Des prêtres détenus par la police. Un service secret qui fouille des lieux de culte, interroge le clergé au détecteur de mensonges et assigne des responsables d’église à résidence. Un président qui menace d’interdire toute organisation religieuse ayant des liens avec un pays voisin.
Pour des évangéliques soucieux de liberté religieuse dans le monde, ces éléments suffiraient à s’inquiéter pour n’importe quel pays. Mais ces choses sont encore plus alarmantes lorsqu’elles proviennent d’un pays que leur gouvernement soutient dans une guerre.
C’est probablement le genre de choses que Tucker Carlson, ancien commentateur de Fox News, avait à l’esprit en juillet lorsqu’il a demandé à l’ancien vice-président américain Mike Pence si les électeurs chrétiens pouvaient, en toute conscience, continuer à soutenir l’Ukraine et Volodymyr Zelensky dans la guerre avec la Russie.
« Le gouvernement Zelensky a effectué des descentes dans des couvents, arrêté des prêtres et interdit de fait une confession chrétienne », s’exclamait Carlson en référence aux mesures prises à l’encontre de la partie de l’Église orthodoxe ukrainienne rattachée au patriarcat de Moscou.
L’échange, qui a eu lieu lors d’un rassemblement de chrétiens conservateurs dans l’Iowa, a rapidement dégénéré. Carlson a été vivement critiqué par les partisans du soutien à l’Ukraine. L’Orthodox Public Affairs Committee, un groupe basé aux États-Unis, a accusé le commentateur de faire de la « propagande russe ».
Mais un nombre croissant d’électeurs évangéliques américains semblent se poser les mêmes questions que lui. Nombreux sont ceux qui expriment des doutes croissants quant au soutien des États-Unis à la guerre.
Les évangéliques américains ont soutenu l’Ukraine de manière assez vigoureuse dès le départ. Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine, ils étaient même plus enclins que les autres Américains à soutenir l’Ukraine. Selon un sondageEconomist/YouGov réalisé en mars 2022, 77 % des évangéliques américains se déclaraient favorables à l’Ukraine, aux côtés de 73 % de l’ensemble de la population américaine.
Le soutien de certains Américains est resté aussi fort que par le passé. Brent Hobbs, pasteur baptiste de Virginia Beach, en Virginie, considère cette question comme un critère décisif pour savoir pour qui il votera lors d’une élection. Pour lui, c’est une question de bien et de mal. En raison de ses implications géopolitiques, cette guerre est pour lui le problème numéro un des États-Unis.
« Je ne soutiendrais pas quelqu’un qui dirait : “Nous soutenons trop l’Ukraine” ou “Nous devons arrêter de financer la guerre” — c’est hors de question », dit Hobbs.
D’autres, en revanche, semblent avoir quelques doutes. À la fin du mois de juillet 2023, 55 % d’Américains sondés ont déclaré à CNN qu’ils pensaient que le Congrès ne devrait pas autoriser un financement supplémentaire pour l’Ukraine. Le nombre exact d’évangéliques n’est pas précisé, mais parmi les républicains, plus de 70 % estiment que trop d’argent a déjà été consacré à ce conflit.
Il y a d’autres signes d’un changement radical. Lors d’un événement organisé en juillet par Turning Point USA, l’organisation politique conservatrice a demandé aux 6 000 personnes venues voir l’ancien président Donald Trump ce qu’elles pensaient de l’Ukraine. Les États-Unis devraient-ils continuer à s’impliquer ? 96 % ont répondu par la négative. On ne sait pas exactement combien de personnes présentes étaient évangéliques, mais le groupe a organisé de nombreux événements dans des églises et cible spécifiquement les évangéliques dans sa vision politique.
Le fondateur de Turning Point USA, Charlie Kirk, qui s’identifie comme évangélique, a lu les résultats sur scène et a exhorté les candidats républicains à y prêter attention :
« Quand les hommes politiques apprendront-ils qu’on ne peut pas dire aux électeurs ce qu’ils doivent croire ? »
L’opinion à propos du président russe Vladimir Poutine semble également évoluer. Les évangéliques, comme la plupart des Américains, ont eu une vision largement négative de la Russie dans ce conflit, mais certains expriment des sentiments plus chaleureux à l’égard de Poutine, qui s’est positionné comme un défenseur des valeurs familiales traditionnelles. Une enquête récente a montré que les personnes qui pensent que les États-Unis devraient être une nation chrétienne sont plus susceptibles de le soutenir.
Les attentes eschatologiques peuvent également inciter certains évangéliques à ne pas vouloir s’impliquer dans le conflit. Avant sa mort, le télévangéliste Pat Robertson avait déclaré que Poutine était « contraint par Dieu » d’envahir l’Ukraine pour préparer une guerre contre Israël, ce qui, selon certains, serait un événement déclencheur de la fin des temps annoncé par le prophète Ézéchiel. Les populaires prédicateurs américains Greg Laurie et Tony Evans ont tenu des propos similaires.
Mais les regards évangéliques sur l’Ukraine semblent refléter surtout l’évolution de certains hommes politiques.
Certains républicains, comme Mike Pence, ont clairement encouragé le soutien à l’Ukraine. D’autres, notamment Donald Trump, qui a déjà qualifié Poutine de « génie », expriment un scepticisme croissant. Les candidats à la présidence de 2024 Ron DeSantis et Vivek Ramaswamy ont déclaré qu’ils cesseraient d’envoyer de l’argent à l’Ukraine.
Selon le sondage CNN, la plupart des Américains pensent que les États-Unis ont envoyé suffisamment d’aide. Et au moins certains semblent préoccupés par les informations selon lesquelles le gouvernement ukrainien prendrait des mesures sévères à l’encontre de l’Église orthodoxe ukrainienne.
L’année dernière, cette Église a voté en faveur d’une rupture des liens avec Moscou, bien que cette rupture n’ait pas été nette en raison des complexités du droit canonique. Tetiana Kalenychenko, sociologue qui a rédigé sa thèse de doctorat sur les aspects religieux de la guerre en Ukraine, explique que l’Église s’est divisée en trois factions. Zelensky a proposé une loi qui criminaliserait celle qui maintient une affiliation à Moscou.
« Ces actions ne sont pas dignes d’une démocratie telle que de nombreux médias internationaux ont tenté de dépeindre l’Ukraine », a déclaré James Lasher, rédacteur en chef du magazine Charisma. « Au contraire, ces actions rappellent celles de Vladimir Poutine, connu pour sa répression de l’opposition politique et religieuse et dont la soif de pouvoir a conduit au conflit entre la Russie et l’Ukraine. »
Le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a également averti que la loi violerait des libertés protégées. Le projet de loi a tout de même été présenté.
Les autorités ukrainiennes insistent toutefois sur le fait qu’elle ne s’oppose pas aux prêtres orthodoxes, mais aux personnes qui, à l’intérieur de l’Ukraine, utilisent la religion comme couverture pour appuyer l’invasion et soutenir la Russie. Certains prêtres ont été accusés d’espionnage, ayant envoyé des coordonnées géographiques de troupes à l’armée russe. Les services secrets ukrainiens ont effectué des descentes dans des églises et des monastères et y ont trouvé de la propagande russe.
Taras Dyatlik, directeur régional du Conseil d’outre-mer de la United World Mission, estime que certaines des accusations pourraient être valables, mais que les personnes vivant en dehors de l’Ukraine ne devraient pas juger trop rapidement ceux qui vivent dans une zone de guerre et sont confrontées à une menace existentielle. Les détails sont compliqués. Il y a des circonstances atténuantes.
« Les médias occidentaux essaient de juger et d’évaluer la situation religieuse en Ukraine à l’aune de leur normalité, sous un ciel paisible où il n’y a pas de guerre à grande échelle en cours et où vous êtes protégés par l’OTAN et les armes nucléaires », dit-il, « mais vivre dans le pays au sein de cette guerre vous donne une vision différente. »
Les électeurs américains devront toutefois se prononcer dans un sens ou dans l’autre. Les candidats républicains font valoir leurs divers arguments dans la primaire en cours. Devant un public de 2 000 évangéliques réunis au Family Leadership Summit dans l’Iowa, Pence [qui a depuis retiré sa candidature] déclarait que le soutien à l’Ukraine était dans l’intérêt des États-Unis.
« Quiconque affirme que nous ne pouvons pas être le leader du monde libre et résoudre les problèmes à l’intérieur de nos frontières n’a qu’une vision très limitée de la plus grande nation du monde », disait-il. « Si Vladimir Poutine triomphe de l’Ukraine, je ne doute pas que les militaires russes franchiront les frontières d’un pays de l’OTAN que nos militaires devront alors défendre. »
Le rassemblement de l’Iowa a été ponctué de quelques applaudissements. Mais il y a aussi eu des huées, et il est encore difficile de dire lesquels ont été les plus retentissants.
Jonny Williams est un journaliste basé à Rhode Island.