Culture

L’Avent est étrange et c’est tant mieux !

En tant que conservateur d’art, j’aime la façon dont l’art contemporain rend le monde troublant, tout comme le fait l’histoire de la naissance de Jésus.

An abstract advent wreath and candles
Christianity Today December 17, 2024
Illustration by Mallory Rentsch Tlapek

La première œuvre que j’invite mes étudiants en histoire de l’art à aller voir est un cube de verre d’un mètre de côté. Ses plaques carrées de verre poli, infusées de métal, rendent la sculpture à la fois réfléchissante et transparente. Le cube est loin de laisser ses visiteurs indifférents. Il pique la curiosité des uns, en trouble d’autres, ou suscite le mépris. Je demande à mes élèves de se concentrer sur le cube et de l’observer pendant deux minutes entières. Une éternité face à quelque chose qui semble n’avoir pas de sens !

À la fin de l’exercice, les étudiants sont tous impatients de parler de l’œuvre, de la façon dont elle réfracte les couleurs et la lumière. Souvent, les échanges sont ponctués de rire. Cet exercice d’observation de deux minutes me renvoie bien à la formule de l’historienne de l’art Jennifer Roberts : « Ce n’est pas parce que vous avez regardé quelque chose que vous l’avez vu. »

Regarder une œuvre d’art est déroutant. Et l’art contemporain peut être particulièrement déroutant. Cela reste vrai pour moi dans mon travail d’historien de l’art et de conservateur. Mais j’ai aussi appris que lorsque je me rends véritablement présent à une œuvre, elle m’offre « des yeux pour voir et des oreilles pour entendre ».

Cette confusion que l’art de qualité suscite est précieuse. Elle remet en question ce que nous croyons savoir et la manière dont nous le savons. Elle résiste à notre contrôle, non pas en exerçant sur nous une force égale et opposée à la nôtre, mais en nous touchant de manière détournée, en nous déséquilibrant. Les œuvres d’art nous sortent de notre confort. Elles reflètent le monde de manière étrange, nouvelle, autre, et parfois effrayante.

Plus tôt cette année, j’ai commencé à organiser une exposition pour le musée de mon université, avec entre autres le cube de verre de Larry Bell. Et j’ai senti que des œuvres comme celle-ci avaient quelque chose d’important à dire sur les événements de l’Avent, même si elles ne sont pas figuratives, comme le retable de Mérode, et ne sont pas le fait d’artistes chrétiens.

À deux mille ans de distance, l’Avent me fait souvent l’effet de ce cube — fermé, hermétique, indifférent à ma présence. Mais en plongeant mon regard dans le verre, je découvre dans son reflet une autre version de moi, surpris par son altérité. Il m’amène à me voir, à voir les autres et à voir le monde différemment. C’est ce que fait aussi l’Avent.

« N’ayez pas peur » est l’une des formules les plus récurrentes dans les récits de la naissance de Jésus. Mais ce prologue angélique n’est pas suivi d’un « Je vais tout vous expliquer » ou d’un « Tout ira bien ». Il précède plutôt une incertitude totale. « N’aie pas peur » relève d’une invitation à voir avec les yeux de l’Esprit plutôt qu’avec la logique de l’humanité. Zacharie, Marie, Joseph et les bergers étaient tous invités à laisser leur vision terrestre du monde pour entrer dans ce qui est éternel.

« N’ayez pas peur » a trop souvent été interprété dans le sens de l’idéologie occidentale du « et ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Mais dans son contexte, cette phrase est prononcée par un être terrifiant et mystérieux. Elle constitue un avertissement : préparez-vous à voir le Dieu éternel sous la forme d’un bébé humain.

Dans notre galerie, près du cube de verre, une vidéo du sculpteur et danseur Nick Cave tourne en boucle. On y découvre ses « costumes sonores » composés de boutons, de paillettes et de flotteurs de pêche de toutes tailles, couleurs et formes, ainsi que de tissages de brindilles et de vieilles figurines. Toute cette collection de figures sculpturales surréalistes, explosion de couleurs et de textures, dégage une intense énergie.

Nick Cave a créé ses costumes en réaction au tabassage de Rodney King par des policiers en 1991. « En tant que jeune homme noir, je me sentais rejeté, abandonné », se souvient-il. « J’essayais juste de comprendre tout ça, le sens que cela avait. Un jour, dans le parc, j’ai regardé par terre et j’ai vu des brindilles. Et, je ne sais pas, j’ai commencé à en ramasser. Je les ai ramenées au studio et j’en ai fait un costume ». Lorsqu’il a enfilé le costume, il a remarqué les sons que celui-ci émettait et l’a baptisé en conséquence.

Des objets rejetés, abandonnés, deviennent de joyeuses révélations. Des matériaux fragiles et méprisés se font étrange vecteur d’espoir, comme une profonde illustration de 1 Corinthiens 1.27. C’est le genre d’œuvre d’art qui exige que nous mettions de côté notre recherche de sens — ces costumes sont bizarres ! — afin d’en percevoir la splendeur.

Soundsuits de Nick CaveAntonio Perez/Chicago Tribune/Getty
Soundsuits de Nick Cave

Dans ce que nous commémorons durant l’Avent, Dieu défie le pouvoir et la raison terrestres ; il utilise un bébé né dans la saleté d’une étable pour offrir le salut. Cette période de l’année nous rappelle qu’il nous faut abandonner nos façons de voir et de savoir si nous espérons apercevoir le royaume de Dieu (Jn 3.3).

Bien entendu, l’art contemporain n’est pas le seul à pouvoir nous aider à mieux comprendre l’Avent. Les œuvres classiques ont elles aussi quelque chose à nous apprendre. Mais il faut pour cela pouvoir les dégager des multiples couches de commentaires dont elles ont fait l’objet pour les voir d’un œil nouveau.

L’Incrédulité de saint Thomas (1603), du Caravage, ne fait pas partie de mon exposition (elle se trouve dans une galerie allemande). Et elle ne représente pas non plus une crèche. Mais elle me fait toujours penser à l’Avent.

Il est difficile de comprendre combien l’œuvre du Caravage était révolutionnaire à son époque. Nicolas Poussin, l’un des plus grands peintres du 17e siècle, disait même du peintre italien qu’il était « venu au monde pour détruire la peinture ».

Dans l’Incrédulité, le Caravage propose une interprétation surréaliste de ce qui se passe entre le Christ et Thomas en Jean 20.24-27. Le Christ y guide la main de Thomas dans laplaie de son côté.

L’Incrédulité de saint Thomas par Le CaravageWikiMedia Commons
L’Incrédulité de saint Thomas par Le Caravage

Pour moi, c’est la métaphore la plus émouvante et la plus convaincante de ce qui arrive lorsque nous commençons à réellement voir une œuvre d’art. Quand nous lui accordons toute notre attention, elle nous attire dans sa profondeur. Le Christ ne montre pas simplement à Thomas une cicatrice qui satisferait ses doutes intellectuels. Thomas est comme attiré dans le côté du Christ, vers une obscurité béante et terrifiante.

Dans le tableau du Caravage, la blessure du Christ ne semble être ni passée ni présente. Le peintre la représente comme un mystère éternel, celui d’un agneau immolé avant la fondation de la terre, celui d’un Dieu qui se fait enfant.

Ma prière est de pouvoir voir l’Avent comme Dieu le fait : en m’abandonnant à sa sagesse et en entrant dans son miracle.

Christian Gonzalez Ho prépare un doctorat en histoire de l’art à l’université de Stanford. Il est le cofondateur d’Estuaries.

Traduit par Anne Haumont

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