Culture

Louange et manipulation émotionnelle : avons-nous confiance en ceux qui mènent la danse ?

L’Esprit de Dieu est à l’œuvre ; les experts de la production musicale aussi.

Christianity Today June 17, 2023
Linda Xu / Unsplash

« Plus de punch ! » me dicta la voix dans mon écouteur.

J’étais sur scène dans une salle obscure, presque aveuglée par les projecteurs. C’était la première fois que je dirigeais la louange lors d’un grand rassemblement pour étudiants, et l’un des responsables de la production, assis dans la cabine de sonorisation, me pressait de lever les bras plus haut, de bouger davantage, d’applaudir plus fort, de sauter, bref, d’être plus démonstrative.

J’avais toujours su que ce genre de rencontres étaient orchestrées, mais c’était la première fois que je faisais l’expérience de tous les détails de cette machinerie. À un moment donné, on me demanda d’imaginer que mes bras tenaient des frites de piscine pour les garder droits et les lever plus haut. Chaque chant était par ailleurs classé par « niveau d’énergie » de 1 à 5. Dans certaines rencontres, il fallait d’office dépasser le niveau 3.

Je me rappelle m’être posé la question : « Suis-je en train de manipuler les gens qui regardent, chantent et écoutent ? Est-ce que j’utilise la musique pour susciter une réaction émotionnelle dans la foule ? »

La réponse rapide, c’est oui. La musique de louange peut toucher et manipuler les émotions, voire façonner les croyances. La louange collective a des effets neurologiques et physiologiques. Martin Luther disait déjà de la capacité de la musique à émouvoir et à manipuler qu’elle était un don divin tout particulier. « À côté de la parole de Dieu », écrivait Luther, « seule la musique mérite d’être reconnue comme gouvernante des sentiments du cœur humain […] Même le Saint-Esprit fait à la musique l’honneur d’être l’un de ses outils de travail ».

Les auteurs-compositeurs et les responsables de la louange jouent avec les changements de tempo et de rythme, les tonalités et les variations d’instrumentation pour rendre la louange musicale attrayante, immersive et, bien entendu, percutante émotionnellement.

En tant que « public », nous ressentons ces choses. De longs interludes créent progressivement l’attente d’une mélodie familière. L’arrêt des musiciens au moment du refrain vient souligner les voix de la foule. Certaines paroles de chants sont choisies pour influencer notre comportement : « Je me tiendrai debout, les bras levés, le cœur abandonné. »

Il y a des questions intéressantes à se poser sur ce qui donne à la musique de louange contemporaine sa résonance — par exemple dans ce qu’elle a emprunté aux chansons d’amour, aux ballades pop ou aux concerts rock survoltés d’artistes tels que U2 et Coldplay. Mais les préoccupations que l’on peut avoir concernant le pouvoir de manipulation de la musique de louange ont, en réalité, beaucoup moins à voir avec les styles musicaux qu’avec les personnes et les institutions qui créent et interprètent cette musique.

La question que j’aurais donc dû me poser sur scène n’était pas celle de la musique — était-elle manipulatrice ou non ? — mais bien celle de la bienveillance et de la sagesse de ceux d’entre nous qui étaient responsables de l’ensemble du rassemblement — en étaient-ils des intendants et des bergers fidèles ?

Dans les moments de louange collective, nous sommes invités à suivre une direction spirituelle et émotionnelle. Cette ouverture nous rend vulnérables. Ainsi, parallèlement à l’ampleur que prennent ces manifestations dans les Églises s’élève cette question : les émotions de l’assemblée sont-elles entre de bonnes mains ?

« C’est ce qui est compliqué avec les émotions. [Avec la musique de louange], il se passe en nous quelque chose qui est à la fois volontaire et involontaire », explique l’ethnomusicologue Monique Ingalls, qui dirige les programmes d’études supérieures et de recherche sur la musique religieuse à la Baylor University, au Texas.

Les fidèles ont leur mot à dire ; ils peuvent décider dans quelle mesure ils s’ouvrent à cette direction émotionnelle. Même les situations extrêmes de propagande musicale requièrent de la réceptivité de la part de l’auditeur. La propagande musicale est plus efficace lorsque la musique est utilisée pour renforcer nos croyances, et moins pour ce qui est de les modifier. Mais malgré tout, une fois la confiance et l’adhésion acquises, une manipulation émotionnelle dangereuse et abusive est possible.

« Un pasteur qui manipule émotionnellement son assemblée dans un culte, c’est comme un berger qui conduit ses brebis vers un pâturage sans savoir pourquoi », écrit Zac Hicks, auteur de The Worship Pastor, où il aborde cette thématique de la frontière entre accompagnement pastoral et manipulation.

« La manipulation, dans le meilleur des cas, c’est un accompagnement pastoral sans but ou partiel », écrit Hicks. « Après une période d’aveuglement, un fidèle qui a été manipulé s’exclamera souvent : “Mais, attendez, qu’est-ce que je fais ici ?”. »

Plutôt que de considérer la réaction émotionnelle de la foule — mains levées, yeux fermés ou larmes — comme signe d’une prestation réussie, Hicks affirme qu’un pasteur réfléchi utilisera ce qu’il appelle les « contours émotionnels de l’Évangile » (« la gloire de Dieu », « la gravité du péché » et « la grandeur de la grâce ») pour orienter la musique du culte et éviter la manipulation.

Mais lorsque les fidèles soupçonnent que l’attention portée à ces motifs de l’Évangile a été supplantée par d’autres préoccupations, la confiance commence à s’éroder. A-t-on l’impression que le conducteur de louange se préoccupe davantage de son image sur scène que de son rôle pastoral ? Les moments d’émotion intense semblent-ils être devenus des préambules à la collecte de fonds ? Une assemblée craint la manipulation lorsqu’elle a des raisons de douter des intentions d’un responsable ou d’une institution.

« Il est facile de confondre manipulation émotionnelle et manifestation de Dieu, n’est-ce pas ? », déclare la journaliste et auteure Kelsey McKinney dans le documentaire Hillsong: A Megachurch Exposed (2022). « Est-ce que vous pleurez parce que le Seigneur est en train d’intervenir dans votre vie, ou est-ce que vous pleurez parce que les accords musicaux sont choisis pour vous faire pleurer ? »

L’idée qu’une suite d’accords puissent être « choisis pour vous faire pleurer » décrit cependant de manière trop simpliste la relation entre musique et émotion. Car si la musique agit sur l’auditeur, celui-ci lui répond. Il existe une dialectique entre l’individu et la musique dans laquelle chacun influence l’autre et lui répond.

On peut malgré tout comprendre la crainte d’être dupé par une musique soigneusement élaborée pour simuler une expérience spirituelle lorsqu’il semble que de puissants individus à la tête de mégaéglises utilisent la force de la musique pour encourager loyauté et dévotion – non seulement envers Dieu, mais aussi envers leur organisation.

Des scandales comme ceux qui ont touché Hillsong ces dernières années, ainsi que des informations selon lesquelles le milieu de la production de musique de louange serait de plus en plus soumis à des intérêts financiers, alimentent le scepticisme. Une part croissante de la musique utilisée dans les Églises provient d’un groupe restreint, mais puissant d’auteurs-compositeurs et d’interprètes que la plupart d’entre nous ne verrons jamais en personne.

Pour accompagner quelqu’un dans sa vie émotionnelle, Ingalls souligne que confiance et authenticité sont essentielles. Or ce sont deux choses que l’on retrouve rarement dans une relation entre une célébrité et un fan. « Je pense que la peur de la manipulation, la question de savoir si l’on peut faire confiance à une personne, est vraiment liée au débat sur l’authenticité », déclare-t-elle.

Les préoccupations relatives à la manipulation émotionnelle sont bien antérieures à Hillsong et aux méga-artistes de la louange de ces 20 dernières années. En 1977, un dossier intitulé « La musique doit-elle manipuler notre louange ? » faisait la une de Christianity Today et s’interrogeait sur les nouvelles formes d’expression « aux rythmes vigoureux et à la forte intensité émotionnelle » pratiquées par des groupes frénétiques de « gospel rock ».

Les styles musicaux ont certes changé, mais les recommandations d’alors restent d’actualité :

Si l’Église évangélique doit répondre de manière raisonnable à l’évolution rapide des modes d’expression musicale, nous avons besoin de responsables musicaux formés et soigneux, capables de guider leur assemblée pour éviter les pièges de l’esthétisme (culte de la beauté) et de l’hédonisme (culte du plaisir).

Nous avons besoin de musiciens qui soient d’abord des pasteurs. Ils doivent comprendre les besoins spirituels, émotionnels et esthétiques des gens ordinaires et contribuer à la conduite de l’Eglise dans sa quête de la Parole véritable et dans une expression créative, authentique et complète de sa foi. Ce type de ministère vise davantage à former des participants qu’à divertir des spectateurs.

Moyens et bergers imparfaits

C. S. Lewis, même s’il n’était pas musicien, était convaincu que la musique pouvait être « une préparation à la rencontre avec Dieu, voire un moyen de le rencontrer », tout en soulignant qu’elle pouvait facilement devenir une distraction ou une idole.

Selon le musicologue John MacInnis, la musique de Beethoven et de Richard Wagner a constitué une passerelle spirituelle pour Lewis. Lewis considérait ces moments de transcendantalité musicale comme des moments marquants de sa vie et, après sa conversion, en parlait comme d’expériences qui avaient rapproché son cœur et son esprit de Dieu.

Malgré tout, Lewis reconnaissait l’imperfection de la musique en tant qu’expression de louange ou de dévotion. « L’effet émotionnel de la musique peut être non seulement une distraction (pour certaines personnes à certains moments), mais aussi une illusion : en ressentant certaines émotions à l’Église, on risque de les prendre pour des sentiments religieux, alors qu’elles sont peut-être simplement naturelles. »

Lewis ne considérait pas son exaltation à l’écoute du cycle de l’Anneau de Wagner comme de la louange, mais il y reconnaissait une certaine forme de transcendance, de rencontre sublime et bouleversante.

Quand on assiste au spectacle visuel et sonore d’un concert comme ceux de la chanteuse Taylor Swift, on ressent une euphorie qui dépasse nos sensations habituelles et nous mène à un apogée émotionnel. La musique et son contexte peuvent nous amener au sommet de nos facultés émotionnelles. Nous pouvons être submergés par sa beauté et sa puissance, par tous les effets visuels qui la mettent en valeur, par les souvenirs qu’elle seule peut activer avec précision et force.

Comme Lewis, nous avons peut-être tout intérêt à nous laisser de temps à autre toucher par la musique en dehors de l’Église. Cela pourrait nous aider à mieux comprendre notre capacité à être émus par celle-ci et à mieux gérer notre ouverture émotionnelle lors du culte.

Les effets exacts de la musique sur les émotions restent impénétrables, même si de nouvelles recherches neurologiques en explorent davantage les effets sur le cerveau. Pour la plupart d’entre nous, derrière la peur d’être manipulés sur le plan émotionnel, se cache la crainte d’être contraints de faire ou de croire quelque chose. Nous craignons que nos émotions ne réagissent qu’à la musique et non au Saint-Esprit, et que ce que nous percevons comme une expérience spirituelle ne soit en réalité qu’un leurre produit par des musiciens habiles, une équipe de production et des mélodies bien écrites.

La transparence peut être un antidote à ces dangers. En ce sens, il serait pertinent que les musiciens et les animateurs de culte soient plus clairs sur la manière dont ils programment la musique et sur l’objectif de leurs sélections musicales. Par exemple, en encourageant l’assemblée à réfléchir à un passage de l’Écriture avant un chant méditatif. Le simple fait d’annoncer clairement un moment plus marqué par l’émotion est une marque de la sollicitude de l’animateur vis-à-vis de l’assemblée.

Ingalls suggère enfin d’analyser les expériences de louange musicale dans le contexte d’une Église ou d’un ministère particulier au regard des fruits que porte cette louange en dehors des lieux de culte. « Lorsque nous réfléchissons aux expériences émotionnelles intenses suscitées lors des cultes, demandons-nous quelle est la vie — en-dehors de l’Église — des personnes qui les font. »

Pour l’ethnomusicologue, si nous considérons que, quand nous chantons en assemblée, les moments émouvants, parfois déchirants, que nous vivons sont très souvent le fruit d’une coopération entre Dieu qui agit en nous et la musique qui nous entoure, il importe de garder un œil sur le travail de nos bergers et ses conséquences en dehors de ces moments.

« Que se passe-t-il sur le terrain ? », suggère-t-elle de se demander. « [Que fait-on] pour apporter le shalom de Dieu dans le monde ? Pour guérir les relations brisées avec Dieu, entre les gens, entre les gens et la terre ? »

Kelsey Kramer McGinnis est la correspondante de CT pour la musique de louange. Musicologue, éducatrice et écrivain, elle étudie la musique dans les communautés chrétiennes.

Traduit par Anne Haumont

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Le pardon ne peut être imposé.

Nous devons nous garder d’utiliser le commandement biblique pour réduire au silence les victimes d’abus.

Christianity Today June 17, 2023
Illustration de Nate Sweitzer

Le pardon est le cœur de l’histoire du salut et une vertu qui devrait caractériser tous les disciples de Jésus. Mais même le cœur de l’Évangile peut être tordu à des fins perverses par ceux qui cherchent à contrôler et à manipuler les autres.

Une de mes amies en a fait l’expérience. Elle a vécu une enfance difficile et a été maltraitée par plusieurs membres de sa famille, dont son père. Personne dans sa vie n’est intervenu ou n’a pris la parole pour dénoncer ces abus. À l’âge adulte, elle a enfin trouvé le courage de confronter ses agresseurs à leurs agissements. Mais ces gens ont détourné les Écritures et la saine théologie pour excuser leurs actes et exiger son silence.

Citant Éphésiens 4.32 et Colossiens 3.13, ceux qui avaient abusé de mon amie la pressaient ainsi de pardonner « comme Dieu pardonne ». Dieu nous pardonne en prenant sur lui notre punition, affirmaient-ils, et elle devait donc elle aussi « pardonner et oublier », renonçant notamment à dénoncer leurs crimes à la police. Après avoir d’abord « pardonné » à ses agresseurs, mon amie s’éloigna de sa famille. Celle-ci interpréta alors ses actes comme de l’amertume et du ressentiment, ce qui aggrava encore ses tiraillements moraux.

Elle n’est pas seule à avoir vécu ce genre de choses. Encore et encore, dans toutes les dénominations, on découvre des histoires sur la façon dont le « pardon » a été utilisé pour protéger les agresseurs et réduire au silence les victimes d’abus. Une fois que ce pardon forcé a été accordé, il semble impossible de se rétracter. C’est souvent la raison pour laquelle les agresseurs l’utilisent pour réduire leurs victimes au silence.

Comment éviter que le pardon ne se transforme en une arme entre les mains de personnalités abusives ? Je vois au moins quatre façons pour l’Église d’aider à empêcher que des agresseurs ne se servent d’un pardon trompeur contre les victimes tout en préservant la place centrale que le pardon authentique occupe dans la foi chrétienne.

Premièrement, les Églises peuvent aider les rescapés d’abus à renforcer le sentiment de leur compétence et leur estime d’eux-mêmes. Depuis les années 1980, des chercheurs comme Judith Herman et Bessel van der Kolk ont montré comment les agressions sexuelles commises sur des enfants portent gravement atteinte à l’estime de soi et au sentiment d’indépendance des survivants. Sans un rétablissement substantiel de la conscience de ses propres capacités et de sa valeur personnelle — ce qui nécessite souvent des années, voire des décennies, de soutien affectueux, d’accompagnement et de travail intérieur — l’acte de pardon sera souvent vécu comme une obligation et constituera simplement une perpétuation de la maltraitance.

Ce n’est que lorsqu’une guérison significative a eu lieu et qu’un sentiment d’estime de soi et d’indépendance par rapport à l’auteur de l’agression a été retrouvé que le pardon peut devenir ce que Dieu a voulu. Comme le souligne le philosophe Nicholas Wolterstorff, l’expression du pardon signifie à l’auteur du mal qu’il nous a fait du tort et a injustement violé nos droits. Une colère appropriée contre les agresseurs et leurs crimes, qui présuppose un sentiment d’estime de soi, n’est donc pas incompatible avec le pardon, mais en fait partie.

Deuxièmement, nous devons comprendre que le pardon ne signifie pas l’absence de comptes à rendre ou de sanction pour le malfaiteur. Le fait de rendre justice est une démonstration de l’amour du prochain tel que l’entend la Bible.

Le pardon fait partie de la vertu de l’amour, cet accomplissement de la loi et ce don que Dieu nous fait par le Christ et la puissance de l’Esprit (Rm 13.8 ; Mt 22.34-40). Au début de son discours sur l’amour dans la lettre aux Romains, Paul fait à ses lecteurs une exhortation bien connue à vaincre le mal par le bien (12.21), à ne pas se venger et à laisser la place à la colère de Dieu (v. 19). Pour Paul, aimer son ennemi implique de renoncer à la vengeance personnelle. Toutefois, et c’est important, cela ne signifie pas qu’il faille renoncer à ce que des comptes soient rendus.

Dans Romains 13.4, Paul décrit le gouvernement comme le serviteur de Dieu chargé d’exercer sa colère sur les malfaiteurs. La maltraitance contre les enfants est un péché et un crime, et en tant que crime, c’est un problème de société. Les crimes exigent que le gouvernement — représentant du peuple et serviteur de Dieu — demande des comptes à l’auteur du crime. En d’autres termes, laisser place à la colère de Dieu et demander au gouvernement, en tant que serviteur de Dieu, d’appliquer une sentence exprimant cette colère sont tout à fait compatibles l’un avec l’autre.

En réalité, dénoncer une agression sexuelle est un acte d’amour. Pour les rescapés, le fait de dénoncer le crime souligne qu’ils ont de la valeur aux yeux de Dieu et que ces abus sont injustes. Cela corrige le déséquilibre des pouvoirs installé par la dynamique de l’abus. Une sentence juste fait échec à ce que Daniel Philpott appelle « la victoire permanente de l’injustice du malfaiteur ». En condamnant les actes d’un agresseur, la société donne raison aux rescapés qui ont été lésés par de tels agresseurs.

La dénonciation d’un délit peut également être un acte d’amour pour la société dans son ensemble, car elle empêche l’agresseur de nuire à d’autres personnes. Et elle peut aussi être un acte d’amour envers l’agresseur, car elle l’oblige à rendre des comptes et l’invite à se repentir.

Troisièmement, il est possible de désamorcer une mauvaise utilisation du pardon en comprenant mieux ce qu’est la réconciliation. L’accent mis sur la réconciliation est souvent utilisé par un agresseur pour malmener la conscience de la victime et la réduire au silence. La réponse appropriée à l’injustice n’est pas d’abord la réconciliation, mais la repentance.

La véritable réconciliation, lorsqu’elle est possible, exige que soit pleinement reconnu le mal des abus et le préjudice qu’ils causent, que soit manifesté un réel repentir pour le mal commis et qu’un dédommagement soit offert à la victime. Ces choses n’empêchent pas la réconciliation, elles en sont la condition préalable. Si les agresseurs refusent d’être confrontés aux abus qu’ils ont commis, cela signifie qu’ils n’ont pas encore pleinement accepté la dignité de leurs victimes, le mal qu’ils ont provoqué et la douleur qu’ils ont causée.

Il en va de même dans notre relation avec Dieu. Nous ne nous épanouissons en tant qu’êtres humains que lorsque nous reconnaissons le mal que nous avons commis envers Dieu, que nous nous en repentons activement et que nous en offrons réparation en remettant notre vie entre les mains du Seigneur (Pr 28.13).

Ce n’est que par la repentance que nous faisons l’expérience du pardon de Dieu et que nous nous préparons pour le jour où nos péchés — passés, présents et futurs — n’entraveront plus en rien notre relation avec le Seigneur. Ceux qui tentent de forcer leurs victimes à pardonner ne font pas qu’abuser à nouveau de celles-ci, ils manipulent également les Écritures, violent la pratique chrétienne et se privent de leur véritable bien : la reconnaissance de leur responsabilité, la repentance et la réparation.

Finalement, un malfaiteur véritablement repenti reconnaît que le pardon est un cadeau immérité qui doit être offert librement par la partie lésée. Celui qui a commis un péché ne peut exiger le pardon de Dieu ou d’un de ses semblables. Dans le cas contraire, il s’agira toujours de coercition.

Et Dieu n’agit pas ainsi envers les personnes vulnérables. Au contraire, il promet de les défendre, de les guérir et de les inviter à entrer dans la plénitude de son royaume (Ps. 37.27-29). L’Église doit témoigner de cette bonne nouvelle, afin que le pardon ne soit pas utilisé pour dissimuler le péché et faire taire les victimes.

Wilco de Vries est professeur assistant à l’Université théologique d’Utrecht|Kampen aux Pays-Bas et chercheur à la Duke Divinity School, en Caroline du Nord. Ce texte est adapté d’une présentation faite lors du « Symposium on Faith and Flourishing: Preventing and Healing Child Abuse » organisé à Harvard. Speaking Out est la rubrique invités de Christianity Today.

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Books

Parcours de vie : Pat Robertson, pionnier de la radiodiffusion et de la télévision chrétienne grand public

Avec CBN, « The 700 Club », la Regent University, la Christian Coalition et une candidature à la présidence, il a changé la place des évangéliques dans la vie publique.

Christianity Today June 9, 2023
Pat Robertson / edits by Rick Szuecs

Pendant six décennies devant la caméra, Pat Robertson a introduit sa sensibilité pentecôtiste et sa politique conservatrice dans des millions de salons en tant que pionnier de la télévision chrétienne et leader de la Christian Coalition of America (« Coalition chrétienne américaine »).

L’animateur au franc-parler est décédé jeudi dernier à l’âge de 93 ans à Virginia Beach, en Virginie, dans la ville où sont installés le Christian Broadcasting Network (CBN) et la Regent University qu’il avait fondés. Ce n’est qu’en 2021, à l’âge de 91 ans, que Robertson avait cessé d’animer l’émission phare de CBN, The 700 Club (« Le Club 700 »), tout en continuant à participer à des sessions mensuelles de questions-réponses.

Au cours de sa carrière à la télévision, l’ancien candidat républicain à l’élection présidentielle aura interviewé cinq présidents américains et des dizaines de dirigeants internationaux, prié pour des millions de téléspectateurs, fait des prédictions politiques et suscité la controverse avec ses commentaires à l’emporte-pièce qualifiants de jugement de Dieu des catastrophes telles que les ouragans, les tremblements de terre et les attentats du 11 septembre 2001.

Bien que ses propos controversés aient fait couler beaucoup d’encre à la fin de sa vie, Robertson a également été l’un des évangélistes les plus influents du 20e siècle, avec un esprit d’entreprise et une ferme volonté de faire ce qu’il sentait être la volonté de Dieu.

« Robertson a façonné trois évolutions religieuses majeures : le renouveau charismatique, la télévision chrétienne et la politique évangélique », écrivait notre magazine dans un profil en 1996. « Ensemble, ces développements ont contribué à faire passer l’évangélisme d’une posture marginale et défensive à un rôle de force de premier plan dans le christianisme américain. »

Avant que CBN ne devienne la puissance de diffusion qu’elle est aujourd’hui — avec un budget annuel de 300 millions de dollars et une retransmission dans 174 pays — il n’y avait qu’une station de télévision de Virginie désaffectée et un appel de Dieu.

Il n’existait pas de modèle de télévision chrétienne lorsque Robertson acheta des locaux délabrés à Portsmouth, en Virginie, et lança WYAH-TV (nommée d’après le nom Yahweh) en 1961. Elle diffusait trois heures de programmes chaque soir à l’aide d’une seule caméra en noir et blanc. Ces premières années furent épuisantes, étourdissantes et désordonnées, mais pour l’homme d’affaires pentecôtiste, la station tenait du miracle.

Le premier téléthon de CBN lança le « 700 Club » en 1963, recrutant 700 téléspectateurs pour s’engager à verser 10 dollars par mois afin de couvrir les dépenses de la chaîne ; l’émission qui reprit ce nom naquit trois ans plus tard.

Robertson continua à développer la station en levant davantage de fonds, en faisant appel à de nouveaux talents — les évangélistes Jim et Tammy Bakker le rejoignirent en 1965 — et en utilisant de nouvelles technologies. Le réseau Praise the Lord (PTL) et le Trinity Broadcasting Network suivirent.

Robertson fut l’un des premiers responsables de télévision à investir dans le satellite, ce qui permit à CBN de diffuser son téléthon annuel dans 18 villes et de lancer un réseau câblé 24 heures sur 24 en 1977. En l’espace d’une décennie, CBN était présent dans 9 millions de foyers.

Comme le rapportait notre magazine en 1982, « CBN a commencé à remplacer les chaires et l’anglais de la King James par des canapés à la Johnny Carson [animateur d’un célèbre talk-show] et un langage populaire de feuilleton. Son émission phare, The 700 Club, a pris le format d’un talk-show dynamique, avec des spots d’information en provenance de Washington, D.C. D’autres programmes ressemblent aux programmes familiers des amateurs de télévision, entre feuilleton de bonne qualité, informations et débats matinaux, minisérie sur la pornographie, analyses de la bourse et divertissements pour les enfants. »

En prenant ses aises sur le plateau de CBN, parlant de prière et de politique dans une orientation charismatique, Robertson devint une personne différente de celle qu’il était dans son enfance de baptiste du sud à Lexington, en Virginie, agitée et peu intéressée par la foi évangélique.

Robertson est né en 1930 sous le nom de Marion Gordon Robertson et était surnommé « Pat » en raison de la façon dont son frère tapotait ses joues potelées. Son père, A. Willis Robertson, était sénateur américain, et Pat Robertson bénéficia d’une éducation de premier plan à l’université Washington et Lee et à la faculté de droit de Yale. Il servit deux ans dans l’armée lors de la guerre de Corée.

Après avoir échoué à l’examen du barreau et quitté un emploi commercial à New York, il décida de devenir pasteur, une décision qui troubla sa mère croyante restée en Virginie. Elle le mit en contact avec un missionnaire néerlandais nommé Cornelius Vanderbreggen. Lors d’un repas avec Vanderbreggen à Philadelphie, Robertson grimaça lorsque ce dernier partagea un tract évangélique avec le serveur et lut la Bible durant le repas.

Mais en secret, Robertson étudiait les Écritures et commençait à sentir que Dieu lui parlait à travers elles. Il fit à Vanderbreggen une confession de foi qu’il considéra plus tard comme sa propre conversion « de noceur à saint ». À ce moment-là, racontera-t-il, il passa d’une ascension religieuse vers l’existence de Dieu à une relation salvatrice avec son Père céleste.

Il surprit sa femme, Dede, par son zèle de converti : il versa leur scotch de luxe dans les égouts, la laissa enceinte de leur deuxième enfant pendant qu’il participait à une conférence chrétienne InterVarsity d’un mois, et finit par vendre ses meubles et déménager sa famille de cinq personnes dans une pièce et demie d’un appartement partagé à Brooklyn, inspiré par le commandement de Luc 12.33 de « vendre ses biens et de les donner aux pauvres ». Il commença au service de l’Église dans la Bayside Community Church, sur l’île de Long Island.

À la fin de la vingtaine, Robertson fréquentait le séminaire biblique de Manhattan, rejoignant un groupe de croyants dévoués qui priaient, jeûnaient et se consacraient à la recherche de Dieu tout en exerçant leur ministère parmi les pauvres. Il participa à des retraites de prière avec des camarades de classe, comptant notamment parmi eux Eugene Peterson. Robertson et les « Christian Soldiers » prêchaient au coin des rues lorsque Billy Graham arriva dans la ville en 1957. Ils rencontrèrent la rédactrice en chef du magazine Guideposts, Ruth Stafford Peale, et prièrent en langues pour le réveil, inspirant deux livres phares du renouveau charismatique : Ils parlent en d’autres langues et La Croix et le Poignard.

« J’étais entré dans le livre des Actes des Apôtres et je n’étais plus un spectateur, mais un participant actif aux œuvres d’un Dieu faiseur de miracles », racontera Robertson.

Il quitta New York pour sa ville natale de Virginie après avoir obtenu son diplôme en 1959. À Lexington, il eut l’occasion de prêcher pour des segments radiophoniques de 15 minutes et apprit qu’une station de télévision était à vendre à cinq heures de route, à Portsmouth. Lorsque sa famille déménagea, il n’avait même pas de télévision, « juste 70 dollars et l’idée de créer le premier réseau de télévision chrétienne aux États-Unis », peut-on lire dans sa biographie. Il prêchait dans des Églises locales pour se débrouiller avant que le réseau ne se mette en place ; certaines lui donnaient 5 dollars, et l’une d’entre elles le paya un sac de 30 kilos de graines de soja.

De nombreuses entreprises de Robertson suivent ce modèle : il entend un appel de Dieu et lance un projet en réponse à cet appel.

« Je voulais faire partie du plan de Dieu. Son plan est d’évangéliser le monde et d’amener des millions de personnes au royaume, et il m’a permis d’en faire partie », expliquait Robertson.

Il racontait que Dieu lui parla au cours d’un repas (un demi-melon et du fromage blanc) de construire une école pour sa gloire. En 1977, il acheta une trentaine d’hectares à Virginia Beach pour l’université CBN, qui deviendra plus tard la Regent University. 77 étudiants s’inscrivirent la première année.

L’année suivante, à Noël, il déclara que Dieu lui avait parlé de « proclamer un simple message de salut », car il enverrait son Esprit dans le monde entier et des millions de personnes y répondraient. Il lança ce qui allait devenir CBN International. Aujourd’hui, 90 % des téléspectateurs de la chaîne se trouvent à l’extérieur des États-Unis.

La lecture de la promesse de bénédiction d’Ésaïe 58 l’amena à fonder l’organisation caritative humanitaire Operation Blessing en 1978 ; le ministère viendra en aide à des personnes dans 90 pays et territoires.

C’est également avec l’appel de Dieu à l’esprit que Robertson entra dans l’arène politique. Il retourna dans la maison de Bedford-Stuyvesant où il avait vécu à New York pour déclarer sa candidature à l’élection présidentielle de 1987.

Même avant sa candidature, les téléspectateurs chrétiens discernaient l’intérêt de Robertson pour la politique, certains avec enthousiasme, d’autres avec circonspection. Il avait un jour plaisanté en disant que le Sénat, où son père avait servi pendant des décennies en tant que démocrate conservateur du Sud, serait une rétrogradation, mais que la présidence serait un « mouvement latéral » par rapport à son poste à CBN.

Christianity Today rapporta les premières rumeurs concernant les ambitions présidentielles de Robertson en 1985 :

Il s’intéresse beaucoup à la formation des chrétiens aux affaires publiques et à stimuler leur enthousiasme pour l’engagement politique. Il estime que l’Amérique se trouve à un carrefour où les valeurs familiales et la foi en Dieu risquent de céder la place à l’étatisme et à l’hédonisme. Se présenter aux élections présidentielles ne garantira pas à Robertson un mandat à la Maison-Blanche, mais signifiera presque certainement que les candidats aux élections présidentielles de 1988 ne pourront pas négliger les questions morales qui importent aux chrétiens.

Au début des années 80, Robertson avait commencé à consacrer la première demi-heure de l’émission The 700 Club aux affaires publiques, car il était de plus en plus préoccupé par la laïcité et les menaces pesant sur la liberté religieuse, telles que les restrictions imposées à la prière dans les écoles. Il considérait que le changement de contenu de l’émission était une réponse à l’ingérence du gouvernement. « Ce n’est pas nous qui commençons à faire de la politique », déclarera-t-il. « C’est eux qui commencent à faire de la religion. »

Robertson considérait la présidence comme un moyen de poursuivre sa vocation à servir. Malgré une deuxième place lors des caucus de l’Iowa, il perd le Super Tuesday et se retire de la course en soutenant George H. W. Bush. Après la campagne, il écrira dans The Plan qu’il voyait à l’œuvre un objectif plus profond dans sa candidature ratée à la Maison-Blanche.

Se pourrait-il que la raison de ma candidature ait été l’entrée de dizaines de milliers de chrétiens évangéliques au gouvernement ? Pour la première fois dans l’histoire récente, les chrétiens patriotes et promoteurs de la famille ont appris les techniques simples de l’organisation efficace d’un parti et d’une campagne réussie. Leur présence en tant que force active dans la politique américaine pourrait aboutir à ce qu’au moins l’un des principaux partis politiques américains adopte un point de vue profondément chrétien dans ses programmes et sa structure.

Il s’appuya sur cet élan pour lancer la Coalition chrétienne, qui rallia des électeurs évangéliques et distribua des guides de vote aux Églises à partir de 1989. L’année suivante, il fonda également un cabinet d’avocats « pro-famille, pro-liberté et pro-vie », l’American Center for Law and Justice (ACLJ).

Au sein du mouvement plus large de la droite religieuse, la Coalition constata que certains évangéliques conservateurs étaient d’accord avec ses positions conservatrices, mais restaient réticents à affirmer une position chrétienne sur des questions qui n’avaient pas de mandat biblique clair. Elle lutta pendant une décennie avec le gouvernement fédéral au sujet de ses guides non partisans et finit par perdre son droit à l’exonération fiscale.

Robertson se considérait comme un évangélique doté d’un don charismatique et d’une vision œcuménique, déclarant un jour : « En ce qui concerne la majesté du culte, je suis épiscopalien ; en ce qui concerne la croyance en la souveraineté de Dieu, je suis presbytérien ; en ce qui concerne la sainteté, je suis méthodiste […] en ce qui concerne le sacerdoce des croyants et le baptême, je suis baptiste ; en ce qui concerne le baptême du Saint-Esprit, je suis pentecôtiste, donc je suis un peu de tout cela. »

Certains chrétiens ont fréquemment levé les yeux au ciel ou contesté certaines des déclarations faites par Robertson à l’antenne au fil des ans alors qu’il commentait l’actualité et répondait aux questions des téléspectateurs. Il appela ainsi les États-Unis à assassiner le président vénézuélien Hugo Chavez. Il défendit le fait de divorcer d’une femme atteinte de la maladie d’Alzheimer. Il prédit aussi la victoire de Donald Trump et n’accepta la défaite de ce dernier en 2020 qu’une semaine après que Joe Biden ait été déclaré vainqueur.

Que l’on ait aimé ou détesté Robertson, il est difficile d’ignorer son influence. The 700 Club est disponible sur 97 % des marchés télévisuels aux États-Unis et compte parmi les émissions les plus pérennes de l’histoire.

Sur son site web, Robertson citait la création d’entreprises et les transactions financières comme l’un de ses « passe-temps », et son succès dans ce domaine dépasse le cadre de CBN. Il fonda International Family Entertainment Inc, la société mère de Family Channel, qui fut vendue en 1997 pour 1,9 milliard de dollars. Dans l’équilibre entre réussite financière et appel, Robertson déclara : « J’ai pris conscience que Dieu ne voulait pas que je sois un investisseur milliardaire. Il m’a voulu comme un humble serviteur qui dépendait de lui et voulait marcher dans ses voies. »

La femme de Robertson, qui vécut 67 ans à ses côtés, était décédée en 2022. Robertson laisse derrière lui deux fils, deux filles, 14 petits-enfants et 23 arrière-petits-enfants. Son fils Gordon Robertson est aujourd’hui PDG de CBN et animateur et producteur exécutif de The 700 Club.

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Ne prétendez pas que la loi ougandaise sur l’homosexualité est chrétienne.

Tout ce qui est péché n’est pas crime, et encore moins crime passible de la peine de mort.

Manifestation contre le projet de loi anti-homosexualité en Ouganda.

Manifestation contre le projet de loi anti-homosexualité en Ouganda.

Christianity Today June 9, 2023
Themba Hadebe/AP Images

Ce texte a été adapté de la newsletter de Russell Moore. Vous pouvez vous y abonner ici (en anglais).

À l’heure des foules virulentes sur les réseaux sociaux et de l’extrémisme alimenté par les trolls, il n’est pas rare qu’un homme politique se voie attaqué en ligne parce qu’il se montrerait trop faible ou trahirait son groupe par ses propos, et ce sur un nombre apparemment infini de sujets.

Malgré cela, il restait surprenant de voir dernièrement le sénateur républicain du Texas Ted Cruz — qui n’est pas connu pour sa distance à l’égard des extrêmes de sa base électorale — qualifié sur diverses plateformes de médias sociaux de mou, de faible et de compromis. Certains ont même suggéré que Cruz rejetait la parole de Dieu elle-même. Quelle était donc son idée radicalement « progressiste » ? Que l’Ouganda ne devrait pas criminaliser l’homosexualité et exécuter les homosexuels !

En général, une controverse sur les médias sociaux est le plus éphémère des pseudo-événements. Des gens qui veulent se faire remarquer affichent des choses choquantes, voire ridicules — ici aux États-Unis il était récemment question de boycotter une chaîne de fast-food considérée comme « woke » — pour attirer l’attention, sachant que ces choses seront dénoncées et citées sur Twitter, ce qui amplifiera leur audience. Certains pensent que les retweets et les followers leur donneront d’une manière ou d’une autre le sentiment d’appartenance et l’importance qu’ils recherchent. Souvent, la meilleure chose à faire est d’ignorer cela, dans l’esprit de Proverbes 26.4 : « Ne réponds pas à un homme stupide suivant sa folie, si tu ne veux pas lui ressembler toi-même ! »

Parfois, cependant, ce type de trolling peut conduire à deux conséquences catastrophiques qui devraient préoccuper ceux d’entre nous qui suivent le Christ : le meurtre d’êtres humains créés à l’image de Dieu et, dans le même temps, la propagation d’un faux témoignage sur ce qu’est réellement l’Évangile chrétien.

En l’occurrence, il est question d’une nouvelle loi rigoureuse signée par le président ougandais, Yoweri Museveni, qui non seulement rendrait l’homosexualité illégale, mais imposerait également une « réhabilitation » de type thérapie de conversion pour les homosexuels arrêtés et exigerait une sorte de culture de la surveillance dans laquelle les citoyens seraient pénalement responsables de ne pas dénoncer les personnes qu’ils savent être homosexuelles. Mais le plus effrayant, c’est que la loi imposerait la peine de mort dans les cas de ce qui serait considéré comme « homosexualité aggravée ».

Bien sûr, toutes sortes de régimes répressifs violent les droits de l’homme constamment et partout dans le monde, et il y a de grandes limites à ce que les autres nations peuvent faire à ce sujet. Mais dans ce cas, beaucoup se demandent si le problème principal n’est pas que l’Ouganda sort la Bible de son contexte.

Certains de ceux qui s’en prennent à Cruz — en particulier pour avoir qualifié la loi ougandaise d’« horrible » et de « mauvaise » — affirment que c’est en réalité avec Dieu que le sénateur a un problème. Après tout, rappellent-ils, la Bible ne dit-elle pas : « Si un homme couche avec un homme comme on couche avec une femme, ils commettent tous deux un acte abominable. Ils seront punis de mort, leur sang retombera sur eux. » (Lv 20.13) ?

Je suis un chrétien évangélique attaché à l’inspiration verbale de la Bible, ce qui signifie que je crois que chaque mot de la Bible est exactement ce que Dieu a voulu qu’il soit, par la puissance de l’Esprit. Je suis également attaché à l’inerrance des Écritures : la parole de Dieu s’exprime pleinement dans la vérité. Le point de vue de Jésus sur la Bible — « l’Écriture ne peut pas être annulée » (Jn 10.35) — règle pour moi ces questions.

Je suis également un chrétien qui adhère à l’enseignement des Écritures et de l’Église — orthodoxe, catholique et protestante — depuis 2 000 ans, à savoir que le mariage est une alliance entre un homme et une femme qui deviennent une seule chair et que les relations sexuelles en dehors de cette alliance sont répréhensibles.

Et pourtant, ma répulsion à l’égard de la violence de l’État ougandais dans cette loi ne s’exprime pas malgré ces choses auxquelles je crois, mais précisément à cause d’elles.

On n’honore pas l’autorité de l’Écriture si l’on en obscurcit le sens. Lévitique 20 condamne explicitement presque toutes les formes d’immoralité sexuelle : les relations sexuelles avant le mariage, les relations sexuelles hors mariage et presque toutes les autres formes de sexualité non maritales. Les péchés sexuels y figurent aux côtés des pratiques occultes, de la nécromancie et du fait de maudire son père ou sa mère.

Tout cela est cohérent avec le reste du témoignage biblique (quoi que l’on pense de son autorité). Cependant, les peines de mort qui accompagnent ces infractions s’inscrivent dans un contexte très spécifique de l’histoire de la rédemption. Dieu a révélé que ce code civil théocratique, ainsi que les sanctions qui l’accompagnent, avaient un but : séparer son peuple du reste des nations pour le préparer à prendre possession de son héritage dans le pays promis (Lv 20.26).

Citer de tels passages de la loi civile de l’Ancienne Alliance pour en faire une obligation d’un État civil externe à cette alliance particulière est une interprétation erronée qui ne correspond à aucun enseignement historique et apostolique du christianisme. En fait, cette démarche s’inscrit plutôt dans la lignée de ceux qui s’opposent au contenu éthique de la foi chrétienne par des arguments tels que : « Si la Bible disait toujours vrai, nous ne pourrions pas non plus manger de crustacés. »

En entendant ce genre de chose, on sait que celui qui s’exprime n’est pas conscient des distinctions entre l’ancienne et la nouvelle alliance dans les lois cérémonielles et alimentaires (ce qui est un sujet majeur du Nouveau Testament), ou qu’il n’argumente pas de bonne foi. Il en va de même pour ceux qui utilisent le fait que l’Église du livre des Actes mettait ses biens en commun pour justifier le totalitarisme communiste imposé par l’État sous Lénine, Staline ou Mao.

Dans l’Église du Nouveau Testament, les apôtres ont résolu la question de la loi lors d’un concile à Jérusalem. Ils n’ont pas, comme certains pourraient le prétendre, effacé le contenu moral de la loi de l’Ancien Testament. Par exemple, les chrétiens, qu’ils soient juifs ou païens, devaient encore s’abstenir de toute immoralité sexuelle (Ac 15.20). Mais la communauté de la nouvelle alliance n’était pas appelée à se construire selon les codes de l’Ancien Testament, qui prévoyaient notamment des sanctions pénales en cas d’infractions à la sainteté.

En réalité, nous avons de nombreux exemples de Jésus et des apôtres enseignant le contraire. Je tiens pour authentique le passage de Jean dans lequel Jésus empêche la lapidation d’une femme adultère (« Que celui d’entre vous qui est sans péché jette le premier la pierre contre elle. », 8.7). Je sais que certains chrétiens pensent qu’il s’agit d’un ajout textuel ultérieur, mais même si tel était le cas, l’attitude de Jésus à l’égard des pécheurs est cohérente tout au long des Évangiles.

En écrivant à l’Église de Corinthe, l’apôtre Paul veut corriger un exemple d’immoralité sexuelle explicitement mentionné dans le texte de Lévitique 20 : avoir des relations sexuelles avec la femme d’un membre de sa famille. Paul cite également le texte suivant : « Chassez le méchant du milieu de vous. » (1 Co 5.13) — un texte qui était utilisé dans la loi civile de l’Ancien Testament pour parler de la peine de mort (Dt 13.5 ; 17.7 ; 22.21).

Pourtant, Paul n’utilise pas ce langage pour appeler à une quelconque sanction pénale de la part de l’État — et encore moins à une exécution. Au contraire, ce « vous » de la nouvelle alliance s’appliquait à l’Église, et non à l’État. Et l’Église ne détient pas le pouvoir de l’épée (Mt 26.52 ; Rm 13.1-7 ; 2 Co 10.4).

En outre, Paul note expressément dans sa lettre que l’Église n’a pas la responsabilité de juger ceux qui lui sont extérieurs. L’Église locale doit exclure une personne sexuellement immorale — si elle ne se repent pas — de sa communauté, mais cela ne signifie pas qu’elle doive cesser de fréquenter ceux qui font les mêmes choses à l’extérieur : « Est-ce à moi, en effet, de juger les gens de l’extérieur ? N’est-ce pas ceux de l’intérieur que vous devez juger ? » (1 Co 5.12)

Le verbe « juger » ne renvoie pas ici au fait de faire des évaluations morales de ce qui est bien et de ce qui est mal, mais évoque plutôt la question de qui doit rendre des comptes à qui. En d’autres termes, le monde n’a pas de comptes à rendre à l’Église. C’est l’Église qui doit rendre compte à l’Église et, même dans ce cas, cela ne débouche pas sur des sanctions physiques ou pénales, mais renvoie aux moyens spirituels que sont la Parole et les sacrements.

Le théologien biblique presbytérien Edmund P. Clowney a bien mis en évidence les conséquences désastreuses engendrées par ceux qui utilisent la Bible sans être capables de situer ses textes dans le contexte de l’histoire et du plan de la rédemption. Il estimait que l’emploi de la Bible comme une collection de leçons morales — détachée de l’histoire plus large de l’intention de Dieu de tout résumer dans le Christ crucifié et ressuscité — conduit à une situation dans laquelle l’histoire biblique devient « un fouillis chaotique ».

« Ceux qui ne trouvent dans la Bible que des collections de récits moraux sont constamment embarrassés par les bonnes actions des patriarches, des juges et des rois », écrivait-il dans Preaching and Biblical Theology (« Prédication et théologie biblique »). « À l’évidence, nous ne pouvons pas calquer notre conduite quotidienne sur celle de Samuel lorsqu’il met Agag en pièces, de Samson lorsqu’il se suicide ou de Jérémie lorsqu’il prêche la trahison. »

« Lorsque l’aveuglement face à l’histoire de la révélation s’est doublé du courage de suivre des exemples mal compris, les conséquences ont été terribles », écrivait-il encore. « Des hérétiques ont été taillés en pièces au nom du Christ et des psaumes imprécatoires ont été chantés sur les champs de bataille. »

Dans le dévoilement de ses desseins, Dieu a effectivement manifesté son jugement par l’épée de Samuel, le sacrifice de Samson et ainsi de suite, mais ce moment de l’histoire de la rédemption n’est pas celui dans lequel nous nous trouvons actuellement. « À ceux qui sont chargés de l’autorité en son nom, le Christ n’a pas donné l’épée, mais les clés », écrivait Clowney. « La sanctification du nom de Dieu dans la discipline spirituelle de l’Église reflète dans notre situation l’obéissance théocratique de Samuel. »

L’impossibilité de comprendre cela conduirait par exemple à conclure d’une série de sermons sur le Lévitique qu’il faudrait sacrifier un agneau sur la table du repas du Seigneur. En cette période de l’histoire, Dieu nous a chargés non pas de soumettre le monde par la violence, mais de témoigner de celui qu’il a envoyé : « Dieu, en effet, n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde, mais pour que le monde soit sauvé par lui. » (Jn 3.17)

Tout ce qui est péché n’est pas crime. Assimiler tout péché à un crime, sans en avoir l’autorité, est en soi un péché contre Dieu : prendre le nom du Seigneur notre Dieu en vain. Si la vision chrétienne historique du mariage et de la famille est vraie, bonne et belle, comme je le crois, alors nous démontrerons cette vérité, cette bonté et cette beauté à nos voisins non croyants par notre témoignage, et non en menaçant de les tuer.

Que l’État déchaîne sur les homosexuels et lesbiennes ougandais la violence d’exécutions, d’emprisonnements et de la surveillance généralisée est un acte d’autoritarisme condamnable et une violation des droits évidents et inaliénables à la vie, à la liberté et à la poursuite du bonheur. Agir ainsi relève d’une question de pouvoir, pas de conviction. Il ne s’agit pas d’une démonstration de soumission envers l’autorité de la Bible, mais d’un rejet de celle-ci.

Appelez cela comme vous voulez, mais ne prétendez pas un instant qu’il s’agit d’un agir chrétien.

Russell Moore est rédacteur en chef de Christianity Today et dirige son projet de théologie publique.

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Ces classiques qui nous dénigrent, Jésus peut en faire des œuvres nouvelles.

En tant qu’Américaine d’origine asiatique, la grande histoire de Dieu m’aide à aimer une littérature qui me met souvent de côté.

Christianity Today June 9, 2023
Darwin Vegher / Unsplash

L’année dernière, j’ai commencé à lire Moby Dick d’Herman Melville. J’ai rapidement été fascinée par les magnifiques descriptions qu’Ismaël fait de sa passion pour la mer. Mais au chapitre 2, je déchantais déjà.

Ismaël y tombe par hasard dans un service religieux noir, vraisemblablement chrétien. Ses descriptions deviennent choquantes. L’assemblée y est vue comme un « grand Parlement noir siégeant à Tophet » (un autre nom pour l’enfer) et le prédicateur comme « un ange noir du destin ». Dans le chapitre suivant, on rencontre l’Amérindien Queequeg dont les premiers mots sont : « Vous parler ! Vous dit qui vous êtes, ou crédieu, moi touer vous », avant d’être rapidement qualifié de cannibale.

Que faisons-nous des passages racistes de classiques comme celui-ci, en particulier en tant que lecteurs de couleur ?

Depuis toujours, je suis une amoureuse des livres et j’applaudis chaleureusement le fait que de nombreux chrétiens s’intéressent à la préservation et à la défense de la littérature classique.

Dans On Reading Well et divers articles, Karen Swallow Prior explique que les bons livres nous aident à cultiver nos vertus. De même, Jessica Hooten Wilson affirme que la littérature nous aide à être plus saints, en ce sens qu’elle affine notre vision du monde et développe notre empathie. Comme l’écrit Philip Ryken, la lecture de bons livres élève notre imagination et nourrit notre amour de la beauté ; elle peut même nous aider à devenir des enseignants, des prédicateurs et des responsables plus pertinents.

Cependant, en tant que chrétienne non-blanche, je déplore que dans les discussions sur la lecture des classiques occidentaux, on évite deux vérités difficiles à admettre. Ou on ne les mentionne qu’en passant.

Premièrement, même si un livre n’est pas ouvertement raciste, les lecteurs de couleur doivent presque inévitablement faire face à l’hostilité, à la condescendance et à la méfiance qu’ont exprimées envers les personnes d’autres races des auteurs classiques imprégnés de la période historique dans laquelle ils ont vécu.

Melville et Dickens, Brontë et Byron, Twain et Tolkien étaient tous ancrés dans des cultures qui soumettaient des continents entiers à l’esclavage et à l’impérialisme. Dire à un lecteur de couleur qu’il s’agit d’époques révolues ne suffit pas. Nous savons mieux que quiconque que le racisme existe encore aujourd’hui.

La deuxième vérité importante pour une grande partie de la littérature occidentale, notamment anglophone — et qui est difficile à concilier avec la première — est qu’elle fait partie de notre passé chrétien. De Chaucer à Joyce, le christianisme émaille les personnages, les intrigues et les thèmes de nombreuses œuvres classiques occidentales.

Assurément, cela fait de la lecture des classiques un outil éclairant pour les croyants. Kathleen Nielson écrit que « les chrétiens doivent lire les classiques, parce que les classiques racontent notre histoire. À l’évidence, de nombreux classiques de la littérature occidentale racontent de diverses manières notre histoire chrétienne parce qu’ils émanent de cultures façonnées par le christianisme ».

Mais c’est malheureusement cette « histoire chrétienne » qui heurte les lecteurs de couleur.

Outre le fait que la littérature occidentale fait souvent l’impasse sur l'histoire complète des débuts du christianisme en Afrique, en Asie et au Moyen-Orient, les classiques racontent (ou passent sous silence) des périodes d’esclavage et de lynchage, de discrimination et d’aliénation, d’incarcérations de masse déshumanisantes et de ségrégation, souvent œuvres de personnes qui se considéraient comme de fervents défenseurs de la foi.

Et bien que le visage du christianisme ait changé radicalement depuis lors, pour les lecteurs de couleur, les cultures mêmes qui nient les nôtres sont paradoxalement aussi les gardiennes historiques de la religion qui nous sauve. Ainsi, la littérature anglaise classique est pour moi un poignard et un mystère, mais aussi une passion qui fait vibrer mon être le plus profond.

Par exemple, Emily Dickinson, une chrétienne fervente et une poétesse que j’aime profondément, écrit ces mots : « Ses hérésies orientales / Exaltent l’abeille / Enflamment la terre et l’air / D’une joyeuse apostasie ». Dans ce poème, son image de ce que signifie « oriental » implique à la fois hérésie et exaltation, une sorte d’« apostasie » palpitante et vaguement menaçante.

Son point de vue est révélateur d’une époque où les femmes asiatiques étaient considérées comme des êtres exotiques plus ou moins sous-humains. Dans The Making of Asian America, Erika Lee décrit comment la première femme chinoise arriva aux États-Unis en 1834, alors que Dickinson avait environ quatre ans. Cette jeune fille de 19 ans, Afong Moy, était enfermée huit heures par jour dans un « saloon chinois » reconstitué. Les visiteurs payaient de l’argent pour la voir utiliser des baguettes et s’émerveiller de son « costume national » et de ses petits pieds liés. Lorsqu’elle prit de l’âge, elle fut vendue à un cirque avant de disparaître de l’histoire.

D’après les documents historiques de l’époque, on peut raisonnablement supposer que de nombreux visiteurs du saloon chinois étaient chrétiens. Dans un de ses écrits, Alexis de Tocqueville, déclare à propos des États-Unis qu’il avait visités dans les années 1830 : « Il n’y a pas d’autre pays dans le monde entier où la religion chrétienne conserve une plus grande influence sur l’âme des êtres humains. »

Bien entendu, la littérature classique ne se résume pas à ses contextes et passages racistes. Mais si nous ne reconnaissons pas les vérités difficiles et compliquées de notre passé, nous risquons de paraître sourds et aveugles à l’environnement de plus en plus diversifié qui est le nôtre.

Si nous voulons défendre les classiques, nous devons également répondre à la question difficile de savoir pourquoi les lecteurs non-blancs, en particulier les chrétiens parmi eux, devraient continuer à les lire.

Dans son analyse portant sur la croix de Jésus, l’auteur de Reading While Black, Esau McCaulley, pose la question suivante : « Quelle est la première réponse de Dieu à la souffrance des Noirs (et à la souffrance humaine au sens large, ainsi qu’à la rage qui l’accompagne) ? C’est d’y entrer à nos côtés en tant qu’ami et rédempteur. La réponse à la rage noire, ce sont les paroles apaisantes du Verbe fait chair. »

Cette incarnation peut avoir le même effet sur les pages de la littérature occidentale classique. Grâce à elle, nous pouvons entraîner nos yeux à regarder le passé en face. Nous pouvons utiliser notre imagination théologique pour nous représenter Jésus assis à nos côtés alors que nous lisons les grandes œuvres littéraires du passé — pleurant avec nous, en colère avec nous, aimant l’humanité avec nous.

Mais avant d’aller plus loin, soulignons que les discussions sur la littérature classique et le racisme qui y est inhérent ne sont pas nouvelles. De nombreux lecteurs d’aujourd’hui, chrétiens ou non, ont rejeté des œuvres classiques pour cette raison.

Certains ont accusé des classiques de la littérature enfantine comme Tintin au Congo, Peter Pan et La Petite Maison dans la Prairie d’être des « menaces pour le développement moral des jeunes qui ne sont pas encore désensibilisés aux séductions de l’apologétique néocolonialiste ». Ces attaques ont conduit à renommer des prix littéraires, à bannir certains livres ou à ne plus les éditer, ce qui a suscité une vague de controverses.

À l’autre extrémité du spectre idéologique, des chrétiens conservateurs de certains États des États-Unis — comme le Wyoming, l’Oklahoma et le Tennessee — défendent divers projets de loi qui proposent de faire payer les bibliothèques pour avoir certains livres en rayon, d’interdire les ouvrages traitant de sujets tels que l’identité sexuelle et de supprimer ceux qui contiennent de la nudité ou des mots grossiers.

Qu’ils soient considérés comme « néocolonialistes » ou, au contraire, « wokistes », de nombreux livres sont aujourd’hui sur la sellette. Un article du New York Times rapporte que « les parents, les militants, les responsables des conseils scolaires et les législateurs de tout le pays remettent en question les livres à un rythme jamais vu depuis des décennies. »

Néanmoins, pour moi, il se passe quelque chose d’intéressant lorsque des lecteurs chrétiens avisés se plongent dans une littérature « dangereuse », même si celle-ci a été écrite à une époque marquée par le sang.

Dans son essai « Reading Racist Literature » publié dans le New Yorker, Elif Batuman décrit l’expérience enrichissante qu’elle a vécue en assistant à une pièce de théâtre intitulée An Octoroon. Cette pièce est une réinterprétation moderne et stimulante d’un mélodrame raciste de 1859 intitulé The Octoroon (« L’octavon »), nom problématique car notamment utilisé autrefois pour décrire les personnes non-blanches en les assimilant à du bétail.

Mais voici la question rhétorique posée par Batuman : « Que faire de nos sentiments mitigés à l’égard d’un texte qui traite comme un simple décor l’insulte la plus grave et la plus mal cicatrisée de l’histoire américaine, surtout lorsque vous appartenez au groupe insulté ? […] Quel sens donner à notre amour pour des œuvres d’art fondées sur des valeurs sociales périmées et inhumaines — et pourquoi nous en préoccuper ? »

Elle poursuit : « Il est plus facile d’écarter les œuvres qui nous paraissent aujourd’hui aussi maladroites que “The Octoroon”. Mais si l’on ne rejette pas le passé, ou si l’on ne l’occulte pas, on peut arriver à quelque chose comme “An Octoroon” : une œuvre de joie, d’exaspération et de colère qui métamorphose l’insulte historique en force artistique. »

Comme l’écrit Batuman dans un autre essai sur Hadji Murat et Anna Karénine de Léon Tolstoï, ces histoires retravaillées peuvent « révéler différentes vérités à différents moments dans l’espace et le temps, peut-être même en déstabilisant les structures qu’elles avaient autrefois renforcées ». Elle poursuit en disant que c’est presque comme si « le sens du roman lui-même pouvait changer, et continuerait à changer ».

En d’autres termes, ces reprises ont souvent le pouvoir de faire évoluer les œuvres classiques elles-mêmes.

Un excellent exemple est Wide Sargasso Sea de Jean Rhys, écrit du point de vue de Bertha, la femme dans le grenier du roman Jane Eyre. Dans ce texte de Charlotte Brontë, Bertha n’est décrite qu’à travers les mots de son malheureux mari, Rochester, comme étant de descendance créole et native de Spanish Town, en Jamaïque.

En tendant le micro à Bertha, Rhys, elle-même femme originaire d’un territoire colonisé , remodèle le récit de Jane Eyre. Wide Sargasso Sea montre que la littérature classique n’est pas statique, mais bien organique.

Joseph S. Walker qualifie la relecture de Rhys de « re-vision » qui « change la nature et les lectures possibles » de l’œuvre classique parce qu’elle « parle depuis la marge et, ce faisant, en décale le centre ».

Notre acte même de lecture en tant que chrétiens de couleur fait réapparaitre les morts de l’histoire et poursuit leurs conversations inachevées. Non seulement nous parlons depuis ce qui est en marge du texte, mais nous pouvons aussi en réajuster le centre. Ce faisant, nous participons à l’œuvre de Jésus, qui consiste à faire toutes choses nouvelles, à restaurer la dignité de tous les peuples et à nous mener vers un véritable pardon.

Les lecteurs de couleur que nous sommes pouvons revisiter les récits répréhensibles non seulement grâce à nos réécritures, mais aussi simplement par notre lecture commune et notre présence.

Lorsqu’au lycée nous avons lu ensemble la scène de Jane Eyre où Rochester se farde le visage en noir, la discussion dans notre classe a été transformée du simple fait que mes camarades noirs étaient présents dans la pièce. Leurs perspectives ont façonné ma lecture du texte et la façonnent encore.

Nous abordons l’histoire, la littérature et le monde plus clairement lorsque des yeux de non-Blancs lisent les livres du passé. Notre histoire en tant qu’humanité est plus complète lorsque les peuples historiquement colonisés et marginalisés se plongent dans les courants de la littérature occidentale classique avec les yeux grands ouverts — parce qu’il y a des choses qu’ils sont les seuls à pouvoir y déceler.

Et de cette manière, les pages des classiques peuvent dévoiler plus clairement la Grande Histoire qui sera un jour racontée non plus seulement dans une seule langue par un seul peuple, mais par des personnes de toutes les nations, tribus et langages.

Après tout, l’Évangile est une histoire qui s’entremêle à toute l’Histoire. Croire en Jésus-Christ, c’est croire qu’il pourra un jour en restaurer même les parties les plus laides et douloureuses de cette Histoire. Et nous avons l’espoir qu’il le fait déjà aujourd’hui.

Karen Swallow Prior a écrit qu’Aristote considérait la littérature comme un terrain d’entraînement pour les émotions. Pour les lecteurs chrétiens de couleur, la littérature classique devient un autre type de terrain d’entraînement, celui de la pratique du pardon.

Pour nous, ce travail de pardon n’est pas un exercice sentimental/romantique. Au contraire, grandir dans l’amour de notre prochain à travers les pages de ces vieux livres est une tâche épineuse et parfois même insoutenable — un peu comme porter une croix.

C’est un travail inconfortable et difficile qui n’est pas à la portée de tous. Mais pour ceux qui peuvent l’endurer, les pages des grands livres nous permettent d’être aux premières loges pour répondre à l’une des plus grandes questions de la vie : Qu’est-ce que signifie aimer et pardonner à nos ennemis ?

Si nous voulons connaître la véritable histoire du christianisme, nous devons nous rappeler que Jésus n’était pas blond, blanc et anglais comme les enfants Pevensies dans les Chroniques de Narnia de C. S. Lewis. C’était un homme pauvre, à la peau sombre, originaire du Moyen-Orient, plus proche du personnage de Shasta dans ce même ouvrage. Jésus a passé sa vie non pas dans les palais de la Rome impériale, mais dans les bidonvilles asservis de Galilée, au milieu d’un peuple soumis à l’occupant. Sa vie a été marquée par le chagrin et le rejet.

C’est ce même Jésus qui est avec nous dans les pages de Melville comme au centre commercial, lorsqu’un gêneur nous crie des obscénités racistes. Jésus n’a pas peur de nos questions. Il voit nos blessures. Et, plus important encore, il ne laissera pas les choses en l’état.

Dans chaque remarque ou description raciste trouvée dans la littérature classique, le vent tourne lorsque nous réalisons que le vrai Jésus se tient dans les marges, souffrant tranquillement aux côtés des lecteurs de couleur et réajustant le centre même du monde.

Cette prise de conscience modifie notre façon de lire.

Cela m’horripile lorsque les gens discutent de la valeur de la littérature en termes de résultats mesurables et utilitaires. Devrions-nous lire les classiques uniquement s’ils nous rendent plus vertueux et plus efficaces en tant que responsables ? Devrions-nous soutenir les œuvres littéraires uniquement si des études montrent qu’elles augmentent notre intelligence ou nos centres d’intérêt ?

Beaucoup d’entre nous aiment la littérature avant tout parce qu’ils la trouvent belle. Dans Rembrandt Is in the Wind, Russ Ramsey écrit que les beaux mots, tout comme les belles œuvres d’art, « élèvent la recherche de la vérité au-delà d’une accumulation de savoir vers une proclamation et une application de cette vérité au nom de l’attention portée aux autres. La beauté nous entraîne plus profondément dans la dimension communautaire ».

Il poursuit : « On désire ardemment partager l’expérience de la beauté avec d’autres personnes, se tourner vers quelqu’un et lui dire : “Tu entends ça ? Tu vois ça ? Comme c’est beau !” »

La grande littérature nous parle d’éternité. Elle peut nous faire aspirer à Dieu et approfondir notre vision de notre réalité quotidienne. Elle peut ouvrir nos oreilles aux résonances culturelles à travers l’histoire et cultiver en nous l’humilité de notre temps et de notre lieu.

Je suis immensément reconnaissante envers les auteurs qui ont ouvert la voie aux écrivains de couleur d’aujourd’hui : Toni Morrison, Langston Hughes et Amy Tan, pour n’en citer que quelques-uns. J’encourage mes amis chrétiens blancs à explorer non seulement ces classiques, mais aussi le nombre important et croissant de livres écrits actuellement par des auteurs non-blancs, ainsi que les classiques des cultures non occidentales.

Que notre lecture nous aide à aimer les personnes réelles qui nous entourent. Qu’elle nous apprenne à exprimer humblement les mots de C. S. Lewis : « Mes propres yeux ne me suffisent pas ; je verrai à travers ceux des autres. »

Certaines œuvres littéraires ne survivront pas au passage à notre ère moderne. Mais enterrer chaque classique problématique dans des tombeaux inaccessibles serait un réel dommage. Si une œuvre littéraire est réellement un classique, elle brisera le cycle de l’injustice en se prêtant de manière subversive à notre imagination théologique, à nos re-visions et à notre participation à l’œuvre de Jésus qui fait toutes choses nouvelles.

Alors peut-être que ces œuvres d’art littéraires réimaginées pourront, pour reprendre les mots de Miroslav Volf, devenir « un pont entre les adversaires au lieu d’un ravin profond et sombre qui les sépare ».

À cette fin, les lecteurs chrétiens de couleur doivent aussi être présents là où l’on discute de la littérature occidentale classique. Ces œuvres ont encore beaucoup de choses à dire — et certaines de ces choses ne peuvent être dites qu’à travers nous.

Sara Kyoungah White est écrivaine et éditrice coréenne américaine. Elle est titulaire d’une licence en littérature anglaise de l’université de Cornell et est actuellement rédactrice en chef du Mouvement de Lausanne.

Traduit par Anne Haumont

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Books

Décès de Paul Eshleman, porteur jusqu’au bout du monde du film Jésus

L’évangéliste et stratège de Campus Crusade voulait que chaque personne dans le monde entende la bonne nouvelle que Dieu l’aime.

Christianity Today June 5, 2023
Paul Eshleman/Adaptations par Rick Szuecs

Paul Eshleman, grand stratège de l’évangélisation qui organisa l’une des plus grandes campagnes du 20e siècle pour que chaque personne dans le monde puisse entendre au moins une fois dans sa vie que Dieu l’aime, est décédé le 24 mai à l’âge de 80 ans.

Eshleman avait été directeur de l’organisation The Jesus Film Project, qui produisit en 1979 le film Jésus pour Campus Crusade for Christ (aujourd’hui Cru) en partenariat avec Warner Bros. et supervisa sa traduction dans plus de 2 000 langues. Eshleman œuvra à ce que le film soit diffusé dans le monde entier, depuis des zones rurales d’Asie et d’Afrique où les gens n’avaient jamais vu de lumière électrique jusqu’aux chaînes de télévision nationales de pays tels que le Pérou, Chypre et le Liban. Selon Cru, près de 500 millions de personnes ont déclaré avoir pris la décision d’accepter Jésus comme leur Seigneur et Sauveur après avoir vu le film.

« Chaque jour, je me demande qui n’a pas encore eu la chance d’entendre le message et comment je peux faire en sorte que cela devienne possible », racontait Eshleman. « Nous sommes des stratèges pour le Christ, qui réfléchissent à de nouveaux moyens d’atteindre les gens avec le message de la vie. »

À l’annonce de son décès, le fondateur de l’Église Saddleback, Rick Warren, a qualifié Eshleman d’« ami très cher » et a évoqué son « impact mondial ». L’évangéliste Franklin Graham a lui déclaré que : « Dieu a utilisé sa vie de manière extraordinaire. »

Selon Steve Sellers, actuel président de Cru, « Paul était un champion de la cause du Christ et a poussé l’Église à envisager des moyens novateurs d’évangéliser. »

Eshleman était né le 23 octobre 1942, fils aîné de Viola et Ira Eshleman. Son père était un pasteur évangélique qui déménagea la famille du Michigan en Floride en 1950 pour établir un centre de villégiature chrétien. Il acheta 12 hectares d’une base militaire fermée à Boca Raton pour 50 000 dollars et fonda une Église et un lieu de colonie de vacances que l’évangéliste Billy Graham surnommait « Bibletown ».

Eshleman s’engagea envers Christ alors qu’il était encore un enfant, mais en grandissant, il se montra plus intéressé par les affaires que par le ministère. Il décida de devenir directeur d’une compagnie pétrolière ou d’une entreprise de construction automobile.

Il entra à l’université d’État du Michigan, où il étudia l’administration des affaires, le marketing et la finance. Il rejoignit un groupe de Campus Crusade mais n’était pas particulièrement sérieux dans sa foi. Il dira plus tard qu’il ne continuait réellement à y aller que pour pouvoir dire à sa mère qu’il faisait partie d’un groupe chrétien sans avoir à aller à l’Église le dimanche matin.

Les choses changèrent lorsqu’une fille avec laquelle il était sorti lui dit qu’il ne faisait que « s’amuser avec Dieu » et qu’il était temps de passer aux choses sérieuses ou de rompre. Eshleman se mit en colère et lui raconta tout le temps qu’il avait passé à l’Église pendant son enfance. Plus tard dans la nuit, cependant, il ne pouvait cesser de penser à ce qu’elle lui avait dit. Il commença à craindre que Dieu n’endurcisse son cœur, comme il avait endurci celui de Pharaon dans Exode 7-11.

« Je n’arrivais pas à dormir », raconta Eshleman. « Je me suis mis à côté de mon lit et j’ai dit : “Seigneur, je te confie ma vie.” »

Le lendemain matin, il appela un responsable de Campus Crusade : « Je suis de votre côté maintenant. Que voudriez-vous que je fasse ? »

Eshleman apprit à partager l’Évangile par le biais de la présentation des quatre lois spirituelles et fut envoyé pour parler aux étudiants des diverses fraternités du campus. Le deuxième auquel il parla consacra sa vie à Christ, et Eshleman fut convaincu que ce qu’il faisait à présent était plus important que la gestion d’une grande entreprise.

Il rejoignit Campus Crusade en 1966 et s’inscrivit à l’université de Wisconsin-Madison. L’école fut secouée par des manifestations d’étudiants opposés à la guerre visant la société Dow Chemical, qui fabriquait le gel inflammable que l’armée américaine utilisait dans les jungles du Viêt Nam. En 1967, le campus fut même le théâtre de ce que certains historiens considèrent comme la première manifestation universitaire des États-Unis à tourner à la violence. Eshleman y vit « un environnement merveilleux pour le ministère », racontera-t-il. En un an, il organisa 72 réunions d’évangélisation dans les dortoirs, les fraternités et les sororités du campus.

« Au milieu de tout ce chaos, les gens venaient continuellement à Christ. »

Quelques années plus tard, il fut chargé d’organiser un événement de masse pour les jeunes, dont Billy Graham déclara aux journalistes qu’il serait la réponse chrétienne à Woodstock. Il devait s’agir d’un grand rassemblement pour Jésus, une « explosion spirituelle » ou « Explo », à Dallas en 1972.

L’événement avait été imaginé par le fondateur de Campus Crusade, Bill Bright. Il expliqua qu’il avait eu une vision : il y aurait des masses de jeunes et de musique, et ils pourraient former 100 000 étudiants à l’évangélisation de leurs pairs. Les collaborateurs de Bright n’apprécièrent cependant guère l’idée et esquivèrent habilement la mission, selon l’historien John G. Turner, auteur d’une histoire de la fondation de Cru.

« C’était un vieux truc », déclara un collaborateur. « Lui avait une vision et nous devions ensuite y mettre des bras et des jambes. »

Eshleman se vit proposer cette responsabilité. Naïf et passionné, il sauta sur l’occasion. Il bénéficia d’un budget généreux, mais d’un soutien limité de la part du personnel. Il réussit néanmoins à faire quelque chose. Il engagea Johnny Cash, Andraé Crouch et des groupes plus récents de la mouvance des « Jesus freak » comme Larry Norman et l’Armageddon Experience. Il obtint l’utilisation d’un grand stade pour quatre soirées, réserva des chambres d’hôtel dans 65 localités de Dallas-Fort Worth et fit même en sorte que trois heures de musique et de prédication soient diffusées à la télévision dans tout le pays.

L’événement n’attira que 30 000 étudiants, mais Eshleman l’ouvrit aux lycéens et réussit à en recruter 35 000 autres, soit un total de 75 000 jeunes qui, entre les spectacles musicaux, apprirent à partager leur foi. Dix mille autres personnes vinrent en tant qu’invités, et Explo ’72 fut considéré comme un succès.

Le film Jésus démarra de la même manière, comme une vision de Bill Bright qui paraissait difficile, voire impossible, à réaliser. L’idée fut toutefois soutenue financièrement par le magnat du pétrole Nelson Bunker Hunt et suscita l’intérêt de John Heyman, un producteur de films juif de Grande-Bretagne qui souhaitait développer quelque chose en rapport avec la Bible. Le projet reçut le feu vert et, bien qu’Eshleman n’ait jamais travaillé dans le cinéma auparavant, il se vit confier le rôle d’assistant et d’homme à tout faire pour problèmes en tous genres.

Le film, qui suit de près le texte de l’Évangile de Luc, sortit en 1980 et fut projeté dans environ 300 salles. Les critiques ne le hissèrent pas au niveau du Ben-Hur de William Wyler ou du Les dix commandements de Cecil B. DeMille, mais les groupes religieux et les écoles chrétiennes l’apprécièrent, et l’entreprise ne tourna pas au désastre financier pour Warner Bros.

Le film fut ensuite confié à Eshleman pour une distribution plus large, plus créative et innovante. Il travailla avec l’équipe de Campus Crusade pour traduire le film en 21 langues en 18 mois et se mettre en relation avec des groupes missionnaires dans le monde entier pour le projeter dans des endroits où les gens n’avaient jamais vu la vie de Jésus sur grand écran — voire aucun autre film.

Pour environ 25 000 dollars, Eshleman pouvait doubler le film dans une autre langue, produire une nouvelle édition, expédier le film et l’équipement de projection sur un terrain missionnaire — frayant son chemin entre autorités douanières et de censure — et organiser une projection pour autant de personnes qu’il était possible de rassembler sur place. Dix des premières projections eurent lieu en Inde. Certains marchèrent près de cinq kilomètres pour voir le film.

En 1985, l’équipe d’Eshleman avait traduit le film en 100 langues différentes. Ils planifièrent de produire le film dans toutes les langues comptant plus de 100 000 locuteurs. Ils simplifièrent et accélérèrent le processus de doublage grâce aux nouvelles technologies et expédièrent bientôt Jésus partout à travers le monde, de l’Estonie à l’Équateur.

Partout, le film parut avoir un effet puissant.

« Lorsque les soldats fouettent Jésus, on pouvait entendre des adultes pleurer », raconta Brian Helstrom, un évangéliste de l’Église du Nazaréen qui projeta le film en Afrique. « On pouvait littéralement les voir reculer à la vue du serpent tentant Jésus. »

Eshleman, qui supervisait une équipe de 300 personnes, put parfois assister à une projection du film. L’expérience, dit-il, était inoubliable.

« Vous […] vous asseyez sur un rondin sous les étoiles », se souvenait-il, « et vous regardez des gens qui n’ont jamais vu de film auparavant — ils découvrent pour la première fois la lumière électrique — et la personne de Jésus apparaît sur l’écran. On voit leurs yeux s’illuminer. »

Un cinéaste cynique plaisanta un jour auprès d’Eshleman que s’il projetait L’inspecteur Harry au lieu de Jésus à des gens qui n’avaient jamais été exposés à la technologie du 20e siècle, ils tomberaient à la renverse et adoreraient le justicier incarné par Clint Eastwood de la même manière que le fils de Dieu. Mais Eshleman rejetait l’idée que le pouvoir du film Jésus réside dans son support davantage que dans son message. Un guerrier massaï du Kenya pourrait apprécier L’inspecteur Harry, expliquait-il, mais pour comprendre que Dieu l’aime et qu’il a un plan merveilleux pour sa vie, il devait voir le Verbe fait chair transposé sur pellicule.

En 2000, l’équipe d’Eshleman avait traduit Jésus en 600 langues et pouvait produire une nouvelle traduction en neuf jours. Le Guinness Book des records a enregistré Jésus comme le film le plus traduit de tous les temps.

À cette même époque, Eshleman avait commencé à recenser tous les groupes de population qui n’avaient pas de travailleurs chrétiens pour les aider dans leurs traductions. Le nombre variait en fonction de la façon dont les groupes étaient comptés, mais il estimait que des centaines de millions de personnes n’avaient jamais été touchées par une parole de l’Évangile.

Lors d’un rassemblement de neuf jours de 10 000 évangélistes à Amsterdam, Eshleman et plusieurs autres organisèrent une rencontre stratégique pour coordonner les efforts visant à atteindre ces personnes « non ciblées ». De cette rencontre naquit Finishing the Task, un réseau d’organisations chrétiennes engagées dans l’accomplissement du Mandat missionnaire et cherchant à atteindre toutes les nations. L’objectif, pour Eshleman, était de s’assurer que chaque personne dans le monde ait la chance, au moins une fois, d’entendre que Jésus l’aime.

« Ils ont attendu assez longtemps », disait Eshleman. « Il est temps pour nous d’aller au bout. »

Eshleman devint directeur de l’association et, en 2017, il estimait que Finishing the Task avait mobilisé des missionnaires auprès de 2 000 nouveaux groupes de population et implanté 101 000 Églises. Atteindre toutes les nations de la terre semblait être une possibilité réelle.

« Si je pouvais choisir une époque pour vivre », déclara Eshleman, « ce serait celle-ci. »

Paul avait perdu sa première épouse Kathy en 2019. Il laisse derrière lui sa seconde épouse, Rena, et deux enfants adultes, Jennifer et Jonathan.

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Tim Keller a mis en pratique la grâce qu’il prêchait

Dans un monde de plus en plus divisé, le pasteur-théologien nous laisse l’héritage d’une vie vécue sur le chemin le plus noble, mais aussi le moins fréquenté.

Christianity Today May 19, 2023
Illustration by Rick Szuecs / Source images: Wikimedia Commons / Aaron C / Daniel Gutko / Daniel Tseng / Gayatri Malhotra / Nathan Mullet / Unsplashass

Difficile d’imaginer quelqu’un de plus qualifié que Timothy Keller pour recevoir le Prix Kuyper d’excellence en théologie réformée et en témoignage public. Ce prix devait être le point culminant d’une remarquable carrière.

Dans sa prédication au sein de la Redeemer Presbyterian Church de Manhattan, qu’il avait fondée en 1989 avec sa femme Kathy, Keller a appliqué la théologie réformée au cœur de la culture américaine. Ses écrits ont fait découvrir la théologie de la vocation de Kuyper — sa vision d’un Dieu qui réclame « chaque centimètre carré » de la Création pour sa gloire — à de nouvelles générations de chrétiens à travers le monde.

Mais la réaction de nombreux étudiants et anciens élèves du Princeton Theological Seminary (PTS) a révélé à quel point la culture américaine avait changé entre 1989 et 2017, lorsque Keller a quitté ses responsabilités de pasteur principal. Les points de vue de Keller sur l’ordination des femmes et l’homosexualité allaient à l’encontre des normes dominantes au PTS et dans d’autres grands séminaires, sans parler de la culture en général.

Si l’on se référait à ces normes changeantes, Abraham Kuyper n’aurait pas non plus pu recevoir son propre prix. Cependant, sous la pression de divers groupes militants, les dirigeants du PTS annulèrent leur décision d’accorder à Keller le prix Kuyper 2017 (prix qui est à présent hébergé par le Calvin College). Le célèbre pasteur semblait sur le point de devenir une autre victime des guerres culturelles qui ne cessent de s’étendre aux États-Unis.

Ou pas.

Keller n’a pas reçu le prix, mais il a quand même accepté de donner une conférence qui était planfiiée. Le PTS ne voulait pas le récompenser, mais il ne s’en montra pas rancunier. Et malgré toutes les protestations qui avaient précédé, des applaudissements enthousiastes l’accueillirent lorsqu’il monta sur l’estrade le 6 avril 2017. La foule répéta le même message à son égard au moment où le président du PTS, Craig Barnes, devait reprendre la parole.

Je n’ai pas assisté à ces conférences, mais je comprends cette grande affection pour Keller.

En tant qu’adolescent évangélique converti à la fin des années 1990, je savais que ma foi n’était pas la bienvenue dans les allées du pouvoir, que ce soit dans les salles de classe d’une école privée d’élite ou dans les bureaux de la Chambre des représentants des États-Unis. Je ne m’attendais pas à ce que mon zèle pour le Christ me rende populaire, célèbre ou riche. Je voulais simplement être fidèle à Dieu et obéir à sa Parole, peu importe où il me conduirait. Je voulais partager ma foi sans réserve, même au milieu de foules hostiles.

En 2007, j’ai trouvé un modèle qui montrait comment le faire dans les milieux les plus sécularisés d’Amérique. Timothy Keller partageait l’Évangile avec audace dans le langage de son époque, sans dévaloriser personne ni exiger autre chose que la foi et la confiance en notre Sauveur fidèle et digne de confiance.

Alors que la tragédie du 11 septembre avait ouvert la voie à un regain plus virulent encore des affrontements au sein de la culture, Keller montrait une autre voie. En tant que rédacteur associé pour Christianity Today en 2007, j’ai couvert le premier événement public de la Gospel Coalition (TGC — Évangile 21 en français), cofondée par Keller. Ma première lecture de la Vision théologique du ministère de TGC, rédigée par Keller, offrait un programme que je pouvais suivre en tant que jeune chrétien entrant dans l’âge adulte en ce 21e siècle plein de controverses.

Keller me centrait sur l’Évangile de Jésus, qui « remplit les chrétiens d’humilité et d’espérance, de douceur et de hardiesse, et ce, de façon unique ». L’Évangile biblique n’est pas comme la religion traditionnelle, qui exige l’obéissance pour être accepté, ou comme le sécularisme, que nous avons vu rendre nos cultures plus égoïstes et individualistes.

Dans un clin d’œil à son défunt collègue Jack Miller, Keller décrivait ainsi l’Évangile : « Nous sommes plus pécheurs et imparfaits que nous n’avons jamais osé le croire, mais plus aimés et acceptés en Jésus que nous n’avons jamais osé l’espérer. »

Constant malgré l’hostilité

Chose rare chez un prédicateur, Keller pouvait toucher le cœur autant que la tête. Ses livres m’ont fait découvrir des critiques sociétaux dont je pouvais à peine comprendre les écrits. Mais d’une manière ou d’une autre, ils m’ont aussi frappée par leur profonde simplicité dans leur insistance constante sur l’Évangile de la grâce.

On peut voir cette dynamique à l’œuvre dans son discours à Princeton, où il entre en dialogue avec les Warfield lectures données par Lesslie Newbigin en 1984 dans la même institution. Dans ces conférences, qui sont devenues en 1986 le livre Foolishness to the Greeks : The Gospel and Western Culture (« Folie pour les Grecs : l’Évangile et la culture occidentale »), Newbigin plaidait pour une nouvelle approche missionnaire de la culture occidentale, qui était devenue post-chrétienne. Je ne connais pas beaucoup de responsables chrétiens qui peuvent simultanément revendiquer l’héritage d’Abraham Kuyper, du célèbre théologien de l’ancien Princeton Benjamin. B. Warfield et du missiologue Lesslie Newbigin.

Mais c’était le don de Keller. Ce n’est pas un mythe, il n’a jamais cessé d’apprendre ou de grandir. Dans mon livre, Timothy Keller: His Spiritual and Intellectual Formation (« Timothy Keller : Sa formation spirituelle et intellectuelle »), je dépeins son développement intellectuel et spirituel comme celui des anneaux d’un arbre.

Keller a conservé le cœur de l’Évangile qu’il a reçu des évangéliques britanniques du milieu du siècle dernier, tels que J. I. Packer, Martyn Lloyd-Jones et John Stott. Il s’est développé pour intégrer des auteurs aussi variés que Charles Taylor, Herman Bavinck, N. T. Wright et Alasdair MacIntyre. Et il les a en quelque sorte synthétisés avec Kuyper, Warfield, Newbigin, et des dizaines d’autres entre eux tous.

La dernière tâche de Keller, le grand projet inachevé qu’il nous laisse, était de tracer une voie pour la mission dans un Occident du 21e siècle qui ressemble peu au contexte de la classe moyenne d’Allentown, en Pennsylvanie, où il a grandi dans les années 1950.

Keller n’était pas certain que son propre ministère fructueux à New York offrirait beaucoup de repères aux générations qui lui succéderaient. Il suivait Newbigin, qui identifiait l’Occident post-chrétien comme la frontière missionnaire la plus résistante et la plus difficile de tous les temps.

Aucune des réponses chrétiennes traditionnelles à la culture ne suffirait comme base d’un programme missionnaire efficace dans ces conditions contemporaines. Au contraire, ces réponses ne peuvent que nous avertir de ce qu’il ne faut pas faire. Les chrétiens ne doivent pas se retirer comme les amish, poursuivre le pouvoir politique comme la droite religieuse, ou s’assimiler comme les protestants traditionnels.

Keller associait ces catégories de rapports avec la culture à celles de l’ouvrage de son ami James Davison Hunter To Change the World (« Pour changer le monde ») : « défensif vis-à-vis de » (droite religieuse), « pertinent pour » (protestants traditionnels) et « pur de » (amish). Hunter propose la « présence fidèle à l’intérieur de » comme une approche plus prometteuse, dont Keller s’inspire dans Une Église centrée sur l’Évangile.

Avec les changements de tactiques sociales et politiques de nombreux Américains à partir de 2016, Keller a fait l’objet d’une surveillance et de critiques accrues de la part de ses confrères évangéliques. Mais quiconque a suivi son travail au fil des décennies a pu constater que ce n’est pas lui qui a changé.

Keller ne recherchait pas ce genre de controverses. Toute personne ayant travaillé avec lui pourrait attester de son extrême aversion pour le conflit. Dans toutes nos conversations personnelles, je ne me souviens pas avoir entendu de sa part un seul commentaire critique à l’égard d’un autre croyant.

Sa constance face à une hostilité croissante a donné du courage et du réconfort aux jeunes responsables qui ont vécu la désillusion de la chute de tant de nos anciens héros. J’ai moi-même craint de découvrir des secrets peu flatteurs lorsque j’ai commencé à écrire sa biographie. Au lieu de cela, parler à des dizaines d’amis proches de Keller et à des membres de sa famille qui le connaissaient depuis l’enfance n’a fait que confirmer l’expérience personnelle que j’ai eue de lui.

Mais le fait de me rapprocher de Keller ne m’a pas conduit à l’idolâtrer. Cela m’a simplement permis d’être témoin de ce dont parle 2 Corinthiens 4.7 : un vase imparfait portant le plus précieux des trésors, rien de moins que la puissance surnaturelle de Dieu.

L’amour pour l’Église locale

Keller s’est peut-être montré hésitant quant à définir les nouveaux défis de l’Occident moderne tardif, mais il a tout de même énoncé un programme qui pourrait remodeler radicalement les priorités des évangéliques, si seulement ceux-ci éteignaient les informations télévisées et écoutaient. La conférence de Keller au PTS proposait sept étapes pour une nouvelle approche missionnaire de l’Occident post-chrétien.

Premièrement, il a appelé à une apologétique publique dans la veine de la Cité de Dieu d’Augustin. Pour cela, les lecteurs pourraient commencer par son livre Dieu, le débat essentiel. Deuxièmement, il a proposé une troisième voie entre la préoccupation des courants traditionnels pour les problèmes sociaux et le souci des évangéliques pour les problèmes spirituels : la justification doit conduire à la justice. Troisièmement, il a mis les chrétiens au défi de remettre en question la sécularisation à partir de son propre cadre, et non à partir d’une construction extérieure. Empruntant à Daniel Strange, Keller a appelé ce processus « accomplissement subversif ».

Quatrièmement, comme il l’avait déjà fait tant de fois auparavant, il a encouragé les laïcs à intégrer leur foi à leur travail. Les non-chrétiens doivent voir la différence que fait la foi dans la vie de tous les jours. Cinquièmement, il a exhorté les Américains à apprendre de l’Église mondiale. Dans sa conférence de 2017 à Princeton, Keller a admis que les évangéliques conservateurs aux États-Unis mettent trop de foi dans leur propre méthodologie et peinent à voir le royaume de Dieu en dehors de leurs intérêts nationaux américains.

Sixièmement, Keller a souligné la différence entre la grâce et la religion. Comme Richard Lovelace le lui avait montré lors de son premier cours au Gordon-Conwell Theological Seminary en 1972, les approches missionnaires qui produisent des changements sociaux dépendent de la grâce, et non des règles de la religion. Seule la grâce apporte une transformation spirituelle. Sans l’Esprit de Dieu, nous sommes impuissants à provoquer un changement durable dans notre monde déchu.

Keller aurait excellé en tant que professeur s’il était resté au Westminster Theological Seminary au lieu de déménager à New York avec sa jeune famille et d’implanter l’Église Redeemer. Il a gagné suffisamment d’argent avec ses livres et ses conférences pour ne jamais être à court d’institutions l’invitant à prendre la parole. Mais Dieu avait appelé Keller au ministère pastoral, et c’est ce qui l’a bien souvent distingué.

Même lorsque Keller fustigeait les évangéliques, il parlait et écrivait en tant que pasteur, avec amour pour son troupeau. Le seul mentor de Keller, Edmund Clowney, l’a aidé à aimer l’Église locale, avec tous ses défauts. Autant Keller pouvait facilement citer d’obscurs universitaires ou des chroniqueurs du New York Times, autant il cherchait à édifier la communauté locale. Et dans la croissance explosive des débuts de l’Église Redeemer, puis dans les jours sombres qui ont suivi le 11 septembre, Keller a vu l’Esprit agir de manière puissante et inattendue.

Septièmement, et enfin, Keller a laissé aux évangéliques américains une vision de la communauté chrétienne qui remet en cause les catégories sociales de notre culture. Ces communautés dynamiques rendent crédible le pouvoir de transformation de l’Évangile.

Keller cite le travail de Larry Hurtado dans Destroyer of the gods: Early Christian Distinctiveness in the Roman World. Dans cette étude incisive, Hurtado montre comment l’Église primitive persécutée n’était pas seulement choquante pour les Juifs et les Grecs. Elle était également séduisante. Les premiers chrétiens s’opposaient à l’avortement et à l’infanticide en adoptant des enfants. Ils ne se vengeaient pas, mais pardonnaient. Ils prenaient soin des pauvres et des marginaux. Leur éthique sexuelle stricte protégeait et donnait du pouvoir aux femmes et aux enfants.

Le christianisme a rapproché des nations et des groupes ethniques hostiles. Jésus a brisé le lien entre religion et ethnicité lorsqu’il a révélé un Dieu unique pour chaque tribu, langue et nation. L’allégeance à Jésus a primé sur la géographie, la nationalité et l’ethnicité dans l’Église. En conséquence, les chrétiens ont élargi leurs perspectives pour pouvoir remettre en question n’importe quelle culture. Et ils ont appris à écouter les critiques de leurs frères et sœurs chrétiens ancrés dans des cultures différentes.

Au lieu de donner cette conférence à Princeton, Keller aurait pu affronter l’institution et annuler son intervention. Il aurait ainsi obtenu une plus grande attention et un plus grand soutien de la part de ses collègues évangéliques conservateurs. Il aurait probablement aussi pu récolter plus d’argent pour son ministère. Mais Keller a mis son enseignement en pratique. Depuis des années, il répétait aux chrétiens que l’Évangile offre une autre voie que l’intolérance du sécularisme ou le tribalisme de la religion.

Je ne vois pas encore de preuves à large échelle que les évangéliques ont suivi les conseils de Keller ou son exemple. L’intolérance a été accueillie par l’intolérance, l’hostilité par plus d’hostilité.

Mais je soupçonne que, si le Saint-Esprit nous bénit par un nouveau réveil, nos Églises ressembleront davantage à ce que Keller a imaginé. Des lieux où la grâce trouvera une fois de plus un chemin à travers les méandres de la religion et du sécularisme.

Collin Hansen sert en tant que vice-président pour les contenus et éditeur en chef de The Gospel Coalition.

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Books

Décès de Tim Keller, pasteur et modèle de témoignage pour les villes

Modèle de témoignage chrétien posé et plein de grâce, il expliquait aux élites culturelles qu’elles adoraient de faux dieux.

Christianity Today May 19, 2023
Courtesy of Redeemer Presbyterian Church / Edits by Rick Szuecs

Tim Keller est décédé ce vendredi 19 mai à l’âge de 72 ans, trois ans après avoir reçu le diagnostic d’un cancer du pancréas. Pasteur installé dans la ville de New York, il s’était en particulier adressé aux jeunes professionnels urbains et est devenu un exemple majeur de la manière dont un ministère chrétien posé et plein de grâce peut attirer des auditeurs pour l’Évangile, même dans des endroits improbables.

Il a implanté et développé une communauté évangélique réformée à Manhattan, lancé un réseau d’implantation d’Églises, cofondé The Gospel Coalition et écrit de nombreux livres à succès sur Dieu, l’Évangile et la vie chrétienne.

Partout où il allait, il prêchait le péché et la grâce.

« L’évangile c’est ceci », répétait inlassablement Keller : « Nous sommes plus pécheurs et imparfaits en nous-mêmes que nous n’avons jamais osé le croire, et pourtant, dans le même temps, nous sommes plus aimés et acceptés en Jésus-Christ que nous n’avons jamais osé l’espérer. »

Keller a souvent été accusé — surtout au cours des dernières années — d’accommodation à la culture. Rejetant les antagonismes des guerres culturelles américaines et les approches insensibles et provocatrices de l’évangélisation, il fut accusé de trop mettre l’accent sur la pertinence du propos pour le public et d’édulcorer ou même de trahir la vérité du christianisme pour un désir mal placé d’acceptation sociale.

Cependant, l’idolâtrie était un thème fréquent dans sa prédication et son enseignement. Keller soutenait que les gens sont brisés et qu’ils le savent, mais n’ont pas compris que seul Jésus peut vraiment les restaurer. Seule la grâce de Dieu peut satisfaire leurs désirs les plus profonds.

Dans son Église de Manhattan, Keller expliquait aux élites culturelles de la nation qu’elles adoraient de faux dieux.

« Nous voulons nous sentir beaux. Nous voulons nous sentir aimés. Nous voulons nous sentir importants », prêchait-il en 2009, « et c’est pour cela que nous travaillons si dur, et c’est la source du mal ».

Keller expliquait au magazine New York qu’il s’agissait simplement, d’une certaine manière, d’un message traditionnel sur le péché. Mais de nombreuses personnes, lorsqu’elles entendent le mot « péché », ne pensent qu’à des choses comme la débauche sexuelle, la drogue et peut-être le vol. La population créative et moderne qu’il essayait d’atteindre était cependant assaillie par de nombreux péchés plus pernicieux qui se bousculaient pour prendre la place de l’amour de Dieu dans leur vie.

Son souci de « pertinence » avait pour objet d’identifier les idoles qui avaient une emprise sur l’âme des gens, pour ensuite leur annoncer qu’ils pourraient être libres.

Les habitants de Manhattan « avaient vécu toute leur vie avec des parents, des professeurs de musique, des entraîneurs, des professeurs et des patrons qui leur disaient de faire mieux, d’être meilleurs, de faire plus d’efforts » méditait Keller en 2021. « Entendre que [Dieu] avait Lui-même satisfait à ces exigences de justice par la vie et la mort de Jésus, et qu’il n’y avait maintenant plus de condamnation pour quiconque faisait confiance à cette justice — c’était un message étonnamment libérateur. »

Keller avait lui-même entendu ce message alors qu’il était étudiant à l’université de Bucknell. Il naquit en septembre 1950, à Allentown, en Pennsylvanie, de William et Louise Clemente Keller. La famille fréquentait une Église luthérienne. Le jeune Timothy suivit deux années de cours de confirmation, mais il apprit surtout que la religion consistait à être gentil.

Il entre à l’université en 1968 et s’implique dans l’InterVarsity Christian Fellowship, notamment parce que les chrétiens qui s’y trouvaient semblaient s’intéresser au mouvement des droits civiques. Il est rapidement convaincu de la véracité du christianisme et dévore les ouvrages des évangéliques britanniques, notamment John Stott, F. F. Bruce et C. S. Lewis.

Plus tard, il aimait appeler Lewis son saint patron et se référait à lui pour ce qui est des raisons de croire en Dieu.

Après avoir obtenu son diplôme en 1972, Keller entre au séminaire théologique de Gordon-Conwell. Il y rencontre une étudiante du nom de Kathy Kristy, qui était devenue croyante en lisant Lewis et avait correspondu avec celui-ci jusqu’à sa mort alors qu’elle avait 13 ans. Ils tombent amoureux et se marient juste avant la remise des diplômes en 1975.

Keller est alors ordonné dans l’Église presbytérienne d’Amérique (PCA), une dénomination comptant environ 300 congrégations qui avait été fondée deux ans plus tôt à Birmingham, en Alabama. Il accepte un appel pour une Église à Hopewell, en Virginie, une ville au sud de Richmond située entre une prison fédérale et le fleuve James, pollué par l’insecticide Kepone fabriqué dans la région.

En tant que nouveau pasteur, à seulement 24 ans, Keller apprit en faisant des erreurs.

« Comme tout le monde », rapportait-il au magazine World, « mes sermons étaient trop longs, mes approches pastorales auprès de certaines personnes n’ont pas fonctionné – j’étais parfois trop direct et parfois pas assez. J’ai lancé de nouveaux programmes dont personne ne voulait vraiment. Mais parce que la communauté était si solidaire et aimante, j’ai pu faire ces erreurs sans que personne ne m’attaque pour cela. »

Keller apprit à raccourcir ses sermons et à ne pas lancer de programme non désiré. Plus important encore, il découvrit comment fonder son travail pastoral sur la confiance.

« J’ai […] appris à ne pas construire un ministère sur le charisme du leader (que je n’avais de toute façon pas !) ou sur les compétences en matière de prédication (qui n’étaient pas très présentes au début), mais sur l’amour pastoral des gens et la repentance lorsque j’étais dans l’erreur. » « Dans une petite ville, les gens vous suivront s’ils ont confiance en vous personnellement — votre caractère — et cette confiance doit se construire dans les relations personnelles. »

Après neuf ans, Keller quitte la Virginie et retourne en Pennsylvanie. Il enseigne la théologie pratique au Westminster Theological Seminary, en se concentrant particulièrement sur le sujet de sa thèse de doctorat : le ministère des diacres.

Il commence également à travailler pour la PCA, en participant aux efforts d’implantation d’Églises de la dénomination. Mais lorsqu’il essaye de recruter quelqu’un pour fonder une Église à New York en 1989, il échoue.

Tous ceux à qui il tend la main le repoussent. L’idée est considérée comme comme mauvaise.

« Presque tout le monde m’a dit que je divaguais », se souviendra plus tard Keller. « Manhattan était le pays des sceptiques, des critiques et des cyniques. La classe moyenne, le public habituel pour une Église, fuyait la ville à cause de la criminalité et de la hausse des coûts. »

Bien sûr, tout le monde ne pouvait pas se permettre de fuir. La fuite des blancs laissait derrière elle de nombreuses Églises urbaines dynamiques, au service des communautés afro-américaines, asiatiques et latinos. La ville attirait également de jeunes blancs — ambitieux, très instruits, aspirant à devenir des leaders mondiaux — qui étaient moins susceptibles que quiconque d’aller à l’Église ou de croire que le christianisme avait quelque chose à offrir.

Keller et sa femme implantèrent l’Église presbytérienne Redeemer à Manhattan et commencèrent à cibler ces jeunes.

Keller réfléchissait à ce que cela représentait de s’installer à New York à 40 ans, se demandant combien de jeunes gens avaient vécu la même expérience, venant de tout le pays.

« Tout d’abord, vous êtes assailli de gens qui sont comme vous, mais en mieux », expliquait-il. « Vous pouvez être le meilleur violoniste de Hot Coffee, au Texas. Vous descendez du train à la gare de New York, et, à votre grand effroi, vous tombez sur une femme qui mendie en jouant du violon. Et elle est meilleure que vous. Et donc ça vous pousse à creuser en profondeur et à vous entraîner, et vous entraîner sans cesse. »

La deuxième chose qui arrive aux nouveaux arrivants à New York, disait Keller, c’est qu’ils sont frappés par un type de diversité qu’ils ne pourraient jamais connaître en dehors d’une grande métropole. Les nouveaux arrivants étaient entourés chaque jour de personnes qui ne pensaient pas comme eux.

« Cela vous permet soit de mieux justifier ce que vous voulez faire que vous ne l’auriez fait auparavant soit d’intégrer de nouvelles idées. »

À l’Église, Keller faisait les deux. Le cœur de la mission et son message étaient les mêmes qu’à Hopewell, mais lui et le personnel travaillèrent également pour le traduire dans un contexte différent. Leur directive principale était « L’Église comme d’habitude ne fonctionnera pas », répétant encore et encore que « les précédents ne signifient rien ».

L’Église connut un certain succès dès sa première décennie. À la fin 1989, l’assistance régulière était d’environ 250 personnes. À l’automne 1990, l’Église attirait 600 personnes, dont bon nombre de non-croyants qui étaient simplement intéressés par ce que Keller avait à dire.

Le moment dramatique qui a porté Redeemer à l’attention nationale est survenu après que les attaques terroristes de 2001 aient détruit le World Trade Center.

Le dimanche suivant, plus de 5 000 personnes se présentèrent à l’Église. L’espace étant trop limité, Keller promit d’organiser un deuxième service. Des centaines de personnes revinrent. Lorsque la ville retrouva une situation proche de la normale, la fréquentation hebdomadaire de Redeemer avait augmenté d’environ 800 personnes.

Keller et le personnel de Redeemer commencèrent à aider d’autres personnes qui voulaient implanter des Églises dans des environnements urbains. En 2006, Redeemer comptait 16 communautés filles au sein de la PCA et avait aidé une cinquantaine d’autres Églises de nombreuses dénominations à démarrer dans la ville de New York.

Keller coache également des pasteurs urbains de Boston et Washington, DC, à Londres et Amsterdam, sur la manière de contextualiser l’Évangile dans leurs villes.

En 2008, il publie un ouvrage d’apologétique : La raison est pour Dieu. La foi à l’ère du scepticisme. Le livre prend au sérieux les doutes sur Dieu, mais cherche à montrer aux sceptiques leurs propres « sauts de la foi » et présente les chemins que les chrétiens ont historiquement empruntés pour avancer par-delà le doute.

Keller entre en débat avec les critiques de la foi les plus populaires de l’époque, les « nouveaux athées », et s’est appuyé sur un large éventail de penseurs pour défendre les fondements rationnels de celle-ci, notamment C. S. Lewis et le théologien N. T. Wright, mais aussi le philosophe Søren Kierkegaard, le sociologue Rodney Stark et les écrivains Flannery O’Connor et Anne Rice.

La raison pour Dieu arrive en septième position sur la liste des meilleures ventes du New York Times et vaut à Keller un accès à certains des lieux culturels les plus élitistes du moment. Il donne une conférence sur la foi chez Google et est interviewé sur Big Think, un site web qui organise des conversations avec « les esprits les plus brillants et les idées les plus audacieuses de notre époque ».

Keller devient à l’époque un modèle d’engagement culturel pour de nombreux évangéliques. Son approche est particulièrement populaire auprès de ceux qui estimaient que les guerres culturelles — notamment une forte identification avec les banlieues aisées, la mobilisation politique des Églises et une forte tendance à l’anti-intellectualisme — avaient nui à leur témoignage chrétien.

« Dans 50 ans, » écrivait un de nos éditeurs, « si les chrétiens évangéliques sont largement connus pour leur amour des villes, leur engagement pour la miséricorde et la justice, et leur amour de leurs prochains, on se souviendra de Tim Keller comme d’un pionnier de ces nouveaux chrétiens urbains. »

Cependant, tout le monde ne partageait pas cette vision. Carl Trueman, professeur au Grove City College, par exemple, ne rejoignait pas Keller dans son amour particulier pour les villes et son optimisme quant à la possibilité d’atteindre les personnes qui s’y trouvent.

« Pour moi, les villes sont un mal nécessaire dont le seul but est de fournir aux garçons de la campagne comme moi un endroit où aller au théâtre de temps en temps », écrivit Trueman. « Et je ne suis absolument pas un optimiste comme lui pour ce qui est d'une transformation — croyez-moi, les choses vont empirer avant, elles vont être encore pires que ça. »

Keller a également fait face à des critiques moins amicales. Certains l’ont considéré comme un marxiste. Et même un « marxiste très en vue et particulièrement efficace pour reconditionner le marxisme pour un public chrétien ».

Quand Keller a soutenu que les chrétiens orthodoxes ne devraient pas embrasser l’un ou l’autre parti politique dans le système américain à deux partis, certains ont estimé qu’il sous-estimait lourdement la façon dont la culture avait changé. Selon eux, son approche jugée trop peu confrontante ne fonctionne plus dans un environnement déjà profondément hostile à la vérité chrétienne.

James R. Wood, éditeur à la revue First Things, était autrefois si attaché à Keller qu’il avait offert à ses garçons d’honneur un exemplaire de son dernier livre. Quand lui et sa femme ont eu un chien, ils l’ont appelé comme le pasteur de New York.

Mais quelque chose bascula pour lui lors de l’élection de 2016.

https://www.youtube.com/watch?v=-A8b877Jvn0&t=3s

« En observant les changements d’attitude dans la culture autour de nous » écrit Wood, « je n’étais plus aussi certain que le cadre pour l’évangélisation que j’avais hérité de Keller fournirait une orientation suffisante pour ce moment culturel et politique. Beaucoup d’anciens fans comme moi arrivent à des conclusions similaires. Le désir de restreindre ce qu’il peut y avoir d’offensant afin de gagner une audience pour l’Évangile pourrait nous faire manquer ce dont notre moment politique a besoin. »

Keller a répondu à certaines critiques au fil des ans, mais il a surtout semblé garder son cap. Il a continué à servir sa communauté de Manhattan comme pasteur jusqu’à son retrait à l’âge de 66 ans.

Il a poursuivi le travail avec son réseau d’implantation d’églises, City To City, les conférences et l’écriture.

En 2020, Keller avait annoncé être atteint d’un cancer du pancréas. Alors qu’il suivait des traitements intensifs, toujours pasteur, il continua à parler et à écrire sur Dieu, l’Évangile et la vie chrétienne. Dès qu’il en avait l’occasion, il renvoyait chacun au péché et à la grâce.

Il encourageait les gens à réfléchir encore à la manière dont leurs désirs les plus profonds dans la vie et la mort semblaient en réalité les diriger vers le Christ.

« Si la résurrection de Jésus-Christ a vraiment eu lieu, » déclarait-il au New York Times, « alors en fin de compte, Dieu va tout remettre en ordre. La souffrance disparaîtra. Le mal disparaîtra. La mort disparaîtra. Le vieillissement disparaîtra. Le cancer du pancréas disparaîtra. Si la résurrection de Jésus-Christ n’a pas eu lieu, alors je suppose que tous les paris sont ouverts. Mais si c’est vraiment arrivé, alors il y a tout l’espoir du monde. »

Timothy Keller laisse derrière lui sa femme, Kathy, et leurs trois fils, David, Michael et Jonathan.

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L’impact des missionnaires protestants sur les progrès de la démocratie

Ils ne cherchaient pas à changer le cours de leur société, mais les travaux d’un chercheur montrent que c’est précisément ce qu’ils ont fait.

Christianity Today May 18, 2023
Alice Seeley Harris / Panos Archives

Pour beaucoup de nos contemporains, personne ne symboliserait mieux les missionnaires du passé que Nathan Price. Ce patriarche du roman de Barbara Kingsolver, The Poisonwood Bible, en 1998, tente de baptiser de nouveaux chrétiens congolais dans une rivière remplie de crocodiles. Il proclame « Tata Jesus is bangala! », pensant dire « Jésus est le bien-aimé », mais la manière dont il prononce bangala assimile plutôt Jésus à un arbre empoisonné… Bien que corrigé à plusieurs reprises, Price répète la phrase jusqu’à sa mort — une métaphore plutôt directe de Kingsolver à propos de l’insensibilité culturelle des missions à l’ère moderne.

Quelle qu’en soit la raison, personne n’a écrit de best-seller sur John Mackenzie, missionnaire du 19e siècle. Lorsque les colons blancs d’Afrique du Sud menacent de s’emparer des terres des indigènes, Mackenzie aide son ami et allié politique Khama III à se rendre en Grande-Bretagne. Mackenzie et ses collègues y organisent des campagnes de pétitions, traduisent pour Khama et deux autres chefs lors de rassemblements politiques, et organisent même une rencontre avec la reine Victoria. En fin de compte, leurs efforts convainquent la Grande-Bretagne d’adopter un accord de protection des terres. Sans cela, la nation du Botswana n’existerait probablement pas aujourd’hui.

Les annales des missions protestantes occidentales intègrent assurément un certain nombre de Nathan Price. Mais grâce à un sociologue discret et persévérant nommé Robert Woodberry, nous savons désormais avec certitude qu’elles comptent beaucoup plus de John Mackenzie. En réalité, le travail de missionnaires comme Mackenzie s’est avéré l’un des facteurs les plus importants pour assurer la santé des nations.

« C’est pour ça que Dieu m’a fait. »

Au tournant des années 2000, Woodberry était étudiant en sociologie à l’université de Caroline du Nord à Chapel Hill (UNC). Fils de J. Dudley Woodberry, professeur d’études islamiques et doyen émérite du Fuller Theological Seminary, il intégrait le programme de doctorat de l’UNC avec l’une de ses figures les plus influentes, Christian Smith (enseignant aujourd’hui à l’université Notre-Dame, dans l’Indiana). Mais sa quête d’un sujet de recherche le laissait insatisfait.

« La plupart des recherches que j’avais effectuées portaient sur la religion aux États-Unis », explique-t-il à propos de ses premières études supérieures. « Ce n’était pas [ma] passion et je n’avais pas l’impression d’avoir là une vocation, de pouvoir y consacrer ma vie. »

Un après-midi, il assiste à une conférence obligatoire qui met fin à sa dérive professionnelle. La conférence était donnée par Kenneth A. Bollen, professeur à l’UNC de Chapel Hill et l’un des principaux experts en matière de mesure et de suivi de la propagation de la démocratie dans le monde. Bollen fit remarquer qu’il ne cessait de trouver un lien statistique significatif entre la démocratie et le protestantisme. Il ajouta qu’il faudrait que quelqu’un étudie la raison de ce lien.

Woodberry se pencha sur son siège et se dit : « C’est moi. C’est de moi qu’il s’agit. »

Très vite, il se retrouve dans les archives de son université à la recherche d’anciennes données sur la religion. « J’ai trouvé un atlas [datant de 1925] de toutes les stations missionnaires du monde, avec des tonnes de données », raconte-t-il avec joie. Il découvre des données sur le « nombre d’écoles, d’enseignants, d’imprimeries, d’hôpitaux et de médecins », et des renvois vers des atlas antérieurs. Je me suis dit : « C’est tellement énorme ! C’est génial. C’est pour ça que Dieu m’a fait. »

Woodberry entreprend alors de rechercher les preuves de la conjecture de Bollen selon laquelle le protestantisme et la démocratie seraient d’une manière ou d’une autre liés. Il étudie des cartes jaunies et passe des mois à relever la longitude et la latitude des anciennes stations missionnaires. Il se rend en Thaïlande et en Inde pour consulter des chercheurs locaux, fouille dans des archives à Londres, Édimbourg et Serampore, et s’entretient avec des historiens de l’Église dans toute l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Asie et l’Afrique.

« L’un des principaux stéréotypes concernant les missions est qu’elles sont étroitement liées au colonialisme. Mais les missionnaires protestants non financés par l’État étaient régulièrement très critiques à l’égard du colonialisme. »

En substance, Woodberry se penche sur l’une des grandes énigmes de l’histoire moderne : pourquoi certaines nations développent-elles des démocraties représentatives stables — dans lesquelles les citoyens jouissent du droit de voter, de s’exprimer et de se réunir librement — alors que les pays voisins sont en proie à des dirigeants autoritaires et à des conflits internes. La santé publique et la croissance économique peuvent également varier considérablement d’un pays à l’autre, même parmi les pays qui partagent une géographie, un contexte culturel et des ressources naturelles similaires.

À la recherche de réponses, Woodberry se rend en 2001 en Afrique de l’Ouest. Un matin, sur une route poussiéreuse de Lomé, Woodberry se rend à la bibliothèque du campus de l’Université du Togo. Il la déniche alors dans un bâtiment datant des années 1960. À l’époque, les étagères contiennent environ la moitié des livres qu’il possède lui-même. L’encyclopédie la plus récente date de 1977. Au bout de la rue, la librairie du campus vend surtout des stylos et du papier, pas de livres.

« Où achetez-vous vos livres ? », demande-t-il à un élève.

« Oh, nous n’achetons pas de livres », répond l’élève. « Les professeurs nous lisent les textes à haute voix et nous les retranscrivons. »

De l’autre côté de la frontière, à la librairie de l’université du Ghana, Woodberry avait vu des étagères du sol au plafond remplies de centaines de livres, y compris des textes imprimés localement par des universitaires locaux. Pourquoi un tel contraste ?

La raison en était simple : à l’époque coloniale, les missionnaires britanniques avaient mis en place au Ghana tout un système d’écoles et d’imprimeries. Mais la France, puissance coloniale au Togo, imposa des restrictions sévères aux missionnaires. Les autorités françaises ne s’intéressent qu’à l’éducation d’une petite élite intellectuelle. Plus de 100 ans plus tard, l’éducation était encore limitée au Togo. Au Ghana, elle était florissante.

Comme une bombe atomique

Un homme grand et élancé cherchant avec acharnement et précision des réponses. En lui ajoutant un long manteau au col relevé et en l’imaginant parcourant une sombre ruelle, on pourrait aisément se représenter Woodberry à la manière d’un détective privé de cinéma.

« C’était amusant d’observer son processus de découverte », dit Smith, qui supervisa le comité de thèse de Woodberry. « Il a rassemblé des preuves rares et disséminées et les a réunies en un ensemble de données cohérent. En un sens, c’était beaucoup trop pour un travail doctoral, mais il était têtu, indépendant et méticuleux. »

Ce qui commença à émerger, c’était un modèle cohérent, mais potentiellement conflictuel, qui pourrait nuire à la carrière de Woodberry, l’avertit Smith. « J’ai pensé que c’était un projet formidable et audacieux, mais je lui ai dit que beaucoup de gens n’aimeraient pas ce qu’il pourrait trouver. » « Le fait qu’il suggère que le mouvement missionnaire a eu une influence forte et positive sur la démocratisation libérale — on ne peut pas imaginer une histoire plus incroyable et plus choquante à raconter à beaucoup d’universitaires non croyants. »

Mais les preuves ne cessèrent d’affluer. C’est en étudiant le Congo que Woodberry fait l’une de ses premières découvertes les plus spectaculaires. L’exploitation du Congo à l’époque coloniale était bien connue : les colons du Congo français et belge forcèrent les villageois à extraire le caoutchouc de la jungle. Pour punir les récalcitrants, ils brûlèrent des villages, castrèrent les hommes et tranchèrent les membres d’enfants, entre autres. Au Congo français, les atrocités eurent lieu sans commentaire ni protestation, à l’exception d’un article paru dans un journal marxiste en France. Mais au Congo belge, les abus suscitèrent le plus grand mouvement de protestation international depuis l’abolition de l’esclavage.

Pourquoi cette différence ? Sur la base d’une intuition, Woodberry établit des cartes des stations missionnaires dans tout le Congo. Il s’avéra que les missionnaires protestants n’étaient autorisés qu’au Congo belge. Parmi ces missionnaires se trouvaient deux baptistes britanniques, John et Alice Harris, qui prirent des photos des atrocités — dont une photo désormais célèbre d’un père contemplant les restes de sa fille — et les firent ensuite sortir clandestinement du pays. Preuves à l’appui, ils parcoururent les États-Unis et la Grande-Bretagne pour faire pression sur l’opinion publique et, avec d’autres missionnaires, contribuèrent à susciter un tollé contre les abus.

Pour convaincre les sceptiques, Woodberry avait cependant besoin de plus que des études de cas. N’importe qui aurait pu trouver les quelques John et Alice Harris ou John Mackenzie, écarter les Nathan Price et en faire une plaisante mosaïque. Mais Woodberry était équipé pour faire quelque chose que personne d’autre n’avait fait : examiner l’effet à long terme des missionnaires à l’aide de la lentille grand-angle de l’analyse statistique.

Au cours de sa cinquième année d’études supérieures, Woodberry crée un modèle statistique permettant de vérifier le lien entre le travail missionnaire et la santé des nations. Avec quelques assistants de recherche, il passe deux ans à encoder des données et à affiner ses méthodes. Ils espéraient ainsi calculer l’effet durable des missionnaires, en moyenne, dans le monde entier. « Je me sentais assez nerveux », raconte-t-il. « Je me suis dit : et si je lançais l’analyse et que je ne trouvais rien. Comment est-ce que je vais sauver ma thèse ? »

Un matin, dans un laboratoire informatique poussiéreux et sans fenêtre, éclairé par des ampoules fluorescentes, Woodberry effectue le premier grand test. Après avoir préparé le programme statistique sur son ordinateur, il appuie sur le bouton pour démarrer l’analyse, et se penche pour lire les résultats.

« J’ai été choqué », se rappelle-t-il. « C’était comme une bombe atomique. L’impact des missions sur la démocratie à travers le monde a été énorme. J’ai continué à ajouter des variables au modèle — des facteurs que les gens avaient étudiés et sur lesquels ils avaient écrit au cours des 40 dernières années — et elles n’ont rien changé. C’était incroyable. J’ai alors su que j’étais sur quelque chose de vraiment important. »

Causalité ou corrélation ?

Woodberry avait déjà des preuves historiques que les missionnaires avaient enseigné les femmes et les pauvres, encouragé la généralisation de l’imprimerie, dirigé des mouvements nationalistes qui avaient donné du pouvoir aux citoyens ordinaires et alimenté d’autres éléments clés de la démocratie. À présent, les statistiques le confirmaient : les missionnaires n’étaient pas une simple partie de l’ensemble. Ils jouaient un rôle central.

« Les résultats étaient si probants qu’ils m’ont rendu nerveux », dit Woodberry. « Je m’attendais à ce qu’il y ait un effet, mais je ne m’attendais pas à ce qu’il soit aussi fort ou important. Je me suis dit que je ferais mieux de m’assurer que c’était vrai. Je ferais mieux d’être très prudent. »

Déterminé à être son plus grand critique, Woodberry commence à mesurer les théories alternatives en utilisant une technique appelée analyse des variables instrumentales par la méthode des moindres carrés en deux étapes. Il savait que dans tout travail statistique, il est facile de confondre corrélation et causalité. Il existe par exemple un lien entre la consommation de flocons d’avoine et l’apparition d’un cancer. Mais cela ne signifie pas que vous êtes condamné si vous mangez de l’avoine à tous vos petits-déjeuners. Il s’avère plutôt que les personnes âgées, qui présentent un risque plus élevé de cancer, mangent plus souvent des flocons d’avoine au petit-déjeuner. Ainsi, les flocons d’avoine ne provoquent pas le cancer.

Dans le cas de l’impact des missions, Woodberry dut se poser plusieurs questions : et si les missionnaires s’étaient simplement installés dans des lieux déjà prédisposés à la démocratie ? Et si le pays colonisateur — la Nouvelle-Zélande, l’Australie ou la Grande-Bretagne — était le véritable catalyseur ?

Comme un mécanicien qui démonte un moteur pour pouvoir le reconstruire, il devait contrer sa propre théorie pour la renforcer. Pour ce faire, il fallut tenir compte d’une multitude de facteurs : climat, santé, localisation, accessibilité, ressources naturelles, puissance coloniale, prévalence des maladies, et une demi-douzaine d’autres. « Mes assistants de recherche intégraient toutes ces variables, et la variable des missions restait étonnamment robuste », explique Woodberry. « La théorie s’est maintenue. C’était en fait assez amusant. »

Amusant, mais difficile à croire. Les résultats de Woodberry suggèrent fondamentalement que 50 ans de recherche sur l’essor de la démocratie ont négligé le facteur le plus important.

« Lorsque j’ai commencé à faire des présentations sur ce sujet, personne n’était intéressé », raconte le chercheur. « Je me retrouvais face à deux personnes lors de mes conférences. Personne ne s’en préoccupait. » Lorsque certains universitaires se présentaient, Woodberry s’attendait aussi à des questions hostiles et à d’occasionnelles interruptions d’un participant en colère.

Mais lors d’une présentation à une conférence en 2002, Woodberry eut une ouverture. Dans la salle se trouvait Charles Harper Jr, alors vice-président de la Fondation John Templeton, qui finance activement la recherche sur la religion et le changement social. (Christianity Today a notamment bénéficié de ses subventions.) Trois ans plus tard, Woodberry reçut un demi-million de dollars du Spiritual Capital Project de la fondation, put embaucher près de 50 assistants de recherche et mit en place un énorme projet de base de données à l’université du Texas, où il avait reçu un poste dans le département de sociologie. L’équipe passa des années à accumuler des données statistiques et à effectuer des analyses historiques supplémentaires, confirmant ainsi sa théorie. Grâce à ces résultats et à sa thèse de doctorat, Woodberry peut désormais justifier une affirmation radicale :

Les régions où les missionnaires protestants ont eu une présence significative dans le passé sont en moyenne plus développées économiquement aujourd’hui, avec une santé comparativement meilleure, une mortalité infantile plus faible, une corruption moins importante, un taux d’alphabétisation plus élevé, un niveau d’éducation plus élevé (en particulier pour les femmes) et une adhésion plus importante aux associations non gouvernementales.

En bref : Envie de voir se développer une démocratie quelque part ? La solution est simple, à condition d’avoir une machine à remonter le temps : envoyez-y un missionnaire au 19e siècle.

Une surprise pour les universitaires

Malgré les inquiétudes de Smith, le travail historique et statistique de Woodberry a finalement attiré l’attention. Sa synthèse de 14 années de recherche, publiée en 2012 dans l’American Political Science Review, principale revue de la discipline, a remporté quatre prix importants, dont le prestigieux Luebbert Article Award, qui récompense le meilleur article de politique comparée. Son titre est saisissant : « The Missionary Roots of Liberal Democracy » (« Les racines missionnaires de la démocratie libérale »).

« [Woodberry] présente une théorie grandiose et très ambitieuse sur la manière dont les “protestants conversionistes” ont contribué à l’édification de sociétés démocratiques », déclare Philip Jenkins, professeur d’histoire à l’université de Baylor. « J’ai beau chercher des failles, la théorie tient la route. [Elle] a des implications majeures pour l’étude globale du christianisme. »

« Pourquoi certains pays sont-ils devenus démocratiques alors que d’autres ont choisi la voie de la théocratie ou de la dictature ? », demande Daniel Philpott, professeur de sciences politiques et d’études sur la paix à l’université Notre-Dame. « Le fait que [Woodberry] démontre, grâce à une analyse incroyablement approfondie, que les protestants conversionistes sont essentiels à ce qui rend le pays démocratique aujourd’hui [est] remarquable à bien des égards. Ce n’est pas seulement un facteur, c’est aussi le plus important. Cela ne peut qu’être surprenant pour les spécialistes de la démocratie. »

« Je pense qu’il s’agit du meilleur travail sur la religion et le développement économique », déclare Robin Grier, professeur d’économie et d’études internationales et régionales à l’université de l’Oklahoma. « Il est incroyablement bien élaboré et ancré dans la réalité. Je n’ai jamais rien vu de tel. »

Lorsque Woodberry parle de son travail, il a l’air d’un universitaire prudent qui ne veut pas exagérer. Mais on perçoit aussi sa passion pour la rectification des faits.

« Nous ne voulons pas nier qu’il y a eu et qu’il y a des missionnaires racistes », rappelle le chercheur. « Nous ne voulons pas nier qu’il y a eu et qu’il y a des missionnaires qui font des choses égoïstes. Mais s’il s’agissait de la majorité des cas, on s’attendrait à ce que les endroits où les missionnaires ont eu de l’influence soient pires que les endroits où les missionnaires n’ont pas été autorisés ou ont été limités dans leur action. Nous constatons exactement le contraire pour toutes sortes de domaines. Même dans les endroits où peu de gens se sont convertis, [les missionnaires] ont eu un impact économique et politique profond. »

Éducateurs des nations

Il y a une nuance importante à tout cela : l’effet positif des missionnaires sur la démocratie ne s’applique qu’aux « protestants conversionistes. » Le clergé protestant financé par l’État, ainsi que les missionnaires catholiques avant les années 1960, n’ont pas eu d’effet comparable dans les régions où ils travaillaient.

L’indépendance vis-à-vis de l’État a fait une grande différence. « L’un des principaux stéréotypes concernant les missions est qu’elles sont étroitement liées au colonialisme », explique Woodberry. « Mais les missionnaires protestants non financés par l’État étaient régulièrement très critiques à l’égard du colonialisme. »

Par exemple, la campagne de Mackenzie en faveur de Khama III s’inscrivait dans le cadre d’efforts qu’il déployait depuis 30 ans pour protéger les terres africaines des colons blancs. Mackenzie n’était pas atypique. En Chine, les missionnaires ont œuvré pour mettre fin au commerce de l’opium ; en Inde, ils se sont battus pour mettre fin aux abus des propriétaires terriens ; dans les Antilles et dans d’autres colonies, ils ont joué un rôle clé dans le développement du mouvement abolitionniste. Dans leur pays, leurs alliés ont adopté des lois qui ont permis de restituer des terres au peuple Xhosa d’Afrique du Sud et de protéger les tribus de Nouvelle-Zélande et d’Australie contre l’extermination par les colons.

« Je suis convaincu qu’aucun de ces mouvements n’aurait vu le jour sans la mobilisation de missionnaires non étatiques », affirme le chercheur. « Les missionnaires disposaient d’une base d’influence parmi les gens ordinaires. Ce sont eux qui ont transformé ces mouvements en mouvements de masse. »

Il note également que la plupart des missionnaires n’avaient pas l’intention de devenir des activistes politiques. Les habitants associaient le christianisme à leurs agresseurs coloniaux et, pour évangéliser efficacement, les missionnaires prirent leurs distances par rapport aux colons. Ils firent campagne contre les abus pour des raisons personnelles et pratiques, ainsi que pour des raisons humanitaires.

« Peu [de missionnaires] ont été des réformateurs sociaux de manière systémique », dit Joel Carpenter, directeur de l’Institut Nagel pour l’étude du christianisme mondial au Calvin College. « Je pense qu’ils étaient avant tout des personnes qui aimaient les autres. Ils [se souciaient] des autres, voyaient qu’ils avaient été lésés et [voulaient] remettre de l’ordre. »

« Je n’ai jamais été à l’aise avec l’idée d’un travail missionnaire, cela me paraissait indigne. Puis j’ai lu le travail de Bob. Je me suis dit que c’était incroyable ! Ils ont laissé un héritage durable. »

Alors que les missionnaires poussèrent aux réformes des pratiques coloniales par la petite porte, l’alphabétisation et l’éducation de masse furent des projets plus délibérés, conséquence d’une vision protestante qui renversait les anciennes hiérarchies au nom du « sacerdoce de tous les croyants ». Si toutes les âmes sont égales devant Dieu, chacun devrait avoir accès à la Bible dans sa propre langue. Chacun devrait également pouvoir lire.

« Ils se sont concentrés sur l’apprentissage de la lecture », explique Dana Robert, directrice du Centre pour le christianisme mondial et la mission à l’université de Boston. « Cela semble très simple, mais si l’on se préoccupe de la pauvreté dans le monde, l’alphabétisation est le principal facteur qui permet d’en sortir. Si l’alphabétisation n’est pas généralisée, il ne peut y avoir de mouvements démocratiques. »

Comme l’observe Woodberry, bien que les Chinois aient inventé l’imprimerie 800 ans avant les Européens, cette technologie n’était utilisée que par les élites. Puis les missionnaires protestants sont arrivés au 19e siècle et ont commencé à imprimer des dizaines de milliers de textes religieux, à les rendre accessibles au plus grand nombre et à apprendre à lire aux femmes et à d’autres groupes marginalisés. Ce n’est qu’à cette époque que les autorités asiatiques ont commencé à imprimer plus largement.

Selon Woodberry, il suffit de sortir une carte et d’indiquer n’importe quel endroit où les « protestants conversionistes » étaient actifs dans le passé pour constater qu’il y a là plus de livres imprimés et plus d’écoles par habitant. Vous constaterez également qu’en Afrique, au Moyen-Orient et dans certaines régions d’Asie, la plupart des premiers nationalistes qui ont mené leur pays à l’indépendance étaient issus d’écoles missionnaires protestantes.

« Je ne suis pas croyant », déclare le professeur Grier. « Je n’ai jamais été à l’aise avec l’idée d’un travail missionnaire, cela me paraissait indigne. Puis j’ai lu le travail de Bob. Je me suis dit que c’était incroyable ! Ils ont laissé un héritage durable. Cela a changé mon point de vue et m’a amené à réfléchir. »

Signe d’objectifs plus importants

Il reste bien sûr des sceptiques. En 2010, lorsque Woodberry soumet son article à l’American Political Science Review, les éditeurs lui demandent d’ajouter des études de cas, d’effectuer davantage de régressions statistiques et de rendre toutes les données et tous les modèles publics. Pour cet article, il produit 192 pages de documentation.

« C’est un témoignage remarquable de son courage et de son endurance que de voir son travail publié dans une revue de premier plan », estime Philpott. « Pour que cet article paraisse, il a dû ne négliger aucune piste et anticiper toutes les hypothèses. C’est un article dont la rigueur dépasse tout ce que j’ai vu. »

Mais Bollen, dont la conférence avait suscité les premières recherches de Woodberry (et qui a par la suite coprésidé son comité de thèse), émet une mise en garde. « C’est une excellente étude. Je ne vois pas de défaut particulier, mais il serait trop audacieux de prétendre que la chose est un fait établi. Il s’agit d’une seule étude. Nous devons voir si d’autres personnes peuvent reproduire ce phénomène ou trouver d’autres explications. »

Cependant, jusqu’ici, plus d’une douzaine d’études ont confirmé les résultats de Woodberry. Le nombre croissant de recherches commence à modifier la façon dont les universitaires, les travailleurs humanitaires et les économistes envisagent la démocratie et le développement.

L’Église, elle aussi, a quelque chose à apprendre. Pour les chrétiens, il y a quelque chose d’enthousiasmant et même de subversif dans une recherche qui va à l’encontre de l’histoire commune et réhabilite le personnage souvent décrié du missionnaire. Nous y retrouvons quelque chose de cette image de créativité et de spontanéité que nous aimons tous.

Woodberry tempérerait notre triomphalisme, bien sûr, en nous rappelant que tous ces résultats positifs étaient en quelque sorte involontaires, un signe des grands desseins de Dieu qui se réalisent à travers la vie de personnes dévouées, mais imparfaites.

Néanmoins, il ne semble pas inapproprié d’y voir quand même un petit encouragement. Comme le souligne Dana Robert, « les recherches de Bob montrent que le tout est plus que la somme des parties. Les chrétiens font collectivement la différence dans la société. »

Aujourd’hui, plus d’un siècle plus tard, on constate à quel point cette différence transformatrice peut porter des fruits sur le long terme.

Andrea Palpant Dilley, écrivaine basée à Austin, au Texas, a passé une partie de son enfance au Kenya en tant que fille de missionnaires quakers. Elle est l’autrice de Faith and Other Flat Tires (Zondervan).

Ce qu’ils ont apporté au monde


William Carey. David Livingstone. Hudson Taylor. Nous avons là les rock stars du mouvement missionnaire à l’ère moderne. Voici cependant huit autres missionnaires qui ont contribué à des essors démocratiques dans le monde.

CONGO


Alice Seeley Harris

Baptiste britannique, Alice Harris et son mari, John, ont été parmi les premiers à utiliser la photographie pour promouvoir les droits de l’homme. Au début des années 1900, les colons avaient recours au travail forcé pour extraire le caoutchouc des jungles congolaises. Les villageois qui résistaient étaient castrés, brûlés ou avaient des membres coupés. Les Harris ont voyagé à travers les États-Unis et la Grande-Bretagne pour diffuser des photos de ces exactions et donner des conférences sur les abus.

BOTSWANA


John Mackenzie

Ce missionnaire britannique s’associa à un chef nommé Khama III pour protéger ses terres de l’occupation par les colons blancs en Afrique du Sud. Leurs efforts aboutirent à la conclusion d’un accord de protection des terres. Sans les missionnaires protestants, le Botswana n’existerait probablement pas aujourd’hui.

AFRIQUE DU SUD


Trevor Huddleston

Ce missionnaire anglican en Afrique du Sud fut surnommé Makhalipile — « l’intrépide » — en partie pour avoir publié

Naught for your Comfort

, une critique dévastatrice des politiques raciales sud-africaines. Ses écrits et son leadership ultérieur au sein du mouvement antiapartheid ont contribué à retourner l’opinion publique britannique contre l’apartheid.

INDE


Ida Sophia Scudder

Elle s’était juré de ne jamais devenir missionnaire, mais en voyant un jour trois femmes mourir inutilement une nuit dans le bungalow missionnaire de ses parents, Ida Sophia Scudder sut que Dieu l’appelait sur le terrain. Elle se pencha sur le sort des femmes indiennes et sur la lutte contre la peste bubonique, le choléra et la lèpre. En 1918, elle fonda l’un des principaux hôpitaux universitaires d’Asie, le Christian Medical College & Hospital.

INDE


James Long

Envoyé à Calcutta à l’âge de 22 ans, James Long était un prêtre anglican irlandais qui joua un rôle clé dans la révolte de l’indigo de 1859, lorsque les cultivateurs d’indigo se rebellèrent contre les planteurs britanniques. Long traduisit et publia

Nil Darpan

, une pièce de théâtre écrite par Dinabandhu Mitra sur le mauvais traitement des cultivateurs d’indigo, pour laquelle il fut condamné à une amende et brièvement emprisonné. On se souvient aujourd’hui de lui comme d’un grand défenseur de l’éducation, de la littérature et de l’histoire bengalies.

JAPON


Guido Verbeck

Guido Verbeck était un conseiller politique, éducateur et missionnaire néerlandais engagé par le gouvernement japonais pour établir un nouveau système scolaire anglais à Nagasaki. Il poursuivit en conduisant des réformes massives dans le système éducatif japonais, mit en place un programme d’échange avec les États-Unis et lança la première étude biblique dans le Japon moderne.

CHINE


Timothy Richard

Lors de la famine qui frappa la Chine de 1876 à 1879, Timothy Richard, un baptiste gallois, participa à l’une des premières grandes opérations d’aide humanitaire de l’histoire moderne. Pendant son séjour à Shanghai, il contribua à la production de près de 300 livres, fit campagne avec la Société contre le bandage des pieds et assista le gouverneur de la province du Shanxi en vue de la création d’une université.

CHINE


Eliza Bridgman

En 1864, 20 ans après avoir navigué vers la Chine, la missionnaire américaine Eliza Bridgman ouvrit une école pour des filles de Pékin qui, autrement, auraient été exposées à la prostitution, au travail forcé ou à la famine. L’école de Bridgman fut finalement intégrée à l’université de Yenching, l’une des premières universités de Chine. Abritant aujourd’hui l’université de Pékin, il s’agit de l’université la plus prestigieuse de Chine.

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J.K. Rowling et le danger de nos chasses aux sorcières

Ce que les colères à l’égard de cette figure culturelle controversée révèlent de nous.

Christianity Today May 18, 2023
Illustration by Mallory Rentsch / Source Images: Getty / Unsplash

Ce texte a été adapté de la newsletter de Russell Moore. S’abonner ici (en anglais).

Au début des années 2000, j’animais de temps à autre une émission de radio chrétienne. J’ai beaucoup appris de cette expérience. J’ai notamment découvert que deux choses, plus que toute autre, provoquaient la colère des auditeurs qui nous appelaient.

La première était le fait de critiquer des romans d’amour chrétiens. L’autre était le fait d’émettre une quelconque remarque positive à propos de Harry Potter.

À l’époque, j’avais dit à un ami : « Je ne parlerai plus jamais d’Harry Potter, cela provoque la folie. » C’étaient les jours innocents de ma jeunesse ! Je n’aurais jamais pu imaginer ce qui se passerait lorsque le pays tout entier se transformerait en une vaste émission de radio téléphonique. Je pensais qu’il y aurait bien longtemps avant que je n’aie l’occasion de reparler de Harry Potter — jusqu’à aujourd’hui.

Au cours des dernières semaines, trois amis — tous issus de sphères sociales différentes — m’ont recommandé d’écouter une nouvelle série de podcasts documentaires, The Witch Trials of J. K. Rowling (« Les procès en sorcellerie de J. K. Rowling »), animée par Megan Phelps-Roper (une exilée de la tristement célèbre Westboro Baptist Church). La série retrace la façon dont Rowling, autrice des romans Harry Potter, est devenue un objet de rage incendiaire pour deux communautés très différentes à deux époques très différentes.

Il y a vingt ans, aux États-Unis, ce sont les chrétiens évangéliques conservateurs qui tentaient d’interdire les livres de Rowling, la décrivant comme une menace conduisant la prochaine génération à la sorcellerie et aux pratiques occultes. Beaucoup pensaient que raconter la vie d’un sorcier s’entraînant à pratiquer la magie amènerait les enfants chrétiens à vouloir l’imiter. Mais ce n’était pas le seul danger : certains pensaient que la seule présence des livres de Harry Potter pouvait être une porte d’entrée vers le satanisme.

Aujourd’hui, Rowling est toujours perçue comme une influence diabolique, mais ce serait généralement plutôt par la gauche que par la droite. Elle s’est en effet ouvertement opposée aux théories du genre qui réduiraient les « femmes » à une catégorie biologique. À une époque où certaines institutions culturelles se donnent beaucoup de mal pour faire remplacer le terme « femme » par « personne pouvant être enceinte » ou « personne ayant des règles », ses propos paraissent étonnamment décalés à certains.

De nombreux membres de la communauté LGBT la considèrent ainsi comme l’incarnation des « féministes radicales trans-exclusives », ou TERFS, pour l’acronyme anglais. Selon eux, son franc-parler illustre un sectarisme qui manque de respect aux personnes transgenres et pourrait même les mettre en danger.

Rowling a déclaré qu’elle n’avait aucun problème avec les personnes transgenres, mais seulement avec l’idée qu’il n’y aurait pas de différence substantielle entre une femme transgenre et une femme.

De nombreux chrétiens conservateurs d’il y a vingt ans avaient des raisons sincères et de bonne foi de s’inquiéter de la série Harry Potter. Je rejette également l’occultisme et la sorcellerie, mais je ne pense simplement pas que la fantaisie et la magie de fiction y conduisent.

De même, les nombreux progressistes qui sont aujourd’hui irrités par Rowling le font en toute sincérité et de bonne foi. Et la plupart d’entre nous, même si nous avons des divergences théologiques marquées sur le débat concernant les transsexuels, ne voulons pas non plus voir des personnes intimidées, harcelées ou abandonnées à un désespoir suicidaire.

Mais en soi, ces types de désaccords de bonne foi conduisent rarement à des « procès en sorcellerie », qu’ils soient littéraux ou métaphoriques. Ce niveau d’attaque ciblée nécessite ce que la journaliste Amanda Ripley appelle des « entrepreneurs du conflit », des personnes capables de tirer parti de la peur et de l’anxiété d’autrui pour leur propre profit.

Le schéma typique de ces offensives consiste alors à suggérer que les gens de « l’autre bord » n’ont pas seulement tort, mais qu’ils sont inhumains et puissants et qu’ils vous priveront bientôt de tout ce que vous aimez. Une fois ce constat établi, toutes les possibilités de débat et d’argumentation sont exclues. Il ne reste plus qu’à « combattre le feu par le feu » en les réduisant au silence avant qu’ils n’en fassent de même pour vous. Dans l’esprit de chacun, cela devient une bataille du bien contre le mal, ou Gryffondor contre Serpentard.

C’est pour cela que l’on entend des appels à l’interdiction de divers livres, que ce soit par des parents conservateurs hurlant leurs préoccupations lors de réunions de conseils d’administration d’écoles ou par des militants progressistes chantant sur les piquets de grève. Car, quels que soient les livres ou les idéologies visés, le langage utilisé par leurs adversaires indique non seulement que les idées contenues dans ces livres sont erronées ou mènent à de mauvaises choses, mais aussi que l’existence même de ces idées est un acte d’agression.

Ce genre de procès en sorcellerie peut écarter des idées pendant un certain temps, mais ils n’aboutissent jamais à ce que ceux qui les alimentent veulent qu’ils fassent. Et ils peuvent également blesser beaucoup de gens.

Toute une génération de jeunes évangéliques a entendu certains pasteurs et responsables d’Église leur dire que Dumbledore les conduirait vers le démon. Mais que s’est-il passé lorsqu’ils ont vu que ce n’était pas vrai ? En fin de compte, ils ont réalisé que leurs aînés étaient au passage passés à côté d’une partie essentielle de l’imaginaire chrétien — les contes de fées de George MacDonald, le Monde de Narnia de C. S. Lewis et la Terre du Milieu de J. R. R. Tolkien, par exemple.

Ils ont fini par s’apercevoir que certaines de ces histoires fictives de sorcières et de magiciens, de sorts et d’incantations étaient bien plus chrétiennes que certains discours radiophoniques.

D’autres ont grandi en pensant que ce qu’ils avaient vécu dans le contexte de leur enfance était représentatif de 2000 ans de christianisme et ont commencé à remettre en question la légitimité de leurs responsables : « Si je ne peux même pas faire confiance à ces personnes pour comprendre comment aborder les livres de Harry Potter, comment puis-je leur faire confiance pour m’enseigner la Bible ? Comment puis-je leur faire confiance pour expliquer le sens de la vie, le pardon des péchés ou la vie après la mort ? »

Certains de ces jeunes ont alors cherché des réponses dans n’importe quel groupe qu’ils considéraient comme opposé à ces brûleurs de livres. Et dans certains cas, ils se sont retrouvés dans un autre groupe de brûleurs de livres.

Aujourd’hui, le même schéma se reproduit au sein de la gauche illibérale. Sur la question de savoir si le genre fait partie de la nature humaine créée ou s’il s’agit d’un spectre comptant d’innombrables possibilités, toute personne qui n’est pas d’accord avec eux est-elle vraiment un simple bigot dont les opinions, chaque fois qu’elles sont exprimées, constituent inévitablement un acte de violence ?

Dans ce cas, que se passera-t-il lorsque leurs enfants ou petits-enfants se rendront compte que la définition de la violence donnée par leurs prédécesseurs correspond non seulement à la quasi-totalité du christianisme — catholique, orthodoxe et protestant — mais aussi à toutes les autres grandes religions du monde et à la quasi-totalité des sociétés humaines, passées ou présentes ?

Mais voici encore où réside le danger de ce type de discours et procès en sorcellerie.

La plupart des chrétiens conservateurs de l’époque où je parlais à la radio ne pensaient pas vraiment que Gandalf et Dumbledore étaient équivalents à Simon le magicien ou à la sorcière d’Endor. Ils ne croyaient pas vraiment que le M. Tumnus de Narnia, avec ses cornes et ses sabots, était le diable. Mais peu de gens auraient osé le dire : qui a envie de se faire accuser d’occultisme par son voisin de banc à l’Église ?

De nombreux progressistes, même au sein du mouvement de défense des droits des LGBT, estiment en privé que l’administration de bloqueurs de puberté à de jeunes enfants pose des problèmes. Mais ils trouvent souvent plus facile de se taire sur le sujet que de se voir exilés comme des traîtres.

Le politologue John G. Grove fait remarquer dans National Affairs que les plus extrêmes et illibéraux des « wokes » et « antiwokes » sont étonnamment semblables. Il vise notamment les penseurs « post-libéraux » de la droite qui affirment aujourd’hui que la Hongrie autoritaire — où seul environ 10 % de la population assiste régulièrement au culte — est un modèle de « civilisation chrétienne ».

Il écrit : « Cette idée d’imposer les signes extérieurs et les symboles de la religion ressemble étrangement au genre de marques de vertu contraintes qui font que les causes wokes semblent être universellement acceptées, même par ceux qui ne croient pas vraiment au dogme. »

Mais prononcer tous les schibboleths qu’il faut prononcer pour continuer à faire partie de son troupeau est un mauvais substitut à une pensée originale. Agir ainsi représente un dangereux manque d’intégrité.

Jésus, lui, appelle à une convergence entre intérieur et extérieur lorsqu’il déclare « Que votre parole soit “oui” pour oui, “non” pour non » (Mt 5.37) ou lorsqu’il met en garde contre les démonstrations extérieures de piété « afin de recevoir la gloire qui vient des hommes » (Mt 6.2). La même chose s’applique à la réception de l’Évangile : « Si tu reconnais publiquement de ta bouche que Jésus est le Seigneur et si tu crois dans ton cœur que Dieu l’a ressuscité, tu seras sauvé. » (Rm 10.9) Notre foi intérieure et notre confession extérieure doivent être alignées et connectées.

Le manque d’intégrité peut nous amener à renoncer au débat, à l’argumentation et à la recherche de persuasion. Nous pouvons même en venir à nous joindre à la foule qui crie aux sorcières, tout en sachant bien qu’il n’y en a pas — juste des personnes déchues, faillibles et parfois mal orientées, comme nous. Lorsque l’on en arrive là, le chemin qui va de Poudlard à Salem et ses excès n’est plus très long.

Je crois que nous pouvons faire mieux que cela.

Russell Moore est rédacteur en chef de Christianity Today et dirige son projet de théologie publique.

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