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Une orthodoxie fidèle requiert des lectures variées

Les évangéliques devraient humblement s’inspirer de toutes les traditions chrétiennes, mais beaucoup ignorent ou se méfient de la théologie préprotestante.

Christianity Today December 19, 2024
clu / Getty

Un de mes étudiants m’a récemment demandé depuis combien de temps j’enseignais la théologie. « Dix ans », ai-je répondu. Alors que je retournais m’asseoir à mon bureau, une question me trottait dans la tête : Qu’ai-je laissé à mes étudiants après une décennie ?

Dans mon égocentrisme de l’instant, je m’imaginais comme celui qui leur avait transmis le don de la connaissance. Mais en réalité, l’une des meilleures choses que j’ai pu faire est simplement de les équiper de la sagesse éprouvée de leurs prédécesseurs pour affronter les mers houleuses du ministère contemporain.

Plus j’enseigne, plus j’adhère à cette observation de C. S. Lewis : « La tâche de l’éducateur moderne n’est pas de défricher des jungles, mais d’irriguer des déserts ». Dans cette entreprise d’irrigation, il me semble cependant que de larges pans de la grande tradition chrétienne sont encore aujourd’hui délaissés par nos institutions théologiques.

Lorsque j’ai commencé mon doctorat en théologie dans un séminaire protestant, j’ai reçu une liste de lectures obligatoires. À l’époque, sur 128 livres, seuls trois (!) avaient été écrits par des auteurs prémodernes (du premier au quinzième siècle).

Même lorsque mon cursus s’est orienté vers l’histoire, les séminaires sautaient des Pères de l’Église aux Réformateurs avant d’avancer jusqu’à l’histoire moderne. La moitié — oui, la moitié — de l’histoire de l’Église a pourtant eu lieu au Moyen-Âge. Cette lacune dans ma formation apparaissait comme un gouffre béant. J’ai donc demandé à mon école de pouvoir élaborer ma propre étude indépendante de la théologie et de l’histoire médiévales.

Les choses ont-elles changé aujourd’hui ?

Christopher Cleveland raconte comment les séminaires évangéliques se sont attachés à remplacer les théologiens libéraux par des théologiens conservateurs. Dans le processus — par négligence ou évitement — « est née une génération de savants évangéliques qui n’avait aucune connaissance sérieuse des catégories classiques de la théologie développées dans la pensée orthodoxe patristique, médiévale et réformée ».

En tant que protestants, beaucoup d’entre nous ont appris que tout avait bien commencé dans l’Église primitive, mais qu’ensuite l’Église était entrée dans un âge de ténèbres. Heureusement, les Réformateurs ont rallumé la lumière et rétabli la véritable Église, perdue depuis l’époque des apôtres.

Nous imaginons à tort que les Réformateurs voulaient rompre totalement et radicalement avec le passé, fonder une nouvelle Église, plutôt que de chercher à renouveler l’Église, une, sainte, catholique et apostolique.

Les conséquences pratiques de cette pensée sont très sérieuses : la plupart des protestants d’aujourd’hui n’ont aucune idée de ce qui s’est passé dans l’Église pendant près de mille ans. Pourtant, ils sont sûrs d’une chose : quoi qu’il se soit passé pendant l’ère prémoderne, cela ne vaut pas le temps que l’on pourrait y consacrer et ne peut que corrompre le christianisme.

Tel est l’état d’esprit de nombreux croyants, que l’on peut faire remonter aux prédications qui leur sont adressées depuis la chaire. Et puisque la plupart des pasteurs sont formés dans des institutions théologiques, la source du problème se trouve souvent dans la vision qui sous-tend celles-ci.

De l’extérieur du monde évangélique, on pourrait se demander comment une telle chose a pu se produire. Bon nombre de ceux qui ont fréquenté des institutions laïques peineraient à imaginer qu’on laisse subsister un tel gouffre. J’aimerais pouvoir dire que l’oubli est purement administratif, mais tel n’est pas le cas. Nous payons là les conséquences de notre mauvaise conception de l’histoire.

Alors, comment changer de cap ? La réponse passe par l’humilité.

Parmi les pasteurs et théologiens, C. S. Lewis est bien connu pour son célèbre livre Les fondements du christianisme, qui soulignait son attachement indéfectible à l’orthodoxie, terme par lequel il désignait le christianisme classique.

Pourtant, nombreux sont ceux qui oublient qu’au milieu de ce classique de l’apologétique, Lewis consacre deux chapitres entiers à retrouver les subtilités du Credo de Nicée et de sa doctrine de la génération éternelle. Lewis rédigea aussi une préface à l’une des plus grandes œuvres de l’histoire chrétienne, Sur l’Incarnation, du père de l’Église orientale Athanase.

Lewis recommandait — ou plutôt enjoignait vivement — aux modernes de sa génération de lire davantage de livres anciens. Il ne le faisait pas parce que ces auteurs prémodernes étaient exempts de défauts. Chaque génération a ses angles morts. Mais les angles morts de nos prédécesseurs ne sont pas toujours les nôtres.

« Aucun d’entre nous ne peut complètement échapper à cet aveuglement, mais nous l’accroîtrons assurément et affaiblirons notre protection contre lui si nous ne lisons que des livres modernes », écrivait Lewis. « Le seul remède est de laisser souffler dans nos esprits la brise rafraîchissante des siècles, et cela ne peut se faire qu’en lisant de vieux livres. »

Ainsi, Lewis revenait par exemple souvent à la vision du monde centrée sur Dieu de la théologie médiévale, qu’il considérait comme un antidote au cosmos désenchanté du modernisme sceptique de son époque. Comme le souligne Jason Baxter dans un récent livre, Lewis pensait qu’il était « de son devoir de sauver non pas tel ou tel auteur ancien, mais la sagesse générale du long Moyen-Âge, et de la vulgariser pour son monde ».

Lewis n’avait aucune patience pour le « snobisme chronologique » de son époque. Il craignait que ce mépris à l’égard du passé ne détruise l’orthodoxie chrétienne elle-même. Il y voyait non seulement le fruit de l’ignorance, mais aussi celui de l’irréligion.

Et nous devrions faire de même.

L’appel à la tradition n’est pas l’apanage de ceux qui pensent tout savoir. C’est tout le contraire : il faut pour cela avoir l’humilité d’arrêter de parler — obsédés que nous sommes par notre propre voix — et de commencer à écouter.

« La tradition refuse de se soumettre à la petite oligarchie arrogante de ceux qui ne font que se trouver sur terre », écrivait G. K. Chesterton dans Orthodoxie. Chesterton et Lewis appelaient tous deux leur génération à s’humilier et à prêter attention à la « démocratie des morts ». Sans cela, l’Église ne pourrait que glisser vers des hérésies, nouvelles et anciennes.

Beaucoup de nos prédécesseurs dans la foi voyaient les choses de la même manière, y compris à la tête de la Réforme protestante.

À l’époque, Rome accusait les Réformateurs d’être novateurs et donc hérétiques. On les mettait dans le même sac que certains sectaires radicaux de leur temps. Ces radicaux considéraient que l’Église s’était perdue dans les ténèbres depuis l’époque des apôtres jusqu’à leur propre arrivée. Ils prétendaient ne croire qu’en la Bible et méprisaient les penseurs anciens. Ces radicaux se considéraient comme la seule véritable Église.

Les Réformateurs rejetaient l’arrogance de tels radicaux et refusaient de leur être associés. Contrairement à ceux-ci, les Réformateurs n’étaient pas des rebelles et des révolutionnaires désireux de diviser l’Église — des schismatiques dans l’âme. Leur intention fondamentale était de renouveler l’Église, arguant que Rome n’avait pas le monopole de la catholicité.

Comme je l’explique dans The Reformation as Renewalles Réformateurs faisaient constamment appel à l’Écriture, mais justifiaient leur interprétation de celle-ci en invoquant les théologiens du passé. L’Écriture était leur ultime cour d’appel, mais elle n’était pas leur seule autorité ; ils estimaient que l’Église était redevable à l’égard des credo, qui la gardaient fidèle au témoignage biblique lui-même.

Et s’ils émettaient de sérieuses critiques à l’égard de Rome sur des doctrines telles que le salut et les sacrements, ils exprimaient également leur accord sur de nombreuses autres doctrines. Le contraire aurait remis en question leur orthodoxie, confirmant ainsi les accusations de Rome.

Le spécialiste de la Réforme Richard Muller fait une observation qui donne à réfléchir : « La Réforme a modifié relativement peu » de doctrines majeures de la foi chrétienne.

Des doctrines telles que le salut et l’Église avaient besoin de sérieux correctifs. Cependant, des doctrines aussi centrales pour le christianisme que « Dieu, la Trinité, la création, la providence, la prédestination et les choses dernières ont été reprises par la Réforme magistérielle pratiquement sans modification », explique Muller. Pratiquement sans modification ! Les protestants sont-ils prêts à entendre cela ?

Non seulement nos pères protestants ont continué à s’appuyer sur la théologie des Pères de l’Église, mais ils étaient plus redevables envers les scolastiques médiévaux — notamment Thomas d’Aquin — qu’on ne le pense souvent.

Peu de théologiens dans l’histoire de l’Église ont perpétué les doctrines bibliques et orthodoxes de Dieu et du Christ avec une précision aussi habile que Thomas d’Aquin.

Je l’aborde donc fréquemment dans mon cours sur la Trinité dans le séminaire évangélique où j’enseigne. Chaque année, des étudiants me rapportent avec enthousiasme qu’ils ont fait une découverte surprenante : Thomas d’Aquin s’avère beaucoup plus orthodoxe sur la Trinité que certains évangéliques contemporains.

Mais un après-midi, en entrant dans ma classe, j’ai trouvé sur mon podium un chapelet géant, avec un crucifix et une note qui disait : « Pour le Dr Barrett ». Le message était clair : un professeur qui enseigne Thomas d’Aquin doit être un catholique romain convaincu.

J’aurais ri si je ne m’étais pas senti si désolé pour cet étudiant anonyme. Sommes-nous si peu sûrs de nous, en tant que protestants, que nous ne puissions bénéficier de l’un des plus grands esprits de l’histoire de l’Église — en particulier sur une doctrine aussi essentielle que la Trinité — simplement parce que nous ne sommes pas d’accord avec lui sur la sotériologie et l’ecclésiologie ?

Même nos ancêtres dans la Réforme étaient suffisamment sûrs de leurs convictions protestantes pour reprendre sa pensée de manière critique dans d’innombrables domaines — de l’interprétation biblique aux attributs de Dieu, en passant par la Trinité, l’éthique et l’eschatologie. Les théologiens réformés n’ont pas seulement utilisé Thomas d’Aquin contre les catholiques romains, mais Michael Horton a montré que beaucoup d’entre eux étaient encore plus thomistes que leurs adversaires.

Les théologiens évangéliques modernes qui évitent Thomas d’Aquin s’inspirent souvent de la scolastique protestante, comme le penseur puritain John Owen. Pourtant, la méthode et la théologie des scolastiques protestants étaient fidèles à l’orthodoxie biblique précisément parce qu’ils dépendaient de Thomas d’Aquin.

Ces liens sont si indéniables que Crossway, un éditeur évangélique, prévoit de publier un ensemble de plusieurs volumes sur Thomas d’Aquin pour les protestants — écrit par une équipe d’auteurs protestants.

Dans tout cela, il ne s’agit pas de sacraliser Thomas d’Aquin ou quelque autre penseur. Il s’agit de pouvoir entendre, de manière à la fois critique et humble, comment un tel penseur peut exprimer des idées intemporelles et transcendantes qui permettent de retrouver la bonté, la vérité et la beauté éternelles de Dieu dans notre monde désenchanté.

Nous évangéliques, avec nos penchants modernes, aimons souvent jouer aux juges, séparant les « bons » des « méchants » de l’histoire chrétienne. Ce faisant nous en aboutissons à vénérer les premiers et à éliminer les seconds. Cette approche de l’histoire est implacable pour créer des idoles et perpétuer la culture de l’annulation.

Un tel état d’esprit n’encourage pas seulement un sectarisme diviseur — où, en fin de compte, personne à part nous ne représente la véritable Église — mais il manque également d’empathie. Ses tenants se montrent incapables de comprendre la complexité des personnes, des mouvements, des institutions et d’époques entières du passé, et ne pourront guère en tirer des enseignements. Derrière ce type de jugement se cachent nos propres insécurités, nos agendas et notre volonté de préserver notre communauté.

Comme le dit l’adage, les gens ont toujours peur de ce qu’ils ne connaissent pas. Et cette peur de l’inconnu, masquée par une rhétorique de l’hostilité, se traduit dans la formation des responsables chrétiens de demain, ce qui a pour effet d’influencer l’ensemble des croyants.

J’ai récemment discuté avec un jeune profondément découragé par les évangéliques d’aujourd’hui — c’est-à-dire des évangéliques devenus fondamentalistes et indifférents ou méfiants à l’égard de tout ce qui est prémoderne — qui se demandait si le mouvement évangélique avait encore de véritables racines historiques à offrir.

Si les responsables évangéliques ne peuvent pas suivre l’exemple de leurs ancêtres protestants et affirmer que l’Église est catholique — « universelle » — la prochaine génération trouvera une autre confession qui le fera.

Le changement de cap est toujours un défi. Mais je crois que nous devrions commencer par le remède prescrit par Lewis pour laisser encore la rafraîchissante brise de l’orthodoxie souffler dans nos esprits.

Matthew Barrett est l’auteur de Simply Trinity: The Unmanipulated Father, Son, and Spirit (Baker Books), professeur associé de théologie chrétienne au Midwestern Baptist Theological Seminary, et animateur du podcast Credo.

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Les 18 articles de Christianity Today les plus lus en français en 2024

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Christianity Today December 17, 2024
Illustration by Christianity Today

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Culture

L’Avent est étrange et c’est tant mieux !

En tant que conservateur d’art, j’aime la façon dont l’art contemporain rend le monde troublant, tout comme le fait l’histoire de la naissance de Jésus.

An abstract advent wreath and candles
Christianity Today December 17, 2024
Illustration by Mallory Rentsch Tlapek

La première œuvre que j’invite mes étudiants en histoire de l’art à aller voir est un cube de verre d’un mètre de côté. Ses plaques carrées de verre poli, infusées de métal, rendent la sculpture à la fois réfléchissante et transparente. Le cube est loin de laisser ses visiteurs indifférents. Il pique la curiosité des uns, en trouble d’autres, ou suscite le mépris. Je demande à mes élèves de se concentrer sur le cube et de l’observer pendant deux minutes entières. Une éternité face à quelque chose qui semble n’avoir pas de sens !

À la fin de l’exercice, les étudiants sont tous impatients de parler de l’œuvre, de la façon dont elle réfracte les couleurs et la lumière. Souvent, les échanges sont ponctués de rire. Cet exercice d’observation de deux minutes me renvoie bien à la formule de l’historienne de l’art Jennifer Roberts : « Ce n’est pas parce que vous avez regardé quelque chose que vous l’avez vu. »

Regarder une œuvre d’art est déroutant. Et l’art contemporain peut être particulièrement déroutant. Cela reste vrai pour moi dans mon travail d’historien de l’art et de conservateur. Mais j’ai aussi appris que lorsque je me rends véritablement présent à une œuvre, elle m’offre « des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ».

Cette confusion que l’art de qualité suscite est précieuse. Elle remet en question ce que nous croyons savoir et la manière dont nous le savons. Elle résiste à notre contrôle, non pas en exerçant sur nous une force égale et opposée à la nôtre, mais en nous touchant de manière détournée, en nous déséquilibrant. Les œuvres d’art nous sortent de notre confort. Elles reflètent le monde de manière étrange, nouvelle, autre, et parfois effrayante.

Plus tôt cette année, j’ai commencé à organiser une exposition pour le musée de mon université, avec entre autres le cube de verre de Larry Bell. Et j’ai senti que des œuvres comme celle-ci avaient quelque chose d’important à dire sur les événements de l’Avent, même si elles ne sont pas figuratives, comme le retable de Mérode, et ne sont pas le fait d’artistes chrétiens.

À deux mille ans de distance, l’Avent me fait souvent l’effet de ce cube — fermé, hermétique, indifférent à ma présence. Mais en plongeant mon regard dans le verre, je découvre dans son reflet une autre version de moi, surpris par son altérité. Il m’amène à me voir, à voir les autres et à voir le monde différemment. C’est ce que fait aussi l’Avent.

« N’ayez pas peur » est l’une des formules les plus récurrentes dans les récits de la naissance de Jésus. Mais ce prologue angélique n’est pas suivi d’un « Je vais tout vous expliquer » ou d’un « Tout ira bien ». Il précède plutôt une incertitude totale. « N’aie pas peur » relève d’une invitation à voir avec les yeux de l’Esprit plutôt qu’avec la logique de l’humanité. Zacharie, Marie, Joseph et les bergers étaient tous invités à laisser leur vision terrestre du monde pour entrer dans ce qui est éternel.

« N’ayez pas peur » a trop souvent été interprété dans le sens de l’idéologie occidentale du « et ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Mais dans son contexte, cette phrase est prononcée par un être terrifiant et mystérieux. Elle constitue un avertissement : préparez-vous à voir le Dieu éternel sous la forme d’un bébé humain.

Dans notre galerie, près du cube de verre, une vidéo du sculpteur et danseur Nick Cave tourne en boucle. On y découvre ses « costumes sonores » composés de boutons, de paillettes et de flotteurs de pêche de toutes tailles, couleurs et formes, ainsi que de tissages de brindilles et de vieilles figurines. Toute cette collection de figures sculpturales surréalistes, explosion de couleurs et de textures, dégage une intense énergie.

Nick Cave a créé ses costumes en réaction au tabassage de Rodney King par des policiers en 1991. « En tant que jeune homme noir, je me sentais rejeté, abandonné », se souvient-il. « J’essayais juste de comprendre tout ça, le sens que cela avait. Un jour, dans le parc, j’ai regardé par terre et j’ai vu des brindilles. Et, je ne sais pas, j’ai commencé à en ramasser. Je les ai ramenées au studio et j’en ai fait un costume ». Lorsqu’il a enfilé le costume, il a remarqué les sons que celui-ci émettait et l’a baptisé en conséquence.

Des objets rejetés, abandonnés, deviennent de joyeuses révélations. Des matériaux fragiles et méprisés se font étrange vecteur d’espoir, comme une profonde illustration de 1 Corinthiens 1.27. C’est le genre d’œuvre d’art qui exige que nous mettions de côté notre recherche de sens — ces costumes sont bizarres ! — afin d’en percevoir la splendeur.

Soundsuits de Nick CaveAntonio Perez/Chicago Tribune/Getty
Soundsuits de Nick Cave

Dans ce que nous commémorons durant l’Avent, Dieu défie le pouvoir et la raison terrestres ; il utilise un bébé né dans la saleté d’une étable pour offrir le salut. Cette période de l’année nous rappelle qu’il nous faut abandonner nos façons de voir et de savoir si nous espérons apercevoir le royaume de Dieu (Jn 3.3).

Bien entendu, l’art contemporain n’est pas le seul à pouvoir nous aider à mieux comprendre l’Avent. Les œuvres classiques ont elles aussi quelque chose à nous apprendre. Mais il faut pour cela pouvoir les dégager des multiples couches de commentaires dont elles ont fait l’objet pour les voir d’un œil nouveau.

L’Incrédulité de saint Thomas (1603), du Caravage, ne fait pas partie de mon exposition (elle se trouve dans une galerie allemande). Et elle ne représente pas non plus une crèche. Mais elle me fait toujours penser à l’Avent.

Il est difficile de comprendre combien l’œuvre du Caravage était révolutionnaire à son époque. Nicolas Poussin, l’un des plus grands peintres du 17e siècle, disait même du peintre italien qu’il était « venu au monde pour détruire la peinture ».

Dans l’Incrédulité, le Caravage propose une interprétation surréaliste de ce qui se passe entre le Christ et Thomas en Jean 20.24-27. Le Christ y guide la main de Thomas dans laplaie de son côté.

L’Incrédulité de saint Thomas par Le CaravageWikiMedia Commons
L’Incrédulité de saint Thomas par Le Caravage

Pour moi, c’est la métaphore la plus émouvante et la plus convaincante de ce qui arrive lorsque nous commençons à réellement voir une œuvre d’art. Quand nous lui accordons toute notre attention, elle nous attire dans sa profondeur. Le Christ ne montre pas simplement à Thomas une cicatrice qui satisferait ses doutes intellectuels. Thomas est comme attiré dans le côté du Christ, vers une obscurité béante et terrifiante.

Dans le tableau du Caravage, la blessure du Christ ne semble être ni passée ni présente. Le peintre la représente comme un mystère éternel, celui d’un agneau immolé avant la fondation de la terre, celui d’un Dieu qui se fait enfant.

Ma prière est de pouvoir voir l’Avent comme Dieu le fait : en m’abandonnant à sa sagesse et en entrant dans son miracle.

Christian Gonzalez Ho prépare un doctorat en histoire de l’art à l’université de Stanford. Il est le cofondateur d’Estuaries.

Traduit par Anne Haumont

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News

Dans les Balkans divisés, les évangéliques sont peu nombreux, mais jouent leur rôle

Une chercheuse serbe explique comment les évangéliques de son pays ont fait une différence tangible.

The old center of Novi Sad In Serbia

The old center of Novi Sad In Serbia

Christianity Today December 11, 2024
Kristina Igumnova / Getty

Seul 1 % des habitants de Serbie sont protestants, et seule une fraction d’entre eux sont évangéliques. Mais l’anthropologue sociale Aleksandra Djurić Milovanović estime qu’ils ont eu un impact non négligeable dans le pays grâce à un travail social efficace et à leur engagement à l’encontre des divisions ethniques.

Chercheuse à l’Institut d’études balkaniques de l’Académie serbe des sciences et des arts à Belgrade, elle étudie les groupes religieux minoritaires en Serbie et en Roumanie depuis plus de 15 ans. Son travail, internationalement reconnu, porte notamment sur la migration des minorités religieuses persécutées, ainsi que sur des mouvements de renouveau dans l’église orthodoxe et sur le dialogue interreligieux.

Les Balkans, en Europe du Sud-Est, ont connu des changements importants après la dissolution de la Yougoslavie en 1991. Le pays s’est divisé en six républiques indépendantes : Serbie (avec le Kosovo qui a unilatéralement proclamé son indépendance), Croatie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Slovénie et Monténégro. Les Balkans comprennent également la Bulgarie, la Grèce, la Roumanie et l’Albanie. Religieusement parlant, le paysage est dominé par les catholiques, les orthodoxes et les musulmans.

Les intérêts d’Aleksandra Djurić Milovanović en matière de recherche ont été façonnés par son enfance dans la région de Banat, à cheval sur la frontière serbo-roumaine et présentant une composition très multiethnique et multireligieuse. Elle a pu observer que les groupes religieux minoritaires étaient souvent stigmatisés, en particulier dans le discours public.

« Lors de mes recherches dans les Balkans, j’ai remarqué que la peur des évangéliques est un élément de discours dominant », rapporte-t-elle. « Il est moins répandu qu’au siècle dernier, mais on ne sait toujours pas qui sont les évangéliques, ce qu’ils croient et quelle est leur contribution à la société. »

Selon elle, cette crainte est liée à l’étroite association entre identité religieuse et nationale en Serbie, à la perception de l’évangélisme comme une foi importée de l’extérieur de la tradition serbe et à la tendance à considérer les groupes évangéliques comme des sectes en raison de leurs efforts pour attirer des convertis des traditions religieuses dominantes.

La chercheuse estime que le travail universitaire et le dialogue amical peuvent apaiser ces craintes. Elle travaille sur des applications pratiques de ses recherches en tant que boursière et coordinatrice de projet du Réseau pour le dialogue de KAICIID. Cette organisation internationale et multiconfessionnelle de promotion du dialogue, basée en Europe, est engagée dans des projets d’inclusion sociale et de lutte contre les discours de haine et la discrimination.

Nous avons interrogé Aleksandra Djurić Milovanović sur la manière dont l’évangélisme s’est développé en Serbie et sur la façon dont les évangéliques ont pu accroître leur influence dans la région.

Quelle est l’histoire des évangéliques en Serbie ?

Les protestants sont autorisés dans ce qui est aujourd’hui la partie nord de la Serbie depuis 1781, mais les premiers évangéliques étaient des nazaréens issus [d’un mouvement anabaptiste originaire] de Suisse dans les années 1860. La traduction de la Bible dans les langues des différents groupes ethniques du nord de la Serbie par la British Bible Society a contribué à leur expansion. L’association disposait de colporteurs de bibles qui se rendaient à cheval dans les régions où les baptistes et les nazaréens étaient actifs.

À cette époque, l’Église orthodoxe serbe utilisait encore le vieux slavon pour le culte, et les gens ne comprenaient pas la liturgie ni ce que disait le prêtre. En revanche, les églises évangéliques organisaient des cultes dans la langue locale de chaque communauté, ce qui permettait même aux analphabètes d’entendre la Bible.

Les évangéliques ont apporté une petite révolution en Serbie en termes d’alphabétisation et de connaissance de la Bible. Ils ont introduit le chant des cantiques et la participation active de la communauté au culte. Le premier recueil de cantiques nazaréens, contenant principalement des chants luthériens, fut traduit de l’allemand en serbe par un célèbre poète national, Jovan Jovanović Zmaj. Lorsque les orthodoxes l’ont critiqué pour cela, il a répondu que cela ne ferait de mal à personne, puisque les chants parlaient d’amour chrétien et de respect.

Les évangéliques étaient révolutionnaires dans un autre domaine important : ils étaient multiethniques et multilingues. À l’époque, non seulement la religion était étroitement liée à l’appartenance ethnique, mais les mariages interethniques étaient rares. Les évangéliques ont été confrontés à de nombreux défis pendant la période communiste en Yougoslavie, ce qui en a poussé beaucoup à décider d’émigrer en quête de plus de liberté religieuse. Dans mon récent livre, je travaille en particulier sur les nazaréens, qui ont été sévèrement persécutés sous le communisme en raison de leur pacifisme. Leur histoire est un bel exemple de résilience et de préservation de l’identité évangélique au sein d’une communauté religieuse minoritaire.

Quel impact les évangéliques ont-ils eu pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995 et depuis lors ?

Lorsque la Serbie a accueilli des réfugiés en provenance de Bosnie et de Croatie pendant la guerre, de nombreuses organisations humanitaires évangéliques, soutenues par l’Occident, ont apporté leur assistance. Les gens se souviennent du soutien qu’ils ont reçu des églises évangéliques.

Les efforts de l’Agence adventiste de développement et de secours (ADRA) sont les plus connus. Pendant le siège de Sarajevo, l’ADRA a été la seule organisation confessionnelle à pouvoir fournir de l’aide, car on ne l’associait pas à l’un ou l’autre groupe ethnique. Les représentants de l’ADRA ont aussi joué un rôle crucial en tant que messagers pendant cette période tragique, en transportant des lettres entre la Serbie, la Bosnie et la Croatie pour les familles séparées par le conflit. C’était le seul moyen pour les gens de se dire qu’ils étaient en vie. Aujourd’hui encore, certains disent qu’« ADRA nous a sauvé la vie ».

Ces dernières années, les évangéliques ont pu aider les réfugiés du Moyen-Orient et d’Ukraine, ainsi que les sans-abri, en particulier les membres des communautés roms en Serbie. De nombreuses organisations humanitaires évangéliques font partie de réseaux transnationaux plus vastes, ce qui permet aux membres de la diaspora évangélique serbe de contribuer à diverses formes d’assistance humanitaire. Les évangéliques organisent également des activités fondées sur leurs valeurs pour les jeunes évangéliques et non évangéliques, et nombre d’entre eux apportent une contribution économique en tant qu’exploitants de petites entreprises.

Pensez-vous que cet engagement humanitaire attire les gens vers les églises évangéliques ?

Dans certains contextes, l’engagement humanitaire évangélique conduit à un intérêt accru, en particulier parmi les groupes minoritaires marginalisés, tels que les Roms. Il est remarquable de voir combien de Roms sont devenus pentecôtistes. Les églises pentecôtistes les accueillent activement, leur offrant un sentiment de communion et d’acceptation, ce qui contraste avec l’expérience des Roms très souvent socialement exclus. Il existe par exemple une grande église rom pentecôtiste dans la ville de Leskovac, avec des musiciens talentueux et des cultes retransmis en direct.

Les évangéliques jouent également un rôle important auprès des personnes âgées dans les petits villages, en les rassemblant pour favoriser les liens et la solidarité entre eux. Par rapport aux églises orthodoxes, les évangéliques ont une approche plus personnelle qui va au-delà des événements du week-end, avec un plus grand nombre d’activités pendant la semaine.

Nous sommes malheureusement témoins de nombreux conflits dans le monde aujourd’hui, et les gens vivent dans la crainte d’une nouvelle guerre et dans l’inquiétude pour le lendemain. Les sociétés qui émergent d’un conflit ont une atmosphère particulière. Les communautés évangéliques apportent souvent un soutien communautaire et un sentiment de solidarité. Dans mon étude, les organisations confessionnelles ont joué un rôle clé pour répondre aux besoins humanitaires urgents, tels que le grand nombre de réfugiés arrivant dans les Balkans en provenance du Moyen-Orient en 2015. Leur approche spécifique et leurs réseaux transnationaux ont permis d’apporter une réponse beaucoup plus immédiate aux personnes dans le besoin.

Comment pensez-vous que les minorités évangéliques dans d’autres pays pourraient contribuer de manière positive à leur société et y gagner du respect ?

Les évangéliques peuvent devenir plus actifs dans le dialogue entre chrétiens. Je suis très heureuse de voir la collaboration entre les pasteurs évangéliques et les prêtres orthodoxes dans les rassemblements interconfessionnels que j’organise. Des préjugés à l’égard de l’« autre » religieux peuvent être surmontés par le dialogue.

Les évangéliques évitent parfois le dialogue interreligieux parce qu’ils n’en comprennent pas la valeur ou la manière dont ils pourraient contribuer à ces dialogues en tant que minorité. Les chercheurs comme moi peuvent contribuer à créer un espace de formation où les gens peuvent se rencontrer et apprendre les uns des autres.

Les évangéliques peuvent également contribuer à sensibiliser le public à la stigmatisation des groupes minoritaires. Ils peuvent parler de liberté religieuse et de résilience parce qu’ils ont traversé des années difficiles d’oppression étatique ou de non-acceptation par les groupes religieux dominants.

Une approche très utile consiste à visiter différentes communautés religieuses. Je développe divers programmes interconfessionnels dans le cadre desquels nous visitons des groupes confessionnels et discutons avec des responsables religieux. Sans cette expérience personnelle, le dialogue peut paraître très abstrait. Si vous disposez d’un bon animateur capable d’interagir avec les membres de la communauté religieuse de cette manière, vous pouvez créer le dialogue sans même que les participants ne se rendent compte que c’est ce qu’ils sont en train de le faire.

Les groupes évangéliques ne sont pas actifs politiquement, ou s’ils le sont, ils ne s’expriment pas ouvertement en tant qu’évangéliques. Mais ces dernières années, de nombreux pasteurs évangéliques se sont efforcés d’adopter un langage plus universel, en particulier parmi les jeunes, et d’aborder des questions sociétales plus larges. Par exemple, certains abordent la question de la traite des êtres humains ou de la montée des discours de haine. De cette manière, le sens de leur présence est aussi mieux perçu.

Nick Vujicic, un orateur australo-américain d’origine serbe et d’arrière-plan nazaréen, fait partie de ces évangéliques qui parlent efficacement un langage plus universel. Des gens du monde entier admirent sa foi et la façon dont il a surmonté les obstacles malgré le fait qu’il soit né sans membres.  

De nombreux évangéliques hésitent à s’engager dans le dialogue interreligieux, car ils ne veulent pas cautionner des idées religieuses non chrétiennes.

L’objectif du dialogue est de vous faire sortir de votre zone de confort pour entrer dans un espace de croissance et de réflexion où vous apprenez à connaître l’autre. L’interaction avec l’autre vous conduit à un changement. Cela ne signifie pas que vous vous convertissez à son point de vue, mais que vous le comprenez et le respectez. Pour pouvoir comprendre et respecter les autres, il faut les connaître. Et vous ne pouvez pas les connaître si vous ne les écoutez pas activement.

Quelles autres tendances avez-vous observées dans la présence évangélique en Serbie ?

L’un de mes étudiants rédige sa thèse sur le développement de l’esprit d’entreprise dans l’Église adventiste du septième jour. De nombreux adventistes sont devenus entrepreneurs, car, n’étant pas censés travailler le samedi, il leur est difficile de trouver un emploi. On peut observer là qu’il existe un lien entre l’appartenance à un groupe évangélique, la volonté de travailler dur et la réussite dans les affaires. L’éthique protestante du travail de Max Weber est bien vivante en Serbie !

Les évangéliques, en tant que minorité religieuse, sont aussi porteurs de récits de résilience qui défient des siècles d’effacement. Ces histoires ont souvent été occultées sous des couches de préjugés. Leur parcours n’est pas seulement une question de survie ; il s’agit du droit d’exister de manière authentique. Les expériences des évangéliques en tant que minorités religieuses remettent en question les récits dominants. Elles encouragent à repenser les communautés minoritaires comme des contributeurs actifs à la société, plutôt que comme des marginaux. Les modèles d’influence évangélique en Serbie révèlent leur nature résiliente et leur capacité à s’adapter aux changements sociétaux.

Les évangéliques de Serbie montrent que les groupes minoritaires peuvent être une force motrice dans n’importe quelle société. Peu importe votre taille ; ce qui compte, c’est le changement positif que vous apportez dans la vie des gens.

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News

Après Assad : le djihad ou la liberté ?

La coalition de combattants rebelles promet de respecter les minorités religieuses de Syrie.

Syrians walk past one of Aleppo's destroyed structures near the northern city's historic citadel.
Christianity Today December 11, 2024
Omar Hajkadour/Contributeur/Getty

Dimanche 8 décembre, le gouvernement du président syrien Bachar al-Assad est tombé face à une coalition circonstancielle de factions rebelles dirigée par Abou Mohammad al-Joulani, autrefois affilié à Al-Qaïda. Assad s’est réfugié en Russie et le Premier ministre syrien a accueilli les rebelles. Dans un message adressé aux minorités religieuses, Joulani a promis que la Syrie serait « pour tout le monde ».

Les observateurs attendent de voir ce qui se concrétisera sur le terrain.

Joseph Kassab, secrétaire général du Synode presbytérien de Syrie et du Liban, nous explique que certains responsables chrétiens avaient défendu le régime d’Assad dans lequel ils voyaient un rempart de stabilité contre les rebelles djihadistes soutenus par d’autres gouvernements régionaux.

Compte tenu du passé de Joulani, les chrétiens pourraient avoir des raisons de s’inquiéter. Le leader musulman était affilié à Al-Qaïda en 2003 et sa tête avait été mise à prix pour 10 millions de dollars en tant que terroriste reconnu par les États-Unis et les Nations unies. En 2013, il refuse d’intégrer sa milice à l’État islamique (EI), qui cherchait à établir un califat. Il déclare cependant à l’époque que la Syrie devrait être gouvernée selon la charia.

En 2016, il coupe les liens avec Al-Qaïda et, l’année suivante, il rebaptise son groupe Hayat Tahrir al-Sham, « Organisation pour la libération de la Syrie ». La Russie et l’Iran aidaient Assad à rester au pouvoir, tandis que les États-Unis combattaient l’EI à partir de leurs bases dans le Nord-est kurde. Les groupes rebelles associés, eux, ne contrôlaient alors qu’Idlib, près de la frontière syrienne avec la Turquie.

Joulani a consolidé son pouvoir par la force, puis a troqué l’habit militaire contre un costume d’affaires. En 2021, il expliquait à un journaliste américain que son mouvement, s’il s’imposait, ne constituerait pas une menace pour l’Occident. Le chef rebelle s’est voulu rassurant pour les chrétiens de Syrie et, le dimanche même de la chute du régime d’Assad, les églises restaient ouvertes. Nombre d’entre elles ont cependant connu une baisse de fréquentation.

Joseph Kassab raconte que les chrétiens syriens s’efforcent d’être des citoyens constructifs et de promouvoir l’éducation, espérant influencer positivement leur nation par un mode de vie éthique et le suivi de valeurs bibliques. Certains ont rejoint le régime, dit-il, et en ont profité comme tous ceux qui l’ont soutenu. « Ce n’est pas la meilleure façon de vivre », commente-t-il, « mais c’était la meilleure solution disponible. »

À Damas, le premier acte public de Joulani a été d’entrer dans la cour de la mosquée des Omeyyades, datant du huitième siècle, et de déclarer que son succès était une « victoire pour la nation islamique ». Le New York Times rapporte cette scène d’entre les rues sinueuses du quartier de Bab Sharqi, qui abrite de nombreux chrétiens ayant soutenu Assad : « Victor Dawli, 59 ans, se tient dans l’entrée de son appartement, une cigarette à la main. Au passage d’un camion transportant des rebelles syriens, M. Dawli fait un signe de la main. Un combattant, ramassé dans la benne du camion et serrant son fusil, hoche la tête en guise de réponse. »  

Les journalistes Christina Goldbaum et Hwaida Saad notent « un sentiment de malaise dans le quartier, les gens marchant sur la corde raide. Certains font profil bas et sont restés à l’intérieur de leur maison. D’autres, comme M. Dawli, affirment qu’ils ont secrètement soutenu les rebelles depuis le début de leur offensive. […] Au passage d’un voisin, M. Dawli lui crie : bonjour, meilleurs vœux ! L’homme lui jette un regard noir, puis se précipite dans une ruelle voisine. »

Harout Selimian, président des Églises protestantes arméniennes de Syrie, est mal à l’aise. « Toute réduction de la violence est un pas en avant bienvenu », nous dit-il, « mais il y a un manque de clarté quant à l’agenda de l’opposition. »

La guerre civile syrienne, qui aura duré 14 ans, tué près d’un demi-million de personnes et déplacé la moitié des 23 millions d’habitants du pays, semble terminée. Mais qui en sortira vainqueur ?

Joseph Kassab craint un scénario à la libyenne, dans lequel les factions rebelles rivales échoueraient dans leurs efforts pour « partager le gâteau » de leur succès et rallumeraient des conflits internes. En 2011, la Libye, comme la Syrie, avait vu des manifestations pacifiques se transformer en lutte militaire. Mais alors qu’Assad a survécu, les Libyens ont tué Mouammar Kadhafi et se sont ensuite retournés les uns contre les autres dans une guerre fratricide. Depuis, la Libye est géographiquement divisée en deux, tandis que les puissances régionales, comme la Turquie et l’Égypte, soutiennent leurs partis favoris.

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Ideas

Je me suis éloignée de mes parents. Je les aime toujours.

Même lorsque les liens familiaux sont rompus, Dieu continue à prendre soin de chacun.

Christianity Today December 11, 2024
Illustrations de Jennifer Sampson

La boîte était comme un feu que je ne pouvais pas toucher.

Elle était arrivée chez nous un soir d’été, remise par mes beaux-parents. Je l’ai déposée dans le garage. Si je l’ignorais, ne finirait-elle pas par disparaître ? Au fil des jours, la boîte s’est peu à peu couverte d’une fine couche de poussière et de divers objets en quête d’une place — gobelets égarés sortis de la voiture, flotteurs de piscine, alto de ma fille. Les mois ont passé. Pourtant, je pouvais encore voir l’écriture caractéristique de mon père, les épaisses lignes noires griffonnées au marqueur : « DONNER À CARRIE. »

Dix ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois que j’avais parlé à mes parents. Mais chaque fois que je passais devant la boîte, je retenais mon souffle, comme si la colère de mon père s’apprêtait à jaillir des lettres de mon nom et à se réinstaller dans ma vie.

La boîte devait contenir certains objets que j’aspirais réellement à retrouver, comme ma précieuse collection de livres de Nancy Drew (Alice détective), que je m’imaginais ranger sur les étagères de ma fille. Mais il se cachait probablement aussi un héritage plus sombre à l’intérieur. J’avais donc renoncé à l’ouvrir.

Aux États-Unis, il pourrait y avoir aujourd’hui 68 millions de boîtes comme la mienne cachées dans les garages : un habitant sur quatre déclare n’avoir plus de relations avec un membre de sa famille. L’éloignement entre mes parents et moi est du genre le plus difficile à combler : celui qui résulte d’un traumatisme, d’une éducation abusive et de la présence d’une pathologie mentale dans le système familial.

Un regard extérieur sur ma situation permet d’affirmer que j’avais toutes les raisons de partir. Mais pour certains, comme mes parents, l’éloignement n’est jamais la solution. J’ai passé plus d’une décennie quelque part entre les deux, me demandant comment je pouvais rester une disciple fidèle de Jésus tout en refusant à mes parents une place dans ma vie. Je suis convaincue que couper les ponts était ma seule échappatoire, mais mon désir de suivre Jésus me laisse encore aux prises avec bien des questionnements sur la manière de vivre dans l’obéissance et la grâce.

Comment puis-je honorer mon père et ma mère si je refuse de les voir ? Si je dis que je prends au sérieux les enseignements de Jésus sur le pardon et la réconciliation, le fait de rester à distance signifie-t-il que je suis hypocrite, amère et rancunière ?


Tout en m’étant éloignée de mes parents, je suis alarmée par la manière désinvolte dont le sujet est aujourd’hui traité dans la culture occidentale.

Avec son slogan « mieux vaut devenir orphelin que de rester otage », le thérapeute Patrick Teahan a bâti une carrière fructueuse à l’appui de ceux qui décident de couper les ponts avec leur famille. Rompre le contact avec des parents ou des proches, ce qu’un article du New Yorker décrit comme « le processus par lequel des membres d’une même famille deviennent étrangers les uns aux autres », est devenu tout à fait normal dans certains cercles.

Les conseils de Teahan sur la rédaction d’une lettre de rupture de contact illustrent parfaitement la manière dont certains abordent le sujet : « Soyez court et précis. Ne leur expliquez pas pourquoi. Il suffit de dire “tu es toxique” ».

Divers observateurs de la culture s’inquiètent d’une augmentation des ruptures de ce genre en raison de différends en matière de valeurs fondamentales, notamment autour de convictions politiques. Dans une société qui se polarise de plus en plus, en particulier dans la brutalité de nos périodes électorales, des conseils comme ceux de Teahan deviennent de plus en plus audibles. Mais que reste-t-il lorsque nous coupons les liens qui nous unissent ?

Après dix ans de fêtes de fin d’année déchirantes, je sais bien que les chaises vides sont toujours les plus encombrantes. Les chaises vides sont toujours celles qui crient le plus fort.

Un jour, sur X, j’ai découvert l’histoire de James Merritt et de son fils Jonathan. Selon les normes culturelles américaines contemporaines, les deux auraient toutes les raisons d’avoir rompu le contact. Jonathan se décrit comme un « homme gay progressiste » vivant à New York et auteur sur la foi et la culture. James est un pasteur et l’ancien président de la Convention baptiste du Sud ; il se décrit comme « à la droite de Ronald Reagan ». Et pourtant, selon le message que je lisais, les deux « entretiennent une relation étroite ». Intriguée, j’ai envoyé un message à Jonathan et nous avons convenu d’un rendez-vous avec son père.

Les deux m’ont raconté qu’après que l’homosexualité de Jonathan ait été rendue publique en 2012, il ne leur a pas été simple d’élaborer une nouvelle voie pour leur relation. Jonathan, en particulier, comprenait bien la tentation de rompre les relations avec ceux avec qui nous sommes en désaccord. Couper une relation primaire en raison de désaccords — même profonds — peut donner l’impression de réduire la détresse émotionnelle, explique Jonathan. Cela ne fait cependant que mettre le conflit sous le tapis, d’où, dit-il, il « s’exporte vers d’autres relations, qui commencent à en souffrir ».

Les mentors de Jonathan l’ont aidé à surmonter sa douleur et à comprendre que les désaccords entre son père et lui n’étaient pas un rejet de sa personne. De son côté, James a refusé de s’en prendre publiquement à son fils pour ses opinions opposées aux siennes, même si son silence a suscité la colère d’autres personnes.

Malgré leurs différences, les deux Merritt ont pu rester en relation parce qu’ils adhèrent tous deux au même principe : il est presque impossible d’aimer quelqu’un si l’on cherche à le changer.

« L’essentiel est là : lorsque nous nous présenterons devant le Seigneur, chacun d’entre nous devra rendre compte de son propre cœur et de sa propre vie », explique James. « Je ne peux pas changer Jonathan, même si je le voulais, et l’inverse est vrai aussi. […] C’est le travail de Dieu. »

James et Jonathan ne sont donc pas coupés l’un de l’autre comme je le suis de mes parents. En parlant avec eux, j’aurais aimé que ma relation avec mes parents ressemble davantage à la leur. Mais notre conversation m’a également aidée à comprendre que les Merritt et moi-même, que nous ayons dû nous éloigner de nos proches ou non, avons en particulier appris combien peu nous pouvons contrôler les choses.

« Est-ce que nous pourrions ranger le garage ? », m’a finalement demandé mon mari l’automne dernier, après que nous ayons dû contourner la boîte pendant au moins six mois.

Un après-midi, profitant d’un moment de solitude à la maison, je l’ai donc ouverte. Assise sur le sol poussiéreux, j’ai déposé autour de moi ces divers objets de mon enfance : des photos de mes premiers amours, de mes professeurs préférés et de mes cousins à Noël ; mon chapeau de fin d’études secondaires ; des animaux en peluche ; d’innombrables bibelots dont l’importance s’est estompée au fil des décennies.

Il y a dix ans, le jour du baptême de ma belle-sœur, j’ai regardé mes parents sortir de l’église et se diriger vers leur voiture. Je ne savais pas qu’il s’agissait d’un au revoir ; je savais seulement que je ne supporterais pas de les voir le jour suivant. Je n’ai jamais rêvé que les jours passent l’un après l’autre jusqu’à ce que je me sois construit une vie loin d’eux, avec à peine plus que le contenu d’une boîte pour prouver que j’ai un jour vécu comme leur fille.

Jusqu’à ce dimanche-là, j’avais fait tout ce que j’avais pu pour trouver une autre voie. J’anticipais chaque rencontre comme une partie d’échecs, en préparant trois coups à l’avance. Je voulais nous éloigner du terrain terrifiant de la maladie mentale non traitée de mon père, avec ses délires et son imprévisibilité croissante.

Je choisissais des restaurants sans alcool, sachant combien l’alcool libérait la langue venimeuse de mon père alcoolique. J’établissais à l’avance une liste de sujets de conversation sûrs — la météo, les activités amusantes des enfants, une recette que j’avais essayée et appréciée — pour éviter les champs de mines qu’étaient la politique et la théologie. Mais chaque rencontre, au mieux, se limitait à voir mon père un peu adouci et ma mère faisant semblant que tout allait bien. J’en sortais toujours anxieuse et nouée.

Cela a fonctionné un temps. Mais ce dimanche après-midi-là, mes efforts échouèrent. J’étais échec et mat, serrant la main de mon enfant tout en réalisant que, peu importe la façon dont je me contorsionnerais, cela ne suffirait jamais. Des décennies de manipulation et de violence verbale avaient prouvé que mon père n’avait de place dans sa vie que pour une seule version de moi : façonnée à son image, brouillée et effacée jusqu’à ce que je n’existe plus que comme le reflet de ses propres pensées et croyances.

Alors que j’écoutais une nouvelle série d’accusations, de reproches et de justifications de sa part, la vérité s’est imposée à moi avec clarté : il ne cesserait jamais d’essayer de contrôler chacune de mes pensées. Et moi, si je restais, je ne cesserais jamais d’essayer de gérer chacune de nos interactions.

À la suite de ma décision, j’ai appris que peu de gens comprennent qu’on puisse aimer quelqu’un et s’en éloigner, et encore moins dans l’Église. Même mes proches et mes amis les plus compréhensifs ne savaient pas vraiment comment me soutenir dans ce genre de deuil. Leur confusion me renvoyait à la mienne : ma tristesse était-elle la preuve que j’avais commis une grave erreur ?

Lorsque mes parents ont vendu et vidé la maison de mon enfance, ils m’ont envoyé la boîte. Dans le garage cet après-midi-là, j’ai soudain été frappée par une vague de tristesse en approchant du fond. Les livres d’enquêtes de Nancy Drew n’étaient pas là. Je me suis presque revue, à dix ans, encore toute frêle, allongée sur le sol de ma chambre et absorbée dans un monde où le mystère, la peur et l’incertitude trouvaient toujours une réponse dans le dernier chapitre.

J’ai ramassé le dernier objet de la boîte : une bible bleue à la couverture abîmée. « Tu vois, tout n’était pas si terrible », me suis-je dit. Je me souviens encore du jour où le frère Eddie, de la First Baptist Church de White Deer, au Texas, l’avait placée dans mes mains à l’occasion de mon baptême.

Avais-je sept ou huit ans ? J’ai soulevé la couverture pour chercher une date et j’ai été prise au dépourvu par un nouveau message, griffonné de la main lourde de mon père : « Si Dieu t’appelle dans le royaume dans cette vie, tu commenceras à vivre le cinquième commandement, tu te repentiras et tu appelleras ta mère ! »

La honte, intime compagne de ce genre d’éloignement, est remontée comme de la bile dans ma gorge. Tu es une fille terriblement cruelle. Et c’est ainsi que l’héritage de ma vie s’est soudain assombri, réduit en cendres par les mots de mon père.


Dans les premières années après la rupture, il m’arrivait de me réveiller la nuit, paniquée, ayant rêvé que j’avais perdu mes parents dans une rue bondée, une forêt sans fin ou une mer déchaînée. Aujourd’hui encore, je ressens la lourdeur viscérale de leur absence, comme une douleur fantôme. À Noël, j’imagine mes parents assis dans leur maison, privés de leurs petits-enfants, nos souvenirs de rencontres de famille élargie s’évanouissant peu à peu.

Mais je ne peux pas revenir en arrière. C’est aussi simple et aussi infiniment complexe que cela. Et il m’a fallu beaucoup de temps pour accepter que la grâce de Dieu couvre cela aussi, car il n’est pas étranger aux familles compliquées.

La Bible elle-même est pleine d’histoires de ruptures familiales. Ésaü, furieux du favoritisme de son père et de la ruse de son frère, jure de tuer Jacob (Gn 27). Absalom, le fils préféré de David, est banni (2 S 13). Le fils prodigue, dans la parabole bien connue de Jésus, prend les richesses de son père et disparaît (Lc 15).

Dans d’autres passages des Évangiles, Jésus parle de relations humaines minées non seulement par le péché contre les siens et l’ambition égoïste, mais aussi par des amours désordonnées et des priorités mal placées. Il dit à ses disciples de laisser les morts enterrer leurs morts (Lc 9.60) et redessine les frontières de la famille pour rassembler tous ceux qui font sa volonté (Mt 12.48-50). Ces enseignements difficiles me rappellent l’importance de ne rien laisser s’interposer entre nous et le Christ, pas même nos familles ou nos communautés.

Ces exemples bibliques me disent aussi que l’éloignement ne consiste pas seulement à rompre, mais aussi à lâcher prise. Nous renonçons à contrôler les actions et les choix de vie de l’autre. Jacob s’enfuit, David se détourne et pleure, le père remet l’héritage et attend. Le lâcher-prise dans les Écritures s’accompagne cependant d’une promesse : même lorsque les liens familiaux sont rompus, Dieu continue à prendre soin de chacun. Les deux extrêmes selon lesquelles notre société envisage les ruptures relationnelles tiennent trop peu compte de cette réalité.

Si la boîte qui se trouve dans mon garage constituait une métaphore du processus d’éloignement, certaines personnes l’amèneraient simplement à la décharge. C’est la sagesse de l’époque contemporaine : tout est jetable et remplaçable — en particulier les personnes dont les opinions nous dérangent. Le but de la vie est de « vivre sa vérité » et chacun se fait lui-même.

D’autres vont jusqu’à l’extrême opposé. Nous emportons la boîte au milieu de notre selon et nous la déballons là. « Pardonne et oublie », nous exhortons-nous tout en nous coupant les doigts sur des vases brisés. Dans de nombreuses églises, on enseigne que la réponse adaptée aux conflits est de les ignorer ou de se réconcilier à tout prix. Mais parfois, les choses sont plus compliquées que cela.

Ce que la Bible nous montre de ce genre de ruptures offre une troisième voie à ceux d’entre nous qui passent par ces chemins. Cette voie ne cède ni à l’attrait de l’éloignement facile dans une époque de mépris ni à la paix factice et inconfortable qui consiste à faire comme si de rien n’était.

L’Évangile nous donne les moyens de naviguer dans le paysage complexe des relations humaines brisées. Il nous enseigne à rechercher la réconciliation biblique dans une perspective à long terme. Comme le père du fils prodigue, nous apprenons à guetter à l’horizon les signes de restauration et de retour. Comme Moïse, loin de sa famille égyptienne et rejeté par les Israélites, nous attendons dans le désert qu’un feu divin transforme notre sol aride en terre sainte.

Ce jour-là, dans mon garage, la bible de mon enfance abîmée posée sur mes genoux, les arêtes piquantes de l’écriture de mon père ont soudain été adoucies par la tendresse de la voix de mon Père céleste : Tu es mon enfant bien-aimée et tu fais déjà partie de mon royaume.

Il appartenait à Dieu d’intervenir dans leur vie, pas à moi. La seule chose qu’il me demandait, c’était de lâcher prise et de m’accrocher à sa main.


De ce côté-ci de l’Eden, les systèmes familiaux humains peuvent se révéler dangereux et destructeurs. L’éloignement peut être une étape nécessaire, car rester ancré dans de telles familles finit par dégrader l’image de Dieu présente en chacun de nous. Dieu ne se réjouit pas de nos souffrances ou des abus que nous endurons.

Même des situations moins dramatiques, comme des divergences d’opinions politiques, peuvent créer des fossés relationnels insurmontables. Il faut parfois faire des choix difficiles. Mais la rupture ne doit être choisie qu’avec précaution, en connaissant son coût, et après avoir essayé toutes les autres solutions. Dix ans sur ce chemin m’ont appris que la route est rocailleuse et difficile. Vous n’en sortirez pas indemnes.

« Si cela est possible, dans la mesure où cela dépend de vous, soyez en paix avec tous les hommes », écrit l’apôtre Paul en Romains 12.18. Ce « dans la mesure où cela dépend de vous » nous invite à une réelle humilité, au pardon et à la patience, mais aussi à l’honnêteté.

Certaines circonstances relationnelles — des choix faits par d’autres humains déchus — sont hors de portée de notre influence, même si nous souhaiterions de tout cœur qu’il en soit autrement. Il y a des limites à notre amour imparfait, des murs au-delà desquels nous ne pouvons pas voir. Dans ces moments-là, Romains 12.18 nous permet de dire : « Je ne peux pas aller plus loin », et de nous tourner vers celui qui pourra faire avancer les choses à partir de là.

Toutes les relations difficiles ne peuvent pas ressembler à celle de James et Jonathan Merritt ; certaines se terminent comme la mienne. Pourtant, même ici, dans le désert de cet éloignement, on peut découvrir de précieux cadeaux. 

En l’absence de mes parents, j’ai trouvé une communauté chrétienne qui a été ma famille de substitution ces dix dernières années. J’ai trouvé sagesse et accompagnement auprès de bergers spirituels qui m’ont aidée à discerner la voie à suivre. Je me suis appuyée sur l’amour de mon mari, de mes amis et de ma famille élargie, qui me rappellent ma valeur même lorsque je ne la vois pas moi-même. Dieu a été constamment présent dans chaque grand et petit moment de mon deuil, rétablissant mon identité en lui, guérissant tendrement mes blessures.

L’ennemi veut que je voie la bible de mon enfance comme un symbole d’amertume, de chagrin et de rupture. Il voudrait que je la porte, avec tout ce qu’elle représente, comme une entrave autour de mon cou. Mais, comme Joseph (Gn 50.20), je veux voir que ce qui devait me nuire a finalement été utilisé pour mon bien. Ce qui devait me blesser entraîne aujourd’hui mon regard vers l’horizon, et je souhaite ardemment que mes parents connaissent la même grâce.

Cette bible est maintenant sur une étagère dans ma maison — ce n’est pas l’héritage que j’avais imaginé, mais il n’en est pas moins beau et bon.

Carrie McKean est une autrice basée dans l’ouest du Texas dont les travaux ont été publiés dans le New York Times, The Atlantic et le Texas Monthly Magazine.

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Cover Story

Les promesses de Dieu sont plus claires quand nous éteignons la lumière

Les chrétiens ont toutes les raisons de vouloir réduire la pollution lumineuse.

The Dolomites, Italy

Les Dolomites, Italie

Christianity Today December 5, 2024
Photographie de Constantine Themelis

J’aime les mois de décembre dans l’hémisphère nord : la neige (ou, plus au sud où je vis, la relative fraîcheur), les moments de détente dans la chaleur de son chez-soi et, bien sûr, les décorations de Noël. Les lumières scintillantes parent les rues de fantastiques galaxies, et le sapin remplit mon salon de l’odeur de ses aiguilles.

Au sommet de l’arbre, nous avons placé une étoile. Certains coiffent leur sapin d’un ange, mais d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été attiré par l’étoile, qui représente l’un des éléments les plus énigmatiques des récits déjà étonnants de la naissance de Jésus.

L’Évangile de Matthieu nous apprend qu’après la naissance de Jésus, des mages venus d’Orient se sont rendus à Bethléem pour l’adorer. Contrairement aux bergers, qui ont reçu de toute une compagnie d’anges l’annonce de cette naissance divine, les mages ont pris la route sous l’impulsion d’une seule étoile apparue dans le ciel : « nous avons vu son étoile en Orient et nous sommes venus pour l’adorer. » (2.2) Ce détail soulève bien des questions. Aujourd’hui encore, théologiens et astronomes s’interrogent sur les divers mystères de ce temps des fêtes, y compris l’étoile de Bethléem. Une autre question me préoccupe cependant en cette période : si cette même étoile apparaissait aujourd’hui dans le ciel nocturne, serions-nous capables de la voir ?

J’ai commencé à réfléchir aux étoiles et à leur place dans notre monde moderne en étudiant un autre passage de l’Écriture dans lequel les corps célestes jouent un rôle capital. En Genèse 12, Dieu conclut une alliance avec un homme nommé Abram. Il promet de faire de lui une grande nation, une promesse qui semble invraisemblable puisque Abram n’a pas d’enfant et que sa femme est stérile.

Les années passent et la famille nomade n’a toujours rien d’une nation, et encore moins d’une grande nation. N’ayant toujours ni héritier ni terre, Abram demande à Dieu un signe qui lui assure qu’il n’a pas cru en vain à ces promesses.

Dieu lui demande alors de sortir de sa tente et de contempler les cieux. « Regarde vers le ciel et compte les étoiles, si tu peux les compter. […] Telle sera ta descendance. » (15.5)

Le texte dit alors d’Abram : « Abram eut confiance en l’Éternel, qui le lui compta comme justice. » (v 6)

En lisant un jour ce passage avec des membres de l’église dont je suis pasteur, je m’imaginais Abram debout dans le désert silencieux, tendant le cou vers le vaste ciel nocturne parsemé d’une mer infinie d’étoiles et croyant dans son cœur que les promesses de Dieu s’accompliraient.

J’ai alors proposé au groupe un petit exercice : prenez quelques instants d’une de vos soirées bien remplies pour sortir, lever les yeux et vous émerveiller de la gloire et de la bonté de notre Créateur. Un des membres présents a plaisanté en disant qu’il essaierait de compter les étoiles et de rendre compte de ses résultats.

Péninsule du mont Pélion, GrècePhotographie de Constantine Themelis
Péninsule du mont Pélion, Grèce

Mais lorsque je suis moi-même sorti pour observer les étoiles, ce que j’ai vu n’avait rien de très impressionnant. Malgré la clarté de la nuit et l’approche de la nouvelle lune (la phase la plus sombre de la lune), je pouvais compter les étoiles. Il y en avait 12.

J’étais surpris : où sont-elles donc toutes passées ?

La réponse, évidemment, est qu’elles sont toujours là-haut. C’est nous qui ne pouvons plus les voir.

Pendant presque toute l’histoire de l’humanité, nos ancêtres ont vécu, travaillé et adoré Dieu sous un ciel presque identique à celui qu’Abram pouvait contempler  il y a de cela des milliers d’années. Lorsque le soleil disparaissait sous l’horizon, un éblouissant plafond d’étoiles, de planètes et d’autres corps célestes émergeait de l’obscurité de la nuit.

Mais tout cela a changé depuis une centaine d’années. Aujourd’hui, la pollution lumineuse, terme générique désignant les effets négatifs de l’utilisation excessive (et souvent non réglementée) de lumières artificielles la nuit, a rendu invisibles de nombreuses étoiles, modifiant radicalement la façon dont l’homme perçoit le ciel nocturne.

Peu sont épargnés. En 2016, le physicien Fabio Falchi et ses collaborateurs ont publié un rapport intitulé « The new world atlas of artificial night sky brightness », qui révèle que 83 % de la population mondiale et 99 % des Américains et des Européens vivent sous un ciel nocturne partiellement obscurci par la pollution lumineuse. La Voie lactée, cette bande laiteuse d’étoiles et de gaz que forme notre galaxie, est désormais cachée à un tiers de la population mondiale. Les habitants de Singapour, du Moyen-Orient et de Corée du Sud sont les moins susceptibles de voir le ciel nocturne.

Et le monde ne fait que s’éclaircir. Dans une étude réalisée en 2023, le physicien Christopher Kyba et ses collègues ont constaté que, en moyenne, la luminosité du ciel nocturne (mesurée sur Terre en fonction de tout éclairage artificiel proche tel que des lampadaires) a augmenté de près de 10 % chaque année entre 2011 et 2022.

La plupart d’entre nous ne réalisent pas à quel point nos nuits sont lumineuses, parce que nous n’avons jamais, ou que rarement, expérimenté une nuit vraiment naturelle, non altérée par la lumière artificielle.

Le firmament étoilé, autrefois facilement accessible à tous, est devenu une denrée si rare que le tourisme des nuits étoilées est en plein développement. Des gens se retrouvent dans des parcs nationaux et d’autres régions retirées dans le simple but de contempler les étoiles au naturel. (Au moment où j’écris ces lignes, ma femme et moi préparons justement un voyage dans le Zion National Park, certifié pour son ciel étoilé. On nous a proposé, juste en lisière du parc, une tente à toit transparent pour mieux profiter du spectacle céleste.)

En matière de questions environnementales, le changement climatique domine souvent les débats, étant donné l’ampleur des enjeux. Mais les effets destructeurs de la pollution lumineuse, nombreux et bien documentés, suscitent également un intérêt croissant.

Le scientifique suédois Johan Eklöf, dans son livre Osons la nuit (2022), explore par exemple les preuves que notre monde artificiellement éclairé nuit à toutes sortes de formes de flore et de faune dont la santé dépend d’un cycle régulier d’exposition à la lumière et à l’obscurité. Les humains en font partie. Si vous vous sentez fatigué en permanence, il est possible que la quantité et le type de lumière artificielle à laquelle vous vous exposez la nuit soient en cause.

Le Smithsonian Museum of Natural History, à Washington, s’intéresse également à la pollution lumineuse et à la disparition du ciel nocturne. Jusqu’en décembre 2025, une exposition intitulée Lights Out pose la question suivante : « De quelle quantité de lumière avons-nous besoin la nuit ? »

Différents critiques de la pollution lumineuse se concentrent sur différentes conséquences que celle-ci peut avoir. Certains, comme Eklöf, tirent la sonnette d’alarme quant à l’impact désastreux, et souvent fatal, de la lumière artificielle sur la faune et la flore, comme les oiseaux migrateurs ou les tortues marines en période de nidification.

D’autres déplorent la perte d’une expérience universelle — le ciel nocturne étoilé — qui a inspiré d’innombrables philosophes, scientifiques, artistes et écrivains depuis des milliers d’années. Vincent Van Gogh peindrait-il encore « La nuit étoilée » s’il observait aujourd’hui le ciel de Saint-Rémy, en France ? Probablement pas.

La Palma, Îles Canaries, EspagnePhotographie de Constantine Themelis
La Palma, Îles Canaries, Espagne

Je partage ces préoccupations. En tant que pasteur, cependant, je suis surtout alarmé par les profondes implications spirituelles d’un ciel sans étoiles. Les chrétiens ont de solides raisons bibliques de considérer la préservation du ciel nocturne comme un aspect crucial de la protection de la création et de notre propre lien avec Dieu et ses promesses.

Éteindre les lumières est plus qu’une habitude écologique, c’est une discipline spirituelle.

De la Genèse à l’Apocalypse, les étoiles apparaissent régulièrement dans les pages de l’Écriture. Elles y jouent un rôle subtil, mais significatif, nous invitant à diriger notre regard physique vers les cieux et notre regard spirituel vers le Dieu qui, « d’un mot », a créé « toute la troupe des étoiles » (Ps 33.6, NFC).

En Genèse 1, Dieu crée les étoiles, ainsi que le soleil et la lune, « pour marquer les époques, les jours et les années » et « pour éclairer la terre » (v. 14-15).

Dès le début de l’histoire biblique, les étoiles ont servi à affirmer que Dieu — et Dieu seul — est le Créateur transcendant de toutes choses. Mais les étoiles nous enseignent aussi qu’il n’est pas seulement un créateur qui aurait mis son univers en mouvement, puis s’en serait éloigné. Comme nous le rappelle l’histoire d’Abram, c’est un créateur qui veut être en relation avec ses créatures.

Le Dieu d’Israël est si puissant qu’il fait naître les étoiles, et il est si personnel qu’il fait des promesses à son peuple. Et la mémoire de ces promesses est inscrite dans les étoiles.

Dans le livre des Nombres, alors que les Israélites font route vers la Terre promise, un roi moabite engage un prophète nommé Balaam pour maudire le peuple de Dieu (22.4-6). Au lieu de cela, Dieu parle à travers Balaam pour délivrer une prophétie messianique sur un roi à venir : « un astre sort de Jacob, un sceptre s’élève d’Israël » (24.17).

Des centaines d’années plus tard, ce roi tant attendu vint au monde, et une étoile — celle que commémorent nos décorations de Noël — conduisit les Rois mages jusqu’à Jésus.

Apocalypse 22 nous dit qu’à la fin de toutes choses, dans la nouvelle Jérusalem, il n’y aura « besoin ni de la lumière d’une lampe ni de celle du soleil » (ni même de LED !). Jésus, « l’étoile brillante du matin », sera notre source de lumière parfaite et éternelle (v. 5, 16).

Jusqu’à aujourd’hui, les étoiles au-dessus de nos têtes nous parlent de l’Étoile qui nous sauve. Elles constituent un appel cosmique à l’adoration.

Les Psaumes, en particulier, contiennent de nombreuses références aux étoiles. Le Psaume 19 parle des corps célestes dans le ciel nocturne qui racontent et proclament la gloire de Dieu (v. 1). L’étendue céleste « révèle » l’œuvre de Dieu et, bien que les étoiles ne parlent pas, « leur voix parcourt toute la terre » (v. 2-4). La création est le temple de Dieu, et les étoiles participent aux chœurs de louange de la nature.

Dans le Psaume 8, David se livre à une observation doxologique des étoiles. En observant le ciel, il contemple la grandeur de tout ce que Dieu a fait, et cela l’amène à s’émerveiller : « L’être humain a-t-il tant d’importance pour que tu penses à lui ? Mérite-t-il vraiment que tu t’occupes de lui ? » (v. 5, NFC).

Observatoire Helmos, GrècePhotographie de Constantine Themelis
Observatoire Helmos, Grèce

Pour David — et pour nous — les étoiles offrent une mise en perspective. En mettant en évidence notre petitesse, elles nous rendent humbles. Mais elles nous font aussi relever la tête en nous rappelant notre valeur infinie aux yeux du Créateur.

Tout comme les étoiles aident les navires à s’orienter en mer, elles nous orientent spirituellement et existentiellement sur les flots mouvementés de la vie. C’est un peu comme si elles nous disaient : Lève les yeux, tu n’es qu’un grain de poussière dans ce vaste univers, et bientôt tu seras oublié. Mais continue à regarder vers le haut : le même Dieu qui a créé et nommé chaque étoile dans le ciel te connaît, t’aime et est mort pour toi.

Les étoiles sont une facette de ce que les théologiens appellent la « révélation générale », ce que la nature nous révèle sur Dieu et son caractère. La pollution lumineuse menace d’étouffer cette révélation en estompant la voix de ces conductrices de louange implantées par Dieu dans la trame de la création.

Les mentions des étoiles dans la Bible ne sont cependant pas toutes positives. Depuis notre éloignement de Dieu, nous sommes enclins à adorer « la créature au lieu du Créateur » (Rm 1.25).

Dans le Deutéronome, Moïse avertit les Israélites : « Veille sur toi-même. Sinon, en levant les yeux vers le ciel et en voyant le soleil, la lune et les étoiles, tous les corps célestes, tu te laisserais entraîner à te prosterner devant eux et à leur rendre un culte. » (4.19) Les étoiles, malgré leur beauté, sont destinées à susciter l’adoration de quelqu’un d’autre, et non à faire elles-mêmes l’objet d’un culte.

Lorsque le roi Josias chercha à débarrasser Juda de l’idolâtrie, il chassa les prêtres qui offraient de l’encens « aux constellations et à tous les corps célestes » (2 R 23.5).

Par l’intermédiaire du prophète Ésaïe, Dieu condamne l’astrologie, l’observation des mouvements des étoiles et des planètes pour comprendre ou prédire des événements (47.13-14).

Dans mon contexte occidental, ces interdictions relatives à l’astrologie pourraient sembler dépassées, mais cette pratique connaît une résurgence avec l’attirance croissante de nos contemporains pour des formes alternatives de spiritualité. Les horoscopes, qui se limitaient autrefois principalement aux pages des journaux, atteignent aujourd’hui de très vastes audiences grâce aux influenceurs de l’astrologie sur des plateformes telles qu’Instagram et TikTok.

Même des chrétiens consultent le ciel pour obtenir des conseils. En 2018, un rapport du Pew Research Center révélait que plus d’un quart des personnes s’identifiant comme chrétiennes aux États-Unis croient en l’astrologie, avec près d’un évangélique sur cinq. Il n’est pas rare que des membres d’église s’enquièrent de mon signe astrologique (ce à quoi mes études théologiques ne m’avaient pas préparé !).

La tendance humaine à rechercher la connaissance dans la création plutôt que dans le Créateur n’est pas facile à dissiper.

Je reconnais qu’un plaidoyer chrétien en faveur d’un monde plus sombre peut paraître inattendu. L’obscurité ne semble guère avoir bonne presse dans les Écritures. La Bible contient environ 200 références aux ténèbres (selon les traductions), dont la plupart sont négatives. Elle dit aussi que le Père « nous a délivrés de la puissance des ténèbres » (Col 1.13) et que « Dieu est lumière et il n’y a pas de ténèbres en lui » (1 Jn 1.5).

Il s’agit cependant de métaphores spirituelles, et les leçons à en tirer doivent tenir compte de l’emploi qu’en fait l’Écriture. Au cours de l’histoire, certains chrétiens ont par exemple utilisé l’emploi symbolique des ténèbres dans la Bible pour justifier des préjugés à l’encontre des personnes à la peau plus sombre. Non seulement cette idée n’est pas étayée par les textes, mais elle contredit clairement le message de l’Évangile.

De même, il serait erroné de supposer que l’obscurité littérale de la nuit est le résultat de la chute et qu’elle devrait donc nécessairement être surmontée. Le rythme naturel du jour et de la nuit existait dans le jardin d’Eden avant la rencontre fatidique avec le serpent — et « Dieu vit que c’était bon » (Gn 1.14-18).

L’histoire de la conquête de l’obscurité et de la disparition des étoiles ressemble beaucoup à une boutade d’Ernest Hemingway dans Le soleil se lève aussi, sur la façon dont on fait faillite : « Graduellement, puis soudainement. »

Les hommes ont toujours cherché à éclairer les ténèbres, à la fois par nécessité et par crainte. Pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, nous avons utilisé des luminaires après le coucher du soleil pour effectuer diverses tâches et écarter les dangers.

Aux 17e et 18e siècles, les villes européennes et les colonies américaines ont commencé à mettre en place des formes rudimentaires d’éclairage public, principalement à l’aide de lampes à huile. L’idée d’éclairer les rues est notamment née de la supposition qu’une plus grande luminosité permettrait de réduire la criminalité. Dans une lettre adressée au politicien John Jay, John Adams, l’un des pères fondateurs des États-Unis, décrit l’obscurité comme un refuge pour « les vols, les cambriolages et les meurtres ». Pour lui, la lumière des réverbères « chasserait […] tous les bandits » et éviterait d’avoir à recruter davantage d’agents de police.

Crète, GrècePhotographie de Constantine Themelis
Crète, Grèce

La croyance selon laquelle l’obscurité est synonyme de danger et la lumière de sécurité est profondément ancrée dans le psychisme humain, même si les preuves que la lumière met fin à la criminalité sont mitigées.

En 1807, Pall Mall, à Londres, fut l’une des premières rues à être éclairée par des lampes à gaz qui, selon certaines mesures, éclairaient dix fois plus que leurs prédécesseures à huile. En l’espace de quelques années, d’autres grandes villes des deux côtés de l’Atlantique suivirent le mouvement, et l’obscurité dans les zones urbaines commença à s’estomper. La course à l’éclairage des espaces publics était lancée.

À la fin des années 1800, le facteur de changement soudain qui modifia profondément le mode de vie des gens est quelque chose que nous tenons aujourd’hui pour acquis : l’éclairage électrique économiquement accessible.

Les lampes électriques étaient plus efficaces, plus sûres (sans flamme) et, surtout, plus lumineuses. Beaucoup, beaucoup plus lumineuses.

L’électricité devint monnaie courante dans les villes, mais au début du 20e siècle, de nombreux habitants des campagnes vivaient encore dans une relative obscurité. Aux États-Unis, en 1936, le président Franklin Roosevelt signa une loi sur l’électrification rurale dans le cadre du New Deal. Cette loi prévoyait des prêts à faible taux d’intérêt pour fournir de l’électricité aux exploitations agricoles et aux villes rurales. En l’espace de deux décennies, la grande majorité des foyers états-uniens — ruraux et urbains — purent accéder à l’électricité.

Le pays alluma l’interrupteur et, depuis, la nuit n’a plus cessé de s’éclairer.

Des signes précurseurs montrèrent que l’éclairage excessif aurait des conséquences inattendues. Dans les années 1930, le pape Pie XI déplaça l’observatoire du Vatican à 25 kilomètres de Rome pour échapper à la luminosité croissante du ciel de la Ville éternelle. Quelques décennies plus tard, l’aggravation de la pollution lumineuse contraignit le Vatican à trouver un autre endroit pour mener ses recherches astronomiques. Le télescope du pape a finalement trouvé sa place dans le ciel noir du sud-est de l’Arizona, où il est toujours actif aujourd’hui.

La pollution lumineuse n’est pas seulement un problème pour le pape, bien sûr. Cette histoire évoque un défi auquel tous les astronomes, les amateurs d’étoiles et les observateurs amateurs sont confrontés depuis des années : il y a tout simplement de moins en moins d’endroits sur cette planète où l’on peut admirer la beauté époustouflante des étoiles.

Cette crise est à la fois scientifique et spirituelle. Nous ne passons pas seulement à côté d’un spectacle captivant. Nous perdons une occasion de nous émerveiller.

Dacher Keltner, professeur de psychologie à l’université de Californie à Berkeley, et le psychologue social Jonathan Haidt définissent l’émerveillement comme « le sentiment d’être en présence de quelque chose d’immense qui transcende votre compréhension actuelle du monde ».

Nous ressentons généralement de l’émerveillement face à une grande beauté associée à une grande puissance ou à un grand mystère. Et, comme l’affirme Keltner dans son livre Awe: The New Science of Everyday Wonder and How It Can Transform Your Life (2023), l’émerveillement est bon pour nous. L’émerveillement nous touche de toutes sortes de façons. Il peut surgir sur au sommet d’une falaise, face à d’imposantes montagnes ou dans des moments plus intimes, comme lorsque nous tenons dans nos bras un nouveau-né ou nous trouvons en présence d’un être cher proche de la mort.

La Palma, Îles Canaries, EspagnePhotographie de Constantine Themelis
La Palma, Îles Canaries, Espagne

L’émerveillement nous pousse à contempler les grandes questions de la vie, si facilement noyées dans la routine de notre quotidien.

Tout en les distinguant, Keltner fait un rapprochement entre émerveillement et étonnement, qu’il définit comme un « état mental d’ouverture, de questionnement, de curiosité et d’acceptation du mystère ». L’étonnement, dit-il, découle de l’émerveillement.

On peut voir cette dynamique à l’œuvre en Ésaïe 40.26. Par l’intermédiaire du prophète, Dieu demande à son peuple de lever le regard vers les cieux. L’émerveillement est alors censé déboucher sur l’étonnement : « Qui a créé tout cela ? » Et cet étonnement culmine dans l’adoration, lorsque nous contemplons « celui qui fait sortir les corps célestes en bon ordre » et qui « les appelle tous par leur nom. »

Pour les chrétiens, l’émerveillement conduit à l’étonnement, qui conduit à l’adoration. L’émerveillement nous décentre. Il détourne notre attention du moi. Cela n’est pas négligeable dans un monde inondé d’algorithmes qui s’orientent sur nos moindres préférences. Lorsque nous faisons l’expérience de l’émerveillement, écrit Keltner, « les régions du cerveau associées aux excès de l’ego, y compris l’autocritique, l’anxiété et même la dépression, s’apaisent ». Dans une expression très parlante pour notre monde de selfies, la philosophe Iris Murdoch parlait d’un effet de « unselfing » — une forme de détachement de soi.

Les bénéfices mentaux et sociaux de l’émerveillement sont notables, mais ce qui m’interpelle le plus, c’est la capacité de l’émerveillement à nous ouvrir à la possibilité de croire en Dieu. Piercarlo Valdesolo, professeur au Claremont McKenna College, et Jesse Graham, professeur à l’université de l’Utah, ont découvert dans une étude de 2014 que « la croyance des participants en l’existence d’un contrôle surnaturel était significativement plus importante » chez ceux qui avaient éprouvé de l’émerveillement que chez ceux qui n’en avaient pas éprouvé. En termes théologiques, l’émerveillement stimule ce que Jean Calvin appelle le sensus divinitatis dans son Institution, le sens inné de Dieu au plus profond du cœur de chaque personne.

Lorsque nous laissons nos lumières artificielles occulter la lumière de Dieu, nous privons le monde d’une source d’émerveillement. Cet émerveillement a pourtant le pouvoir d’attirer les gens à Christ — ou du moins d’inspirer des conversations qui pourraient nous permettre de partager l’Évangile. Dans mon pays où le christianisme continue à décliner, je vois combien nous aurions besoin de pouvoir partager cette expérience d’émerveillement. Contrairement aux parcs nationaux ou à telle ou telle chaîne de montagnes impressionnante, les étoiles sont partout, offrant à tous la possibilité de s’émerveiller et d’adorer, quel que soit l’endroit de la planète.

Il est cohérent que le développement et la prolifération de l’éclairage artificiel aient suivi de près la diffusion des idéologies des Lumières. Alors que la raison humaine et le progrès scientifique étaient censés faire disparaître le besoin de « superstition » religieuse, la technologie humaine a progressivement effacé les rappels cosmiques de la petitesse des créatures que nous sommes.

C’est l’ironie de notre époque : des progrès technologiques remarquables nous permettent de scruter l’espace plus profondément que jamais, mais les développements qui rendent possibles des merveilles telles que le télescope spatial James Webb contribuent également à occulter les étoiles qui se trouvent directement au-dessus de nous.

Beaucoup d’entre nous passent leurs soirées à l’intérieur, entourés de lumière, à contempler des rectangles lumineux leur servant de portails vers d’autres galaxies informationnelles et ludiques. Nous sommes trop distraits pour lever les yeux, et même si nous le faisons, bien des rappels des réalisations humaines — avions et satellites — se mettent à présent entre nous et la voûte étoilée qui nous rendrait humbles devant Dieu. Si nous n’y veillons pas, les cieux peuvent finir par proclamer la gloire de l’être humain.

Que faire alors de cette lumière artificielle ? La cacher sous le boisseau ?

En quelque sorte.

En se plaignant de la luminosité artificielle du ciel nocturne, il pourrait être facile d’idéaliser la vie d’avant l’électricité. Mais je n’ai aucun désir de débrancher le réseau électrique. La possibilité d’éclairer à volonté ma maison sans risquer qu’une bougie oubliée ne la réduise en cendres est quelque chose dont je ne voudrais pas me passer. Outre les commodités évidentes qu’offre l’électricité, la lumière artificielle a été associée à de nombreux avantages, notamment une baisse de la mortalité infantile et une augmentation des taux d’alphabétisation.

La question n’est pas de savoir si nous devons utiliser l’éclairage artificiel, mais plutôt comment nous pouvons l’utiliser de manière plus responsable. Comment éviter le gaspillage d’énergie et limiter la pollution lumineuse inutile ? Comment éclairer nos maisons, nos propriétés et nos villes d’une manière qui exalte la gloire de Dieu (et nous aide à contempler celle-ci) ?

D’une certaine manière, de tous les problèmes écologiques et environnementaux auxquels notre planète est confrontée, la pollution lumineuse a la solution la plus simple : moins de lumières, des lumières plus faibles et une utilisation plus ciblée de l’éclairage. Contrairement à la lutte contre une marée noire ou aux tentatives de ralentir le réchauffement climatique, le changement de nos habitudes d’éclairage aurait des résultats presque immédiats.

Les chrétiens peuvent faire certaines choses par eux-mêmes, surtout s’ils sont propriétaires de leur logement. L’International Dark-Sky Association recommande d’éteindre les lumières inutiles, d’utiliser des détecteurs de mouvement ou des minuteries pour les lumières qui ne sont utilisées qu’occasionnellement, d’orienter les lumières vers le bas et d’utiliser des ampoules de couleur chaude.

Ces mesures sont bonnes et importantes, mais les principales sources de pollution lumineuse se trouvent à l’extérieur de nos foyers. Les lampadaires, les bâtiments commerciaux suréclairés, les panneaux publicitaires illuminés et autres projecteurs nocturnes éclairent tous notre ciel nocturne.

Pour y remédier, les chrétiens peuvent plaider en faveur de lois plus restrictives en matière d’éclairage et encourager leurs églises à y réfléchir pour leurs bâtiments, terrains et places de stationnement. Ils peuvent également participer à des programmes publics de reconquête du ciel nocturne.

Certaines grandes villes, comme Chicago, ont créé un programme d’extinction des lumières, encourageant les propriétaires de bâtiments à éteindre les lumières superflues qui affectent les schémas de migration des oiseaux. Les chrétiens et les églises (en particulier celles dont les clochers sont illuminés) pourraient également participer à l’Heure de la Terre, un mouvement annuel qui consiste à éteindre toutes les lumières pendant une heure.

Les désirs de sécurité et de confort moderne ne sont pas nécessairement en concurrence avec l’aspiration à un ciel nocturne étoilé. Il est possible de préserver l’éclairage artificiel dont nous avons besoin tout en laissant briller les étoiles au-dessus de nos têtes, afin que les générations futures puissent encore entendre leur témoignage fidèle et être conduites dans l’émerveillement, l’étonnement et l’adoration.

L’obscurité que nous appelons de nos vœux ne fera que mieux révéler la lumière. En levant les yeux vers le ciel nocturne, nous aspirons à pouvoir nous rappeler la puissance et les promesses de Dieu, en attendant que se lève l’Étoile brillante du matin.

Cort Gatliff est pasteur à l’église presbytérienne de South Highland à Birmingham, en Alabama.

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Theology

Pourrons-nous nous entendre autour de la table ?

L’éthique de l’accueil de l’apôtre Paul remet en perspective nos préférences personnelles, sociales et politiques.

Paul and others sitting at a table eating with some food circled and others scribbled out
Christianity Today December 5, 2024
Illustration de Mallory Rentsch Tlapek/Source Images : WikiMedia Commons

Pourquoi ne pouvons-nous pas simplement nous entendre ? La question vous est peut-être venue face à l’une ou l’autre récente manifestation de mépris intolérant qui foisonnent dans nos sociétés polarisées. Si seulement nous pouvions apprendre à nous supporter les uns les autres… Mais si la tolérance est une vertu citoyenne importante, elle n’est probablement pas suffisante.

Nous avons sûrement tous déjà prié pour qu’une réunion délicate où il faut éviter à tout prix d’aborder certains sujets se passe sereinement, que ce soit en famille ou dans un autre contexte. Mais, même si nous parvenons à passer à travers sans disputes, ces moments nous laissent fréquemment un sentiment de tristesse. Nous aurons peut-être réussi à supporter nos « adversaires », mais il nous manque ce à quoi nos cœurs aspirent le plus : l’amour.

Lorsque ces « adversaires » sont loin de nous, la question de l’amour que nous avons pour eux peut être assez aisément laissée de côté. Mais quand ils se trouvent de l’autre côté de la table, dans la même réunion de comité ou dans un projet de groupe commun, le caractère contre-culturel de la sagesse du commandement de Jésus — aimer ton ennemi, qui est ton prochain (Mt 5.43-44) — se fait très apparent.

Paul me semble offrir un précieux éclairage sur le sujet dans les derniers chapitres de sa lettre à l’Église de Rome. On voit souvent l’épître aux Romains comme un traité théologique très dense, mais c’est aussi — peut-être même avant tout — une lettre pastorale cherchant à réconcilier chrétiens d’origine juive et chrétiens d’origine païenne.

Dans son épître aux Galates, Paul soulignait le fait qu’il n’y avait plus « ni Juif ni non-Juif […], car vous êtes tous un en Jésus-Christ » (3.28). Une dizaine d’années plus tard, cette réalité peinait encore à prendre corps pour les chrétiens de Rome. Ce n’est pas tant la vérité fondamentale de l’Évangile qui était mise en doute ici (Paul ne doit plus combattre l’exigence de la circoncision), mais bien sa mise en pratique. Une myriade de petits griefs menaçait de transformer le prochain en ennemi.

L’un de ces griefs provenait des différences culturelles concernant la nourriture partagée lors des repas pris en commun (Rm 14.1-3). Devait-on observer les prescriptions alimentaires juives lors des repas communautaires au sein de l’Église ? Avant l’expulsion des Juifs de Rome par Claude en 41 apr. J.-C. l’Église chrétienne, en grande partie juive, pouvait considérer ces règles comme normatives et même essentielles. Mais à mesure que des personnes d’origine non juive se joignaient aux croyants, elles perdaient de leur prévalence.

Cependant, bien plus que de simples préférences ou habitudes, les pratiques alimentaires — tout comme aussi la circoncision, le sabbat, les fêtes, etc. — démarquaient les Juifs en tant que peuple de l’alliance avec Dieu. Ces pratiques définissaient l’identité et les frontières, déterminant qui faisait ou non partie de la communauté. Dans un contexte aussi polarisé, avec des divisions si tranchées entre les groupes, la stratégie rhétorique de Paul est d’estomper les lignes de démarcation en remplaçant juif et non-juif par faible et fort.

Au premier abord, il semblerait y avoir de quoi accentuer l’opposition entre les parties en attribuant à l’une une étiquette péjorative par rapport à l’autre. Mais le génie de la stratégie de Paul réside dans son ambiguïté volontaire : il n’y a toujours pas de consensus scientifique quant à savoir qui est « faible » ou « fort » dans la communauté. De part et d’autre, Paul laisse une place à des individus dont les croyances et les pratiques ne s’alignent pas sur l’identité de leurs semblables.

Paul veut avant tout définir une éthique de l’accueil : « Accueillez-vous donc les uns les autres, comme Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu » (15.7). Appliqué à l’ensemble de l’Église, le devoir des « forts » est d’accueillir « celui qui est faible » (14.1). « Nous qui sommes forts, nous devons [bastazein] les faiblesses de ceux qui ne le sont pas, sans chercher notre propre satisfaction. » (15.1, SEM)

Paul n’appelle pas simplement à supporter un comportement indésirable aussi longtemps que l’on en est capable. La tolérance ne peut jamais être qu’une stratégie provisoire pour maintenir la paix jusqu’à ce que l’on parvienne à une véritable réconciliation. L’exhortation radicale de Paul est de « porter », d’accepter ou de soutenir les faibles.

Ce soutien implique, pour l’apôtre, un changement de comportement important pour les forts : « Cessons donc de nous juger [krinōmen] les uns les autres. Jugez [krinatē] plutôt préférable de ne rien faire qui amène quelqu’un d’autre à se détourner de Dieu ou de la foi. (14.13, SEM. Voir aussi les versets 14-15).

En d’autres termes, Paul joue subtilement du verbe « juger » (krinō), pour dire en substance ce qu’a traduit la Nouvelle Bible Segond : « Ne nous jugeons donc plus les uns les autres ; usez plutôt de votre jugement pour ne pas mettre devant votre frère une pierre d’achoppement ou une cause de chute. » Au lieu de juger les autres, c’est notre propre comportement qu’il nous faut reconsidérer.

Bien que les deux parties au conflit soient invitées à s’accueillir mutuellement, Paul poursuit en exhortant les forts à soutenir les faibles. Il faut qu’ils tiennent compte des préférences alimentaires de ceux-ci et changent de comportement. Et cela même si celui-ci est légitime et correct, comme l’admet Paul.

L’objectif plus large de l’apôtre est d’initier un nouveau type de raisonnement moral façonné par l’amour sacrificiel du Christ. Tout comme le Christ a donné sa vie, les forts doivent renoncer à leurs préférences alimentaires pour le bien des faibles. C’est ce que signifie, dans ce contexte particulier, « marcher dans l’amour » (2 Jn 1.6).

En respectant la conscience de chacun, nous reconnaissons également que « le royaume de Dieu, ce n’est pas le manger et le boire, mais la justice, la paix et la joie, par le Saint-Esprit » (Rm 14.17). C’est le royaume de Dieu, manifesté dans son Église, qui importe avant tout. Pour préserver ce bien supérieur, il faut pouvoir renoncer à des biens secondaires — en l’occurrence, manger ce que l’on voudrait manger.

Tout cela encourage à reconsidérer quelque peu certaines valeurs et habitudes bien ancrées dans notre société : premièrement, notre conception de la liberté ; deuxièmement, notre tendance à caricaturer nos adversaires ; et troisièmement, dans certains contextes, la tendance à sacraliser la politique.

Selon le philosophe politique John Stuart Mill, dans une société démocratique, être libre c’est avoir une autonomie personnelle. À moins de causer un préjudice physique aux autres ou à leur propriété, je devrais être libre de vivre comme je l’entends selon mes propres goûts et intérêts.

Ce principe de Mill, connu comme le principe de non-nuisance, inspire clairement notre compréhension de la liberté et de ses limites dans une société démocratique. La liberté ainsi définie est largement reconnue comme bien suprême. La réduire pour tenir compte des scrupules religieux de notre prochain, constituerait pour Mill — et je soupçonne pour bon nombre de nos contemporains — un affront à la notion même de liberté citoyenne.

La définition que donne Paul de la liberté est radicalement différente : nous devons être libérés du pouvoir asservissant du péché, non pas en vue de notre autonomie personnelle, mais en vue de la justice. Pour Paul, le choix ne se fait pas entre l’esclavage ou la liberté. Nous avons à choisir entre deux types d’esclavage différents : « libérés du péché, vous êtes devenus esclaves de la justice » (6.18).

Lorsque Paul oppose « le manger et le boire » à « la justice, la paix et la joie, par le Saint-Esprit » (14.17), il souligne par là que la liberté ne consiste pas simplement à obtenir ce que l’on veut. Il s’agit de vivre une nouvelle forme de vie dans laquelle l’Esprit nous libère pour aimer notre prochain.

À l’opposé, l’aspiration à une autonomie individuelle la plus large possible — l’accomplissement de tous nos désirs contraint uniquement par la nécessité de ne pas directement nuire à autrui — conduit à la polarisation. Quand nous considérons notre autonomie comme bien suprême, nos désirs contradictoires créent la division. Des clans se forment pour protéger leurs intérêts, cherchant chacun à obtenir le pouvoir par la règle de la majorité. Et dans un système où — idéalement au moins — la majorité l’emporte, il est évidemment avantageux d’être du côté « fort », et non du côté « faible ».

C’est cette logique que remet en question la définition que donne Paul de la liberté : une justice manifestée par l’amour du prochain. Se libérer de l’emprise du péché, entrer dans le royaume de justice, de paix et de joie de Dieu, conduit à promouvoir l’unité plutôt que la division. La vision de Paul est une vision communautaire — juifs et non-juifs adorant Dieu ensemble (15.7-13) — qu’une focalisation polarisante sur l’autonomie ne peut atteindre.

Deuxièmement, nous nous faisons souvent une idée erronée de nos adversaires, créant des stéréotypes rigides et trompeurs : « Si vous pensez ceci, alors vous devez aussi croire cela ». L’auteur américain Alan Jacobs, avec d’autres, souligne comment nous nous construisons ainsi des hommes de paille plus faciles à combattre. Plutôt que de chercher à comprendre les nuances des points de vue de nos adversaires, nous les réduisons à des formules réductrices : « En d’autres termes, mon adversaire pense que nous devrions faire du tort aux plus vulnérables ».

La vision de la liberté que propose Paul, elle, nous invite à considérer nos adversaires comme nous-mêmes. En Romains 14-15, l’apôtre brouille les lignes de démarcation entre les groupes opposés, contrant notre tendance à caricaturer nos adversaires et leurs motivations. Il exhorte les deux camps à agir par fidélité incarnée au Christ, qu’ils observent certains jours ou non, qu’ils choisissent de manger tel plat ou de s’en abstenir (14.5-6).

Cette approche n’est pas simplement rhétorique. Elle s’enracine dans une valeur fondamentale : nous appartenons au Seigneur dans la vie comme dans la mort (14.7-8). Paul compare les croyants à des domestiques qui ne doivent pas se juger les uns les autres puisqu’ils servent tous le même maître (14.4). Cette perspective nous encourage à considérer les autres comme des compagnons de service, une étape essentielle pour arriver à les aimer comme nous-mêmes.

Troisièmement, l’éthique de Paul nous met en garde contre le danger de sacraliser la politique et notre prétention orgueilleuse à imaginer que Dieu pense et juge comme nous et que sa volonté s’aligne sur nos propres objectifs. Lorsque nous sacralisons nos programmes politiques (ou autres), nous domestiquons Dieu à notre image et nous invoquons son autorité pour juger les autres.

L’écrivaine Anne Lamott nous met en garde contre l’idée que Dieu déteste les mêmes personnes que nous. Elle dénonce un état d’esprit qui alimente la violence, à la manière du slogan de la première croisade : Deus vult (« Dieu le veut ! »). Cet état d’esprit nous fait courir le danger de confondre nos biens secondaires avec le bien ultime voulu par Dieu, et de défendre ceux-ci comme s’ils avaient la même priorité.

Paul souligne que Dieu est au-dessus de nos divisions et que nous serons tous confrontés de la même manière à son jugement : « chacun de nous rendra compte à Dieu pour lui-même » (14.12). Notre redevabilité ultime devant Dieu ne peut que réfréner notre envie de le mettre au service de nos luttes contre nos « ennemis » et de juger ceux-ci selon nos propres standards imparfaits.

Julien C. H. Smith est professeur de sciences humaines et de théologie au Christ College, le collège d’honneur de l’université de Valparaiso. Son dernier ouvrage s’intitule Paul and the Good Life: Transformation and Citizenship in the Commonwealth of God.

Traduit par Anne Haumont

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Church Life

Une grande lumière qui vient

Ésaïe dans l’attente de l’Avent.

Christianity Today December 1, 2024

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Lecture : Ésaïe 9.1-6

Après les heures chaudes, une agréable fraîcheur annonce le début de soirée. La lumière s’adoucit, jusqu’aux derniers éclats du soleil couchant. Il serait probablement difficile, voire impossible, d’expliquer ce qu’est l’obscurité sans parler de lumière. La lumière finit toujours par se profiler à l’horizon, même après les moments les plus sombres. 

Le prophète Ésaïe a précisément quelque chose d’un prophète de l’aube. Il aura exercé son ministère sous le règne de quatre rois. Issu d’une famille de la bonne société, père de famille, il était prêt à faire ce à quoi le Seigneur l’avait appelé. Il portait avec force la parole prophétique, quitte à en perdre la voix quand beaucoup faisaient la sourde oreille.  

Ses écrits véhiculent certaines des paroles les plus profondes de toute l’Écriture, touchant aux thèmes de la sainteté, de la justice, de la fidélité à Dieu, de la confiance, de la droiture et de l’espérance. Parmi elles, Ésaïe 9.2-7 exprime tout particulièrement le contraste entre la lumière et l’obscurité, l’espoir et l’abattement, l’honneur et la déroute. 

Ce contraste est préfiguré même dans les noms qu’Ésaïe donne à ses fils : le premier s’appelle Shear-Yashoub, « un reste reviendra » (7.3). Le second est nommé Maher-Shalal-Hash-Baz en guise d’avertissement : « proche pillage, imminent butin » (8.1). Les deux ne se contredisent pas ni ne s’annulent, mais nous permettent ensemble d’approfondir ce que cette histoire a à nous dire.  

Nous ne pouvons tout simplement pas expliquer l’obscurité sans décrire la lumière. « Le peuple qui marchait dans les ténèbres verra briller une grande lumière : elle resplendira sur ceux qui habitaient le pays dominé par d’épaisses ténèbres. » (9.1) 

Lorsque nous nous détournons de Dieu, des ténèbres spirituelles nous hantent et nous insécurisent. L’étonnante œuvre divine dans nos cœurs est alors ce qui permet de nous réorienter vers la lumière, une lumière qui nous sustente comme l’eau douce que le noble équipage du Passeur d’aurore de C. S. Lewis décrit comme une « lumière buvable ». Elle éveille en nous le sentiment de la bonté des choses à venir. Elle perce nos nuages et alimente notre élan vers la liberté — une liberté découlant de l’alignement sur notre Dieu d’amour de nos valeurs, de nos engagements, de notre joie et de notre espérance. 

Ésaïe savait que tout cela commencerait à Bethléem. Le « Prince de la paix » devait un jour éprouver la forme la plus intense des ténèbres — des ténèbres que personne d’autre ne pouvait endurer — afin que nous puissions marcher dans la lumière. 

Ésaïe annonça une lumière à venir après une longue et sombre nuit, projetant des rayons d’espoir 700 ans dans le futur. Il voyait un héritier rayonnant, le Messie, venir dans la plus humble des conditions. Jésus éclaire nos crépuscules, réveille l’aube et ouvre la voie à l’histoire de la rédemption. Ce bébé grandira pour devenir un homme. Il connaîtra la véritable obscurité, afin que nous, même quand nos yeux se seront endormis, puissions contempler la lumière éternelle. 

Morgan Mitchell est pasteur à San Diego, spécialisé dans les petits groupes d’église, la formation de disciples et la prédication. 

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Church Life

Noël nous invite à l’émerveillement

Entrez dans « Un temps pour l’émerveillement »

Christianity Today December 1, 2024

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Lecture : Marc 10.13-16

Mes beaux-parents possèdent un grand terrain dans l’ouest de l’État de New York. Un ruisseau coule derrière leur maison, dans lequel ma femme et ses frères et sœurs jouaient lorsqu’ils étaient petits. Leurs rires sont maintenant relayés par ceux de nos enfants. Des rangées de conifères bordent la propriété, enveloppant de leurs cimes les hauts, les bas et les nuances de la vie familiale. 

Un soir d’hiver, alors que je me promenais au milieu de la neige accumulée sur le chemin et parmi les branches, mon esprit s’est envolé vers une vision de « l’âge à venir ». Alors que tombaient autour de moi des millions de flocons de neige, tous expression unique du génie créateur de Dieu, l’émerveillement s’est imposé à moi.  

J’aime la proximité entre l’idée d’inspiration et celle de respiration. Entre nos respirations, s’ouvre de temps en temps à nous un lieu d’inspiration d’où nous pouvons soudain voir ce qui nous était auparavant caché ; nos yeux entrevoient la nouveauté qui sera un jour révélée. 

Comme en témoignent les yeux des enfants, l’émerveillement est une posture originelle de l’âme humaine. Jésus le dit : « Vraiment, je vous l’assure : celui qui ne reçoit pas le royaume de Dieu comme un petit enfant n’y entrera pas. » (Mc 10.15) Le poète Dylan Thomas l’exprime ainsi : « Des enfants qui s’émerveillent face aux étoiles. Tel est le but et la fin. » En tant qu’adultes mûrs et bien contrôlés, nous passons souvent à côté de l’émerveillement au quotidien, le réservant seulement au monumental et au grandiose. Nous cloisonnons notre vie et perdons facilement le sens de l’humble disponibilité qui permet aux enfants de s’émerveiller du monde qui les entoure. Si nous n’y prenons pas garde, notre orgueil, notre pragmatisme et notre indépendance peuvent nous priver de l’essence de ce qui fait de nous des êtres humains à part entière, nous faisant fermer les yeux sur le merveilleux qui touche si facilement les plus petits. 

L’histoire de l’incarnation de Dieu invite à cet émerveillement de l’enfance. A contrario de ce que l’on aurait imaginé pour une naissance royale, le Christ naît dans des circonstances banales. Tout comme ceux qui à l’époque attendaient le Messie, nos yeux contemporains auraient préféré Jérusalem à Bethléem. Nous aurions ignoré les bergers sur la colline comme nous ignorons les mendiants dans les rues, recherchant plutôt la grandeur et la gloire. Mais c’est face à cet enfant couché dans la mangeoire que nous trouvons le sommet de toutes les merveilles. Dieu rencontre l’humanité de la manière la plus banale qui soit, redirigeant notre regard vers la splendeur de l’humilité. L’Incarnation nous rappelle que, lorsque nous prenons le temps de nous arrêter, notre capacité à nous émerveiller ne dépend pas de la grandeur de ce qui nous entoure, mais est aussi disponible face à ce qui attire moins les regards. 

En cette saison où toutes sortes de lumières et de couleurs attirent notre regard, il est bon de pouvoir contempler l’élémentaire, d’admirer la nature et ses évolutions, de se délecter du goût des pâtisseries fraîchement cuites, de se réjouir en entendant des enfants qui jouent, et de faire le pas de la foi enfantine à laquelle nous ouvre l’émerveillement. Non seulement nous y trouvons le Christ, mais nous le trouvons qui nous invite à partager sa façon de voir le monde qu’il a créé. 

Isaac Gay est un artiste, un animateur de louange et un écrivain au carrefour de la créativité, de la spiritualité et de la pensée contemporaine.

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