Fin mai, l’ancien responsable des cryptomonnaies de la société américaine FTX, Ryan Salame, a été condamné a plus de sept ans de prison pour des délits financiers fédéraux commis dans l’exercice de ses fonctions. Le milliardaire fondateur de la société, Sam Bankman-Fried, avait lui aussi été condamné il y a quelques mois pour avoir participé à « l’une des plus grandes fraudes financières de l’histoire ». Cette affaire a fait la une des journaux et suscite de nombreuses réflexions dans le domaine naissant de l’éthique des technologies.
Le nom et l’histoire de Bankman-Fried sont inextricablement liés à la nouvelle pensée éthique de la Silicon Valley, qui est de plus en plus influencée par le « long-termisme », l’idée qu’influencer positivement l’avenir est la priorité morale de notre époque, et par l’« altruisme efficace », qui établit que si l’on veut faire le bien, il faut le faire le plus efficacement possible.
Les principaux maîtres à penser de ces courants sont William MacAskill (What We Owe the Future, 2022) et Roman Krznaric (The Good Ancestor, 2020). MacAskill a justement enseigné Bankman-Fried pendant son séjour à Oxford, lui conseillant de maximiser ses talents acquis dans les affaires et la philanthropie. C’est ainsi que, fondée au nom du long-termisme et de l’altruisme efficace, la société FTX de Bankman-Fried a acquis la confiance des investisseurs et des milliards de dollars, dont une partie est allée à des causes charitables, tandis qu’une grande partie a fini par atterrir dans la poche du fondateur.
Non seulement l’accent mis par Bankman-Fried sur des objectifs moraux à long terme a fini par éclipser la question de l’éthique de ses actions personnelles immédiates, mais il semble que des figures de proue du mouvement comme MacAskill aient ignoré les mises en garde répétées concernant Bankman-Fried. Pourquoi ? Comme l’a écrit Charlotte Alter dans le magazine Time, « pour un groupe de philosophes qui ont passé leur vie à observer des compromis moraux et à peser des risques existentiels, les avertissements concernant Bankman-Fried menaient à un choix entre conserver un grand donateur à l’éthique douteuse ou renoncer à des millions de dollars qui, selon eux, pouvaient stimuler leur mouvement naissant pour aider à sauver l’avenir de l’humanité ».
Il semble que l’une des faiblesses de cette nouvelle pensée éthique soit en effet la vieille idée selon laquelle « la fin justifie les moyens ». Le fait de restreindre sa vision à de grands objectifs éthiques futurs peut fréquemment conduire à des méthodes contraires à l’éthique à court terme. C’est pour cette raison, entre autres, que certains tirent la sonnette d’alarme concernant cette nouvelle approche de l’éthique, notamment l’historien des idées Émile P. Torres, pour qui l’altruisme efficace et le long-termisme sont des « idéologies toxiques » aux « tendances dystopiques inquiétantes ». Il se pourrait bien, avance-t-il, que « les idées préférées de la Silicon Valley pour améliorer le monde menacent en fait de le rendre beaucoup, beaucoup plus mauvais ».
Pourtant, des groupes d’altruisme efficace et de long-termisme voient le jour dans les universités de tous les États-Unis et semblent trouver un écho particulier auprès des jeunes étudiants désireux de défendre des causes charitables et de faire la différence dans le monde. Comme l’observe Benjamin Vincent dans un récent article de Christianity Today, la « confiance apocalyptique » du métamodernisme remplace rapidement le cynisme du postmodernisme dans l’esprit des nouvelles générations.
Le long-termisme et l’altruisme efficace fonctionnent bien ensemble. Tous deux sont guidés par un utilitarisme pragmatique dans lequel les décisions éthiques sont calculées en fonction du bonheur futur du plus grand nombre possible de personnes. Par exemple, donner de l’argent pour prévenir les épidémies est tout à fait logique, car cela peut permettre de sauver un grand nombre de vies humaines. De même, la lutte contre le changement climatique et la prévention d’une guerre nucléaire sont des moyens philanthropiques efficaces.
Ces principes sont de plus en plus populaires dans le monde des affaires et parmi les leaders de l’industrie technologique, y compris Elon Musk, qui a qualifié le travail de MacAskill de « proche » de sa philosophie, qui inclut elle également un pronatalisme très marqué. En 2021, Musk proposait de mettre à disposition pour au moins 6 milliards de dollars d’actions Tesla si le Programme alimentaire mondial (PAM) des Nations unies pouvait fournir un compte rendu détaillé de la manière dont cet argent serait dépensé pour aider les personnes souffrant de la faim sur la planète. Au lieu de fournir directement des données précises, la directrice exécutive du PAM, Cindy McCain, a d’abord répondu dans le registre relationnel et idéologique.
On aurait dit deux bateaux se croisant brièvement dans la nuit pour ne plus jamais se revoir : Musk, un ingénieur, qui voulait des données concrètes pour résoudre un problème tangible, face à une fonctionnaire soulignant d’abord des aspects idéologiques du problème. Alors que de nombreux internautes l’exhortaient à tout de même faire don de ses 6 milliards de dollars, Musk a fait don de 5,7 milliards de dollars de ses actions Tesla à une organisation caritative inconnue dans les semaines qui ont suivi.
Cette nouvelle pensée éthique est fondamentalement centrée sur la recherche du bonheur et du bien-être, ce qui implique une responsabilité morale de s’engager activement dans une lutte collective contre les catastrophes environnementales, la maladie, la pauvreté, la guerre et l’oppression. Compte tenu des calculs détaillés nécessaires pour des projets humanitaires de cette envergure, il n’est pas surprenant que cette approche soit particulièrement populaire parmi ceux qui ont une formation en sciences exactes, notamment en ingénierie, en technologie et dans d’autres domaines très axés sur l’utilisation efficace du temps et de l’argent.
Pour les chrétiens, il y a beaucoup à saluer comme à critiquer. Oui, les leaders du secteur technologique sont conscients des risques futurs et sont prêts à employer leurs propres ressources pour les atténuer. Cependant, leurs motivations et leurs solutions s’inspirent d’un techno-optimisme qui réduit souvent les problèmes du monde à des questions techniques nécessitant des solutions techniques. Ce faisant, ils finissent par négliger les causes sous-jacentes de certaines de ces problématiques globales, qui ne peuvent être résolues par plus d’argent ou une meilleure technologie. Il y faut aussi un changement du cœur humain.
Prenons, par exemple, le récent livre de Bill Gates, How to Avoid a Climate Disaster (2021). Cet ingénieur en informatique considère le changement climatique comme un problème matériel et propose des solutions pratiques pour y remédier : finançons la recherche et le développement pour l’innovation en matière de technologies plus propres et plus efficaces, et laissons l’industrie et les marchés collaborer avec les gouvernements pour les mettre en œuvre. Il se concentre sur l’investissement rapide à grande échelle dans l’innovation afin de s’assurer que ces nouvelles technologies deviennent économiquement viables.
Mais ce qu’il ne mentionne pas, ce sont les nombreux moteurs invisibles et systémiques du changement climatique, notamment le consumérisme effréné de l’Occident, la tendance sociale à vouloir rivaliser avec ses voisins, les fonds de pension et leurs investissements dans les industries fossiles visant à satisfaire les actionnaires, et les gouvernements qui continuent à subventionner les combustibles fossiles pour satisfaire leurs populations.
Pensez encore à la façon dont les têtes d’affiche du monde de la technologie abordent les menaces que l’intelligence artificielle générative (IA) fait peser sur l’humanité. Lors du sommet sur l’IA qui s’est tenu à Londres l’année dernière, des leaders de l’industrie technologique ont rédigé une lettre ouverte demandant de suspendre le développement de ce type d’IA en raison des risques à long terme qu’elle comporte. Mais ce qui n’a jamais été mentionné, ce sont les dangers déjà bien présents des algorithmes Internet qui nous rendent dépendants de nos écrans et créent beaucoup d’anxiété parmi les plus jeunes générations. Le risque futur de l’IA envisagé se limitait à sa force de calcul, et non à son potentiel entre les mains des géants des médias sociaux désireux de nous rendre captifs de leurs plateformes.
Cependant, il y a aussi bien des éléments que les croyants peuvent saluer dans cette façon de penser. L’éthique chrétienne prend également en compte le bien-être des autres, parfois même au détriment de notre propre bonheur. Notre vision du monde doit également être tournée vers l’avenir : Dieu lui-même a promis aux Israélites que leurs enfants et les enfants de leurs enfants seraient bénis par leur obéissance à ses commandements — ou maudits par leurs actes injustes (Ex 34.7).
Ces principes correspondent également à l’idée biblique selon laquelle Dieu nous appelle à être de bons intendants. Lorsque Jésus reviendra pour renouveler la création, nous serons jugés selon nos « œuvres » (Ap 20.12), y compris notre façon de traiter les gens et la terre. En fait, cette éthique apporte un utile correctif à la tendance de certains croyants à se concentrer sur la tâche urgente de l’évangélisation (le Mandat missionnaire) au détriment du premier commandement de Dieu à l’humanité : « Reproduisez-vous, devenez nombreux, remplissez la terre et soumettez-la ! » (Ge 1.28) L’être humain a été placé dans le jardin « pour qu’il le cultive et le garde » (Ge 2.15).
L’altruisme efficace et le long-termisme soulèvent tous deux de grandes questions. Les chrétiens devraient y réfléchir et chercher des réponses fondées sur les Écritures, en interrogeant par exemple l’impact de nos conceptions eschatologiques sur notre appréciation de l’éthique chrétienne. D’un point de vue pratique, la réflexion dans ce domaine peut également fournir des pistes pour un dialogue pertinent avec nos concitoyens sur les politiques qui servent le mieux le bien-être de l’humanité. Les adeptes du long-termisme et de l’altruisme efficace peuvent aider les chrétiens à réfléchir à ce que nous devrions défendre et à ce que nous sommes prêts à faire pour améliorer notre monde, aujourd’hui et à l’avenir.
On peut également admirer les efforts déployés par certains pour promouvoir cette cause. MacAskill préconise de donner 10 % de ses revenus à des œuvres de bienfaisance, de faire du bénévolat et de choisir des emplois qui feront la différence dans le monde. De même, l’auteur Rutger Bregman finance une école pour « l’ambition morale » afin d’encourager les jeunes professionnels à ne pas se contenter de choisir un emploi bien rémunéré et de donner de l’argent à des œuvres caritatives, mais à faire une différence sur le plan moral dans le poste qui correspond le mieux à leur talent.
Mais, comme toute chose, cette idéologie peut avoir de sombres facettes, surtout si l’on remonte à sa source. Peter Singer, l’un des éthiciens les plus populaires et les plus influents de ce siècle, a été l’un des premiers à théoriser l’altruisme efficace. Il s’agit également d’un athée qui a avancé d’étranges propositions éthiques par le passé, notamment en plaçant les droits des animaux sur un pied d’égalité (ou de supériorité) avec les droits de l’homme. Bien que la plupart des gens ne souscrivent pas aux croyances les plus marginales de Singer, nous devons nous rappeler que cette nouvelle pensée éthique s’enracine dans une philosophie de vie spécifique, une vision du monde largement séculière qui se prête bien à une forme plus sophistiquée d’hédonisme, où le but ultime de la vie humaine est la poursuite du bonheur.
L’altruisme efficace, qui cherche à concentrer toutes nos ressources sur la maximisation ou l’optimisation de notre impact positif — rendre le plus grand nombre de personnes heureuses pour un avenir lointain — peut également entrer en contradiction avec les principes de notre marche à la suite de Jésus. À l’aune de cette nouvelle éthique, laisser 99 brebis pour en sauver une n’a pas de sens. Il en va de même pour le gaspillage d’un parfum coûteux aux pieds de notre Sauveur. Le Samaritain s’est-il demandé si le fait de s’occuper de son prochain blessé au bord de la route était l’utilisation la plus efficace de son temps et de son argent ?
Les philosophes chrétiens critiquent depuis longtemps la tendance des sociétés post-industrielles à percevoir les problèmes de la vie, et leurs solutions, comme purement techniques. Dans La Technique ou l’Enjeu du siècle (1954), Jacques Ellul met en garde contre le fait que lorsque nous comptons trop sur la capacité de la technologie à assurer le bonheur futur de l’humanité, « ce ne sont plus les idées et les théories qui dominent, mais le pouvoir de production ».
Cela ne veut pas dire que la productivité n’a pas d’importance. Les chrétiens peuvent et doivent participer à l’analyse technique des problèmes de ce monde et contribuer à trouver des solutions efficaces, durables et à long terme. Nous devons également éviter de tout réduire à la dimension spirituelle, où le sauvetage de l’âme devient notre seul objectif dans cette vie. En somme, chaque fois que nous réduisons l’éthique à une seule dimension — qu’elle soit technique ou spirituelle — nous perdons de vue d’autres facettes de la réalité.
Le théologien néerlandais Abraham Kuyper écrivait : « Il n’y a pas un seul centimètre carré du domaine de l’existence humaine dont Christ, souverain sur toutes choses, ne clame pas : “C’est à moi !”. » Il enseignait que toute vie est soumise à la grâce commune et que les chrétiens doivent s’engager dans tous les domaines de recherche. Ce principe a été repris par son héritier intellectuel, Herman Dooyeweerd, qui a élaboré une vision chrétienne holistique de la vie au service de notre Créateur, estimant que les chercheurs chrétiens devraient planter hardiment « la bannière de la royauté du Christ » dans tous les domaines d’étude.
Le long-termisme et l’altruisme efficace peuvent nous offrir un terrain commun auquel faire appel en vue d’un engagement conjoint avec nos contemporains pour le bien-être futur de nos enfants, de la terre et de la société. Mais un système éthique qui se définit uniquement par ces idéologies peut manquer d’une vision plus holistique de la vie. Nous devons rechercher une sagesse équilibrée qui dépasse les aspects purement logistiques et techniques de problèmes complexes comme la faim dans le monde. Il est nécessaire de prendre en compte des questions plus proches du cœur de ces problèmes.
En tant que croyants, nous sommes responsables de toutes nos actions (2 Co 5.10) et nous ne devons pas nous lasser de faire du bien à tous (Ga 6.9-10). Cependant, en tant qu’êtres humains déchus dans un monde déchu, il nous faut une certaine humilité quant à ce que nous croyons pouvoir accomplir de ce côté-ci de l’éternité, ainsi qu’une dépendance de tous les instants à l’égard de notre Créateur. Car même si nous échouons dans nos efforts, nous sommes soutenus par la grâce de Dieu. C’est pour cette raison que le joug du Christ est facile et son fardeau léger (Mt 11.30).
Maaike E. Harmsen est théologienne réformée, prédicatrice, autrice et conseillère municipale à temps partiel aux Pays-Bas.