’épanouissement dépend du Psaume 1.

Ils prennent la Bible très au sérieux. J’aimerais que le monde chrétien soit aussi dévoué.

Mais leur interprétation est-elle correcte ?

Les juifs laïques ne sont clairement pas d’accord. La plupart des Israéliens sont traditionnels, mais cela ne signifie pas qu’ils lisent leur Bible tous les jours. Selon eux, avec 24 heures dans une journée, les haredim peuvent trouver un moyen d’étudier les Écritures tout en servant dans l’armée. Il n’est pas juste, disent-ils, que j’envoie mon fils ou ma fille au front alors qu’ils sont assis à la yeshiva — surtout en cette période de guerre.

Pourtant, vous croyez au pouvoir de la prière.

Oui, mais différemment. Le retour du peuple juif en Israël n’est ni une coïncidence ni le résultat de nos efforts. En Ézéchiel, Dieu dit qu’il ramènera les Juifs sur leur terre, même s’ils ont profané son nom parmi les nations. Ce n’est pas que notre peuple ait atteint un certain niveau spirituel et que Dieu ait été impressionné. Dieu a fait cela pour montrer au monde qu’il est fidèle à sa parole.

Le retour des Juifs en Israël est la meilleure preuve que la Bible est vraie.

Et si Dieu nous a ramenés sur cette terre, je ne crois pas qu’il nous renverra ensuite dans la mer. C’est ma prière, mais la sécurité d’Israël ne dépend pas de ce qui se dit dans les yeshivas, mais des promesses de Dieu.

Lorsqu’une femme orthodoxe se rend au mur et prie pour ses enfants, Dieu lui répond-il ? Oui, dans sa miséricorde. Mais lorsque nous, croyants en Yeshoua, nous présentons devant le trône de Dieu, il nous répond dans sa grâce. La différence est énorme, car nous sommes sous les promesses de la nouvelle alliance.

Lorsque le prince William entre dans le palais du roi Charles, il n’est pas nourri parce que les serviteurs ont pitié de lui. C’est le cas pour le mendiant. Mais William est servi en raison de son statut. Comme lui, nous sommes des fils et des filles du Roi.

Je respecte les prières des haredim. Mais la rédemption d’Israël ne viendra pas de là.

Mais si ces prières peuvent attirer la miséricorde de Dieu, Israël n’aurait-il pas raison d’exempter les haredim du service militaire pour leur permettre de s’y consacrer pleinement ?

Ce n’est pas une question spirituelle, mais politique. En tant que juif messianique, je crois que Dieu peut répondre à leurs prières lorsqu’ils combattent dans l’armée, comme le font mes enfants.

Mais les haredim s’y opposent également parce que l’armée tend à séculariser la société et à supprimer les distinctions entre les communautés. La structure de l’armée ne leur convient pas encore. L’armée israélienne doit procéder à des changements majeurs pour les accueillir, en leur offrant une nourriture adaptée, en faisant appel à leurs rabbins en tant qu’aumôniers et en séparant les sexes. Nous devons être justes, et si l’armée les veut vraiment, elle doit changer — et pas pousser pour changer les haredim. Il faudra un processus pour gagner leur confiance.

Bien que l’armée ait entamé ce travail, il reste encore beaucoup à faire.

Ben Gourion a-t-il commis une erreur en accordant l’exemption ?

C’était un sioniste laïc et socialiste, mais il comprenait que les haredim faisaient partie de la nation. Comme ils étaient peu nombreux, il les a laissé prier. Mais aujourd’hui, ils représentent un pourcentage important de la population. Pour être honnête, la controverse ne porte pas fondamentalement sur l’enrôlement de leurs quelques milliers d’enfants dans l’armée. Il s’agit de leur pouvoir.

Notre système de coalition politique leur permet actuellement de contrôler le parlement ; aucun gouvernement ne peut être formé sans eux. Grâce à ce levier, ils demandent tout ce qu’ils veulent. Il ne s’agit pas seulement de l’enrôlement. Pourquoi les haredim devraient-ils être payés pour étudier à la yeshiva, disent beaucoup, alors que je dois payer pour que mon enfant aille à l’université ? Certains haredim prennent l’État pour une vache à lait.

Ils commettent une grave erreur. Ils pourraient plutôt proposer de faire du volontariat dans le cadre du service national dans les hôpitaux, dans les écoles ou auprès de Magen David Adom, l’équivalent de la Croix-Rouge en Israël. Au lieu de cela, les gens en viennent à se dire : « S’il y a un Dieu, je ne veux pas être comme ça. »

En Israël, quand quelqu’un cherche Dieu, il va à la synagogue. Ce sera peut-être une chance pour le mouvement messianique, que les gens trouvent en nous une option supplémentaire.

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« Vice Versa 2 » remet l’anxiété à sa place

Pour cet été, la suite du film à succès offre une belle sagesse à ceux qui s’inquiètent de l’avenir.

Christianity Today July 1, 2024
©Disney

Je ne ressens plus la présence de Dieu comme avant. Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ? »

« Je ne suis plus sûr de croire en Jésus. Je peux avoir des doutes ? »

« Le contexte chrétien dans lequel j’ai grandi n’a jamais abordé les enjeux du racisme. Que dois-je faire de ce que j’apprends maintenant dans mes études ? Puis-je retourner à ce type de christianisme ? Devrais-je le faire ? »

J’ai le privilège de passer beaucoup de temps avec de jeunes chrétiens qui se posent des questions comme celles-ci, des questions sur leur identité et leur progression, leur évolution et leur croissance. Qui suis-je en train de devenir ?, se demandent-ils. Et quel est le lien avec ce que j’ai été jusqu’à présent ?

Cette interrogation est au cœur de Vice Versa 2 (ou Sens dessus dessous 2 au Québec), une suite qui enflamme déjà les box-offices de l’été. C’est en 2015 que les fans de Pixar faisaient la connaissance de Riley, 11 ans, dans Vice Versa. Joie, Peur, Tristesse, Colère et Dégoût travaillaient alors ensemble pour aider la jeune fille à reprendre pied après le déménagement de sa famille.

Aujourd’hui, Riley est sur le point d’entrer au lycée, essayant de se faire une place dans l’équipe de hockey et de surmonter les défis de la puberté. Son adolescence met les cinq émotions originelles face à de nouveaux et perturbants compagnons : Embarras, Envie, Ennui et, surtout, Anxiété.

L’anxiété joue un rôle complexe dans notre vie, source à la fois de paralysie et de sage prudence. Orientée vers l’avenir, elle nous aide à identifier les potentiels résultats indésirables et à réduire leur probabilité. L’anxiété nous éloigne des précipices ; l’anxiété nous empêche de prendre des selfies avec des ours.

Avec Anxiété à la barre, Riley navigue avec un certain succès à travers les périls de la vie adolescente. Elle se fait de nouvelles amies, plus âgées, en devinant le genre de choses dont parlent les lycéennes et en allant même jusqu’à risquer une conversation avec la capitaine de l’équipe de hockey, Val, pour compenser un départ difficile avec d’autres coéquipières.

Mais Vice Versa 2 montre aussi clairement que l’anxiété — même une anxiété « fructueuse » — a un coût. Riley rumine frénétiquement ce que les autres pourraient penser d’elle ou comment les choses pourraient mal tourner sur le plan sportif ou social. Elle développe une « intolérance à l’incertitude ». Elle voit du danger là où il n’y en a pas, tourmentée parce qu’elle ne peut pas savoir ce que ses coéquipiers et entraîneurs pensent d’elle. Dans une séquence particulièrement marquée par l’angoisse, elle s’imagine être si mauvaise qu’elle sera exclue de l’équipe ; une minute plus tard, elle s’inquiète d’être trop compétente et que ses coéquipières en soient jalouses. Désireuse de savoir objectivement où elle en est, elle trahit ses valeurs en jetant un coup d’œil furtif au carnet privé de son entraîneuse.

Alors que l’anxiété travaille de plus en plus frénétiquement à conduire Riley à travers des situations stressantes, les autres émotions prennent conscience de quelque chose de crucial : Anxiété, elle aussi, tente simplement de faire de son mieux. Elles mettent alors fin à leur lutte pour le contrôle et aident Anxiété à trouver sa place dans la vie émotionnelle complexe de Riley. L’anxiété peut offrir certains avantages sans qu’un désespoir compulsif prenne le dessus.

De nombreux jeunes chrétiens, y compris certains des étudiants avec lesquels je travaille, ont du mal à donner une juste place à leur anxiété. La plupart d’entre eux comprennent que ce n’est pas un péché de ressentir de l’inquiétude ; ils savent aussi qu’il est possible de trouver de l’aide thérapeutique, un accompagnement biblique voire des médicaments pour faire face à une anxiété qui deviendrait incontrôlable. Mais quel est exactement le lien à vivre entre anxiété et foi chrétienne ? Si nous sommes encouragés à « ne nous inquiéter de rien » (Ph 4.6), comment l’anxiété peut-elle être autre chose qu’un problème ?

Si ce verset appelant à ne nous inquiéter de rien nous est plus familier, on retrouve en fait le même mot grec (merimna) sous la plume de Paul en 2 Corinthiens 11.28. L’apôtre y parle là de ce que l’on a souvent traduit par son « souci » de toutes les églises. Paul associe cette pression ressentie à de nombreuses autres difficultés — emprisonnement, naufrage, faim, soif, danger — rencontrées dans son rôle apostolique, toutes bravées par compassion pour les églises implantées et par désir ardent de les voir prospérer.

Merimna est aussi parfois traduit par soin. Paul l’utilise dans 1 Corinthiens 12.25 pour parler du type de « soin » ou de « préoccupation » que les membres de l’Église devraient avoir les uns pour les autres au sein du corps du Christ. Lorsque nous nous soucions du bien-être des autres, nous nous rappelons aussi à quel point ils sont fragiles et précieux. Et c’est donc tout naturellement que nous nous sentons parfois inquiets pour eux.

Je ne veux pas que les jeunes adultes chrétiens avec lesquels je travaille soient calmes au point de tout laisser passer. Je veux les voir soucieux de servir Jésus. Je veux qu’ils posent des questions difficiles sur ce qu’ils deviennent et sur ce qu’ils croient. Je veux qu’ils prennent la mesure de la responsabilité découlant du fait d’être créés à l’image de Dieu et chargés de prendre soin de ce monde. Je veux qu’ils sachent que leurs choix peuvent soutenir ou compliquer la vie de leurs prochains.

Mais je veux aussi qu’ils fassent l’expérience de cette « anxiété » concernant notre vocation, notre mission et notre vie pour le Seigneur dans le contexte de l’assurance offerte par l’Évangile. Je veux qu’ils puissent se reposer dans l’amour de Dieu pour tous les êtres humains et pour chacun d’entre eux en particulier. Je veux qu’ils ne s’inquiètent de rien, au sens où l’entend Paul, sachant qu’ils peuvent en fin de compte confier leurs efforts à celui qui s’en préoccupe le plus, en lui abandonnant leurs soucis dans une vie d’humble prière (1 P 5.6-7).

Vice Versa 2 ne nous laisse pas seulement voir les symptômes de l’anxiété de Riley — les nuits sans sommeil, le cœur qui s’emballe — mais aussi les désirs sains que son anxiété dissimule et déforme. Riley veut être adulte. Elle veut être aimée et respectée. Elle veut contribuer, faire partie d’une équipe, être capable et reconnue comme telle.

Il en va de même pour mes étudiants, dont les inquiétudes révèlent souvent beaucoup de choses sur les personnes qu’ils sont. L’inquiétude liée à leurs notes révèle un désir d’apprendre et de progresser. L’inquiétude liée à l’acceptation des parents révèle la valeur accordée à la bénédiction que leur famille leur a apportée. L’anxiété suscitée par notre culture en ligne nous parle aussi du pouvoir et du potentiel des réseaux sociaux. Derrière notre peur anxieuse que tout s’écroule se cache une aspiration à la nouveauté.

Dans un ouvrage de Curtis Chang intitulé The Anxiety Opportunity, l’auteur observe que Jésus va régulièrement à la rencontre de personnes ayant matière à anxiété dans les Évangiles : il a écouté les veuves et touché les lépreux, rencontrant les gens là où ils étaient au lieu de les exhorter à réprimer leurs sentiments ou à se calmer. Jésus les a aimés, comprenant que leur agitation, quelles qu’en soient les raisons, était la marque d’une situation qui poussait les gens à se tourner vers lui.

En nous regardant dans nos angoisses avec le regard plein de grâce de Jésus, l’anxiété retrouvera la place qui lui revient dans notre vie chrétienne. Nous pourrons alors mieux œuvrer pour ce monde que Jésus aime tant.

J. Michael Jordan est professeur associé de théologie à l’université de Houghton, où il a été doyen de la chapelle de 2013 à 2024. Il est l’auteur de Worship in an Age of Anxiety: How Churches Can Create Space for Healing .

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Sans foi chrétienne, racisme et nationalisme prospèrent. La mise en garde d’Herman Bavinck

Le théologien néerlandais soutenait qu’une vision biblique du monde est fondamentalement incompatible avec l’ethnocentrisme.

Christianity Today June 26, 2024
Illustration d’Elizabeth Kaye

Dans le monde anglophone, le théologien néerlandais Herman Bavinck a connu une renaissance ces dernières années. Le théologien réformé James Eglinton le soulignait dans un récent article de ce même magazine.

Depuis la publication en 2008 de la traduction anglaise de l’ouvrage phare de Bavinck, sa Dogmatique réformée (non traduite en français), on assiste à un flux constant de relectures de sa vie et de sa pensée. Plus récemment, de nouvelles traductions anglaises de textes moins connus, mais non moins importants, ont vu le jour : Vision chrétienne du monde, Christianisme et science et Guide pour l’enseignement de la religion chrétienne. Toujours en anglais, d’autres ouvrages ont fait l’objet de nouvelles éditions : Philosophie de la révélation, basé sur ses conférences de 1908 et Les œuvres merveilleuses de Dieu.

Des théologiens comme moi redécouvrent également la tradition néo-calviniste façonnée par Bavinck et son homologue théologien néerlandais Abraham Kuyper et examinent comment ces penseurs pourraient faire face à nos questions contemporaines, y compris notre regard sur la problématique du racisme. Si beaucoup ont récemment (et à juste titre) critiqué Kuyper sur cette question, ils ont souvent négligé les contributions de Bavinck à ce propos, dans lesquelles de nombreux chercheurs voient une amélioration par rapport à son collègue.

Le travail sur Bavinck offre de précieuses leçons pour des chrétiens vivant dans un climat politique de plus en plus polarisé. À l’instar de l’Europe du 19e siècle où évoluait Bavinck, de nombreuses nations d’aujourd’hui sont confrontées aux défis d’une culture de plus en plus postchrétienne. Aux États-Unis, nous assistons ainsi à des débats passionnés sur l’identité de la nation, le nationalisme chrétien et la manière dont nous pourrions tous trouver un terrain d’entente au milieu de différences substantielles.

La vision chrétienne néo-calviniste de Bavinck et Kuyper, en l’occurrence, affirme la diversité de la réalité, mais considère que cette diversité reflète une unité plus grande. Puisque le Créateur est trine, observent-ils, le monde se conforme souvent à des modèles d’unité dans la diversité. Cependant, Bavinck pensait que ce motif avait d’autres implications pour l’humanité elle-même.

Comme je l’ai montré ailleurs, Bavinck soutenait que la notion d’image de Dieu (imago Dei) ne se rapporte pas seulement à nous en tant qu’individus, mais à l’humanité dans son ensemble. Comme l’écrit le théologien Richard Mouw, Bavinck met en lumière comment l’image de Dieu se déploie « dans la riche diversité de l’humanité répartie en de nombreux lieux et époques », dans un mouvement où l’espèce humaine se disperse à travers le monde et développe des cultures, des langues et des contextes organiquement différenciés. Ces différences ne sont pas figées ou statiques, mais elles s’entrelacent sous l’action de l’Esprit dans l’unité magnifique et surprenante du royaume de Dieu.

En somme, Bavinck pensait que la gloire de Dieu se révélait plus clairement à travers la diversité de l’humanité, et que l’unité de cette diversité serait préservée par une confession commune de Jésus comme Seigneur. L’Église mondiale est un peuple de toutes tribus et de toutes langues, une humanité renouvelée marchant vers son accomplissement sous la seigneurie du Christ.

Mais Bavinck associait cette vision positive à de sévères mises en garde contre le racisme et le nationalisme. Dans deux textes, Vision chrétienne du monde et Philosophie de la Révélation, Bavinck anticipe la montée du nationalisme eurocentrique. Dans un livre à paraître, j’étudie comment le théologien détecte ces développements dans la philosophie allemande au tournant du 20e siècle, qui a finalement préparé le terrain pour le régime d’Hitler, la Seconde Guerre mondiale et l’Holocauste.

Bavinck attribue ces changements idéologiques au déclin de la foi chrétienne en Europe. Lorsque les humains cessent d’adorer Dieu, ils remplacent les réalités divines par des réalités créées (Rm 1.25). Ainsi, selon lui, toute société qui s’éloigne de la foi chrétienne nourrit naturellement le racisme et le nationalisme.

Si Dieu n’est pas la source de la définition de ce qui est vrai, bon et beau, alors la morale doit être ancrée dans l’humanité. Et si l’humanité n’est pas « générique » ou « universelle », mais diverse et en constante évolution, il faut alors décider quelle humanité, à quel moment de l’histoire, devient la norme pour nos évaluations morales. Dans le contexte de Bavinck, ce point de référence était le nationalisme aryen (qu’il décrivait comme « pangermanisme, panslavisme, etc. »), qui considérait la « race aryenne » comme le sommet de l’humanité universelle et donc comme l’incarnation de la norme.

Bavinck cite quelques-uns des « éloquents » premiers maîtres à penser dont l’idéologie raciste émergente influençait ses contemporains et dont les idées ont finalement conduit à reconfigurer Jésus lui-même comme un symbole ultime de la race aryenne.

Puisque chaque religion considère un personnage historique comme la source de sa révélation, le nouveau nationalisme allemand devait refondre Jésus en « le type le plus pur de la race aryenne ou germanique » afin de « conserver » son autorité. « Jésus n’est pas venu d’Israël, mais des Aryens », affirmaient-ils, car toutes les autres cultures passées sont primitives, y compris les Juifs. « Combien doit être stupide celui qui croit que Jésus n’était pas juif, qu’il était aryen », écrit Bavinck, « et que la Bible, dans laquelle chaque hérétique trouve ses appuis, en donnerait la preuve ».

Ce « réveil de la conscience raciale » était encore renforcé, selon Bavinck, par la vision historique de nombreux philosophes de son époque : chaque étape de l’histoire de l’humanité constitue une progression jusqu’à l’âge actuel, commodément représenté comme le plus évolué et cultivé. Ainsi, la race aryenne était considérée comme la race dominante et supérieure à laquelle on pouvait attribuer toutes les plus grandes réalisations de l’Europe (et donc du monde).

Bavinck décrit ce qui en résulte comme un retournement d’une « soi-disant vision historique pure » en « la construction la plus biaisée de l’histoire ». En situant l’éthique dans leur propre histoire et en projetant leur culture comme si elle était la norme absolue, ces Allemands se posaient comme l’arbitre et le sommet de l’histoire éclipsant toutes les autres nations et groupes de population. Ils libéraient leur « race maîtresse » de l’obligation de rendre compte à une révélation transcendante de Dieu, ce qui leur permit d’infliger une coercition oppressive à toutes les races « inférieures » et de rejeter toute autre culture susceptible de leur apporter un correctif.

Ces idéologies ont été associées à la pratique émergente de l’eugénisme, appliquant la théorie de l’évolution et les sciences naturelles à la volonté de création d’une race supérieure (Übermensch). Pourquoi alors ne pas tenter d’accélérer le processus de sélection naturelle par la « survie du plus apte » en éliminant les faiblesses génétiques pour « purifier et perfectionner » la race humaine ? Ainsi, philosophes, scientifiques et psychologues se sont unis dans le but de délivrer l’humanité de ses misères — ou, comme le formule Bavinck, « d’améliorer artificiellement les qualités raciales de l’humanité ».

Bavinck associe ces théories à l’aspiration des philosophes allemands à se présenter comme les porteurs d’une forme de salut eschatologique pour le monde. Il observe que ces penseurs ne rejettent pas seulement le christianisme parce qu’ils le perçoivent comme faux, mais parce qu’il est vu comme mauvais pour le développement de l’humanité : « Si la culture moderne veut progresser, elle doit rejeter totalement l’influence du christianisme et rompre complètement avec l’ancienne vision du monde. »

Pourquoi ? Comme l’explique Bavinck, alors que l’on croyait que l’espérance humaine moderne devait être entièrement « de ce monde », le christianisme était perçu par ses contemporains européens comme « indifférent à cette vie », puisque son espérance repose en fin de compte sur un royaume d’un autre monde, l’éternité, le ciel et Dieu. En d’autres termes, l’espoir en des réalisations humaines tangibles paraissait plus sûr que l’espérance en des réalités divines intangibles.

Selon Bavinck, le fait de considérer une société humaine ou une nation particulière comme le principal porteur de la civilisation morale comble le vide eschatologique laissé par le retrait de l’espérance chrétienne de la société moderne. Si la loi morale ne se trouve pas dans le transcendant, mais dans l’immanent, il en va de même pour le paradis. La société utopique est alors façonnée par la nationalité supposée représenter le « summum » de l’humanité.

Ces développements idéologiques, tous en vogue à l’époque, brossent un tableau bien sombre. Quelle a été la réponse de Bavinck ? Quelle autre issue proposait-il ?

Dans sa Philosophie de la Révélation, Bavinck souligne les problèmes insurmontables que pose la transposition des principes scientifiques de l’évolution naturaliste à l’histoire sociale de l’humanité. Cette tendance reflète à ses yeux une forme de monisme qui réduit la riche diversité de la vie créée à une uniformité singulière, comme si une explication qui fonctionne bien dans un contexte pouvait être utilisée dans tous les domaines de la vie.

Les tentatives d’élaboration d’un grand récit historique privilégient souvent une nation ou un groupe de personnes par rapport à d’autres, argumentait-il, et ignorent l’unité de la race humaine à travers le temps et l’espace. En outre, affirmer que chaque siècle est intrinsèquement et globalement meilleur que le précédent, c’est oublier que de « hautes civilisations » ont existé dans l’Antiquité, peut-être plus avancées que nous à certains égards, et que les mêmes vices que ceux de l’Antiquité affligent encore nos cultures contemporaines.

Au lieu d’une histoire linéaire de développement progressif culminant dans une nation ou une philosophie maîtresse, Bavinck croyait que l’histoire était pluriforme, un labyrinthe riche et à multiples facettes, et qu’elle racontait une humanité unie à travers toutes ses particularités, ses lieux et ses époques.

Et selon lui, pour éviter l’instinct suprématiste qui conduit à glorifier une nation ou une phase de l’histoire, les sciences historiques doivent être enracinées dans le théisme chrétien. Les historiens ont besoin d’une « révélation » divine unique pour affirmer que « toutes les créatures […] sont accueillies et tenues ensemble par une seule pensée première, par un seul et même conseil de Dieu ». La croyance en l’unité de l’humanité, qui est le « présupposé de toute l’histoire », est une affirmation « que seul le christianisme nous a fait connaître ».

Plutôt que de considérer une culture ou une ethnie comme l’expression universelle de la véritable humanité, le christianisme de Bavinck enseigne que « l’unité de l’humanité n’exclut pas, mais inclut au contraire la diversité de l’humanité en termes de race, de caractère, d’accomplissements, de vocation et de bien d’autres choses ».

Bavinck écrit que cette « variété a été détruite par le péché et transformée en toutes sortes d’oppositions » depuis que « l’unité de l’humanité a été dissoute en une multiplicité de peuples et de nations ». Mais au lieu de rechercher la « fausse unité » d’un monisme mondial, la préservation de la riche diversité de l’humanité exige que « l’unité de toute la création ne soit pas recherchée dans les choses elles-mêmes, mais dans la transcendance […] dans un être divin, dans sa sagesse et sa puissance, dans sa volonté et sa direction ».

En d’autres termes, affirmer le christianisme signifie rejeter une uniformité faite de main d’homme et accueillir la diversité ordonnée par Dieu. Seuls le salut en Christ et la communion dans son Esprit, la révélation divine et la rédemption peuvent restaurer et accomplir l’idéal d’une véritable unité organique de l’humanité dans sa diversité.

En tant qu’êtres humains, notre unité et notre diversité, notre identité et notre dignité sont toutes en dernier ressort assurées par le Christ, que Bavinck décrit comme le « noyau » révélant le « plan, l’avancement et le but » de l’histoire et écartant notre tendance pécheresse à nous exalter nous-mêmes comme idéal historique. En d’autres termes, le centre, le but, l’avancement et la fin ultime de l’histoire ne se trouvent pas dans l’humanité, mais dans le Christ.

La seule approche qui « répond à la diversité et à la richesse du monde », écrit Bavinck, est celle qui insiste sur le fait que l’histoire est gouvernée par la volonté divine. Mais il nous faut aussi croire que Dieu est volontairement et « historiquement » entré dans le monde, en la personne de Jésus-Christ, pour l’élever « jusqu’aux hauteurs » du « royaume des cieux ».

L’utopie céleste à laquelle nous aspirons n’est donc pas le résultat d’un progrès historique humain, mais une œuvre divine : « S’il doit y avoir un jour une humanité unie dans son cœur et dans son âme, celle-ci doit naître d’un retour au seul Dieu vivant et vrai. »

Dans une époque de plus en plus polarisée, le message de Bavinck sur la diversité unifiée de l’humanité est plus nécessaire que jamais. Au lieu de supposer que notre vision du monde est ultime ou supérieure à celles d’autres contextes, Bavinck nous rappelle le témoignage prophétique du message universel de réconciliation de Dieu incarné en Jésus-Christ.

Les réflexions anthropologiques de Bavinck ne sont certainement pas parfaites. Il reste un homme du 19e siècle et véhicule parfois des analyses ou un langage que les lecteurs du 21e siècle rejetteraient (par exemple, son vocabulaire des « hautes » et « basses » cultures). Mais il est remarquable qu’au tournant du 20e siècle, Bavinck ait ainsi anticipé les dangers de l’eugénisme, du racisme et du nationalisme naissants dans la philosophie allemande, autant de courants alors aussi en vogue parmi certains chrétiens.

Dans les siècles qui ont précédé les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, alors que l’on croyait que « l’esprit allemand guérirait le monde », Bavinck ramenait à une eschatologie fondée sur la transcendance, établie non pas par la main de l’homme, mais initiée par la volonté divine. Dans une ère post-chrétienne, hier comme aujourd’hui, Bavinck nous rappelle que le racisme et le nationalisme plongent leurs funestes racines dans le rejet de doctrines chrétiennes qui fondent notre dignité, notre morale et notre espérance ultime en Dieu.

N. Gray Sutanto est professeur associé de théologie systématique au Reformed Theological Seminary à Washington, DC. Il est l’auteur, l’éditeur et le traducteur de plusieurs ouvrages, dont God and Humanity : Herman Bavinck and Theological Anthropology et le T&T Clark Handbook of Neo-Calvinism.

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Oui, le charisme a sa place en chaire

Mais il ne doit pas être confondu avec l’appel.

Christianity Today June 26, 2024
Illustration de Tim McDonagh

Le charisme connaît des temps difficiles dans l’Église. Beaucoup s’en méfient aujourd’hui très nettement. Et les lézardes apparaissent déjà depuis un certain temps. Il y a neuf ans, bien avant qu’Oxford University Press ne fasse de rizz le mot de l’année 2023 (un terme argotique anglais désignant le type de charisme qui inspire l’attirance romantique), Rick Warren affirmait que « le charisme n’a absolument rien à voir avec le leadership ».

Mais nous savons tous que les choses sont un peu plus compliquées que cela.

Nous aimons être conduit par des individus à la personnalité dynamique. Nous sommes attirés par eux, dans l’Église et en politique. Pour le meilleur ou pour le pire, le charisme est un facteur non négligeable. Le leader charismatique est un trait commun à l’histoire des débuts de nombreuses organisations et dénominations chrétiennes (et non chrétiennes). De nombreux mouvements trouvent leur origine dans une personnalité plus grande que nature, dotée d’une grande ambition pour Dieu et dont l’efficacité semble due autant à la personnalité qu’à l’appel de Dieu.

Par exemple, l’Écriture raconte que Saül, le premier roi d’Israël, était « était jeune et beau, plus beau que tous les Israélites, et […] les dépassait tous d’une tête » (1 S 9.2). L’apparence physique de Saül laisse penser qu’il serait un roi idéal.

L’expérience ultérieure prouvera le contraire. Lorsque le prophète Samuel cherche le successeur de Saül parmi les fils de Jessé, le Seigneur l’avertit de ne pas se laisser influencer par de telles choses. « Ne prête pas attention à son apparence et à sa grande taille, car je l’ai rejeté. En effet, l’Éternel n’a pas le même regard que l’homme : l’homme regarde à ce qui frappe les yeux, mais l’Éternel regarde au cœur. » (1 S 16.7)

Cependant, lorsque David est amené devant lui, 1 Samuel 16.12 souligne : « Le jeune homme avait le teint clair, un regard franc et une mine agréable. » (NFC)

Le charisme, comme la beauté, se trouve dans l’œil de celui qui regarde. Le charisme a donc une dimension culturelle. L’une des raisons pour lesquelles 1 Samuel insiste sur l’apparence physique de Saül et de David est que le roi était aussi un guerrier. Le peuple voyait en lui un libérateur (1 S 8.19-20). La taille de Saül et la santé de David ont contribué à leurs prouesses au combat et leur donnaient une apparence royale.

Cependant, l’Écriture est claire : les succès qu’ils ont connus n’étaient pas dus qu’à leurs dons naturels. Ce qui était en cause était le « charisme » au sens plus théologique du terme. Ils ont réussi parce que le Saint-Esprit est descendu sur eux avec puissance (1 S 10.10 ; 11.6 ; 16.13).

Puis tous deux ont commis des péchés qui ont été exposés aux yeux de tous. Les faillites similaires de leaders charismatiques contemporains ont fait la une de certains journaux et ont alimenté podcasts et documentaires. Leurs histoires nous rappellent brutalement que le charisme, comme la beauté, n’est parfois que superficiel.

Mais leurs trajectoires familières prouvent aussi que le charisme donne une sorte de pouvoir, qu’on le veuille ou non. Son origine reste cependant incertaine. S’agit-il d’une autorité qui vient de Dieu ? Ou simplement d’un produit de la chair ?

L’histoire a connu de nombreux leaders charismatiques. Mais cet idéal a été particulièrement mis en avant par le sociologue du 20e siècle Max Weber.

S’appuyant sur l’idée biblique que la capacité à diriger est un don de Dieu (Rm 12.8), Weber définit le charisme comme « une qualité certaine d’une personne individuelle en vertu de laquelle elle est distinguée des hommes ordinaires et traitée comme dotée de pouvoirs ou de qualités surnaturels, surhumains ou, du moins, spécifiquement exceptionnels ». Pour Weber, l’essence du charisme réside dans la force de la personnalité d’un leader qui incite les autres à le suivre.

Selon lui, une forte personnalité n’est pas le seul élément qui rend une personne charismatique. Le charisme est le résultat d’un ensemble de traits, dont la sainteté de caractère. Selon la définition de Weber, la combinaison qui constitue le véritable charisme est rare.

Si une définition sociologique du charisme le présente comme « le pouvoir par la personnalité », l’emploi biblique du terme situe le pouvoir ailleurs. Le charisme, dans les Écritures, est la puissance de l’Esprit saint accordée par la grâce du Christ. Cette capacité donnée par Dieu se manifeste à travers la personnalité (voire parfois en dépit de celle-ci). Dans cette définition biblique, la personnalité est un moyen par lequel la puissance de Dieu se manifeste, et non la source de cette puissance.

À cet égard, tout leadership est charismatique, car le leadership est un don de Dieu (l’étymologie grecque du mot charisme désigne un don). Non seulement la capacité d’exercer la direction est un don accordé à certains individus, mais ces individus sont eux-mêmes des dons accordés à l’Église (Ep 4.7-13).

Ce « charisme » spirituel n’est toutefois pas réservé à une poignée de personnes dans l’Église. « À chacun la manifestation de l’Esprit est donnée pour le bien de tous. » (1 Co 12.7) L’Église a des responsables, mais sa santé et son succès ne dépendent pas uniquement d’eux.

Les conducteurs de l’Église — ceux qui exercent les dons spirituels en son sein ainsi que ceux qui remplissent les fonctions et les tâches nécessaires à l’accomplissement de sa mission — contribuent tous à la direction charismatique de l’Église par le Saint-Esprit.

La faillite publique de nombreux leaders dynamiques nous rappelle qu’il est dangereux de trop se fier à un individu, y compris nous-mêmes.

Lorsque Jethro, le beau-père de Moïse, voit celui-ci entouré du peuple pour juger leurs différends du matin au soir, il comprend rapidement la folie d’un tel modèle de leadership : « Ce que tu fais n’est pas bien. Tu vas t’épuiser toi-même et tu vas épuiser ce peuple qui est avec toi. En effet, la tâche est trop lourde pour toi, tu ne pourras pas la mener à bien tout seul. » (Ex 18.17-18) La solution de Jethro consiste alors à répartir la charge en partageant la responsabilité de l’exercice de la justice avec d’autres.

Dieu semble avoir approuvé la sagesse de Jéthro lorsqu’il a lui-même pris de l’Esprit qui était sur Moïse pour le placer sur les anciens d’Israël (Nb 11.17).

Cette action n’anticipait pas seulement la charge partagée de la direction que nous observons dans l’Église du Nouveau Testament ; elle préfigurait également l’effusion plus large de l’Esprit le jour de la Pentecôte. Tout le monde dans l’Église n’est pas appelé à être un leader. Mais nous avons tous reçu le don de l’habitation de l’Esprit (Rm 8.9).

Si la capacité de diriger est en fin de compte attribuable à l’Esprit saint, quel rôle joue la personnalité ? Est-elle un avantage ou un obstacle ?

Il semble que beaucoup imaginent que le meilleur style de leadership est celui où la personnalité disparaît. Comme je l’ai écrit dans Preaching Today, cette réserve à l’égard de la personnalité résonne notamment dans une prière que j’ai souvent entendue prononcée avant un sermon. Quelque chose comme : « Que mes paroles soient oubliées, afin que l’on ne se souvienne que de ce qui vient de toi. » De telles prières sont bien intentionnées, mais manquent leur but, notamment parce qu’il n’y a généralement guère besoin d’un acte de Dieu pour oublier ce que dit le prédicateur.

Dans une série de conférences données aux étudiants de Yale, Phillips Brooks, maître de chapelle du 19e siècle, définissait la prédication comme la communication de la « vérité à travers la personnalité ». Pour Brooks, la personnalité ne se résume pas à un style personnel. Il s’agit du caractère, des affections, de l’intellect et de l’être moral du prédicateur. Il est question de l’action de Dieu sur l’ensemble de la personne.

Le leadership fonctionne de la même manière. Les qualifications pour le leadership décrites dans 1 Timothée 3 et Tite 1 se concentrent sur le type de personne considérée plus que sur les tâches qu’elle doit accomplir.

La personnalité joue un rôle important dans le leadership. Une étude menée par Warren Bird et Scott Thumma sur certaines des plus grandes églises américaines affirme que « dans l’ensemble, les pasteurs des grandes églises sont des serviteurs au long cours de leurs églises » — et non les personnalités abusives ou les criminels que les journaux nous ont appris à soupçonner. « Ils permettent à l’église de se concentrer sur la vitalité spirituelle, d’avoir un objectif clair et de vivre cette mission. »

La majorité de ces églises ont connu une croissance significative grâce au ministère d’un pasteur charismatique qui a servi la communauté pendant 22 ans en moyenne.

D’autres recherches suggèrent que certains facteurs de personnalité — la capacité à inspirer, l’assertivité et l’agréabilité — favorisent le travail d’implantation d’églises.

Dieu agit à travers la nature des personnes comme il le fait à travers les processus naturels. Il peut envoyer du pain du ciel, mais il fournit surtout de la nourriture par les plantations et les cultures. Il peut guérir instantanément par un miracle, mais il le fait plus souvent par l’intermédiaire des médecins et de leurs compétences. Le Christ a doté l’Église de personnalités douées qui enseignent, dirigent et administrent, et c’est ainsi qu’il travaille habituellement.

Il reste indéniable que le charisme personnel peut être un handicap comme un atout. Une étude de 2018 a montré que plus les leaders ont du charisme, plus ils sont perçus comme efficaces par ceux qui les suivent. Mais cela n’est vrai que jusqu’à un certain point. La difficulté consiste à déterminer le degré de charisme nécessaire.

Comment un responsable peut-il savoir qu’il est passé d’une saine confiance en soi à l’excès de confiance ? Malheureusement, il semble que cette leçon s’apprend généralement dans les échecs.

Les personnalités charismatiques peuvent être égoïstes et narcissiques. Pourtant, aucune église à la recherche d’un pasteur ne se dit : « Engageons un crétin prétentieux ! » De même, personne ne cherche une église en se disant « Où pourrais-je bien trouver un pasteur abusif ? » Nous sommes attirés par les leaders narcissiques parce qu’ils sont séduisants.

Les leaders narcissiques ont une présence. Ils sont passionnants. Ils promettent de grandes choses. Nombre d’entre eux produisent des résultats impressionnants, du moins pendant un certain temps. Les églises qui espèrent un leader messianique peuvent être attirées par le style narcissique qui accompagne souvent le leadership charismatique. Elles tolèrent alors les abus, espérant que le pasteur les conduira vers la terre promise du succès ecclésial.

Comme toute relation de codépendance, celle-ci repose sur un système dysfonctionnel de récompenses. Les communautés acceptent les comportements narcissiques parce qu’elles obtiennent quelque chose de ces responsables. Cela peut par exemple être la montée d’adrénaline offerte par une personnalité s’exprimant avec force dans la prédication. Souvent, il s’agit d’une capacité à attirer les foules.

Les églises qui tolèrent les abus des leaders narcissiques craignent souvent que personne d’autre ne soit en mesure de produire des résultats similaires. Ou bien elles craignent que le départ du pasteur ne nuise à la fréquentation. Plus l’église est grande, plus il peut être difficile de se désengager, car les enjeux sont énormes. Ces communautés finissent trop souvent par développer des écosystèmes qui renforcent les abus.

Les narcissiques s’entourent de personnes qui les font se sentir spéciaux. Ce cercle restreint éprouve un frisson par procuration en étant associé au leader. Cette association s’accompagne souvent d’avantages ou d’un traitement spécial, même s’il ne s’agit que d’un accès à une célébrité perçue. Il en résulte une boucle de codépendance qui aveugle les personnes chargées de demander des comptes au narcissique, ce qui les rend complices de l’abus.

Les leaders narcissiques sont généralement des tyrans. Ils développent des cultures organisationnelles marquées par la peur et la punition. Ils utilisent le pouvoir de leur position spirituelle pour faire taire tous ceux qui les contestent. Ils créent une culture qui muselle les objections et pénalise les opposants.

La contestation des dirigeants narcissiques a toujours un coût. Les membres de l’Église qui remettent en question leurs programmes ou leurs pratiques sont accusés de semer la discorde et de saper le plan de Dieu. Dans une mauvaise application de 1 Samuel 26.9 et 11, certains avertissent ceux qui critiquent le pasteur de ne pas « porter la main sur l’oint du Seigneur ». Les menaces et les représailles sont qualifiées de « discipline ecclésiastique ».

Weber décrit le processus de la manière suivante : « Le peuple choisit un dirigeant en qui il a confiance. Le dirigeant choisi dit alors : “Maintenant, taisez-vous et obéissez-moi.” » Cette approche ressemble à s’y méprendre à la philosophie de nombreux responsables d’église de premier plan. Leur forte personnalité les a rendus célèbres, mais leur le style intimidant les a ensuite conduits à la chute.

Comment trouver la personnalité idéale pour nous conduire ? Vous entendez peut-être là l’une de ces questions d’école du dimanche auxquelles la réponse est toujours « Jésus ». Bien que la Bible définisse des normes de caractère pour les responsables d’église, nous ne trouvons pas un seul type de personnalité présenté comme idéal, que ce soit par un exemple raconté ou un commandement explicite.

La Bible offre toutes sortes de portraits de leaders importants et imparfaits. Moïse n’est pas David, qui n’est pas Paul. Il ne semble pas que l’Esprit façonne ceux que Dieu utilise comme leaders en les faisant adopter ou délaisser un seul type de personnalité. Les extravertis, les introvertis, les planificateurs minutieux, les intuitifs, les personnalités dynamiques et les personnes plus en retrait semblent tous avoir leur place.

De même, le choix des apôtres par Jésus ne révèle guère un type apostolique unique. Pris ensemble, ses disciples semblent être un groupe improbable venant d’horizons radicalement différents et ayant des valeurs et des idéaux contradictoires — à l’exception peut-être d’une tendance commune à passer à côté de l’essentiel. Ils étaient pêcheurs, zélotes, séparatistes et collaborateurs des Romains. Cela contredit l’uniformité que l’on observe souvent dans les descriptions de la personnalité idéale du responsable.

Même s’il existe un profil de personnalité commun aux leaders charismatiques, la plupart des leaders de la Bible n’entrent pas dans cette catégorie.

Prenons l’exemple de Paul et d’Apollos. Aujourd’hui, nous connaissons beaucoup mieux le travail de Paul que celui d’Apollos. Mais lorsqu’ils étaient en vie, Apollos semble s’être attiré plus de suffrages. De l’avis général, il avait du charisme. Originaire de la grande ville d’Alexandrie, Apollos était « un homme éloquent et versé dans les Écritures » et « plein de ferveur » (Ac 18.24-25). Ces caractéristiques lui ont gagné une audience dans l’église de Corinthe (1 Co 3.4).

Paul avait aussi des disciples à Corinthe. Mais pour certains, le charisme de Paul se limitait à ses lettres. « Ses lettres sont sévères et fortes — dit-on — mais quand il est présent, il est faible et sa parole est méprisable. » (2 Co 10.10)

Ceux qui sont appelés à une même tâche ne l’accomplissent pas forcément de la même manière. Les exemples de responsables tels que Moïse, Pierre et Paul montrent que Dieu prépare les diverses personnalités aux tâches auxquelles celles-ci seront appelées. Je suis convaincu que cette préparation intègre des déficits, mais aussi des forces. Dieu appelle les insensés, les faibles, les méprisés et les timides (1 Co 1.26-29).

Un leadership de qualité dépend du charisme au sens large et biblique du terme. C’est un don que Dieu accorde par son Esprit. Les capacités de direction, ainsi que les responsables eux-mêmes, sont donnés par Dieu, tout comme ils l’étaient dans la Bible. La personnalité des responsables contemporains peut être aussi variée que celle de tous ceux dont nous parlent les Écritures, et tout aussi imparfaite.

Nous préférerions probablement avoir Jésus seul à notre tête. Nous aspirons peut-être à expérimenter un mouvement dont la seule impulsion viendrait de l’Esprit et non d’une réponse à la personnalité de quelqu’un.

Une telle chose est certainement possible, mais ce n’est pas la norme. La plupart du temps, Dieu agit par l’intermédiaire de personnes. Là où il y a des gens, la personnalité entre toujours en ligne de compte. Le Verbe qui n’a « pas redouté la matrice de la Vierge », comme le dit l’antique Te Deum, choisit aussi de se révéler à travers la personnalité de ses serviteurs.

Les faillites spectaculaires de tant de responsables de premier plan devraient nous inciter, en tant que chrétiens, à ne pas accorder trop d’importance à la personnalité d’un seul individu. L’Église n’a pas de place pour les cultes de la personnalité. Il n’y a qu’un seul Messie pour le peuple de Dieu, et son nom est Jésus.

Mais cela ne doit pas nous faire craindre la personnalité elle-même. La personnalité peut être déformée par le péché, mais elle est aussi le principal moyen choisi par Dieu pour manifester son image dans nos vies. La personnalité n’est pas un handicap en matière de leadership. Elle est le visage de l’âme.

John Koessler est écrivain, podcasteur et professeur émérite retraité du Moody Bible Institute. Son dernier livre s’intitule When God Is Silent, publié par Lexham Press.

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Les pasteurs doivent aussi fixer des limites

Quelques stratégies pour introduire des rythmes sains dans une culture d’église dysfonctionnelle.

Christianity Today June 20, 2024
Illustration by Anson Chan

Si je change ça, je risque de perdre mon poste », m’a dit un pasteur.

« Oui, c’est possible », ai-je répondu par souci d’honnêteté.

J’ai eu de nombreuses versions de cette conversation avec les pasteurs que j’accompagne. Beaucoup sont frustrés, épuisés et prêts à abandonner. Certains n’ont pas pris de vraies vacances depuis des années. D’autres souffrent de crises de panique ou d’autres symptômes de stress extrême. Leur mariage, leurs enfants, leur santé physique et leurs loisirs personnels ont tous été négligés. Ils se sont retrouvés à travailler 60, 70, voire 80 heures par semaine.

Au cours des 20 dernières années, je me suis spécialisé dans l’accompagnement des pasteurs. Depuis 10 ans, je le fais dans le cadre d’un centre de retraite pour les pasteurs et les responsables de ministères. Beaucoup d’entre eux ont réalisé qu’ils ne pouvaient plus exercer leur ministère de la même manière qu’avant. Mais ils sont également conscients d’une réalité douloureuse : l’établissement de limites saines n’est pas toujours soutenu par l’église. En fait, cette démarche pourrait conduire à leur licenciement.

Avant que vous ne partiez

Il est bon que les pasteurs s’efforcent d’établir des limites saines, mais ce n’est que la moitié du problème. Il y a deux parties dans la relation : le pasteur et la communauté. Que faire si une communauté refuse de respecter les limites saines d’un pasteur ? Et s’ils continuent à attendre du pasteur qu’il soit disponible à toute heure, tous les jours de la semaine ? Pour célébrer tous les mariages et toutes les funérailles ? Pour diriger chaque programme ? Alors quoi ?

Lorsque ma femme, Kari, et moi-même avions un cabinet de conseil privé, nous apportions occasionnellement notre soutien à de jeunes adultes qui vivaient encore chez leurs parents, mais dans des situations dysfonctionnelles, par exemple avec des parents en proie à la toxicomanie. Ces jeunes adultes souhaitaient une vie saine. Ils pouvaient à mes yeux emprunter quatre voies distinctes :

1. Essayer de bien vivre dans un système dysfonctionnel et peu susceptible d’évoluer.

2. Changer le système pour que tout le monde vive mieux.

3. Partir pour pouvoir mieux vivre.

4. Céder et perpétuer le dysfonctionnement.

Les pasteurs peuvent se trouver dans des situations très similaires. D’après mon expérience, nombre d’entre eux prennent l’option 3 ou 4. Ils se peut qu’ils commencent par essayer l’option 1. Mais maintenir des limites saines face à une pression persistante peut s’avérer plus épuisant que de simplement succomber à des attentes irréalistes. Les pasteurs s’en vont donc, persuadés que rien ne changera dans leur église. Ou bien ils renoncent aux changements qu’ils espéraient apporter, résignés à l’idée que c’est ainsi que fonctionne le ministère et qu’ils feraient mieux de s’y habituer.

Les pasteurs doivent-ils nécessairement se retirer ou baisser les bras ? Non. Dans de nombreux cas, avant que le départ ne devienne nécessaire — ou avant qu’ils ne soient licenciés — ils peuvent essayer la deuxième solution : revenir à un fonctionnement sain et emmener leur église avec eux. Un pasteur peut évoluer vers de justes limites et aider intentionnellement l’église dans ce processus.

Qui peut prendre le relais ?

Souvent, les pasteurs arrivent dans notre centre de retraite après avoir veillé tard la veille pour mettre en place les derniers éléments qui permettront que leurs responsabilités soient prises en charge en leur absence. Cette ultime course révèle une réalité courante dans l’Église : personne n’est déjà formé pour prendre en charge les différents aspects du ministère du pasteur, qui doit donc se démener pour trouver des personnes capables de le faire. La bonne nouvelle, c’est que les pasteurs peuvent généralement bel et bien trouver des personnes qui s’engagent et prennent le relais.

Søren Kierkegaard écrivait : « Plus une personne se limite, plus elle devient pleine de ressources. » De nombreux pasteurs sont devenus habiles à faire beaucoup de choses. Un changement dans la culture de l’église pourra s’amorcer lorsqu’un pasteur aborde sérieusement ces questions : Et si je ne pouvais pas venir la semaine prochaine ? Que se passerait-il ? Qui ferait quoi ? Qu’est-ce que je suis le seul à pouvoir faire et sur quoi dois-je me focaliser ? Pour revenir à des termes empruntés à Kierkegaard, comment pourrais-je me concentrer sur l’intensité et non sur l’extensité ?

Trouver et former d’autres personnes prêtes à assumer les diverses responsabilités du pasteur est une étape fondamentale dans le maintien de limites saines. Par exemple, accompagnez un ancien qui a un penchant pour la prédication. Prenez avec vous un paroissien au cœur pastoral en visite à l’hôpital. Formez une personne pour animer les réunions en l’absence du pasteur. Cela permettra non seulement d’assurer le bon fonctionnement de l’église lorsque le pasteur est absent ou se consacre à d’autres tâches, mais cela peut également ouvrir à des expressions régulières du ministère laïc.

Le fait d’équiper intentionnellement d’autres personnes pour qu’elles puissent assumer certaines responsabilités pastorales aide le corps de l’église à grandir et à mûrir. Cela permet au pasteur de se décharger de certaines tâches, aux responsables laïcs de mieux comprendre le rôle du pasteur et de faire preuve d’empathie à son égard, et agit directement contre la principale résistance à ce que le pasteur impose des limites. La première raison pour laquelle les gens s’opposent aux limites d’une autre personne est qu’ils pensent que ces limites leur enlèvent quelque chose qu’ils veulent ou dont ils ont besoin. Lorsque le pasteur leur dit « Non, je ne vais pas faire ça », les membres d’une église se rebiffent parce qu’ils pensent perdre quelque chose. Cela peut provenir de leur propre peur, de leur insécurité, de leur paresse, de leur sentiment d’appartenance ou même de la fierté qu’ils mettent dans les compétences de leur pasteur. Mais lorsqu’il devient évident que quelqu’un d’autre peut accomplir une tâche donnée, les gens apprennent qu’ils n’ont pas à craindre de perdre quelque chose.

Mettre les choses par écrit

Pour qu’une église puisse respecter les limites saines de son pasteur, il est essentiel qu’elle dispose d’une description de poste écrite et réaliste qui précise les attentes de l’église pour cette responsabilité. Le pasteur peut prendre le temps d’échanger avec les responsables de l’église pour évaluer et ajuster la description du poste, en ajoutant des précisions lorsque c’est possible. On peut par exemple détailler les heures de travail hebdomadaires prévues, le nombre de dimanches que le pasteur doit prêcher par an ou le nombre maximum de mariages qu’il est supposé pouvoir célébrer dans l’année.

Le pasteur peut être confronté à un obstacle de taille lorsque les autres responsables de l’église (tels que les anciens ou le conseil de l’église) n’ont pas une vision complète de tout ce qu’il ou elle fait. Dans ce cas, le pasteur peut tenir un journal pendant un mois, en notant tout le temps consacré aux tâches liées au ministère (y compris les conversations par SMS avec les membres de l’église). Ce registre aidera les autres responsables à comprendre les difficultés du pasteur à limiter le nombre d’heures de travail par semaine et peut susciter une discussion fructueuse sur la manière de donner la priorité aux tâches principales du pasteur, comme la préparation des prédications.

Lorsque les responsabilités pastorales sont limitées, spécifiques et soutenues et que la communauté se trouve face à un pasteur en bonne santé, passionné, concentré et enthousiaste, elle comprend les avantages qu’il y a à ce que le pasteur puisse choisir judicieusement ce sur quoi il se concentre et ce qu’il laisse de côté.

Laisser parler l’Écriture

Au fur et à mesure que les pasteurs grandissent et approfondissent leur maturité spirituelle et leur santé en Christ — en particulier dans le domaine des limites — ils peuvent aussi transmettre ces leçons à leur communauté du haut de la chaire. Cela profite non seulement aux pasteurs eux-mêmes, mais aussi à tous ceux qui les écoutent et apprennent ainsi à cultiver un rythme sage et des priorités centrées sur Christ, qu’ils soient laïcs ou responsables d’église.

La prédication sur les valeurs bibliques qui sous-tendent une bonne compréhension des limites peut prendre de nombreuses formes. Par exemple, les pasteurs pourraient prêcher sur des thèmes bibliques comme l’importance de veiller sur son cœur parce que celui-ci est la source de la vie, ou sur le fait que chaque membre du corps du Christ est appelé à être une main, un pied ou un œil et que les limites peuvent aider les gens à rester dans le cadre de leur appel. Des prédications pourraient encore explorer l’importance de donner la priorité au repos du sabbat ou la façon dont notre identité en Christ nous permet de dire oui ou non à certaines choses. De tels messages peuvent favoriser une culture d’église ayant des attentes saines à la fois à l’égard des membres de l’église et de ceux qui les servent.

Pour clarifier davantage auprès de la communauté ce que le pasteur fait et ne fait pas, un sermon sur le rôle biblique du pasteur (en particulier s’il est apporté par un prédicateur invité) peut s’avérer très utile. Il pourrait également être judicieux qu’un responsable autre que le pasteur aborde les éléments clés du travail du pasteur avec la communauté lors d’une rencontre de membres.

Un risque qui en vaut la peine

Lorsqu’un pasteur est confronté à la crainte que la communauté ne respecte pas ses limites, il est préférable qu’il communique aux autres responsables que le fonctionnement actuel n’est pas tenable et essaie d’aider à changer les choses plutôt que de partir tranquillement ou d’attendre d’être licencié.

Fixer des limites, demander le soutien des autres responsables et de la communauté et déléguer des rôles sont de bonnes mesures à prendre, même si elles échouent. Si certains pasteurs que j’ai finalement vus tenter de fixer des limites ont été bien reçus par les responsables de l’église et la communauté, j’ai malheureusement aussi vu d’autres pasteurs faire face à l’incompréhension. Il s’agit d’une réalité douloureuse à laquelle certains sont confrontés.

Même si le succès n’est pas garanti, il est bon pour tout le monde de travailler patiemment et stratégiquement pour essayer de changer la culture de l’église afin que celle-ci valorise de saines limites, y compris celles du pasteur. Le jeu en vaut la chandelle. Un pasteur étant le pasteur qu’il ou elle est appelé à être, interagissant avec chacun des membres du troupeau tels qu’ils sont appelés à être, contribuera à ce que la vie du corps de Christ s’exprime comme elle appelée à le faire.

Michael MacKenzie est conseiller agréé et pasteur ordonné. Il a accompagné des pasteurs et d’autres responsables chrétiens au cours des 20 dernières années et est actuellement directeur exécutif de Marble Retreat. Il est l’auteur de Don’t Blow Up Your Ministry.

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Le charisme et ses nécessaires compagnons

Les mouvements ecclésiaux ont besoin de leaders attirants. Mais les meilleurs responsables ont besoin de plus que de charme.

Christianity Today June 20, 2024
Illustration de Tim McDonagh

Emad se distingue à plus d’un titre. Il a grandi dans un immense bidonville, mais est devenu directeur d’une succursale bancaire dans une grande ville. La plupart des habitants de sa région sont musulmans et animistes, mais la mère d’Emad, fervente chrétienne, lui a inculqué la passion d’aller à la rencontre de ceux qui se perdent pour leur parler de Christ. Il se trouvait par là en tension avec l’église locale dont il était pasteur, où les croyants lui semblaient ne pas s’intéresser à l’évangélisation.

Après quelques années d’« échec » dans le pastorat, Emad (un pseudonyme), déprimé, s’est un jour retrouvé en train de prier dans une rue poussiéreuse. Là, il a senti l’Esprit saint le diriger vers un chaman. Ce sorcier avait récemment rêvé d’un homme venant lui parler du « Dieu vivant ». Avec enthousiasme, il a présenté Emad à tout son réseau de connaissances et, très vite, des gens ont commencé à venir à Christ.

À cette rencontre entre Emad et ce sorcier, on peut faire remonter l’apparition de 7 000 nouvelles églises dans les dix années qui ont suivi. Le mouvement s’est étendu à cinq groupes de population différents dans trois pays.

En tant que chercheurs dans le domaine de l’implantation d’églises, nous voulions comprendre qui étaient les personnes qui, comme Emad, ont ouvert à la multiplication des disciples de Jésus dans des endroits où il n’y avait que peu ou pas de chrétiens connus. Ces personnes sont ce que nous appelons des « leaders pionniers ».

Nous voulions également comprendre un groupe exceptionnel dont fait partie Emad : environ 1 500 leaders pionniers dans le monde dont les disciples ont fait des disciples qui ont à leur tour fait des disciples au point de donner naissance à au moins 100 nouvelles églises. Ce sont ceux que nous appelons les « catalyseurs de mouvement ».

Emad et les autres participants à notre étude n’ont accepté d’y contribuer qu’à condition que leurs réponses soient anonymes et que leurs noms complets ne soient pas publiés, ce qui est une pratique courante dans la recherche. En outre, nombre de ces pionniers travaillent dans des régions peu sûres pour les évangélistes.

Selon notre recherche, divers éléments de la personnalité de ces catalyseurs de mouvement se rejoignent pour expliquer en partie ce qui se passe lorsque les nouveaux croyants se multiplient de façon exponentielle dans un endroit d’où ils étaient auparavant absents. Nos travaux ont permis d’identifier 21 qualités qui caractérisent la plupart de ces catalyseurs de mouvements et les distinguent de leurs pairs qui n’ont pas été à l’origine de tels mouvements de discipulat.

Tout cela n’enlève évidemment rien à l’action première de l’Esprit saint à travers la puissance de l’Évangile. Aucune combinaison particulière de traits et de qualités personnelles ne peut être à lui seul à l’origine d’un mouvement. Mais puisque Dieu a choisi d’agir à travers les hommes et les femmes qu’il appelle, les qualités qu’ils manifestent et qu’ils cultivent font partie de son œuvre dans le monde. Il nous incombe d’entretenir ces qualités chez eux.

Bien que les causes conduisant à l’apparition d’un mouvement ne puissent être réduites à une formule, les données empiriques suggèrent que partout où il y a un mouvement débouchant sur de nombreux nouveaux chrétiens et de nombreuses nouvelles églises, il y a aussi un missionnaire pionnier avec un ensemble de certains traits notables.

Deux des trois caractéristiques les plus fréquemment observées sont la prière intense pour le salut des membres de la communauté en question et l’accent sur la formation de disciples.

La troisième est le charisme.

Depuis des millénaires, les gens considèrent que le charisme est au cœur de la conduite d’un groupe. Plus récemment, la recherche sur le « leadership transformationnel » a permis de constater que le charisme est l’une des rares qualités qui semblent être partout valorisées chez les dirigeants. Toute une école de pensée s’est consacrée à ce que le spécialiste en management Robert House a appelé en 1977 le « leadership charismatique ».

Mais qu’est-ce que le charisme ? Nous avons constaté que, chez les catalyseurs de mouvement, le charisme est une combinaison de confiance en soi, d’agissements désintéressés et de capacité à influencer les autres par sa personnalité (plutôt que par son statut ou son titre). Les gens se sentent honorés d’être associés à de tels leaders.

Il n’y a en somme rien de surprenant à ce que les catalyseurs de mouvements soient marqués par le charisme. Selon notre définition, ils sont à la pointe des transformations personnelles et sociales à grande échelle par le biais de l’Évangile.

Cependant, plus d’un parmi nous a eu des expériences négatives avec des leaders très charismatiques.

Ce qui soulève la question suivante : comment le charisme peut-il rester une bonne chose plutôt qu’une simple source de pouvoir pour un individu ? Dans notre recherche, nous avons considéré le charisme non pas comme un don autonome, mais comme quelque chose qui est complété et façonné (ou non) par d’autres qualités. Nous avons constaté que ces potentiels garde-fous du charisme étaient liés à la fois à la vie intérieure des personnes et à leurs compétences interpersonnelles.

Les disciplines spirituelles sont normalement invisibles pour les autres. Pourtant, elles agissent puissamment pour influencer notre personnalité publique.

L’une des façons dont les catalyseurs de mouvements fondent leur charisme est leur discipline privée d’« écoute de Dieu ». Ils vivent dans une position de dépendance à l’égard de Dieu qui les amène à prendre régulièrement le temps d’attendre sa direction pour leur vie et leur ministère. Cette habitude constitue un puissant antidote spirituel à l’égoïsme qui peut contaminer un leader charismatique.

Une autre qualité qui marque les pionniers de notre étude est une forte tendance à la conscienciosité, l’un des cinq grands traits de personnalité qui ont été validés par la recherche en psychologie. Le sens des responsabilités de ces personnes est un élément assez stable de leur caractère. Cette nature consciencieuse empêche les leaders charismatiques d’agir de manière trop impulsive et de donner la priorité à leurs propres caprices.

Nous avons constaté que les catalyseurs de mouvement sont des personnes qui font preuve d’une autodiscipline marquée, qui s’efforcent de dépasser les attentes des autres et qui contrôlent et dirigent leurs propres impulsions.

Si toute personne en position d’autorité doit savoir contrôler ses impulsions — ce qui fait partie de la conscienciosité — la chose est peut-être encore plus importante pour les leaders charismatiques. Les leaders charismatiques se retrouvent souvent à l’œuvre au-delà des cadres organisationnels ou hiérarchiques. Ils ont donc d’autant plus besoin de se maîtriser.

La façon dont les catalyseurs de mouvement sont centrés sur les autres est le deuxième garde-fou qui empêche leur charisme de déraper.

Dans notre étude, les catalyseurs de mouvement semblaient avoir un niveau inhabituellement profond d’amour pour les autres. En général, ces individus ne veulent pas utiliser les gens pour des raisons égoïstes. Mais au-delà de cela, les catalyseurs de mouvement s’intéressent réellement à la vie et au bien-être des autres, et ils l’expriment par des moyens que ces personnes peuvent ressentir.

Un autre trait stable des Big Five, l’agréabilité, façonne également le charisme des catalyseurs de mouvement. Nos recherches ont montré qu’ils sont plus soucieux de l’harmonie sociale que la moyenne des implanteurs d’églises, qu’ils sont généralement des compagnons agréables et qu’ils sont prêts à faire des compromis lorsqu’ils interagissent avec d’autres personnes. L’agréabilité empêche les leaders charismatiques de dominer les autres.

Enfin, on peut également observer une valeur tempérante dans leur propension à donner des responsabilités aux autres, une caractéristique légèrement plus prononcée chez les catalyseurs de mouvement que le charisme lui-même.

Les responsables qui n’œuvrent pas à l’autonomisation de ceux qui les entourent ont tendance à accumuler eux-mêmes le pouvoir, attirant les responsabilités comme un aimant. Mais les catalyseurs du mouvement que nous avons étudiés ont délibérément opéré dans l’esprit inverse, en renonçant librement au contrôle. Ils ont confié des responsabilités à d’autres, quitte à risquer l’échec.

Un leader très charismatique de notre étude montre à quel point cette démarche peut être délibérée :

Chaque fois qu’une crise survenait, je me disciplinais pour aller voir les responsables que notre équipe formait et leur dire : « Vous devez partir et prier à ce sujet, prier jusqu’à ce que vous obteniez une réponse. Et quand Dieu vous dira ce qu’il faut faire, venez me le dire. » Bien sûr, j’ai toujours eu peur qu’ils me fassent quelque chose de bizarre. Mais vous savez quoi, cela a toujours porté du fruit. Ils priaient jusqu’à ce qu’ils entendent le Saint-Esprit, qui leur donnait toujours quelque chose d’étonnant qui était biblique et qui correspondait bien à la culture du pays.

Bien entendu, il existe différents types de responsables pour différentes situations. Le profil d’un catalyseur de mouvement efficace peut ne pas être celui d’un bon responsable pour une église moribonde dans une société imprégnée de tradition chrétienne. Une personne manquant de ce type de charisme peut aussi conduire une église vers la fécondité.

Néanmoins, nos recherches montrent que les responsables ayant porté un nombre de fruits exceptionnel ont généralement une personnalité charismatique. Elles démontrent également que le charisme seul ne suffit pas.

Mais dans les meilleures conditions — lorsque les leaders charismatiques ont d’autres qualités qui régulent leur vie intérieure et ont développé l’amour des gens, une personnalité agréable et un souci de responsabiliser les autres — une telle personnalité peut être une force pour que l’Évangile prenne racine dans de nouveaux croyants, de nouvelles églises et de nouveaux responsables.

Emanuel Prinz est consultant en développement et chercheur en mouvements ecclésiaux. Il est l’auteur de Movement Catalysts et blogue sur Catalytic Leadership.

Gene Daniels et sa famille ont implanté des églises en Asie centrale pendant 12 ans. Il effectue des recherches sur le ministère dans le monde musulman et écrit sous un pseudonyme pour des raisons de sécurité.

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Les enfants sont coûteux, mais cela n’explique pas toute notre ambivalence à leur égard

Un nouveau livre explore les raisons pour lesquelles ce qui était autrefois une étape normale de la vie apparaît aujourd’hui comme un choix de plus en plus cornélien.

Christianity Today June 19, 2024
Illustration de Mallory Rentsch Tlapek/Images sources : Getty

Dans un récent article du Guardian sur les « champions américains du pronatalisme », la journaliste fait entendre son présupposé selon lequel « la principale raison pour laquelle il est difficile d’avoir des enfants est qu’il est aujourd’hui incroyablement coûteux de les élever. »

« Non », répond le père de la famille que présente l’article. « Pas du tout. »

À bien des égards, je pense qu’il a raison. Et nous sommes rejoints par Anastasia Berg et Rachel Wiseman, autrices d’un ouvrage récemment publié intitulé What Are Children For: On Ambivalence and Choice (« À quoi servent les enfants ? L’ambivalence et le choix »).

Berg et Wiseman (tout comme moi-même) sont loin de faire fi des difficultés financières réelles auxquelles sont confrontés de nombreux futurs parents. Au contraire, elles consacrent le premier des quatre principaux chapitres de leur livre à un examen sérieux de ce type de « facteurs externes ».

Mais l’intérêt du livre est qu’elles ne s’arrêtent pas là. Les deux autrices rejettent toutes deux l’affirmation — que l’on retrouve dans de nombreux articles de qualité variable sur les enfants — selon laquelle ces facteurs externes constituent l’essentiel de la question, et que toutes nos hésitations pourraient disparaître grâce à un ensemble de politiques visant à prolonger le congé parental et à rendre les services de garde d’enfants plus abordables.

Tel n’est pas le cas, et What are Children For? vient heureusement corriger ce récit simpliste. Comme le titre l’indique, Berg et Wiseman entendent offrir une analyse culturelle et philosophique approfondie de la question, en examinant avec rigueur, mais sympathie, un « monde à la fois pro- et antinataliste ». Bien qu’elles finissent par adopter au dernier moment une position à laquelle elles paraissent résister tout au long du texte, leur entreprise est un succès.

Un océan de possibles

Autrefois, avoir des enfants n’était pas un choix. Aujourd’hui c’en est un, et notre ambivalence moderne à l’égard de notre potentielle progéniture est très liée à ce changement colossal. Cette affirmation centrale de What Are Children For? me ramène à la manière dont le philosophe chrétien Charles Taylor aborde la sécularisation dans A Secular Age.

Taylor définit la sécularisation comme ce qui se produit lorsqu’une société passe d’une situation « où la croyance en Dieu est incontestée et ne pose aucun problème à une situation où elle est considérée comme une option parmi d’autres, et souvent pas la plus facile à adopter ». De même, alors qu’autrefois avoir des enfants était « simplement ce que les gens faisaient », écrivent Berg et Wiseman, il s’agit aujourd’hui de quelque chose que nous avons l’impression de devoir « soupeser face à un océan d’autres options », dont beaucoup sont, au moins en apparence, plus faciles, plus agréables, moins risquées et plus simples à bien faire.

Une citation de 1976 de la psychologue Nancy Felipe Russo rapportée par Berg et Wiseman souligne le caractère récent et profond de ce changement. Le fait d’avoir des enfants était autrefois tellement admis que « même si le contraceptif parfait pouvait être mis au point et utilisé », pensait Russo, « les forces sociales et culturelles qui imposent l’obligation de la maternité se perpétueraient ». Aujourd’hui, à mon avis, ce serait plutôt le contraire : même si tous les moyens de contraception disparaissaient demain, nos angoisses ne s’évanouiraient pas pour autant.

Nous ne serions en effet pas davantage en mesure de savoir comment décider. Pour beaucoup de nos contemporains, affirment Berg et Wiseman, « avoir des enfants devient de plus en plus une pratique inintelligible et de valeur discutable ». Internet permet de mettre en avant bien des questions relatives au mal et à la souffrance humaine, et nous en venons à douter du bien-fondé de la prolongation de l’existence humaine. « Nous manquons de ressources pour répondre à de telles questions », estiment les auteurs. « Les anciens cadres, quels qu’ils soient, ne semblent plus fonctionner. Et les nouveaux nous ont rendus beaucoup moins sûrs du bien-fondé des enfants. »

Vie, histoire, littérature

What Are Children For? commence et se conclut par des sections écrites individuellement par chacune des deux autrices. Rachel Wiseman commence avec son choix de devenir mère. Anastasia Berg conclut sur la vie qui advient lorsque ce choix se trouve concrétisé. Entre les deux, le chapitre sur les facteurs externes cartographie très bien un territoire familier pour tous ceux qui suivent les débats sur les défis à affronter pour devenir parent : préoccupations financières, inquiétudes concernant les libertés et opportunités professionnelles perdues, incapacité à trouver un partenaire adéquat, etc.

On y trouve des passages clés sur la nouveauté du choix des enfants, ainsi qu’une section remarquablement lugubre sur les rencontres amoureuses à l’ère contemporaine, dont certaines parties étaient déjà parues dans un essai de 2022 dans The Atlantic titré « The Paradox of Slow Love. » Je n’ai pas la place ici de lui rendre justice, mais l’esquisse que tracent Berg et Wiseman d’un fossé de plus en plus profond entre vie amoureuse et familiale est alarmante.

Le deuxième chapitre, consacré à l’histoire du débat féministe sur la reproduction, fournit un contexte intellectuel précieux. Naturellement, pour les lecteurs issus de milieux évangéliques plus conservateurs, ce contexte expliquera mieux les motivations et les impulsions d’autres personnes que les leurs. Certains des penseurs que Berg et Wiseman explorent ici sont très loin des courants dominants parmi nous, mais leur influence sur la culture en général est évidente.

La partie la plus forte de ce chapitre est peut-être sa critique d’une claire abdication masculine de certaines responsabilités au nom du progrès. « Dans les milieux de centre gauche », écrivent Berg et Wiseman, « la conviction que les femmes devraient pouvoir déterminer leur propre destin en matière de procréation et exercer autant d’autonomie sur leur corps que les hommes a peu à peu donné lieu à une forme de présupposé que la question de fonder ou non une famille est du ressort des seules femmes. »

Parfois, reconnaissent-elles, cette passivité masculine peut être bien intentionnée : si la maternité est aussi coûteuse que notre culture en est venue à le croire, « comment un homme pourrait-il demander à la femme qu’il aime de se soumettre à un tel destin ? » Mais parfois, ce qui « peut ressembler à première vue à une marque de considération désintéressée (si tu veux un enfant, nous pouvons en avoir un) fonctionne plutôt comme une manœuvre d’évitement » :

Des offres de coopération sans enthousiasme peuvent faire obstacle à un choix fait en toute confiance et sans réserve. Qui voudrait mettre au monde un enfant avec quelqu’un qui, lorsqu’on lui demande s’il veut être père, n’a qu’un faible « si tu insistes » à offrir en retour ? La réponse « ce que tu veux, c’est comme tu veux » est déjà suffisamment agaçante lorsqu’il s’agit de choisir un film à regarder ou un restaurant où commander un plat à emporter ; elle est insupportable lorsqu’il s’agit de répondre à la question « veux-tu avoir un enfant avec moi ? ».

Le troisième chapitre, consacré à la littérature, prolonge cette exploration du contexte culturel jusqu’à nos jours : « Les romanciers de l’ambivalence maternelle sont prémonitoires », montrent Berg et Wiseman, « dans la mesure où l’état d’esprit général qui règne aujourd’hui sur la parentalité est celui du doute ».

À ce stade, je dois admettre que je commençais à m’impatienter et avais hâte d’arriver au quatrième chapitre, qui aborde directement la question du titre. Mais ce dernier effort pour poser le décor m’a permis un tour d’horizon d’un genre que je savais influent, mais que je n’avais pas abordé personnellement. Pour ceux qui liraient déjà ce type de littérature — peut-être pas toujours de manière très critique — ce livre pourrait être instructif.

Une défense de la vie elle-même

Dans le dernier chapitre avant la conclusion de Wiseman, les autrices traitent de deux arguments principaux contre les enfants : « la vie est un mal imposé à l’humanité » et « l’humanité est elle-même un mal imposé au monde ».

À ces deux questions, Berg et Wiseman donnent une réponse simple : une revalorisation de la vie. Il ne s’agit cependant pas d’une réponse simpliste : elles s’attaquent à des philosophes sérieux sur des siècles de pensée classique, juive, chrétienne et postchrétienne. L’ensemble est élaboré avec audace et avec un ancrage sans complexe dans l’intuition et l’expérience humaines communes.

En bref, elles affirment que l’humanité a de la valeur, que notre capacité à faire le mal s’accompagne d’une réelle capacité à reconnaître et à choisir le bien, que nous pouvons poursuivre des fins inconditionnellement et universellement bonnes, « comme l’amitié et la justice », qui « font qu’il vaut vraiment la peine de vivre une vie humaine », et que l’affirmation de cette bonté ne signifie pas qu’il faille « fermer les yeux sur nos luttes et nos manquements humains ».

En ce qui concerne la maternité, Berg et Wiseman affirment que le fait de mettre au monde une nouvelle vie redit à propos des autres ce que nous affirmons déjà à propos de nous-mêmes. En fait, écrivent-elles, demander « à quoi servent les enfants ? » revient fondamentalement à demander « pourquoi accorder de la valeur à la vie ? ».

Qu’espère-t-on entendre en réponse ? Une liste d’avantages ? Valoriser la vie, ce n’est pas lui apporter une justification théorique. C’est reconnaître ses mérites et contrer les accusations de ses détracteurs. En décidant d’avoir des enfants, on adopte une position pratique sur l’une des questions les plus fondamentales qu’une personne puisse se poser : la vie humaine, malgré toutes les souffrances et les incertitudes qu’elle comporte, vaut-elle la peine d’être vécue ?

La conclusion est à la fois frappante et provocante, notamment en raison de sa formulation manifestement non sectaire. Serais-je convaincue si je n’avais pas déjà une vision de l’humanité qui rend compte de ces tensions entre le bien et le mal, la dignité et la souffrance, le hasard et la vertu ? Je n’en suis pas sûre. En lisant ce livre en tant que chrétienne, je me suis trouvé en accord avec Berg et Wiseman sur bien des points d’importance diverse, mais souvent de manière fortuite. Nous étions arrivées au même endroit par des voies apparemment différentes.

Parfois, cette différence de perspective était constructive. Je serais heureuse de voir les autrices dialoguer avec l’écrivain catholique Timothy Carney, dont le diagnostic de « tristesse civilisationnelle » dans Family Unfriendly résonne profondément avec les notes finales de What Are Children For? Et je réfléchis encore à l’observation de Berg et Wiseman selon laquelle « de tous les miracles accomplis par le Christ, il n’a jamais aidé une femme stérile à concevoir ».

D’un autre côté, même si je peux imaginer comment Berg et Wiseman pourraient concilier leur appel à « valoriser la vie » avec les multiples soutiens apportés par le livre au droit à l’avortement, le lien entre les deux reste pour moi problématique.

Une question à laquelle vous seul pouvez répondre ?

Il est courant d’entendre qu’un choix de vie aussi important que celui d’avoir ou non des enfants est quelque chose que chacun doit faire pour lui-même. Berg et Wiseman soutiennent cette idée, mais tout au long de What Are Children For? elles semblent insatisfaites du chemin où celle-ci nous entraîne.

Elles rejettent une approche de la décision à propos des enfants comme une quête solitaire consistant à « se trouver soi-même » et à découvrir « ce que l’on veut vraiment », au détriment de « tout le reste de ce qui nous tient à cœur ». Elles critiquent les hommes qui se dérobent à leur rôle dans le processus décisionnel et déplorent un isolement similaire vis-à-vis des amis et de la famille. Elles s’insurgent contre l’intériorité très marquée de la littérature sur l’ambivalence maternelle, contre la façon dont elle prive les personnages comme les lecteurs d’un recul sur les « infinies façons dont chacun de nous peut être opaque à lui-même, aveugle à ses propres faiblesses, trompé sur ses motivations ». Elles se félicitent également qu’un écrivain ait rappelé « que ce qui est en jeu dans la décision d’avoir des enfants n’est pas seulement une série d’expériences personnelles dont on peut jouir et souffrir, mais la possibilité d’une vie humaine ».

Tout cela me semble être bien plus qu’une invitation à ce que ces questions soient davantage abordées publiquement. J’y entends un appel à expérimenter de véritables communions, à élargir le cercle des personnes de bon conseil ayant une réelle influence dans votre vie, qui se soucient de ce qui vous tient à cœur, qui vous diront quand vous leur paraissez mal orienté ou que vous vous trompez, qui vous aideront à répondre à cette question difficile et aux défis qui suivront si vous répondez par l’affirmative.

Malgré tout, la dernière ligne du dernier chapitre écrit à deux mains souligne qu’étant donné le poids de l’engagement en faveur de la vie que représente le fait d’avoir des enfants, « vous seul pouvez déterminer si c’est la bonne chose à faire pour vous ».

En un sens étroit, oui, c’est vrai. Je n’ai certainement pas la nostalgie du temps des mariages forcés ou d’une version brutale et totalitaire du pronatalisme. Mais s’il s’agit ici d’affirmer la valeur de la vie, la vie que nous voulons valoriser n’est-elle pas une vie commune ?

Bonnie Kristian est directrice éditoriale pour les idées et les livres chez Christianity Today.

La plupart des pasteurs restent opposés au mariage homosexuel

Au sein du clergé protestant américain, les niveaux de soutien aux unions LGBTQ plafonnent.

Christianity Today June 18, 2024
Michał Franczak / Unsplash

Près de dix ans après la légalisation du mariage homosexuel dans tout le pays par la Cour suprême des États-Unis, la plupart des pasteurs y sont toujours opposés et le pourcentage de ceux qui le soutiennent n’augmente pas.

Selon une récente étude de Lifeway Research, un pasteur protestant américain sur cinq (21 %) déclare ne rien voir de mal à ce que deux personnes du même sexe se marient.

Trois personnes sur quatre (75 %) y sont opposées, dont 69 % qui affirment un net désaccord à l’égard du mariage entre personnes du même sexe. 4 % des personnes interrogées se disent incertaines.

Des études antérieures du même organisme révélaient un soutien croissant de la part des pasteurs. En 2010, 15 % des pasteurs protestants américains n’avaient aucun problème moral avec cette pratique. Le pourcentage de personnes favorables était passé à 24 % en 2019. Aujourd’hui, le soutien est statistiquement inchangé à 21 %.

« Les débats sur la moralité du mariage homosexuel se poursuivent au sein des dénominations au niveau national et juridictionnel, mais le nombre total de pasteurs protestants qui soutiennent le mariage homosexuel n’augmente pas », constate Scott McConnell, directeur exécutif de Lifeway Research. « La croissance antérieure a été observée plus clairement parmi les pasteurs des églises protestantes traditionnelles, et ce niveau n’a pas augmenté dans notre dernière enquête. »

Les pasteurs sont légèrement plus favorables aux unions civiles légales entre deux personnes du même sexe autres que le mariage, mais la plupart d’entre eux y restent opposés. Actuellement, 28 % soutiennent de tels arrangements, un changement statistiquement négligeable par rapport aux 32 % de 2019 et aux 28 % de 2018.

L’augmentation antérieure du soutien du clergé aux mariages entre personnes de même sexe était surtout le fait des pasteurs de dénominations protestantes traditionnelles, ou « mainline ». En 2010, un tiers (32 %) y était favorable. En 2019, près de la moitié d’entre eux (47 %) n’y voyaient rien d’anormal. Le soutien actuel parmi les pasteurs de ce courant reste à des niveaux similaires (46 %).

Les pasteurs évangéliques demeurent généralement opposés au mariage homosexuel. Depuis 2010, moins d’une personne sur dix se déclare favorable à cette pratique. À l’heure actuelle, 7 % des pasteurs protestants évangéliques américains déclarent qu’ils ne voient rien de mal à ce que deux personnes du même sexe se marient.

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Un clivage similaire existe en ce qui concerne les unions civiles entre deux personnes du même sexe. La plupart des pasteurs « mainline » (54 %) y sont favorables, alors que seuls 14 % des pasteurs évangéliques sont de cet avis.

Les méthodistes (53 %), les presbytériens/réformés (36 %) et les luthériens (34 %) sont plus susceptibles d’être favorables au mariage homosexuel que les pasteurs du mouvement restaurationniste (« Église du Christ », 8 %), les non-dénominationnels (5 %), les baptistes (4 %) ou les pentecôtistes (1 %).

Dans l’ensemble, les femmes pasteurs (42 %), plus nombreuses dans les dénominations traditionnelles, sont beaucoup plus susceptibles que leurs homologues masculins (16 %) de soutenir le mariage entre personnes du même sexe.

D’autres groupes démographiques présentent également des degrés de soutien distincts, bien que les variations ne soient pas aussi fortes qu’entre les diverses dénominations.

Les jeunes pasteurs soutiennent davantage cette pratique que les pasteurs plus âgés. Les pasteurs protestants âgés de 18 à 44 ans (27 %) et de 55 à 64 ans (22 %) sont plus susceptibles que les pasteurs âgés de 65 ans et plus (15 %) de ne voir aucun problème avec le mariage homosexuel.

« Les convictions morales et doctrinales des individus n’évoluent généralement pas très souvent ou de manière très marquée, de sorte que nous ne nous attendons pas à ce que les positions des pasteurs évoluent fortement », analyse McConnell. « Toutefois, les différences que nous observons en fonction de l’âge montrent que le nombre plus élevé de jeunes pasteurs qui ne voient rien de mal dans le mariage homosexuel n’a pas encore beaucoup d’impact sur les chiffres globaux. »

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Les personnes plus formées tendent aussi à soutenir davantage ce type de mariage. Les pasteurs titulaires d’un master (30 %) ou d’un doctorat (26 %) sont plus susceptibles que ceux qui n’ont pas de diplôme universitaire (9 %) ou une licence (7 %) d’y donner leur approbation.

Les pasteurs du Nord-Est (27 %), où le mariage homosexuel a été légalisé pour la première fois aux États-Unis, et du Midwest (25 %) sont plus susceptibles d’y être favorables que ceux du Sud (18 %).

Ceux qui conduisent des églises plus petites sont également plus nombreux à ne rien voir de mal à ce que deux personnes du même sexe se marient. Les pasteurs des églises comptant moins de 50 fidèles (27 %) et ceux des églises comptant entre 50 et 99 fidèles (25 %) sont plus susceptibles que ceux des églises comptant entre 100 et 249 fidèles (11 %) et 250 fidèles ou plus (8 %) d’y être favorables.

« Étant donné que les pasteurs des églises de taille moyenne et grande sont moins nombreux à être moralement ouverts au mariage homosexuel, une majorité encore plus nette de croyants protestants se trouve dans des églises où le pasteur ne soutient pas les mariages ou les unions civiles homosexuels », dit Mc Connell.

De nombreuses différences entre les différents types de pasteurs se manifestent également pour les autres formes d’union homosexuelles. Les jeunes pasteurs sont plus susceptibles d’y apporter leur soutien que les pasteurs plus âgés, de même que les pasteurs ayant un niveau de formation plus élevé.

Les habitants du Nord-Est et du Midwest ont tendance à y être plus favorables que ceux du Sud. Les pasteurs des plus petites églises sont plus susceptibles de ne rien voir de mal dans les unions civiles entre deux personnes du même sexe que ceux des grandes églises.

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Books

Je suis parent évangélique d’enfants adultes LGBTQ. Et maintenant ?

Ma théologie est tout à fait orthodoxe, mais j’ai besoin de mes frères et sœurs chrétiens pour réfléchir à la façon de vivre ma vie familiale de manière saine et durable.

Christianity Today June 18, 2024
Illustration par Elizabeth Kaye / Source Images: Getty / Unsplash

Pour des parents évangéliques ancrés dans les doctrines bien établies de l’Église sur le genre et la sexualité, il n’est pas évident de se réveiller à la réalité d’enfants LGBTQ. C’est souvent le début d’un parcours difficile.

Généralement pris au dépourvu par ces situations, de nombreux parents se sentent mal préparés au travail de discernement nécessaire pour aller de l’avant. Ils ont soif d’orientations et de compréhension. Par-dessus tout, ils aspirent à être soulagés de la peur de « se tromper » tandis qu’ils naviguent sur des eaux inconnues et se retrouvent face à de nombreux choix.

C’est dans ce contexte que les événements visant à aider les parents chrétiens à trouver des réponses autres que celles de la fuite ou de l’affrontement avec leur enfant LGBTQ rencontrent un franc succès. Tel était le cas de la conférence Unconditional organisée l’année dernière par l’église de l’influent pasteur Andy Stanley.

Cette rencontre a été controversée parce qu’elle donnait la parole à plusieurs orateurs qui ne partagent pas les vues évangéliques orthodoxes sur la sexualité et le genre. Pour d’éminents critiques évangéliques, toute l’affaire s’est résumée à « une rupture claire et tragique avec le christianisme biblique » (Albert Mohler) et à « un profond manquement à la responsabilité pastorale » (Sam Allberry).

De même, dans une affaire plus récente, le pasteur et auteur Alistair Begg, qui s’en tient pourtant à la doctrine orthodoxe sur le mariage, a vu son émission de radio populaire supprimée par un réseau chrétien conservateur. Begg avait conseillé à une grand-maman d’assister au mariage de son petit-fils avec une personne transgenre, alors que, pour des raisons doctrinales, elle hésitait à y aller. Dans un article publié dans le magazine First Things, le théologien Carl Trueman a fait valoir, à cette occasion, que le fait d’assister à un tel mariage constituait en soi une dérive doctrinale et représentait « un prix très élevé pour éviter de blesser les sentiments d’autrui. » Il ajoutait à ceci que « si les chrétiens pensent encore qu’il vaut la peine de payer ce prix, l’avenir de l’Église est vraiment sombre ».

En tant que parent évangélique d’enfants LGBTQ adultes, j’ai suivi ces deux controverses avec intérêt. Je partage certaines des préoccupations des critiques, mais je crois aussi que nous, évangéliques américains qui nous en tenons aux doctrines historiques du christianisme sur la sexualité et le genre — la position traditionnelle ou « non affirmative », selon le vocabulaire en vigueur — avons besoin de plus, et non de moins, d’échanges sur ces questions tout à fait pratiques. Comment être de bons « prochains » pour les personnes LGBTQ que nous côtoyons dans nos foyers, sur nos lieux de travail ou dans nos églises ?

Certes, il existe un certain nombre de ressources abordant le sujet, comme le livre Dieu est-il homophobe de Sam Allberry ou le cours proposé en ligne par The Center for Faith, Sexuality & Gender. Mais au-delà de ce genre d’outil et de certains livres, nous avons besoin d’échanges « en vrai » sur nos circonstances de vie bien spécifiques. Les parents chrétiens d’enfants LGBTQ ont soif de développer une vision durable de la vie quotidienne avec leurs enfants. On pourrait certes émettre certaines critiques par rapport à l’approche de Stanley et Begg, mais la simple réaffirmation d’une juste doctrine, bien que nécessaire, ne suffit pas à elle seule à répondre à la question pratico-pratique de savoir comment vivre avec nos enfants.

En tant que parents évangéliques, nous sommes enracinés dans une compréhension du monde où Dieu a créé l’humanité sous deux formes distinctes que nous appelons mâle et femelle. Nous croyons que l’intimité sexuelle est réservée au mariage monogame entre un homme et une femme. Mais comment nous comporter avec nos enfants, en particulier les enfants adultes, lorsqu’ils choisissent une vie qui n’est pas ancrée dans cette même vision des choses ?

Nous leur avons clairement dit ce que nous croyons. Que faire maintenant ?

Je soupçonne qu’une grande partie de la réaction à la conférence Unconditionnal et aux propos de Begg résulte de la crainte qu’un examen ouvert de ces questions n’entraîne inévitablement une dérive théologique importante. Pour certains, celle-ci pourrait avoir des conséquences désastreuses pour l’Église et pour les personnes concernées au premier chef. Cette crainte est amplifiée par une mentalité de guerre culturelle présente dans le monde évangélique depuis les controverses entre fondamentalistes et modernistes du début du 20e siècle. Et cette mentalité tend à faire des personnes LGBTQ nos ennemis, des ennemis qu’il faudrait constamment mettre face à « la vérité ».

Il est bon de dire la vérité. Mais en adoptant une attitude de confrontation permanente, il nous est impossible de tendre l’oreille à ce que l’apôtre Paul conseille aux chrétiens de Rome : « S’il est possible, pour autant que cela dépende de vous, soyez en paix avec tous. » (Rm 12.18) Et si pour beaucoup la recherche de réponses à ces questions relationnelles a été une raison de s’éloigner de l’orthodoxie, il y a d’autres issues possibles.

Le chemin à trouver est celui de la juste pratique (ou orthopraxie), qui requiert du discernement. Or le discernement est une entreprise naturellement délicate. Ce qui la rend délicate, c’est notre faillibilité. Car si la Parole de Dieu est entièrement digne de confiance, l’application que nous en faisons ne l’est pas forcément. Nous choisissons parfois d’être indulgents alors que nous devrions être fermes, ou sévères alors que nous devrions être plus souples. Quelles que soient notre diligence spirituelle et nos bonnes intentions, il y a toujours un risque que nous fassions le mauvais choix. Si l’on ajoute à cela que même de bons choix peuvent causer la souffrance de ceux que nous aimons, le discernement devient carrément décourageant.

Mais ignorer la nécessité du discernement n’est pas une option. La peur de nous tromper ne nous dispense pas d’aimer celui ou celle qui a besoin de réponses pratiques à ses questions et qui a des choix à faire. Les chrétiens devraient-ils suivre l’usage des « pronoms préférés » ? Quelle attitude adopter face aux mariages homosexuels dans nos familles ou parmi nos collègues ? Quelles règles de « vivre ensemble » adopter dans nos foyers avec nos enfants en couple du même sexe ?

Pour beaucoup d’entre nous, il ne s’agit pas de simples questions théoriques, mais de situations réelles impliquant de vraies personnes et exigeant des réponses souvent urgentes. Tels sont les circonstances dans lesquelles nous devons pratiquer le discernement, en appliquant ce que nous savons de la Parole de Dieu, au mieux de nos capacités, avec beaucoup d’attention et d’humilité. Ce sont ce genre de questions pour lesquelles les parents évangéliques comme moi (et les grands-parents, comme dans le cas abordé par Begg) aimeraient de l’aide.

Il nous arrivera de nous tromper. Parfois, comme le dit J. I. Packer dans son célèbre Connaître Dieu, un « chrétien […] s’aperçoit qu’il n’a pas suivi les directives divines et qu’il s’est engagé dans une mauvaise direction ». Mais même dans ce cas, le dommage n’est pas définitif, assure Packer, et Dieu a la bonté de protéger ses brebis — y compris nous — de notre propre pensée faillible. Ainsi, conclut Packer, « il apparaît que c’est dans un esprit de confiance en ce Dieu qui ne nous laissera pas perdre nos âmes qu’il convient de parler de direction divine. »

Le discernement nécessite un travail assidu, la prière, la réflexion à partir des Écritures et la mise à l’épreuve des esprits (1 Jn 4.1-6). La tâche est loin d’être aisée pour nous qui vivons dans un contexte où la fenêtre d’Overton – ce champ de ce qui est acceptable ou non – se déplace constamment. Mais cette tâche sera plus ardue encore si nous devons l’aborder seuls, sans nos compagnons évangéliques orthodoxes qui craindraient d’aborder ces questions pratiques avec nous.

Victor Clemente est un auteur indépendant, spécialisé dans les questions de foi et de culture. Son travail a été publié dans Christ and Pop Culture et Faithfully Magazine. Retrouvez-le sur X à l’adresse @The_Wait_Room ou sur Threads à l’adresse @the_wait_rm.

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Il y a des choses à prendre dans la nouvelle pensée éthique de la Silicon Valley

L’altruisme efficace et le long-termisme sont très à la mode. Quel regard chrétien poser sur ces idéologies ?

Christianity Today June 12, 2024
Illustration par Christianity Today/Images sources : Getty

Fin mai, l’ancien responsable des cryptomonnaies de la société américaine FTX, Ryan Salame, a été condamné a plus de sept ans de prison pour des délits financiers fédéraux commis dans l’exercice de ses fonctions. Le milliardaire fondateur de la société, Sam Bankman-Fried, avait lui aussi été condamné il y a quelques mois pour avoir participé à « l’une des plus grandes fraudes financières de l’histoire ». Cette affaire a fait la une des journaux et suscite de nombreuses réflexions dans le domaine naissant de l’éthique des technologies.

Le nom et l’histoire de Bankman-Fried sont inextricablement liés à la nouvelle pensée éthique de la Silicon Valley, qui est de plus en plus influencée par le « long-termisme », l’idée qu’influencer positivement l’avenir est la priorité morale de notre époque, et par l’« altruisme efficace », qui établit que si l’on veut faire le bien, il faut le faire le plus efficacement possible.

Les principaux maîtres à penser de ces courants sont William MacAskill (What We Owe the Future, 2022) et Roman Krznaric (The Good Ancestor, 2020). MacAskill a justement enseigné Bankman-Fried pendant son séjour à Oxford, lui conseillant de maximiser ses talents acquis dans les affaires et la philanthropie. C’est ainsi que, fondée au nom du long-termisme et de l’altruisme efficace, la société FTX de Bankman-Fried a acquis la confiance des investisseurs et des milliards de dollars, dont une partie est allée à des causes charitables, tandis qu’une grande partie a fini par atterrir dans la poche du fondateur.

Non seulement l’accent mis par Bankman-Fried sur des objectifs moraux à long terme a fini par éclipser la question de l’éthique de ses actions personnelles immédiates, mais il semble que des figures de proue du mouvement comme MacAskill aient ignoré les mises en garde répétées concernant Bankman-Fried. Pourquoi ? Comme l’a écrit Charlotte Alter dans le magazine Time, « pour un groupe de philosophes qui ont passé leur vie à observer des compromis moraux et à peser des risques existentiels, les avertissements concernant Bankman-Fried menaient à un choix entre conserver un grand donateur à l’éthique douteuse ou renoncer à des millions de dollars qui, selon eux, pouvaient stimuler leur mouvement naissant pour aider à sauver l’avenir de l’humanité ».

Il semble que l’une des faiblesses de cette nouvelle pensée éthique soit en effet la vieille idée selon laquelle « la fin justifie les moyens ». Le fait de restreindre sa vision à de grands objectifs éthiques futurs peut fréquemment conduire à des méthodes contraires à l’éthique à court terme. C’est pour cette raison, entre autres, que certains tirent la sonnette d’alarme concernant cette nouvelle approche de l’éthique, notamment l’historien des idées Émile P. Torres, pour qui l’altruisme efficace et le long-termisme sont des « idéologies toxiques » aux « tendances dystopiques inquiétantes ». Il se pourrait bien, avance-t-il, que « les idées préférées de la Silicon Valley pour améliorer le monde menacent en fait de le rendre beaucoup, beaucoup plus mauvais ».

Pourtant, des groupes d’altruisme efficace et de long-termisme voient le jour dans les universités de tous les États-Unis et semblent trouver un écho particulier auprès des jeunes étudiants désireux de défendre des causes charitables et de faire la différence dans le monde. Comme l’observe Benjamin Vincent dans un récent article de Christianity Today, la « confiance apocalyptique » du métamodernisme remplace rapidement le cynisme du postmodernisme dans l’esprit des nouvelles générations.

Le long-termisme et l’altruisme efficace fonctionnent bien ensemble. Tous deux sont guidés par un utilitarisme pragmatique dans lequel les décisions éthiques sont calculées en fonction du bonheur futur du plus grand nombre possible de personnes. Par exemple, donner de l’argent pour prévenir les épidémies est tout à fait logique, car cela peut permettre de sauver un grand nombre de vies humaines. De même, la lutte contre le changement climatique et la prévention d’une guerre nucléaire sont des moyens philanthropiques efficaces.

Ces principes sont de plus en plus populaires dans le monde des affaires et parmi les leaders de l’industrie technologique, y compris Elon Musk, qui a qualifié le travail de MacAskill de « proche » de sa philosophie, qui inclut elle également un pronatalisme très marqué. En 2021, Musk proposait de mettre à disposition pour au moins 6 milliards de dollars d’actions Tesla si le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies pouvait fournir un compte rendu détaillé de la manière dont cet argent serait dépensé pour aider les personnes souffrant de la faim sur la planète. Au lieu de fournir directement des données précises, la directrice exécutive du PAM, Cindy McCain, a d’abord répondu dans le registre relationnel et idéologique.

On aurait dit deux bateaux se croisant brièvement dans la nuit pour ne plus jamais se revoir : Musk, un ingénieur, qui voulait des données concrètes pour résoudre un problème tangible, face à une fonctionnaire soulignant d’abord des aspects idéologiques du problème. Alors que de nombreux internautes l’exhortaient à tout de même faire don de ses 6 milliards de dollars, Musk a fait don de 5,7 milliards de dollars de ses actions Tesla à une organisation caritative inconnue dans les semaines qui ont suivi.

Cette nouvelle pensée éthique est fondamentalement centrée sur la recherche du bonheur et du bien-être, ce qui implique une responsabilité morale de s’engager activement dans une lutte collective contre les catastrophes environnementales, la maladie, la pauvreté, la guerre et l’oppression. Compte tenu des calculs détaillés nécessaires pour des projets humanitaires de cette envergure, il n’est pas surprenant que cette approche soit particulièrement populaire parmi ceux qui ont une formation en sciences exactes, notamment en ingénierie, en technologie et dans d’autres domaines très axés sur l’utilisation efficace du temps et de l’argent.

Pour les chrétiens, il y a beaucoup à saluer comme à critiquer. Oui, les leaders du secteur technologique sont conscients des risques futurs et sont prêts à employer leurs propres ressources pour les atténuer. Cependant, leurs motivations et leurs solutions s’inspirent d’un techno-optimisme qui réduit souvent les problèmes du monde à des questions techniques nécessitant des solutions techniques. Ce faisant, ils finissent par négliger les causes sous-jacentes de certaines de ces problématiques globales, qui ne peuvent être résolues par plus d’argent ou une meilleure technologie. Il y faut aussi un changement du cœur humain.

Prenons, par exemple, le récent livre de Bill Gates, How to Avoid a Climate Disaster (2021). Cet ingénieur en informatique considère le changement climatique comme un problème matériel et propose des solutions pratiques pour y remédier : finançons la recherche et le développement pour l’innovation en matière de technologies plus propres et plus efficaces, et laissons l’industrie et les marchés collaborer avec les gouvernements pour les mettre en œuvre. Il se concentre sur l’investissement rapide à grande échelle dans l’innovation afin de s’assurer que ces nouvelles technologies deviennent économiquement viables.

Mais ce qu’il ne mentionne pas, ce sont les nombreux moteurs invisibles et systémiques du changement climatique, notamment le consumérisme effréné de l’Occident, la tendance sociale à vouloir rivaliser avec ses voisins, les fonds de pension et leurs investissements dans les industries fossiles visant à satisfaire les actionnaires, et les gouvernements qui continuent à subventionner les combustibles fossiles pour satisfaire leurs populations.

Pensez encore à la façon dont les têtes d’affiche du monde de la technologie abordent les menaces que l’intelligence artificielle générative (IA) fait peser sur l’humanité. Lors du sommet sur l’IA qui s’est tenu à Londres l’année dernière, des leaders de l’industrie technologique ont rédigé une lettre ouverte demandant de suspendre le développement de ce type d’IA en raison des risques à long terme qu’elle comporte. Mais ce qui n’a jamais été mentionné, ce sont les dangers déjà bien présents des algorithmes Internet qui nous rendent dépendants de nos écrans et créent beaucoup d’anxiété parmi les plus jeunes générations. Le risque futur de l’IA envisagé se limitait à sa force de calcul, et non à son potentiel entre les mains des géants des médias sociaux désireux de nous rendre captifs de leurs plateformes.

Cependant, il y a aussi bien des éléments que les croyants peuvent saluer dans cette façon de penser. L’éthique chrétienne prend également en compte le bien-être des autres, parfois même au détriment de notre propre bonheur. Notre vision du monde doit également être tournée vers l’avenir : Dieu lui-même a promis aux Israélites que leurs enfants et les enfants de leurs enfants seraient bénis par leur obéissance à ses commandements — ou maudits par leurs actes injustes (Ex 34.7).

Ces principes correspondent également à l’idée biblique selon laquelle Dieu nous appelle à être de bons intendants. Lorsque Jésus reviendra pour renouveler la création, nous serons jugés selon nos « œuvres » (Ap 20.12), y compris notre façon de traiter les gens et la terre. En fait, cette éthique apporte un utile correctif à la tendance de certains croyants à se concentrer sur la tâche urgente de l’évangélisation (le Mandat missionnaire) au détriment du premier commandement de Dieu à l’humanité : « Reproduisez-vous, devenez nombreux, remplissez la terre et soumettez-la ! » (Ge 1.28) L’être humain a été placé dans le jardin « pour qu’il le cultive et le garde » (Ge 2.15).

L’altruisme efficace et le long-termisme soulèvent tous deux de grandes questions. Les chrétiens devraient y réfléchir et chercher des réponses fondées sur les Écritures, en interrogeant par exemple l’impact de nos conceptions eschatologiques sur notre appréciation de l’éthique chrétienne. D’un point de vue pratique, la réflexion dans ce domaine peut également fournir des pistes pour un dialogue pertinent avec nos concitoyens sur les politiques qui servent le mieux le bien-être de l’humanité. Les adeptes du long-termisme et de l’altruisme efficace peuvent aider les chrétiens à réfléchir à ce que nous devrions défendre et à ce que nous sommes prêts à faire pour améliorer notre monde, aujourd’hui et à l’avenir.

On peut également admirer les efforts déployés par certains pour promouvoir cette cause. MacAskill préconise de donner 10 % de ses revenus à des œuvres de bienfaisance, de faire du bénévolat et de choisir des emplois qui feront la différence dans le monde. De même, l’auteur Rutger Bregman finance une école pour « l’ambition morale » afin d’encourager les jeunes professionnels à ne pas se contenter de choisir un emploi bien rémunéré et de donner de l’argent à des œuvres caritatives, mais à faire une différence sur le plan moral dans le poste qui correspond le mieux à leur talent.

Mais, comme toute chose, cette idéologie peut avoir de sombres facettes, surtout si l’on remonte à sa source. Peter Singer, l’un des éthiciens les plus populaires et les plus influents de ce siècle, a été l’un des premiers à théoriser l’altruisme efficace. Il s’agit également d’un athée qui a avancé d’étranges propositions éthiques par le passé, notamment en plaçant les droits des animaux sur un pied d’égalité (ou de supériorité) avec les droits de l’homme. Bien que la plupart des gens ne souscrivent pas aux croyances les plus marginales de Singer, nous devons nous rappeler que cette nouvelle pensée éthique s’enracine dans une philosophie de vie spécifique, une vision du monde largement séculière qui se prête bien à une forme plus sophistiquée d’hédonisme, où le but ultime de la vie humaine est la poursuite du bonheur.

L’altruisme efficace, qui cherche à concentrer toutes nos ressources sur la maximisation ou l’optimisation de notre impact positif — rendre le plus grand nombre de personnes heureuses pour un avenir lointain — peut également entrer en contradiction avec les principes de notre marche à la suite de Jésus. À l’aune de cette nouvelle éthique, laisser 99 brebis pour en sauver une n’a pas de sens. Il en va de même pour le gaspillage d’un parfum coûteux aux pieds de notre Sauveur. Le Samaritain s’est-il demandé si le fait de s’occuper de son prochain blessé au bord de la route était l’utilisation la plus efficace de son temps et de son argent ?

Les philosophes chrétiens critiquent depuis longtemps la tendance des sociétés post-industrielles à percevoir les problèmes de la vie, et leurs solutions, comme purement techniques. Dans La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954), Jacques Ellul met en garde contre le fait que lorsque nous comptons trop sur la capacité de la technologie à assurer le bonheur futur de l’humanité, « ce ne sont plus les idées et les théories qui dominent, mais le pouvoir de production ».

Cela ne veut pas dire que la productivité n’a pas d’importance. Les chrétiens peuvent et doivent participer à l’analyse technique des problèmes de ce monde et contribuer à trouver des solutions efficaces, durables et à long terme. Nous devons également éviter de tout réduire à la dimension spirituelle, où le sauvetage de l’âme devient notre seul objectif dans cette vie. En somme, chaque fois que nous réduisons l’éthique à une seule dimension — qu’elle soit technique ou spirituelle — nous perdons de vue d’autres facettes de la réalité.

Le théologien néerlandais Abraham Kuyper écrivait : « Il n’y a pas un seul centimètre carré du domaine de l’existence humaine dont Christ, souverain sur toutes choses, ne clame pas : “C’est à moi !”. » Il enseignait que toute vie est soumise à la grâce commune et que les chrétiens doivent s’engager dans tous les domaines de recherche. Ce principe a été repris par son héritier intellectuel, Herman Dooyeweerd, qui a élaboré une vision chrétienne holistique de la vie au service de notre Créateur, estimant que les chercheurs chrétiens devraient planter hardiment « la bannière de la royauté du Christ » dans tous les domaines d’étude.

Le long-termisme et l’altruisme efficace peuvent nous offrir un terrain commun auquel faire appel en vue d’un engagement conjoint avec nos contemporains pour le bien-être futur de nos enfants, de la terre et de la société. Mais un système éthique qui se définit uniquement par ces idéologies peut manquer d’une vision plus holistique de la vie. Nous devons rechercher une sagesse équilibrée qui dépasse les aspects purement logistiques et techniques de problèmes complexes comme la faim dans le monde. Il est nécessaire de prendre en compte des questions plus proches du cœur de ces problèmes.

En tant que croyants, nous sommes responsables de toutes nos actions (2 Co 5.10) et nous ne devons pas nous lasser de faire du bien à tous (Ga 6.9-10). Cependant, en tant qu’êtres humains déchus dans un monde déchu, il nous faut une certaine humilité quant à ce que nous croyons pouvoir accomplir de ce côté-ci de l’éternité, ainsi qu’une dépendance de tous les instants à l’égard de notre Créateur. Car même si nous échouons dans nos efforts, nous sommes soutenus par la grâce de Dieu. C’est pour cette raison que le joug du Christ est facile et son fardeau léger (Mt 11.30).

Maaike E. Harmsen est théologienne réformée, prédicatrice, autrice et conseillère municipale à temps partiel aux Pays-Bas.

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