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Tony Evans se met en retrait du ministère en invoquant un ancien péché

Le premier Afro-Américain à avoir publié une Bible d’étude et un commentaire biblique complet à son nom a déclaré qu’il se soumettrait à la « norme biblique de repentance et de restauration ».

Tony Evans prêche un dimanche.

Tony Evans prêche un dimanche.

Christianity Today June 11, 2024
Capture d’écran YouTube/Tony Evans

Tony Evans, responsable de longue date d’une mégaéglise de Dallas et auteur de plusieurs best-sellers, a annoncé qu’il se retirait de son ministère en raison d’un péché commis il y a plusieurs années.

« Le fondement de notre ministère a toujours été notre engagement à l’égard de la parole de Dieu en tant que norme suprême et absolue de vérité à laquelle nous devons conformer notre vie », a déclaré le pasteur dans un communiqué publié le 9 juin sur le site internet de son église, l’Oak Cliff Bible Fellowship.

« Lorsque nous manquons à cette norme à cause du péché, nous devons nous repentir et rétablir notre relation avec Dieu. Il y a quelques années, je n’ai pas respecté cette norme. Je suis donc tenu de m’appliquer la même norme biblique de repentance et de restauration que celle que j’ai appliquée aux autres. »

Evans, 74 ans, n’a pas donné de précisions sur ses actes, mais a déclaré qu’ils n’étaient pas de nature criminelle.

« Bien que je n’aie commis aucun crime, j’ai manqué de discernement dans mes actions », a-t-il expliqué. « À la lumière de ces faits, je me retire de mes fonctions pastorales et je me soumets à un processus de guérison et de restauration établi par les anciens. »

Tony Evans, fondateur du ministère d’enseignement biblique chrétien The Urban Alternative, dirige sa communauté depuis plus de 40 ans et diffuse une émission de radio, The Alternative with Tony Evans, sur des centaines de stations à travers le monde.

Une déclaration complémentaire sur le site web de l’église non confessionnelle à prédominance noire indique que le pasteur a annoncé au cours des deux cultes de ce dimanche son retrait de ses fonctions.

« Cette décision difficile a été prise après d’intenses prières et de multiples rencontres avec le Dr Evans et les anciens de l’église », peut-on lire dans l’autre déclaration. « Le Conseil des anciens est tenu de gouverner l’Église conformément aux Écritures. Le Dr Evans et les anciens conviennent que lorsqu’un ancien ou un pasteur ne respecte pas les normes exigeantes de l’Écriture, les anciens ont la responsabilité de rendre des comptes et de préserver l’intégrité de l’Église. »

Le second communiqué indique que le pasteur associé Bobby Gibson et les anciens de l’église fourniront plus de détails sur les étapes à venir concernant la direction intérimaire.

Dans sa déclaration, Evans a affirmé avoir fait part de cette situation à sa famille et aux anciens de l’église qui, a-t-il dit, « m’ont tendrement entouré de leurs bras de grâce ».

Lois, l’épouse d’Evans durant 49 ans, était décédée en 2019. Le pasteur s’est remarié en novembre dernier et l’église a annoncé ce mariage avec Carla Crummie en décembre en la présentant comme « Mme Carla Evans ».

Tony Evans, le premier Afro-Américain à avoir publié une Bible d’étude et un commentaire biblique complet portant son nom, en a appelé bien d’autres à rendre des comptes.

En 2021, dans une interview accordée à Religion News Service, il racontait comment il avait « corrigé » le musicien de gospel Kirk Franklin, qui s’était ensuite excusé pour un enregistrement contenant des obscénités publié par son fils aîné à la suite d’une dispute entre les deux hommes.

Evans a déclaré à l’époque que Franklin « a été à la fois mis face à ses actes et corrigé pour cela. Et cela fait partie de la redevabilité dont tout homme a besoin dans sa vie ». À présent, le pasteur a déclaré à la communauté qu’il entrait lui-même dans une période de « rétablissement et de guérison spirituels ».

« Pendant cette période, je serai un adorateur comme vous », a-t-il déclaré. « Je ne vous ai jamais autant aimé que maintenant, et je fais confiance à Dieu pour me guider à travers cette vallée. »

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Comment prier avec un TDAH ?

Les chrétiens atteints de neurodivergence explorent d’autres options pour leurs temps de prière et de lecture biblique.

Christianity Today June 11, 2024
Illustration par Christianity Today/Images sources : Getty, Wikimedia Commons

Emily Hubbard se souvient bien d’une tendance dans les formations de discipulat qui exhortait les femmes à se reposer en Jésus et à « cesser d’essayer de tout faire ». Le problème, c’est qu’elle n’essayait pas de tout faire. Elle voulait juste se rappeler de faire tourner le lave-vaisselle.

« Tous les programmes de formation de disciples étaient destinés aux personnes de type A, mais j’étais une personne de type Z. »

Mère de quatre enfants, membre d’un conseil scolaire et professeure auxiliaire, son problème n’est pas la paresse, mais un trouble du déficit de l’attention/hyperactivité (TDAH).

Aux États-Unis, on estime que plus de huit millions d’adultes sont touchés par un TDAH. Ce genre de trouble altère ce que l’on appelle les fonctions exécutives, soit la maîtrise de soi nécessaire pour atteindre un objectif. La construction d’habitudes favorisant la croissance spirituelle peut donc être beaucoup plus difficile pour le cerveau d’une personne qui en est atteinte que pour celui d’une personne neurotypique.

L’organisation Lifeway Research a constaté que près des deux tiers des protestants fréquentant régulièrement une église aux États-Unis passent intentionnellement du temps seul avec Dieu au moins une fois par jour. Un ministère d’évangélisation comme Cru cite la lecture de la Bible, l’étude de la Bible, la mémorisation des Écritures et la prière comme les quatre principales disciplines spirituelles que les chrétiens devraient développer.

Le TDAH rend ce type de tâches répétitives difficiles à réaliser. Les chrétiens atteints de TDAH peuvent avoir du mal à se concentrer et se laissent plus facilement distraire lorsqu’ils s’assoient pour un temps prolongé de lecture de la Bible et de prière. La croissance spirituelle peut paraître hors d’atteinte lorsque l’église qui les entoure considère ce genre de « temps calme » quotidien comme un marqueur fondamentale de discipline.

« Pendant des années, tout ce que je pouvais faire, c’était aller à l’église le dimanche et prier pour mes enfants le soir, et c’était le mieux que je pouvais faire », raconte Emily Hubbard. « Heureusement, Jésus est mort pour me racheter de ce mieux. »

À la manière de l’écharde dans la chair de Paul (2 Co 12), elle voit dans son TDAH un rappel constant que ce ne sont pas ses performances qui lui valent l’approbation de Dieu. Son église, New City South à St. Louis, observe le calendrier liturgique. Emily Hubbard voit une grâce dans ces cycles. Il peut être difficile de se concentrer pendant un temps de prière, un culte dominical ou une période particulière, dit-elle, mais il y aura une prochaine fois.

Avant la pandémie, elle se rendait régulièrement à l’abbaye de l’Assomption à Ava, dans le Missouri, pour des retraites spirituelles silencieuses. Entendre les moines prier comme ils le font depuis des siècles lui rappelle qu’elle est associée à une foi qui la dépasse.

De plus en plus de chrétiens, y compris des responsables, s’expriment sur la façon dont leur TDAH affecte leur vie de foi.

José Bourget, aumônier de l’université Andrews dans le Michigan, a pour la première fois mentionné son TDAH dans un sermon l’année dernière.

« La manière neurodivergente d’appréhender le monde n’est pas vraiment abordée en chaire », dit-il.

Ce n’est qu’après la pandémie qu’il s’est rendu compte que ses oublis et ses distractions n’étaient peut-être pas que des bizarreries de sa personnalité. Manquant un jour un vol parce qu’il avait oublié son permis de conduire, il avait alors justifié son erreur en disant que Dieu ne voulait pas qu’il fasse ce voyage. S’il pense toujours que Dieu peut agir à travers ses distractions, il estime désormais aussi qu’il est important de reconnaître son TDAH.

Depuis son diagnostic, l’aumônier qui a aujourd’hui 40 ans s’efforce de désapprendre des années de culpabilité et de honte pour ce qu’il croyait être des manquements personnels.

Il répète des vérités simples comme « Le Christ m’accepte ». Il se remémore que le cerveau atteint de TDAH n’est pas un cerveau cassé et parle de l’amour et de l’acceptation de Dieu pour les personnes atteintes de TDAH. Il s’adresse autant à lui-même qu’aux autres.

« Cela peut sembler excessif », témoigne-t-il, « mais face au sentiment de ne jamais être à sa place et de ne jamais appartenir à un groupe, l’acceptation est très importante ».

Il s’est également donné la « permission de ne pas se conformer » aux pratiques établies de lecture de l’Écriture et de prière silencieuse. Au lieu de cela, il met en place des structures de base — du temps chaque matin à passer avec le Seigneur — mais il exerce sa liberté à l’intérieur de ces structures. Parfois, il passe plus de temps à prier, d’autres fois à contempler ou à regarder la vidéo d’un sermon.

Il remarque que certains étudiants de son université sont confrontés à ces mêmes problèmes. Il met un point d’honneur à leur faire savoir qu’il est disponible. Lorsque les étudiants se sentent coupables de ce que leur cerveau ne semble pas fonctionner comme celui des autres, il les aide à trouver des pratiques qui leur conviennent davantage.

Il est difficile pour les personnes atteintes de TDAH de rester silencieuses, immobiles et concentrées pendant de longues périodes, que ce soit pour étudier en classe ou pour adresser des prières à Dieu.

Alex R. Hey, coach en TDAH, travaille justement sur le sentiment de honte et d’échec qui peut découler de cette incapacité à maintenir l’attention dans le silence. Il recadre ces limitations pour lui-même et ses clients avec des phrases telles que « Je peux prier différemment ».

Se rappeler que c’est ainsi que Dieu l’a créé l’aide également. « Personnellement, j’ai l’impression que cela me rend humble », explique-t-il.

Comme d’autres types de neurodivergences, le TDAH se manifeste sur un spectre. Si certains décrivent leurs luttes comme une leçon d’humilité, d’autres trouvent leur TDAH handicapant. Jeff Davis, aujourd’hui responsable laïc de l’église Stonebriar Community, dans la banlieue de Dallas, explique qu’il a eu du mal à trouver et à conserver un emploi en raison de ses fonctions exécutives déficientes. Il a passé près de deux ans à la rue avant d’obtenir de l’aide.

Outre un accompagnement et certaines médications, les personnes atteintes de TDAH peuvent développer des stratégies d’adaptation.

Pour aborder l’Écriture, Alex R. Hey a souvent recours à la lectio divina, une pratique monastique comportant un mélange de lecture, de méditation, de prière et de contemplation. Cela lui permet de garder l’esprit connecté au texte.

Le cerveau des personnes atteintes TDAH étant enclin à l’hyperfocalisation, celles-ci peuvent s’arrêter sur une chose au détriment de tout le reste. Un jour, alors qu’il méditait sur le passage où une femme oint les pieds de Jésus, Hey n’a pas pu dépasser l’image de la femme embrassant les pieds de Jésus (Lc 7.37-38).

« Je n’aime pas les pieds, alors tout ce à quoi j’ai pensé, c’est à quel point les pieds sont dégoûtants », se souvient-il. Mais en réfléchissant plus profondément à ce passage, il s’est rendu compte que la seule partie de Jésus que la femme pécheresse jugeait pouvoir toucher était ses pieds sales. Il a alors imaginé que Jésus lui tendait la main et la relevait.

« Lorsque nous ne nous sentons pas dignes ni aimés, Jésus nous tend la main et nous relève. »

D’autres anciennes prières chrétiennes et liturgies traditionnelles peuvent entrer en résonance avec le cerveau atteint de TDAH. Michael Agapito, étudiant au Northern Seminary, trouve les temps de silence intimidants, mais utilise la lectio divina, le Livre de la prière commune et la Prière de Jésus : « Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. »

« Il existe un énorme réservoir de traditions ecclésiastiques dont nous sommes les héritiers légitimes, mais dans l’évangélisme moderne nous n’y avons jamais vraiment puisé », dit l’étudiant qui a été diagnostiqué à l’université.

Bien qu’il ait développé des habitudes pour gérer ses symptômes, il a eu du mal à se défaire de son perfectionnisme et à considérer son TDAH comme voulu par Dieu. Il décrit son esprit comme un flipper rebondissant entre les idées sans pouvoir s’arrêter.

« En tant que chrétien et personne exerçant un ministère, je comprends que Dieu a jugé bon de me former ainsi dans sa providence, sa sagesse et sa souveraineté. En grandissant, j’ai pu considérer cela comme une malédiction, mais je vois aussi que c’est en partie un cadeau. »

En envisageant de devenir pasteur, il souhaite que sa future communauté reçoive un enseignement intentionnel sur les disciplines spirituelles et accueille tous ceux qui ont du mal à suivre les habitudes, qu’ils soient neurodivergents ou non. « Le chrétien moyen a lui aussi beaucoup de mal avec ces choses. »

Megan Fowler est une contributrice de Christianity Today vivant en Pennsylvanie.

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La prière sous le microscope des scientifiques

Comment la science peut-elle étudier cette pratique spirituelle ?

Christianity Today June 10, 2024
Boston Globe/Getty Images

Prier peut être simple. Une pensée, un mot, une demande adressée au ciel dans le besoin, quelques phrases spontanées ou récitées d’un livre, ou même un simple murmure… tout cela peut être une prière. Mais il est plus compliqué de comprendre quels effets la prière peut avoir une fois qu’elle a quitté nos lèvres. Les théologiens débattent depuis longtemps de la manière dont la prière fonctionne et de ce que cela signifie de dire qu’elle « fonctionne ». Il en va de même pour les scientifiques.

Dans son livre The Psychology of Prayer: A Scientific Approach, le psychologue Kevin L. Ladd, professeur à l’université de l’Indiana à South Bend, reprend les résultats de plusieurs recherches approfondies sur la prière.

Son analyse de 40 études psychologiques montre entre autres l’impact positif de la prière sur les relations interpersonnelles. « Il pourrait être utile d’encourager les gens à utiliser certaines formes de prière pour avancer », nous dit-il.

Mais Ladd souligne également les limites de la recherche scientifique dans ce domaine. Selon lui, certains chercheurs n’ont pas réfléchi suffisamment à ce qu’est la prière et seraient partis dans une mauvaise direction. C’est le sujet de cet entretien qu’il nous a accordé.

Pourquoi est-il difficile d’étudier scientifiquement la prière ?

Quand on n’est pas familier avec la pratique de la prière et avec les raisons pour lesquelles les gens prient, on peut penser que les gens déclarent des choses de manière catégorique ou font quelque chose sur lequel elles prétendent avoir un plein contrôle. Or, dans la prière, on peut dire des choses qui semblent très affirmatives sur ce que l’on aimerait qu’il se passe dans le monde, mais en même temps renoncer à tout contrôle. On dit, en quelque sorte : « J’abandonne cette préoccupation. »

Le cœur métaphysique de la prière — ce que Dieu réalise — n’est pas accessible à la science. Il est hors de notre portée. Mais ce que nous pouvons étudier efficacement en tant que scientifiques, c’est le résultat de la prière sur le comportement des gens. Qu’est-ce qui les pousse à prier ? Que font-ils lorsqu’ils prient ? Et comment agissent-ils ensuite ?

Voulez-vous dire que si je prie pour mon voisin, on peut étudier les effets de cette prière sur moi, mais pas sur lui ?

Oui, cela m’évoque certaines critiques d’une formule comme « je pense à toi » que l’on emploie parfois entre chrétiens pour dire que l’on prie. Si je dirige mes pensées et mes prières vers mon prochain, je ne peux pas mesurer l’effet de cette prière en tant que telle, mais je peux observer ce qui se passe de mon côté.

Si je prie pour mon prochain, cela change-t-il mon comportement à son égard ? Pour reprendre un vieil adage anglais, le cœur proche de Dieu change-t-il le travail de nos mains ? Nous pouvons voir si ces deux choses vont ensemble. Une personne prie pour son prochain. Une autre ne le fait pas. Qui va réellement faire quelque chose pour ce prochain ? Qui donnera de son temps, de son énergie, de ses ressources ? Ça, c’est quelque chose que nous pouvons étudier. Et nous constatons que la prière a un effet.

On ne prie pas tous de la même manière. On ne donne pas tous le même sens à la prière. Comment les chercheurs définissent-ils la prière ?

L’approche standard consiste à laisser le participant libre de décider. On lui dit : « Faites ce que vous faites d’habitude quand vous priez, et ensuite nous en parlerons ». On laisse donc la porte ouverte.

Il y a tellement de variations individuelles. J’ai parlé à des milliers de personnes dans différentes communautés religieuses et églises, des personnes engagées dans la prière. Près de la moitié de toutes ces personnes m’ont dit qu’on ne leur avait jamais posé de questions sur la prière, sur ce qu’elles font dans la prière et sur les raisons de cette pratique.

Ce travail de recherche ouvre la voie à de nombreux échanges sur la nature même de la spiritualité. Et l’une des plus grandes craintes des personnes interrogées est de ne pas faire les choses correctement.

Comment avez-vous commencé à étudier la prière ?

Elle a toujours fait partie de ma vie de chrétien. Mon père est pasteur dans l’Église méthodiste unie. J’ai fait le séminaire et, dans le cadre de cette formation, j’ai travaillé dans un service d’évaluation des systèmes éducatifs, ce qui est un parcours atypique dans ce contexte. Alors que mes amis étudiaient le grec et l’hébreu, moi je parlais de statistiques et de plans de recherche.

La première étude que j’ai menée dans le cadre de mon doctorat concernait un groupe de rescapées du cancer du sein et portait sur ce qu’elles faisaient pour prendre soin d’elles-mêmes après avoir surmonté la maladie. Beaucoup d’entre elles ont spontanément parlé de l’importance que revêtait la prière pour elles. Nous nous sommes dit qu’il valait la peine de se pencher sur la question. À l’époque, il y a 30 ans, c’était plutôt novateur.

Depuis combien de temps la prière fait-elle l’objet d’études scientifiques ? Quand ce projet a-t-il débuté ?

Vous vous rappelez de l’histoire de Gédéon et de la toison ? Gédéon dépose la toison devant Dieu et lui dit : « Qu’elle soit humide ! », puis « Qu’elle soit sèche ! ». Cette histoire contient déjà les ingrédients d’une étude scientifique.

Pour une approche scientifique plus moderne, il nous faut attendre le 19e siècle et Francis Galton. Dans la Grande-Bretagne victorienne, Galton se dit que, si la prière a des effets, si on prie beaucoup, on obtient plus d’effets. Et qui reçoit le plus de prières ? L’Église d’Angleterre prie sans cesse pour la santé du monarque. Le roi est donc supposé être en très bonne santé ! Il s’avère que cela ne fonctionne pas vraiment comme ça, mais cette idée a lancé un célèbre débat, le prayer-gauge debate (« débat de la jauge de prière »), qui a fait rage pendant longtemps.

D’après ce que l’on pensait à l’époque, quand les gens priaient, la prière sortait de leur bouche ou de leur cœur, puis un phénomène métaphysique se produisait qui influait sur le monarque. Les gens trébuchaient toutefois sur la partie intermédiaire. Sur la question métaphysique.

Cette approche a fini donc par tomber en désuétude. Je pense que cela échoue parce qu'on essaie de mesurer une chose métaphysique, et qu'on ne peut pas l'atteindre. On se heurte finalement à un mur. Il manque un élément.

Une partie du problème doit également résider dans la difficulté à mesurer la prière ? Il semble que la prière ne peut pas vraiment être mesurée à la manière scientifique.

Oui. Quand on y réfléchit, il est intéressant de constater que Galton partait du principe que plus on prie, mieux c’est. Mais quand vous creusez les textes de n’importe quelle tradition religieuse, il n’y a jamais de garantie que plus, c’est mieux. Ce n’est pas comme une dose d’aspirine. La Bible dit souvent que les prières excessives n’ont aucun effet, qu’il s’agisse des prophètes de Baal qui essaient d’appeler le feu dans une compétition avec Élie, ou de Jonas qui veut voir Ninive détruite. Dieu ne leur répond pas. Plus de prière n’a pas nécessairement plus d’effet.

Nous devons être prudents aussi, car il a beaucoup de gens de toutes dénominations qui s’inquiètent de ne pas prier correctement. Si nous déclarons que « scientifiquement, la prière produit ceci » et que cela ne marche pas, on leur dit qu’ils n’ont pas prié correctement. C’est le revers insidieux d’un grand nombre de recherches scientifiques sur la prière. On blâme la victime.

Et si l’on se réfère aux textes religieux, ce n’est pas ce qu’ils disent de la prière. Ils sont beaucoup plus nuancés et complexes quand il s’agit de déterminer ce qui va faire qu’une prière soit bonne ou non, et cela peut ou non être lié de manière directe à un effet observable.

L’étude de la prière a-t-elle pour effet secondaire d’aider les gens à avoir un autre regard sur elle ?

J’espère qu’une partie de la recherche apportera la conviction qu’il n’y a pas qu’une seule façon de prier. Il y a différents langages pour la prière, différents moments pour prier, différentes manières d’utiliser son corps. Il y a une multitude de façons de prier. J’espère que c’est une chose que les gens pourront retenir.

Et si notre prière n’était qu’une simple pensée fugace adressée à Dieu ? Est-ce qu’elle compterait ? Je pense bien que certains théologiens diraient que oui…

Traduit par Anne Haumont

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History

L’ambivalente histoire des missions évangéliques en Haïti

Pour comprendre la crise vécue par cette nation insulaire et ce que l’Église peut être appelée à faire, il faut commencer par ce que nous n’avons pas fait.

Christianity Today June 10, 2024
Illustration by Isabel Seliger

La version française de cet article a fait l’objet d’une mise à jour.

Voilà plusieurs années que la plus ancienne république de l’hémisphère ouest s’enfonce toujours plus profondément dans le chaos. En Haïti, les gangs armés contrôlent la majeure partie de la capitale, Port-au-Prince, et d’importants territoires dans d’autres villes. Ils soutirent des pots-de-vin sous la menace d’une arme pour chaque caisse de couches, sac de riz, boîte de gaze et litre d’essence qui entre ou sort de son port maritime. Ils imposent leur joug à des quartiers entiers, organisent des attaques coordonnées contre des institutions gouvernementales et s’attaquent même à des organisations chrétiennes, avec le décès fin mai de deux missionnaires américains.

L’économie haïtienne est donc également en chute libre. Après un taux record avoisinant 50 % en janvier 2023, l’inflation, tourne toujours autour des 25 %. Les prix du carburant sur le marché noir mettent à l’épreuve la population. Le pays est en train de sombrer dans la famine — un terme, croyez-le ou non, rarement utilisé auparavant dans ce pays. Des milliers de ses habitants se sont rués sur les embarcations disponibles à destination du sud de la Floride ou de l’Amérique du Sud, bravant tous les dangers avant de s’entasser à la frontière entre les États-Unis et le Mexique.

Pour faire face à ces crises, il n’y a pas de gouvernement élu en Haïti. Les dernières élections ont eu lieu il y a si longtemps que tous les sièges du parlement sont vides. Après la démission du Premier ministre encore en poste en avril, un conseil présidentiel de transition vient de nommer fin mai Garry Conille, médecin et ancien Premier ministre de 2011 à 2012, comme Premier ministre intérimaire.

Mais l’avenir d’Haïti et de ses institutions reste entravé par l’insécurité, car les forces de l’ordre sont accaparées par la lutte contre des gangs qui sont devenus si puissants qu’on entend dire que les jeunes hommes qui veulent les rejoindre sont inscrits sur des listes d’attente. La police nationale — une force de la taille de la police de Chicago chargée de sécuriser un territoire montagneux de plus de 11,3 millions d’habitants — est sous-payée, sous-équipée et brûle des pneus dans les rues en signe d’exaspération. En mars 2023 on pouvait déjà compter 78 policiers tués dans l’exercice de leurs fonctions au cours des 19 mois précédents. La corruption touche naturellement aussi leurs rangs.

L’ancien Premier ministre Ariel Henry avait demandé il y a plus d’un an et demi à la communauté internationale « le déploiement immédiat d’une force armée spécialisée, en quantité suffisante » pour aider à contenir les gangs. Après de nombreuses délibérations et un récent report, les premiers contingents de policiers d’une coalition internationale conduite par le Kenya avec le soutien des États-Unis ont été annoncés pour la seconde partie du mois de juin.

L’instabilité actuelle ébranle les Haïtiens d’une manière encore plus profonde que les horreurs des tremblements de terre de 2010 et 2021 : elle érode les liens communautaires qui leur ont permis de traverser les difficultés de génération en génération.

« Je n’ai jamais vu des gens dans la rue aussi craintifs et méfiants à l’égard des autres », témoigne Guenson Charlot, président de l’université Emmaüs, un collège et séminaire wesleyen situé près de Cap-Haïtien. « Cela porte atteinte au cœur même de notre résilience. »

Comment en est-on arrivé là ? Lorsque je travaillais en Haïti au début des années 2000, d’abord en tant que journaliste puis avec une organisation humanitaire, j’ai souvent entendu des Haïtiens comme des « blans » — ainsi qu’on appelle les étrangers dans ce pays — attribuer les malheurs de la nation à diverses causes vagues. Corruption. Déforestation. Vaudou.

Il existe cependant des explications plus spécifiques. Il y a le traumatisme collectif causé par la vie sous la coupe des esclavagistes français et par une guerre d’indépendance qui s’est soldée par des génocides entre divers groupes de la population. Il y a eu l’époque, deux décennies après que les Haïtiens ont gagné leur liberté, où la France envoya 14 navires armés à Port-au-Prince et exigea 150 millions de francs pour reconnaître Haïti en tant que nation — une somme qui, selon les économistes, a finalement laissé le pays avec un handicap de 21 milliards de dollars. N’oublions pas non plus les années 1914 et 1915, lorsque les marines américains ont pillé l’or de la Banque Nationale d’Haïti et, quelques mois plus tard, sont revenus et ont pris le contrôle des taxes d’importation et d’exportation, principale source de revenus du gouvernement.

On a là une situation extrêmement complexe. Les préalables à l’effondrement actuel d’Haïti s’étendent sur cinq siècles. Il est très difficile d’en prendre la mesure.

Les évangéliques ont cependant un point d’entrée plus facile pour comprendre l’histoire d’Haïti. Nous nous sommes inscrits dans le fil de cette histoire.

Haïti a été l’un des champs de mission les plus actifs au monde pour les évangéliques américains, à tel point qu’en 1983, le pape en visite dans le pays soulevait des inquiétudes face aux percées protestantes sur ce territoire catholique.

En 2020, selon le Center for the Study of Global Christianity, environ 1 700 missionnaires de carrière servaient en Haïti, soit un pour 7 000 habitants. Personne n’a compté le nombre de chrétiens qui s’y sont rendus pour des voyages de courte durée avant que la pandémie de COVID-19 ne limite ce type de voyages. Certains avancent le chiffre d’environ 10 000 par an, un chiffre qui semble encore faible. Dans une étude de trois mois réalisée en 2013, plus de 9 % des voyageurs entrant en Haïti avec un visa touristique déclaraient être là pour un travail missionnaire, ce qui signifie qu’il est plus raisonnable d’estimer qu’il y eut une époque où quelque 85 000 missionnaires à court terme se rendaient en Haïti chaque année, la grande majorité d’entre eux venant d’Amérique du Nord. Imaginez toute une petite ville s’envolant pour Haïti pendant les vacances de printemps et d’été, puis recommençant l’année suivante.

Si vous y avez vous-même été, ou si un parent ou un ami a fait partie de ces nombreux voyageurs, vous connaissez au moins un cadeau qu’Haïti a fait à l’Église : un terrain d’expérimentation pour vacanciers spirituels. Nous avons construit un vaste réseau d’installations à travers le pays, offrant des possibilités d’hébergement dont les avantages — des responsables missionnaires l’ont clairement admis — profitent principalement aux visiteurs. Quelle que soit votre opinion sur les missions à court terme, le voyage en Haïti — ou souvent les voyages — a façonné la foi de générations d’Américains.

« Toutes les églises et tous les groupes missionnaires sont présents en Haïti », expliquait Wendy Norvelle, alors porte-parole de l’International Mission Board, à la chaîne NBC après le tremblement de terre de 2010.

À l’heure actuelle, presque aucun missionnaire ne se rend plus en Haïti. Le danger d’enlèvement, ou le simple risque de passer dans une zone où des tireurs abattent sans raison une moyenne de six victimes par semaine, est trop élevé. Mais le travail missionnaire a eu un réel impact : presque tous les Haïtiens se réclament de la foi chrétienne, et entre un quart et la moitié des Haïtiens sont aujourd’hui protestants.

Pourquoi ce fait semble avoir si peu bénéficié au pays ? La crise actuelle est avant tout une tragédie pour les Haïtiens. La simple compassion exige que nous ne détournions pas le regard. Mais il y a là aussi l’occasion d’un bilan. Comment l’un des pays les plus évangélisés du monde a-t-il sombré dans cette anarchie consternante ?

On ne sort pas indemne d’une rencontre en profondeur avec Haïti. J’y ai succombé il y a près de vingt ans, en griffonnant dans les marges de livres allant de Les Jacobins noirs, l’histoire de C. L. R. James, aux analyses de journalistes et de sociologues, en passant par les touchants écrits d’Edwidge Danticat et les troublantes fictions de Marie Vieux-Chauvet. Il n’existe cependant aucun inventaire solide du rôle joué par les évangéliques dans la formation d’Haïti, qui a accueilli tant de missions et d’organisations humanitaires qu’elle a été surnommée la « République des ONG ».

Pour schématiser, les missions évangéliques se sont inscrites dans le paysage à deux époques bien distinctes. Durant la première, un petit nombre de missionnaires considérait que sa vocation était de répandre l’Évangile et d’aider à construire et à protéger un État haïtien qui serait en bénédiction pour son peuple. Au cours de la deuxième ère, des légions de missionnaires ont fait progresser l’Évangile en construisant un État parallèle entre leurs mains. Ils soulageaient les Haïtiens des méfaits d’une dictature brutale. Mais dans le même temps, ces missionnaires se faisaient aussi l’appui involontaire du régime : leur soutien à la population fournissait au gouvernement une forme de couverture tandis qu’il saccageait l’État haïtien. Ils pourraient même avoir contribué à prolonger la cruauté de ces dirigeants.

Tout cela a préparé Haïti à l’implosion dont nous sommes aujourd’hui témoins. Bien entendu, la responsabilité n’incombe pas uniquement aux missionnaires. Elle est partagée entre des nations entières, des organisations internationales et des individus. Mais commençons par nous occuper de la poutre qui est dans notre œil : s’il doit y avoir un nouvel essor missionnaire en Haïti, il sera jugé à l’aune de ce qui se passe en ce moment et de notre capacité à retrouver l’esprit dans lequel les Haïtiens ont fait appel à nous pour la première fois.

I. La première phase

J’ai commencé à comprendre la première ère des missions évangéliques en Haïti lorsque, en explorant les annales poussiéreuses des agences d’envoi britanniques, je suis tombé sur un homme dont je n’avais jamais entendu parler : Mark Baker Bird. Avant d’en arriver à l’effondrement de sa maison en 1842, rappelons un peu le contexte.

Bird, un méthodiste anglais d’une trentaine d’années, dirigeait une petite mission en Haïti. D’autres méthodistes anglais avaient commencé la mission des décennies avant lui — certains étaient venus à l’invitation écrite du premier président d’Haïti, Alexandre Pétion, et d’autres étaient arrivés en brandissant une lettre de soutien de l’abolitionniste vedette britannique William Wilberforce.

Malgré ces amis haut placés, le méthodisme ne représentait guère plus que quelques églises de maison à l’arrivée de Bird. Il était l’un des rares missionnaires blancs du pays. Au milieu du 19e siècle, les missionnaires protestants se répandent dans le monde entier, mais ils ignorent le plus souvent Haïti. La plupart des rares efforts missionnaires ayant porté quelques fruits dans la jeune nation ont été lancés par des croyants noirs fuyant l’Amérique d’avant la guerre de Sécession ou simplement attirés par l’idée de vivre dans une république dirigée par des Noirs.

La famille Bird — Mark, sa femme Susan et leurs trois jeunes garçons — vit à Cap-Haïtien, une ville de la côte nord dotée d’une auguste architecture coloniale et d’un port étincelant, surnommée la « Paris des Antilles ». En cet après-midi étouffant du 7 mai 1842, Mark se trouve sur son balcon, profitant du peu de brise disponible, et se sent optimiste. Après deux ans dans le pays, son français s’est amélioré et ses relations se sont multipliées. Demain, ce sera dimanche. Il vient d’écrire à ses soutiens qu’il est « prêt à espérer de bons jours ici au Cap ».

Mais les Birds ne sont jamais allés à l’église ce week-end-là. À 17 heures, un tremblement de terre de magnitude 8,1 frappe la ville. L’épicentre se trouve directement sous le port. Les planchers cèdent. Les gens se raccrochent les uns aux autres dans leur chute. Plus de 5 000 personnes seront englouties dans les décombres et les flammes.

Bird se retrouve face contre terre dans la rue. Sa femme et ses enfants sont à l’intérieur de leur résidence renversée, blottis à l’abri d’un mur qui n’est pas tombé. Étonnamment, toute la famille survit. Ils quittent alors la ville en ruines pour s’installer à Port-au-Prince. Quelques semaines plus tard, leurs deux plus jeunes fils décèdent.

S’ils avaient tout abandonné, il aurait été difficile de leur faire des reproches. C’est peut-être l’accueil de l’église conduite par les Haïtiens à Port-au-Prince qui les a retenus.

Port-au-Prince était le point de ralliement des œuvres méthodistes. La communauté, forte d’une centaine de membres, venait d’achever la construction d’une chapelle de pierre et de brique, le deuxième bâtiment pour une église protestante à Port-au-Prince. En 1843, ils ouvraient une école. Plus précisément, le gouvernement créait une école. Le président encourageait l’amélioration de l’éducation et la ville de Port-au-Prince devait ouvrir une demi-douzaine d’écoles primaires gratuites. Elle demanda à Bird de diriger l’une d’entre elles dans la nouvelle chapelle des méthodistes.

Le gouvernement finançait l’école à hauteur de l’équivalent, au 19e siècle, de quelques milliers de dollars par mois, et la mission fournissait quelques enseignants et le reste du budget. Rapidement, 180 élèves s’inscrivent.

En 1844, Haïti était un pays jeune et entreprenant, encore imprégné du souvenir de la victoire sur l’armée napoléonienne et de la vision de ce que la nouvelle nation pouvait devenir. Cette année-là, le gouvernement s’associe encore aux méthodistes pour ouvrir des écoles dans plusieurs autres villes. Un dépliant du gouvernement appelait les églises à aider à la reconstruction du pays qui se remettait encore du tremblement de terre. Fait remarquable, il invitait les missionnaires et les pasteurs à prêcher contre le racisme entre Noirs et Mulâtres qui alimentait la violence politique et déchirait Haïti.

« L’influence de la religion sur l’éducation publique et sur le bonheur d’un peuple n’est désormais plus un sujet de controverse », dit un extrait du document traduit par Bird dans The Black Man, l’un des nombreux livres qu’il écrira plus tard. « Que la Parole sacrée rappelle à l’ordre tous ceux qui, par ignorance, dépravation ou toute autre cause, ont été amenés à attacher de l’importance à la couleur de la peau ».

Lorsque l’école de Port-au-Prince devient trop petite pour le bâtiment de l’église, Bird fait du porte-à-porte pour financer un nouveau bâtiment. Plus de 160 chefs d’entreprise haïtiens et étrangers s’engagent à faire des dons mensuels. Le président lui-même donne de l’argent. La quasi-totalité des coûts — plus de 100 000 dollars en termes modernes — est collectée localement. Bird inaugure la nouvelle école en juillet 1846, au son des flûtes et des violons et d’un hymne écrit spécialement pour l’occasion.

Le gouvernement et les méthodistes continueront à unir leurs forces jusqu’au 20e siècle. D’après les lettres personnelles de Bird, les comptes rendus des journaux et les récits publiés par la mission wesleyenne anglaise, des fonctionnaires accordent des subventions pour la construction et la réparation d’églises et de bâtiments scolaires méthodistes. Ils financent même des projets d’évangélisation. En 1881, les registres des missions montrent que le gouvernement contribuait à hauteur de 42 % au budget de l’Église méthodiste.

Ces chiffres semblent presque impensables aujourd’hui. On pourrait remplir une bibliothèque de livres et d’articles critiquant la dépendance toxique d’Haïti à l’égard de l’aide étrangère. J’ai eu du mal à imaginer une époque où les Haïtiens ne dépendaient pas des missionnaires et où, au contraire, la mission dépendait des Haïtiens.

Il n’était pas rare que les missionnaires anglais de l’Empire britannique reçoivent une aide financière de la part des gouverneurs coloniaux, tout comme les missionnaires catholiques recevaient un appui dans les colonies catholiques. Mais la dynamique était étonnamment différente : des missionnaires méthodistes blancs travaillaient côte à côte avec le gouvernement indépendant de peuples autrefois asservis. Ce partenariat a perduré pendant une période au cours de laquelle, à environ 1000 kilomètres au nord de l’île, les États-Unis étaient en proie à la guerre de Sécession puis mettaient en place un régime de ségrégation. L’État haïtien a considéré les missionnaires comme des alliés dans la construction de la nation et a confié de précieuses ressources à leur bonne gestion. Les missionnaires considéraient l’Évangile comme un don pour les individus comme pour les sociétés entières, et ils confiaient à l’État haïtien l’avenir de leurs programmes.

Comme les autres missionnaires venus en Haïti depuis lors, ils n’ont pas toujours eu la vie facile. Mais le méthodisme « a toujours été un acteur dans le jeu », m’a relaté Leslie Griffiths, pasteur méthodiste, membre de la Chambre des Lords britannique et auteur d’un livre sur les wesleyens du 19e siècle en Haïti. « Il a produit des personnalités politiques, institutionnelles et même littéraires d’une grande importance nationale. »

J’aimerais en souligner un exemple : Louis-Joseph Janvier, élève de l’école primaire wesleyenne dans les années 1860, dont l’oncle avait été arrêté lors d’un culte pendant une période de troubles antiprotestants. Il poursuit ses études en France. Il devient diplomate et l’un des penseurs les plus influents — bien que polémique — d’Haïti. Des écoles portent encore son nom. Dans ses écrits, Janvier affirme que pour devenir une grande nation, Haïti a besoin de l’Église protestante. Le protestant « est un ami de la culture intellectuelle, un protecteur de la science », écrit Janvier dans son livre de 1885, Les Affaires d’Haïti. « Il met la lumière sur la montagne. »

Tous les missionnaires protestants qui ont posé le pied en Haïti dans les années 1800 n’ont pas été une lumière sur la montagne. Mais comme nous l’avons vu, la poignée de personnes qui s’y sont rendues au cours du 19e siècle avait un intérêt particulier pour la réussite d’Haïti.

Leslie Griffiths est ouvertement fier de ce que son église a fait en Haïti. Dans ses recherches, il résume ce que je pourrais même appeler l’esprit de la première époque, en citant la dernière ligne d’un livre posthume de Bird intitulé Haïti : un paradis terrestre : « Nous laissons à chaque Haïtien, à chaque homme, à chaque femme de ce beau pays, le pays de notre adoption, le soin de se demander, devant leurs incomparables ressources, si Haïti ne pourrait pas être un paradis terrestre. »

Si la première époque commence avec la contribution des missionnaires à la construction de l’État haïtien, elle se termine avec leur lutte pour le sauver.

Le 28 juillet 1915, l’USS Washington entre dans les eaux de Port-au-Prince et 330 marines débarquent dans la ville. Ne rencontrant pratiquement aucune résistance, ils prennent le contrôle des bâtiments gouvernementaux et des institutions de l’État haïtien. Les marines américains y resteront pendant près de vingt ans.

La police brûle des pneus pour protester contre le manque de soutien dans sa lutte contre les gangs.Joseph Odelyn/AP Images
La police brûle des pneus pour protester contre le manque de soutien dans sa lutte contre les gangs.

L’occupation américaine trouve à l’époque son origine dans tout un cocktail d’inquiétudes. La Première Guerre mondiale vient de commencer. L’Allemagne accroît son influence sur l’économie haïtienne, ce qui suscite des craintes quant à la possibilité pour Berlin d’établir une base militaire dans le pays. Et Haïti est fragile : en quatre ans, sept administrations présidentielles ont été renversées, chacune par une révolution ou un assassinat. Dans l’un de ces épisodes, une bombe détonant au palais présidentiel fait d’ailleurs exploser des milliers de barils de poudre stockés non loin et brise les fenêtres et les portes de la mission méthodiste située à quelques rues de là.

Haïti a connu de nombreuses péripéties politiques. « Mais on peut dire que la période 1911-1915 a probablement été la pire », m’explique Chris Davis, historien à l’université de Caroline du Nord à Greensboro, spécialiste des interventions militaires.

Deux missionnaires, en particulier, ont suivi de près le déroulement de l’invasion. L’un d’eux était S. E. Churchstone Lord, pasteur de l’Église épiscopale méthodiste africaine. L’autre était L. Ton Evans, un pasteur baptiste blanc financé par la Lott Carey Society, une agence missionnaire noire.

Dans un premier temps, les deux hommes espèrent, chacun à leur manière, l’arrivée des troupes américaines. Lord les considère comme un mal nécessaire pour aider la nation noire à se remettre sur pied. Evans imagine les marines comme des héros conquérants.

Mais les illusions sont rapidement brisées. Les États-Unis mettent en place un gouvernement fantoche et dissolvent le corps législatif haïtien lorsque les représentants refusent de voter comme on le leur demande. Les appétits commerciaux s’engouffrent dans la brèche et les autorités coloniales profitent de la situation pour manipuler l’économie haïtienne et voler les recettes de l’État au profit des banques américaines.

Le plus grand faux pas des Américains — celui qui galvanisera la résistance haïtienne à l’occupation — provient soit d’une méconnaissance flagrante de l’histoire d’Haïti, soit d’un racisme sans complexe, ou encore des deux. À partir de 1918, les marines et leurs homologues militaires locaux forcent des milliers d’Haïtiens à quitter leur foyer et les emmènent sur des chantiers pour construire des routes et d’autres infrastructures en échange d’un maigre salaire. Les dirigeants haïtiens avaient déjà tenté de mettre en place ce genre de quasi-esclavage sous le nom de corvées, et celles-ci étaient universellement détestées.

Pour Lord, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Noir, il se désolidarise rapidement des occupants. Il envoie des dépêches à son ami W. E. B. Du Bois, qui les utilise aux États-Unis dans le cadre d’une campagne de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) en faveur du retrait des États-Unis d’Haïti. Lord fait part de témoignages à des journaux et magazines noirs aux États-Unis, décrivant des incidents tels qu’un assaut des troupes américaines qui a tué neuf jeunes filles haïtiennes. Il publie un article dans le Chicago Defender du 4 juin 1921, dans lequel il s’adresse aux lecteurs : « si vous approuvez la présence des marines américains en Haïti, vous serez responsables d’une loi de lynchage plus diabolique que ce que l’on connaît en Amérique ».

Evans, le missionnaire baptiste, garde l’espoir que l’occupation conduise au bien. Mais il envoie lui-même des plaintes directement au département d’État. Dans ses lettres, il critique la mainmise des États-Unis sur le gouvernement haïtien et la tendance des forces d’occupation à emprisonner les juges haïtiens et d’autres fonctionnaires qu’elles n’aiment pas. Il s’alarme de la « brutalité qui conduit à des meurtres fréquents par des soldats ignorants, immoraux et ivres » et de la façon dont les hommes sont saisis sur la route ou dans leurs jardins et forcés de construire de nouvelles routes, « et sans nourriture ».

En 1918, l’agence missionnaire d’Evans lui demande d’abandonner ses critiques de l’occupation et de se concentrer sur le ministère. Quelqu’un de l’administration du président Woodrow Wilson avait contacté un membre du conseil d’administration et laissé entendre que les rapports d’Evans étaient anti-américains. Un an plus tôt, le Congrès avait adopté une législation radicale criminalisant les discours antiguerre, et l’accusation était particulièrement insécurisante à cette époque pour une organisation noire.

Evans tente de revenir à la prédication. Il se rend dans la ville de Saint-Marc, au nord de Port-au-Prince, pour évangéliser les troupes et les prisonniers. Mais comme le montrent les archives du Congrès, un capitaine de marine nommé Fitzgerald Brown s’oppose au missionnaire et le jette en prison pour avoir essayé de « christianiser et de développer mentalement et moralement ces faibles » Haïtiens. Alors qu’il était incarcéré depuis moins d’un mois, Evans déclare avoir été témoin que, sous l’autorité du capitaine Brown, des prisonniers étaient battus à mort et leurs corps exposés en public.

Après qu’un tribunal haïtien ait ordonné la libération d’Evans, celui-ci est à nouveau arrêté dans une autre ville haïtienne sur l’ordre de marines qui auraient conspiré avec le capitaine Brown. Un autre juge haïtien estime que l’arrestation n’était pas justifiée et rejette les accusations. Mais avant qu’Evans ne parte, un officier des marines l’aurait menacé avec une arme et lui aurait interdit de continuer à prêcher.

Ces événements marqueront un tournant dans le regard des Américains sur l’occupation. En 1920, les journaux de New York, de Washington et de Phoenix publient des articles sur les excès de la marine en Haïti, et Evans, qui raconte avoir été arrêté deux fois pour l’amour de l’Évangile, est une source récurrente. En 1921, il témoigne devant le Sénat. Il faudra encore 13 ans aux États-Unis pour faire sortir leurs marines d’Haïti, mais la voie était déjà tracée : le désenchantement des Américains à l’égard de l’entreprise fait boule de neige et des rapports internes du gouvernement explorent les meilleures options de retrait.

Le 10 juin 1922, le Chicago Defender publie un article sur Lord et Evans. Le texte les présente comme des prophètes s’opposant aux tentatives américaines de « faire revivre l’esclavage » en Haïti, avec une anecdote à propos de Lord s’interposant devant un groupe de marines pour les empêcher de tirer sur des Haïtiens.

Chris Davis, qui m’a introduit à Lord et Evans, a beaucoup réfléchi à l’histoire des missionnaires en Haïti en observant la crise politique actuelle. Il a commencé à étudier l’invasion de 1915 après s’être rendu lui-même en Haïti dans le cadre d’un voyage missionnaire de courte durée. Depuis lors, il est régulièrement tombé sur des historiens qui n’avaient jamais entendu parler de cette occupation.

« Ce qui a rendu les missionnaires si utiles au début du 20e siècle, c’est qu’ils étaient avant tout des missionnaires, certes, mais aussi, qu’ils s’en rendent compte ou non, des représentants culturels (…) auprès du gouvernement américain, qui prenait des décisions au sujet d’un peuple avec lequel il n’avait que peu ou pas d’interaction », explique Davis. « Je ne vois pas ce genre d’interaction aujourd’hui, ce qui est un peu dommage. »

II. Après les colonisateurs

La deuxième ère des missions évangéliques en Haïti n’a commencé qu’après l’occupation. La chose m’a surpris : les missionnaires sont généralement assimilés aux colonisateurs et, dans certains endroits comme le Nicaragua des années 1910, les missionnaires se sont rangés derrière les forces d’occupation américaines. Je m’attendais à ce qu’il en soit de même lorsque j’ai parcouru les archives des périodiques et les travaux des historiens amateurs. Mais en Haïti, les colonisateurs sont venus puis repartis, tandis que les missionnaires sont le plus souvent restés à l’écart.

À la fin des années 1920, le mince filet d’organisations missionnaires arrivant sur le territoire se transforme en un véritable flot. Dans les années 1950, porté par le prestige international des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale et par un intérêt nouveau pour l’évangélisation de l’hémisphère ouest, le flot se transforme en raz-de-marée.

Ces vagues coïncident avec la montée en puissance de François Duvalier, un médecin à lunettes et à la voix douce, formé à l’université du Michigan et connu sous le nom de « Papa Doc ». Il est élu président d’Haïti en 1957 et devient l’un des autocrates les plus impitoyables de l’hémisphère ouest. Il met en place un groupe paramilitaire redoutable pour punir les dissidents. Il détourne les fonds publics et l’aide étrangère pour s’enrichir et enrichir ses partisans.

Duvalier se laisse volontiers aller à sa brutalité. Au cours des premières années de son mandat, il menace ses opposants politiques d’exil et fait fermer les journaux qui ne lui sont pas favorables. Ses agents commencent à enlever et à torturer discrètement ceux qu’ils considèrent comme des détracteurs.

L’une des premières cibles de Duvalier sera l’Église catholique romaine. Catholique lui-même, il voit une menace dans la hiérarchie de cette Église contrôlée par des étrangers. En 1959, il commence à expulser des prêtres catholiques pour des actes supposés de sédition. En 1960, après l’arrestation par le régime de dizaines de prêtres et de religieuses, Rome excommunie Duvalier.

En revanche, Duvalier courtise agressivement les protestants. En 1958, le président honore Wallace Turnbull, missionnaire baptiste conservateur et figure clé pour les évangéliques américains en Haïti, pour « ses efforts inlassables et ses réalisations spectaculaires en faveur du bien-être des paysans d’Haïti ». Son régime entre en contact avec un large éventail de groupes religieux américains. Mais nulle part cette action n’a été aussi bien documentée que dans le mouvement charismatique.

En novembre 1959, Duvalier envoie un membre de sa commission des affaires étrangères à une convention d’hommes d’affaires chrétiens dans un hôtel du front de mer au centre de Miami. Arthur Bonhomme est un sénateur haïtien et un prédicateur laïc méthodiste, architecte de la stratégie de Duvalier auprès des évangéliques. Trois mois seulement après l’arrestation par la police haïtienne de plusieurs catholiques lors d’une réunion de prière silencieuse pour avoir protesté contre l’expulsion de certains prêtres, Bonhomme monte sur un podium et lit un message du président : « Je donne l’assurance de mon désir de voir Haïti évangélisée et de la pleine protection de notre constitution et de nos lois pour chaque mission qui vient. »

Après la conférence, un pasteur de Los Angeles nommé H. J. Smith s’envole avec Bonhomme pour Port-au-Prince et rencontre Duvalier au palais présidentiel. « Sa seule préoccupation est l’avancement de son peuple », écrit Smith à propos de sa visite dans Full Gospel Business Men’s Voice, un magazine qui a documenté de nombreux efforts de recrutement de Bonhomme parmi les chefs d’entreprise du mouvement charismatique. Le président répète à Smith qu’il souhaite que des missionnaires et des évangélistes américains viennent en Haïti. Duvalier « a conclu que seules les nations dont le Dieu est le Seigneur peuvent espérer survivre », observe Smith. « Puisse l’année à venir être la meilleure que Haïti ait jamais connue. »

Mais cette année 1960 ne sera pas la meilleure. Au printemps, les États-Unis interrompent leur soutien à Haïti en raison des inquiétudes suscitées par l’autoritarisme de Duvalier. Duvalier est de plus en plus sombre et inquiet. Il accueille d’autres évangélistes au palais, les exhortant à dire à leur gouvernement de continuer à offrir son aide. Bonhomme envoie une lettre à Demos Shakarian, le président de la Full Gospel Business Men’s Fellowship : « N’oubliez pas l’appel d’Haïti. »

Cinq mois après que Bonhomme ait rédigé cette lettre, Duvalier organise un défilé au Palais national où il dévoile une nouvelle milice constituée de recrues venues de tout le pays, dont certaines avaient déjà assassiné, torturé et fait disparaître des opposants présumés au régime. Mieux connue sous son surnom de Tontons Macoutes, cette force est devenue le principal outil de terreur du président pour se défendre contre ses opposants, réels ou imaginaires.

Cependant, parmi les évangéliques, Bonhomme poursuit son offensive de charme. Son témoignage, dans lequel il laisse entendre que Duvalier, son ami d’enfance, a été miraculeusement sauvé des bombes et d’une crise cardiaque afin d’ouvrir Haïti à l’Évangile, est repris dans diverses publications chrétiennes. Bonhomme imprègne son message de la rhétorique de la guerre froide. Au cours de l’été 1960, il prend la parole lors d’une convention à Tulsa, dans l’Oklahoma, où un pasteur des Assemblées de Dieu déclare au magazine Full Gospel qu’il est ravi d’apprendre qu’un envoi de nourriture à Haïti et le travail d’évangélisation qui l’accompagnait « avaient stoppé net le communisme ».

En 1963, le président John F. Kennedy, préoccupé par les actions des Macoutes et par les informations selon lesquelles Duvalier prélevait jusqu’à 15 millions de dollars par an sur l’aide américaine, interrompt complètement le financement du gouvernement. Au lieu de cela, son administration commence à acheminer l’aide à Haïti par l’intermédiaire d’organisations à but non lucratif, notamment des agences humanitaires et des missions chrétiennes. L’essor de cette communauté humanitaire permet d’acheminer des ressources aux Haïtiens désespérés, mais offre une couverture à Duvalier. Celui-ci redouble ses efforts répressifs tandis que des étrangers s’occupent des besoins de son peuple.

Les efforts de séduction des évangéliques ont longtemps perduré. Arthur Bonhomme s’engage auprès de ceux-ci tout au long de la décennie qui suit, durant laquelle le régime de Duvalier assassine ou exécute au moins 30 000 personnes dans tout le pays. Parfois, Duvalier supervise les séances de torture ou les observe à travers des judas percés dans les murs du quartier général de la police de Port-au-Prince, où au moins 2 000 personnes ont été tuées.

Les chrétiens n’ignorent pas les crimes du dictateur. Bien que l’ampleur de la soif de sang de Duvalier ne soit pas apparue tout de suite, sa brutalité est régulièrement relatée par des médias américains, comme l’exécution massive de centaines de dissidents en 1964. Pourtant, en 1967, Bonhomme — alors promu ambassadeur — s’exprime aux côtés du célèbre télévangéliste charismatique Oral Roberts lors d’une réunion d’hommes d’affaires du Plein Évangile à Washington, DC, à laquelle assistent plus de 1 000 personnes. En 1968, Bonhomme déclare à notre magazine : « Duvalier est un instrument de Dieu. S’il se trompait à ce point, il serait un ennemi de la Parole de Dieu. » En 1969, Duvalier accueille Roberts et une chorale d’étudiants de l’université Oral Roberts au palais présidentiel.

Les conditions imposées par le régime aux missionnaires sont sans ambiguïté. Après avoir éjecté plus de 18 jésuites du pays en 1964 pour s’être plaints de l’ingérence du gouvernement dans un séminaire, le ministère des Affaires étrangères explique dans un communiqué qu’il accueille le clergé « tant qu’il ne s’immisce pas dans la politique intérieure d’Haïti ».

Les missionnaires ne sont toutefois pas épargnés par les troubles politiques. Nombreux sont ceux qui sont évacués lorsque des manifestations anti-Duvalier éclatent au début des années 1960, puis lors des périodes de violence des décennies suivantes. Certains ont des démêlés avec le régime lorsqu’ils sont soupçonnés à tort d’essayer de l’ébranler.

Malgré cela, au début des années 1970, les missionnaires et les organisations humanitaires affluent à un rythme effréné en Haïti. Jusqu’à quatre ou cinq dénominations américaines par an établissent des missions en Haïti, un pays dont la superficie est inférieure à celle de la Belgique. Elles ouvrent des centaines d’écoles, de cliniques, d’orphelinats, de stations de radio et de programmes alimentaires. Charles-Poisset Romain, sociologue et théologien haïtien qui a écrit l’une des plus importantes histoires du protestantisme dans le pays, affirme que, dans les années 70, Haïti était le champ missionnaire le plus actif de l’hémisphère ouest.

Des enfants jouent dans un parc de Port-au-Prince abritant des familles déplacées par la violence des gangs.Ramone Spinosa/AP Images
Des enfants jouent dans un parc de Port-au-Prince abritant des familles déplacées par la violence des gangs.

Le cœur de Duvalier lâche en 1971, et il transmet son règne malfaisant à son fils de 19 ans, Jean-Claude « Baby Doc » Duvalier, qui n’est pas très enthousiaste. Il jure au monde entier qu’il fera mieux que son père, mais suit plus ou moins ses traces : un peu moins de brutalité, mais une dose supplémentaire d’enrichissement personnel ouvrant notamment à des virées shopping en Europe et un mariage à 2 millions de dollars.

Jean-Claude Duvalier, qui somnolait pendant les réunions gouvernementales, négligeait l’administration et aimait la France, ne poursuit pas la politique de son père à l’égard des évangéliques américains. Mais la chose n’était pas nécessaire. Il persuade les États-Unis de reprendre l’aide à son régime, et les protestants ont déjà le vent en poupe. Ils gèrent au moins 35 % des écoles en Haïti. En 1983, le Conseil haïtien des églises évangéliques recense 1 097 organisations protestantes, ce qui n’est certainement qu’une estimation partielle. Une sur cinq déclare être impliquée dans l’évangélisation ou l’implantation d’églises. Les autres se consacrant à l’humanitaire.

Dans l’un des derniers actes du fils Duvalier avant sa chute et sa fuite du pays en 1986, il reconnaît le protestantisme comme religion officielle haïtienne.

L’événement pourrait avoir donné le coup d’envoi au sommet de la deuxième ère missionnaire : l’envol des missions à court terme. Ce que les églises nord-américaines avaient construit en Haïti sert alors de tremplin à l’industrie des missions à court terme mise en marche à la fin des années 1980. Haïti se prête particulièrement bien aux visites rapides : à deux heures de vol de Miami, le pays offre aux organisations religieuses ce que j’ai parfois entendu décrire comme « un petit morceau d’Afrique ». Pour des millions d’Américains, Haïti est plus facile d’accès que le Mexique. La mission à court terme devient, sinon la forme principale de la relation entre le christianisme américain et Haïti, un marqueur fort de leur proximité géographique. (« La plus grande menace pour notre ministère », m’a dit un responsable de mission, « c’est de ne pas pouvoir faire venir des équipes missionnaires ».)

Si l’entreprise missionnaire a prospéré sous le règne de la famille Duvalier, Haïti a été laissée pour compte. Son économie est restée au point mort pendant 28 ans. Préoccupé par l’élimination des menaces à son pouvoir, le gouvernement Duvalier n’a guère investi dans des services tels que l’éducation, les infrastructures ou les soins de santé. La police et la justice haïtiennes, détournées pour les besoins du régime, n’offrent aucune protection réelle aux plus vulnérables. Les professionnels instruits — les cadres et les entrepreneurs dont Haïti avait désespérément besoin pour se redresser — ont fui par milliers. Le régime a cimenté une oligarchie qui, selon les observateurs d’Haïti, est à peu près la même que celle qui a financé les gangs qui se battent aujourd’hui pour le contrôle du pays.

L’État haïtien ne s’est jamais vraiment rétabli. En trois décennies et demie, depuis la fin de l’ère Duvalier, les deux républiques d’Haïti – la république constitutionnelle et la république des ONG – n’ont pas opéré de grand rapprochement. Certes, des catastrophes naturelles et les vagues de troubles qui ont suivi — la saga du président Jean-Bertrand Aristide, deux fois élu et deux fois renversé, par exemple — ont mis à mal les institutions haïtiennes et les rouages de la démocratie. Mais l’État n’a pas été brisé par un tremblement de terre. Il était déjà à terre.

Tandis que les institutions les plus importantes d’Haïti brûlaient et brûlaient encore, des foules d’évangéliques américains ont agi de manière sacrificielle et même héroïque : ils ont sauvé des victimes du brasier, leur ont donné à boire de l’eau fraîche et, oui, ont prêché la bonne nouvelle que leur espoir se trouvait en fin de compte au-delà de tout abri que ces institutions pouvaient offrir.

Auraient-ils pu faire plus pour lutter contre l’incendie ? Nous ne le saurons jamais.

Voici ce que nous savons : comme l’a rapporté notre magazine, des missionnaires en des temps et des lieux révolus ont documenté les abus et suscité l’opposition de manière à permettre la naissance de la nation du Botswana et des réformes dans l’industrie du caoutchouc. Nous savons qu’en Haïti, lorsque les missionnaires ont dénoncé l’oppression violente des Haïtiens pendant l’occupation américaine, ils ont secoué l’opinion publique et incité le gouvernement à agir. Nous savons qu’au milieu des années 80, l’aile de l’Église catholique prônant la théologie de la libération a rallié les masses et a finalement conduit à l’éviction de Jean-Claude Duvalier.

Les évangéliques haïtiens étaient « très timides » en matière de politique, estimait Claude Noel, alors directeur du Conseil des églises évangéliques d’Haïti, quelques mois après le départ de Jean-Claude. « Chaque fois qu’il était question de s’opposer à la situation politique, les pasteurs déclaraient que leur travail consistait à prêcher l’Évangile et non à être des responsables politiques. Si les églises avaient été solidaires dès le début, le régime de Duvalier n’aurait pas pu se maintenir longtemps. Et ceux qui sont au pouvoir n’auraient pas été aussi audacieux dans leur oppression. »

Pour les rares personnes qui ont essayé, la résistance était dangereuse et complexe. Leslie Griffiths, l’historien méthodiste, en sait quelque chose. Dans les années 1970, il était directeur adjoint du Nouveau Collège Bird, l’école de Port-au-Prince fondée par Mark Bird, où Jean-Claude Duvalier a été élève. À plusieurs reprises, Griffiths a été convoqué devant François Duvalier pour prouver la loyauté de l’école envers le régime. Son patron haïtien, Alain Rocourt, a été contraint par les Macoutes à creuser sa propre tombe avant qu’ils ne changent d’avis et ne l’épargnent.

Mais qu’en est-il d’Arthur Bonhomme, qui était également méthodiste ? « Je ne peux même pas commencer à accepter l’idée », m’a dit Griffiths, « que le méthodisme ait pu ainsi s’acoquiner avec le dictateur. »

Il y a aussi eu Raymond Joseph, un enfant de pasteur haïtien qui a grandi parmi les missionnaires baptistes. Il a étudié au Wheaton College et a travaillé pendant un certain temps comme traducteur de la Bible. En 1964, Joseph étudiait à l’université de Chicago et rêvait de créer un collège chrétien en Haïti lorsqu’il apprend que François Duvalier avait invité des enfants à assister à un peloton d’exécution.

« J’étais révolté », nous déclarait-il lors d’une interview en 1968. Il avait entendu des missionnaires prêcher que les chrétiens devaient éviter la politique. Il avait l’impression qu’ils fermaient les yeux sur Duvalier, qu’ils utilisaient parfois la prière pour éviter d’agir, et il en était fatigué. Haïti a besoin de « plus que la Bible », dit-il. « Ce dont nous avons besoin, c’est de nous débarrasser d’un dictateur. » Il s’installe à Brooklyn et devient journaliste. Il dirige alors une coalition d’opposants à Duvalier en exil et met en place un réseau d’espionnage au sein du palais présidentiel. Après le tremblement de terre de 2010, il se lancera dans une candidature infructueuse à la présidence d’Haïti.

La critique n’a pas été bien accueillie dans les milieux missionnaires. « Notre vieil ami Raymond Joseph est en train de prouver qu’il n’est plus en communion avec son Seigneur », écrit Wallace Turnbull dans une lettre pleine de colère. « Les centaines de missionnaires étrangers et de pasteurs locaux qui ont continué à prêcher l’Évangile et à aider leurs prochains ne cherchent pas à échapper aux problèmes sociaux. Nous suivons l’exemple de notre Seigneur, qui n’a pas aboli la crucifixion ou les combats de gladiateurs, mais qui a enseigné par l’exemple la manière de manifester son amour et le salut du péché. »

Peut-être est-ce vrai. Toutefois, si Haïti organise à nouveau des élections, Guenson Charlot, le président de séminaire, souhaite que les évangéliques fassent preuve d’un peu plus d’amour dans les urnes.

« Les gens de l’église ne votent pas », m’a-t-il dit. « Et nous en subissons les conséquences. »

Il y a des raisons à cela. « Nous connaissons un large fossé entre le séculier et le sacré. » De nombreux chrétiens pensent que « si vous voulez avoir une bonne vie après celle-ci, vous ne devriez pas vous impliquer autant dans les choses séculières. Et l’une des choses les plus séculières dans l’esprit des Haïtiens, c’est la politique. »

Est-il possible que les missionnaires, avec les meilleures intentions du monde, aient laissé l’Église mal équipée pour aider Haïti à résoudre certains de ses problèmes nationaux les plus graves ?

« C’est très plausible », estime Guenson Charlot. Il est l’un des nombreux responsables d’église qui pensent que la croissance évangélique exponentielle s’est faite au détriment de la profondeur. Les missionnaires ont souvent transmis une foi orthodoxe, mais non contextualisée. Les croyants ont appris à éviter le vaudou, mais pas comment agir dans une culture qui en est imprégnée.

Aujourd’hui, dit-il, les nouveaux responsables d’églises haïtiennes commencent à se poser la question suivante : si la politique en Haïti est si mauvaise, n’est-ce pas parce que nous n’en faisons pas partie ? « Certains pasteurs plus âgés n’adoptent pas la position que nous, les plus jeunes, adoptons aujourd’hui. Ce qui se passe en dehors du monde ecclésiastique ne les concerne pas. Ils ont dû apprendre cela quelque part. »

III. La prochaine étape

Et maintenant ? Par une sombre soirée de janvier 2023, j’écoutais un diplomate haïtien s’adresser à une assemblée de responsables d’églises et plaider pour qu’ils offrent leur aide. Bocchit Edmond, qui était alors ambassadeur d’Haïti aux États-Unis, s’adressait par webcam interposée à une foule de responsables d’églises, de directeurs d’organisations à but non lucratif, de missionnaires et de donateurs, pour la plupart anonymes. Le public était amical. Son pasteur, qui l’avait baptisé il y a plusieurs dizaines d’années dans une église de Port-au-Prince, a prié pour lui lors de la rencontre.

L’ambassadeur ne se vantait pas d’avoir vaincu le communisme, comme son prédécesseur Arthur Bonhomme. Il ne faisait pas l’exposé des vertus du protestantisme dans la construction de la nation, comme le faisait autrefois dans ses écrits le diplomate Louis-Joseph Janvier. Bocchit Edmond avait l’air désespéré.

« Parfois, j’ai vraiment peur de me réveiller un matin et d’apprendre que les gangs ont pris le contrôle de toutes les institutions publiques — le bureau du Président, le bureau du Premier ministre. » « J’ai vraiment peur de ça. » Il se demandait ouvertement si Haïti n’était pas déjà une nation sans économie. Et il se demandait si quelqu’un s’en souciait vraiment. « Dans une certaine mesure, les signaux que nous avons reçus reviennent à dire que la vie des Haïtiens n’est pas importante. »

Depuis la demande d’assistance militaire formulée en 2022, les choses évoluent lentement. Les États-Unis et le Canada avaient imposé des sanctions financières et des interdictions de visa aux politiciens et oligarques haïtiens soupçonnés de soutenir les gangs. Mais de nombreux observateurs affirment que les plus grands gangs sont désormais suffisamment puissants pour ne plus avoir besoin de ces soutiens.

Bocchit Edmond estimait lui aussi que son pays avait besoin de troupes sur le terrain et que les chrétiens devaient faire pression en leur faveur. Haïti ne demande pas une invasion de marines américains à la manière de 1915, soulignait-il. Elle a besoin d’une force internationale dotée d’une « plus grande puissance de feu » pour équiper, former et combattre aux côtés de la police nationale haïtienne.

A-t-il raison ? Une intervention paraît clairement justifiée. Chaque jour qui passe, il semble de moins en moins probable que la police haïtienne parvienne à supprimer les gangs par ses propres moyens. Et ses effectifs se sont réduits. Après que l’administration Biden a annoncé en janvier 2023 que les Haïtiens pouvaient entrer aux États-Unis dans le cadre d’une nouvelle politique d’immigration, les autorités haïtiennes ont dû ouvrir un bureau spécial uniquement pour accueillir les milliers d’officiers de police qui demandaient à fuir le pays.

« Je ne suis pas sûr que la police nationale haïtienne ait la force nécessaire, à ce stade, pour reprendre la situation en main si on ne fait que lui fournir du matériel », estime Chris Davis, l’historien militaire. « La situation est telle qu’une intervention militaire est une mauvaise option, mais c’est peut-être la moins mauvaise. »

Les experts et la diaspora haïtienne ont tous mis en garde contre une nouvelle intervention américaine en Haïti : les troupes américaines se sont rendues en Haïti à trois reprises depuis la chute des Duvalier. Aucune de ces opérations n’a été aussi problématique que l’invasion de 1915 et l’occupation qui a suivi, mais toutes ont eu des résultats mitigés. Ce qui est donc à présent envisagé est l’intervention d’une force internationale de quelques milliers de policiers conduite par le Kenya. Mais divers enjeux politiques, juridiques et financiers ont jusqu’à présent reporté l’arrivée des premiers Kényans.

« Quatre-vingt-quinze pour cent des Haïtiens sont favorables à l’arrivée d’une police étrangère », dit Lovinsky Mevais. Cet avocat vit et va à l’église à Port-au-Prince le week-end, mais en semaine, il travaille et dort dans une ville située à plus d’une heure de route, où il peut exercer son métier en toute sécurité. « En aucun cas la police nationale ne peut arrêter ce que nous avons en Haïti aujourd’hui sans le soutien de la sécurité internationale. »

Les données le confirment. Dans une enquête réalisée en 2023 par un important institut de sondage de Port-au-Prince, plus de deux tiers des Haïtiens ont déclaré qu’ils souhaitaient l’arrivée d’une force internationale. Une enquête plus modeste menée par le Réseau de santé d’Haïti, une organisation de prestataires médicaux locaux et étrangers, a révélé que 80 % des Haïtiens interrogés étaient favorables à une intervention militaire.

Les Haïtiens ne sont pas naïfs quant aux effets secondaires de l’ingérence étrangère. Ils en ont fait les frais jusque dans leurs corps. En 2010, Vibrio cholerae, la bactérie responsable du choléra, s’est glissée dans les cours d’eau haïtiens par le biais du système de traitement des eaux usées d’un camp de soldats de la paix de l’ONU qui avaient transporté le microbe depuis l’autre bout du monde. Près de 10 000 personnes sont mortes au cours de l’épidémie qui a suivi. Et une résurgence en 2022, liée à la souche de 2010, a fait des centaines d’autres victimes.

« Nous avons des souvenirs très malheureux — des cicatrices — à cause des occupations », dit Guenson Charlot. « Si la communauté internationale prend autant de temps, j’espère qu’elle réfléchit différemment qu’auparavant » et qu’elle tire les leçons des erreurs du passé.

Mais s’il devait voter sur une intervention militaire ?

« S’il y a un moyen qu’ils viennent juste pour en finir avec les gangs, je voterais pour. »

Imaginons que la communauté internationale apporte le soutien dont Haïti a besoin, que les gangs soient mis au pas, que le commerce reprenne, que les enfants retournent à l’école et que la vie retrouve une certaine normalité.

Vient ensuite la partie la plus difficile. Car une nation sans dirigeants élus, avec des forces de police épuisées et démoralisées et une monnaie partie en fumée, ne se reconstruit pas du jour au lendemain. La réouverture d’Haïti marquera le début d’une nouvelle ère pour les missions dans ce pays, qui commencera par une reconstruction complète de l’État : reconstruction d’une démocratie, réintégration des membres de gangs, rétablissement des soins médicaux de base et de l’éducation, qui n’étaient pas suffisants au départ.

Si nous ne voulons pas que le pays retombe dans le chaos et les effusions de sang, les missions et les groupes humanitaires chrétiens doivent eux aussi s’engager dans ce processus. Ils ne doivent pas agir par culpabilité, mais par générosité. Les Haïtiens ont permis aux évangéliques américains de construire un empire missionnaire dans leur arrière-cour. Il nous faut maintenant écouter les paroles du prophète Jérémie : « Recherchez le bien-être de la ville où je vous ai exilés et intercédez auprès de l’Éternel en sa faveur, parce que votre propre bien-être est lié au sien. » (29.7)

Les missionnaires, les organisations de voyages à court terme et les donateurs qui reviennent en Haïti devront trouver des moyens de soutenir et de défendre les institutions haïtiennes, et pas seulement les leurs. Ils devront redécouvrir les exemples de Mark Bird, de S. E. Churchstone Lord et de L. Ton Evans et imaginer de nouvelles façons de les imiter.

La première étape, la plus facile, consistera à s’assurer que les groupes missionnaires investissent dans des responsables haïtiens déjà engagés : promouvoir le personnel haïtien aux plus hauts niveaux, si ce n’est déjà fait, et lui accorder le plus grand nombre de voix dans les processus décisionnels de l’organisation. Il faut également former des étudiants en médecine haïtiens, s’ils ne sont pas encore prêts, puis trouver des moyens de les employer pour traiter des patients qui, auparavant, n’auraient pu être traités que par des équipes médicales étrangères de passage.

L’étape suivante consistera à identifier les leaders potentiels que les modèles habituels d’action évangélique en Haïti ont négligés. La chose sera moins intuitive. Par exemple, au lieu de financer l’enseignement supérieur uniquement pour des Haïtiens charismatiques suffisamment avisés pour s’attirer les faveurs des équipes missionnaires en visite et des futurs bienfaiteurs, ces équipes pourraient-elles financer un programme de jeunes boursiers administré par une organisation locale de jeunesse ou une école secondaire haïtienne ?

Mais la refonte de l’entreprise missionnaire devra aller encore plus loin. Si nous voulons que l’Haïti et l’Église haïtienne soient différents dans 50 ans de ce qu’ils sont aujourd’hui, la prochaine ère du travail missionnaire doit impliquer des projets et des partenariats que les Églises ont rarement tentés, comme travailler avec des Églises haïtiennes dignes de confiance pour créer des fonds de bourses d’études pour les enfants de policiers sous-payés, ou contribuer directement au budget d’une clinique publique aux ressources insuffisantes dans le voisinage d’un complexe missionnaire.

Enfin, la nouvelle ère pourrait même exiger de l’Église qu’elle ose des paris importants et risqués. Jusqu’à présent, l’application de la loi haïtienne a été envisagée comme un domaine strictement réservé aux gouvernants. Mais la réforme de systèmes judiciaires a été l’un des engagements importants de missions évangéliques au cours des deux dernières décennies. Des groupes tels que International Justice Mission — où j’ai été employé — ont convaincu les chrétiens de donner des centaines de millions de dollars à des programmes de réforme et de lutte contre la corruption de haut niveau dans certains des systèmes judiciaires les plus notoires du monde. Y a-t-il vraiment quelque chose, à part la volonté, qui empêche les évangéliques d’explorer des partenariats similaires avec la police, les juges et les prisons haïtiennes ?

Ces idées peuvent fonctionner ou échouer. Peu importe. Les évangéliques étrangers ne peuvent pas résoudre les problèmes d’Haïti, mais nous pouvons arrêter de donner la priorité à nos propres affaires. Une écoute attentive — de ce que veulent les églises haïtiennes, de ce que veulent les responsables des communautés haïtiennes — sera l’un des outils les plus puissants pour reconstruire une nation.

« Vous savez pour quoi je prie ? Je prie pour que Dieu me mette en contact avec des personnes qui ne se contentent pas de “réparer tout de suite” », me dit Guenson Charlot. Il est reconnaissant pour ceux qui donnent de la nourriture et des médicaments et répondent aux besoins urgents d’Haïti. Mais il serait ravi de rencontrer des donateurs qui ne se soucient pas de savoir si leur argent fait une différence immédiate. « Nous avons besoin de personnes qui pensent à la prochaine génération, dans 15 ans, des personnes qui acceptent de ne pas voir avec leurs yeux ce qu’elles voient par l’Esprit. »

Ce ne sera pas facile. Cela comportera des risques. Et ce sera frustrant. Mais nous connaissons l’alternative : en l’absence d’un État haïtien fonctionnel, les responsables de plusieurs ministères m’ont dit que leur organisation pourrait ne pas survivre très longtemps. L’an dernier, un grand hôpital a fermé ses portes parce qu’il n’y a pratiquement plus de policiers à proximité pour le protéger. Une clinique du sud-ouest d’Haïti emploie désormais une petite armée de 72 agents de sécurité.

Le plus grand obstacle à la réorientation des activités missionnaires en Haïti, cependant, pourrait ne pas être externe aux missions. Il pourrait s’agir d’une réorientation de l’esprit évangélique : les chrétiens, étrangers comme haïtiens, devront à nouveau faire confiance aux Haïtiens.

« Je ne pense pas que beaucoup de gens réalisent qu’il existe une tendance à considérer Haïti comme naturellement instable sur le plan politique et à supposer que c’est leur destin », estime Chris Davis, l’historien militaire. Mais « il y a des solutions auxquelles nous pouvons travailler pour résoudre cette situation ».

Il y a des signes d’espoir. Lorsque je parle aux Haïtiens, aux responsables de ministères et aux travailleurs humanitaires, je les entends se poser des questions difficiles sur leurs méthodes et apporter des changements réels que peu de gens envisageaient lorsque j’ai travaillé dans le pays il y a près de 15 ans.

« Dans le monde des missions, on a beaucoup appris qu’il valait mieux travailler avec les populations autochtones plutôt que de se lancer dans une aventure personnelle », me dit Barbara Campbell, qui dirige une fondation dans l’Ohio et a contribué à l’organisation du Réseau de santé d’Haïti. « J’en vois beaucoup moins. »

Elle espère que tous ces progrès ne seront pas perdus. Courant 2023, la Mission Aviation Fellowship annonçait dans une lettre adressée à ses clients qu’elle se retirait temporairement d’Haïti afin d’assurer la sécurité de son personnel. C’était le dernier fournisseur de vols pour plus d’une douzaine de petits aérodromes ruraux à travers le pays et, pour de nombreuses organisations, le seul moyen de contourner les routes contrôlées par les gangs. « Cela change la donne pour de nombreuses missions qui ont du mal à survivre », m’a dit un missionnaire.

Guenson Charlot n’a pas toutes les réponses. Mais il a confiance dans le potentiel de l’Église haïtienne pour aider son pays. Il souligne que la communauté dont il est le pasteur a donné près de 60 000 dollars de sa poche pour financer un bâtiment. Il pense que si les gangs n’ont pas encore pris possession de sa ville, Cap-Haïtien, c’est aussi parce que de nombreux policiers font partie de sa communauté et ont trouvé la force surnaturelle de s’opposer à eux. Il croit que, quelque part dans son église, il y a un enfant que quelqu’un va aider à aller à l’université et à étudier les sciences politiques, et que cet enfant sera un jour élu maire.

Si l’Église haïtienne doit avoir un agenda politique, il n’en voit pas encore les détails. Mais il demande à Dieu comment agir pour aider Haïti à sortir de la crise. En décembre dernier, il s’est joint à plus de 350 autres pasteurs et à leurs familles de Cap-Haïtien et des environs réunis dans une grande église pour prier pour leur pays. Pentecôtistes, wesleyens, méthodistes, baptistes, pasteurs de l’Église de Dieu — ils ont rempli les places au sol et se sont répandus sur les deux balcons pour implorer Dieu.

« Nous pleurions tous, nous criions littéralement vers le Seigneur, lui disant : “Assez, c’est assez”. Tu dois venir nous aider. Nous avons épuisé toutes les possibilités, nous avons pleuré auprès de nos amis dans d’autres pays. Rien ne fonctionne », raconte Guenson Charlot. « Il est le seul à pouvoir faire ce que nous avons besoin qu’il fasse. »

Andy Olsen est rédacteur senior pour Christianity Today.

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Books

Le débat entre culture africaine et christianisme a été marqué par Kwame Bediako

Sept responsables chrétiens se penchent sur l’héritage persistant du théologien ghanéen décédé il y a seize ans.

Christianity Today June 7, 2024
: Illustration par Christianity Today/Image source : fournie par Gillian M. Bediako Kwame Bediako

Ce que Luther et Calvin sont pour des chrétiens évangéliques du monde entier, Kwame Bediako l’est pour de nombreux évangéliques africains. Depuis sa conversion soudaine en 1970 jusqu’à sa mort en 2008, Bediako a été l’un des principaux architectes et inspirateurs d’un travail théologique prenant en compte les réalités des cultures africaines.

En ce 20e anniversaire de la publication (par Orbis Books) de certains de ses textes les plus marquants dans Jesus and the Gospel in Africa: History and Experience, les sept réflexions rassemblées ci-dessous montrent que son souvenir résonne encore sur le continent.

Né et élevé au Ghana, Bediako était un athée professant qui étudiait la littérature existentialiste en tant que doctorant à Bordeaux, en France. C’est sous la douche qu’une prise de conscience soudaine de la vérité du Christ l’envahit un jour avec force. Il termine ses études en littérature française, mais tourne son vif esprit vers la Bible et la théologie. Il passe un second doctorat à Aberdeen, en Écosse, sous la direction du missiologue Andrew Walls, qui qualifiera Bediako de « théologien africain le plus remarquable de sa génération ».

Bediako participe au premier congrès international sur l’évangélisation mondiale à Lausanne, en Suisse, en 1974, où il rencontre d’autres évangéliques importants au sein du monde majoritaire, notamment René Padilla, Samuel Escobar et Vinay Samuel. C’est à cette époque qu’il conçoit l’idée d’un centre de recherche sur la relation entre l’Évangile et la culture africaine. Avec le soutien de sa dénomination, l’Église presbytérienne du Ghana, cette vision se concrétise sous la forme de l’Institut Akrofi-Christaller de théologie, de mission et de culture (ACI) en 1987.

Tout évangélique qu’il était, Bediako cherchait à établir des liens entre l’Évangile et les religions traditionnelles africaines. Selon lui, le succès de l’Évangile en Afrique « montre clairement que la forme de religion autrefois considérée comme la plus éloignée de la foi chrétienne [c’est-à-dire les religions traditionnelles africaines] avait une relation plus étroite avec elle que n’importe quelle autre ».

Il soutenait que Jésus-Christ s’adresse à nous dans les termes de notre « héritage humain ». Dans l’un de ses textes, il s’appuie avec éloquence sur le Nouveau Testament, en particulier la lettre aux Hébreux, pour affirmer que le Christ est notre « frère aîné » et qu’il remplit la fonction de médiateur que les religions traditionnelles africaines attribuent aux ancêtres.

Tout en rejetant l’idée d’une pleine continuité entre les religions africaines et le christianisme, Bediako se démarquait de l’idée d’une complète discontinuité promue par le Nigérian Byang Kato, premier secrétaire général de l’Association des évangéliques d’Afrique. Cette tension entre les approches de Bediako et de Kato sur l’interaction entre la foi chrétienne et la culture africaine persiste aujourd’hui et apparaît notamment dans deux des réflexions présentées ci-dessous.

Ebenezer Yaw Blasu, chercheur, Institut Akrofi-Christaller, Akropong, Ghana

J’ai rencontré Kwame Bediako pour la première fois en 1988, alors que j’étais pasteur étudiant presbytérien. Il était occupé à trier des livres dans ce qui est aujourd’hui la bibliothèque Zimmerman de l’ACI. Au cours de notre brève conversation, il m’a exhorté à faire en sorte que mon ministère soit « africain ». J’ai écouté, mais sans enthousiasme. À l’époque, mes principales inspirations théologiques étaient Karl Barth et John Macquarrie, qui ne parlaient pas du tout d’indigénéité dans le travail théologique.

En 1990, j’ai été invité à prendre la parole lors d’une campagne d’évangélisation à Ottawa, au Canada, sur le rôle du christianisme dans la transformation des cultures autochtones. Soudain, l’exhortation de Bediako a résonné dans mon esprit. Comme par une intervention divine, je l’ai rencontré à Accra sur le chemin de l’aéroport. Il m’a tendu avec enthousiasme un nouveau livre qu’il avait publié, Jesus in African Culture: A Ghanaian Perspective. La lecture de ce livre durant le vol a grandement contribué à l’élaboration de mon message et à son succès. Pour la première fois, j’ai parlé en tant qu’évangéliste africain en dehors de l’Afrique, à la gloire de Dieu.

Bediako pensait que le programme d’enseignement théologique en Afrique devait préparer les responsables chrétiens à leur tâche en les reliant à l’œuvre rédemptrice et transformatrice du Dieu vivant dans le contexte africain. Si l’Afrique est aujourd’hui un foyer de foi chrétienne, insistait-il lors d’un atelier en 1996, alors la force motrice de l’élaboration des programmes d’études devrait être « une affirmation positive du christianisme africain, et pas seulement une réaction africaine contre l’Occident ».

Le travail de Kwame a libéré mon esprit en établissant la vérité indéniable que le christianisme n’est pas une « religion occidentale » et que les Occidentaux ne sont pas les arbitres ultimes de la théologie et de la foi chrétiennes. La théologie authentique a besoin d’apports contextuels, y compris ceux provenant d’expériences autochtones ou sur le terrain. Par conséquent, le christianisme africain doit et peut produire des théologies africaines qui contribuent à la réflexion théologique du christianisme mondial.

Seblewengel Daniel, directeur, Bureau d’envoi d’Afrique de l’Est, SIM, Addis Abeba, Éthiopie

Kwame Bediako était mon directeur de thèse. Ses conférences étaient à la fois stimulantes sur le plan intellectuel et nourrissantes sur le plan spirituel. Il était également attaché à l’enracinement de la foi chrétienne dans les Écritures et à son expression autochtone authentique.

Bediako a fortement plaidé en faveur d’une interaction continue entre l’Évangile et la culture. Il affirmait que les gens devraient aborder leur héritage préchrétien avec une pleine confiance dans la puissance de l’Esprit pour les guider et les éclairer. La conversion, disait-il, ne consiste pas à abandonner complètement son héritage et à prendre une identité étrangère, mais à se tourner vers le Christ avec la totalité de son être. Cette rencontre divine est ce qui permet de devenir un authentique chrétien africain.

Kwame était un prédicateur et un enseignant charismatique. La profondeur de ses connaissances et de son engagement en faveur de l’Église en Afrique est indescriptible.

Le professeur Bediako était très chaleureux avec ses étudiants et avait un sens de l’humour délicieux. Il s’intéressait beaucoup à notre vie et à celle des membres de notre famille. Il prenait le temps de rendre visite aux étudiants là où ils habitaient, et lui et sa femme, Mary, nous invitaient à manger chez eux.

J’apprécie également son dévouement inébranlable à la promotion des théologiennes. Il a délibérément mis en place une discrimination positive dans son institut en nommant des femmes à des postes de direction.

Aiah Foday-Khabenje, ancien secrétaire général de l’Association des évangéliques d’Afrique ; directeur national de Children of the Nations, Freetown, Sierra Leone

L’ouvrage révolutionnaire de Kwame Bediako intitulé Theology and Identity présente la théologie en termes d’identité personnelle comme fondement et outil herméneutique de la réflexion théologique. Jesus and the Gospel in Africa est un recueil d’articles sur la façon dont le Christ pourrait être la réponse aux questions que les Africains se posent sur des sujets pertinents dans leur contexte, plutôt qu’aux questions soulevées par le christianisme missionnaire de l’Occident. Il montre comment Dieu peut parler aux Africains dans des termes africains et en leur faisant entendre ce qu’il a fait dans leurs langues maternelles africaines.

Les convictions théologiques de Bediako s’inspirent de son expérience personnelle et de la manière dont certains pères de l’Église ont pratiqué leur foi dans le contexte de la culture gréco-romaine. Bediako pensait qu’il était possible pour les gens d’entrer en contact avec le Christ par le biais de leurs croyances culturelles, sans que l’Évangile ne doive passer par l’intermédiaire de missionnaires occidentaux pour atteindre l’Afrique.

On pourrait penser que la quête de Bediako consistait simplement à donner un visage africain à la théologie, en revêtant la vérité chrétienne d’illustrations et d’applications sensibles au contexte. Cependant, ces aspirations pour la théologie africaine étaient plus complexes et plus diverses que la contextualisation. Elles impliquaient aussi des tentatives d’identifier une corrélation entre le christianisme et la culture africaine, ou entre les religions traditionnelles africaines et la vision chrétienne du monde. Cet aspect de son projet a soulevé des doutes quant à l’orthodoxie de son approche.

Diane Stinton, professeure associée de christianisme mondial, Regent College, Vancouver, Canada

Sous la supervision de Bediako pour mes études de doctorat sur les christologies africaines contemporaines, j’ai pu apprécier ses contributions durables à la recherche théologique. Il a souligné le rôle de l’Afrique dans l’histoire du christianisme, remis en valeur l’importance des religions primitives pour l’épanouissement du christianisme africain, insisté sur une identité intégrale des chrétiens africains, donné sa place au christianisme africain dans les études de l’histoire et de la théologie chrétiennes et mis l’accent sur les expressions vernaculaires et informelles de la théologie.

Après avoir obtenu mon doctorat, j’ai participé au lancement d’un programme de maîtrise sur le christianisme africain à l’université Daystar de Nairobi, inspiré par son équivalent à l’ACI et honoré par une conférence inaugurale de Bediako en 2006.

L’une des convictions centrales de la recherche et du ministère de Bediako était l’importance considérable des Écritures en langues maternelles en Afrique. Contre le dénigrement des langues, des cultures et des religions africaines par de nombreux interprètes occidentaux, Bediako a suivi son mentor Andrew Walls en considérant le christianisme africain comme une démonstration vivante que l’Évangile est « infiniment traduisible ».

Bediako est un exemple de ce que Kenneth Cragg appelle « l’intégrité de la conversion ». Il a fait preuve d’une foi intégratrice qui rassemble « les fragments brisés de notre histoire » — une phrase tirée d’une prière de la Communion anglicane kenyane qu’il aimait citer — et les place devant Jésus pour qu’ils soient rachetés.

Kayle Pelletier, conférencier, Séminaire théologique d’Afrique du Sud, Sandton, Afrique du Sud

Lorsque j’étais étudiant au séminaire et que je sentais que Dieu m’appelait à suivre une formation théologique en Afrique, j’ai suivi un cours sur les religions traditionnelles africaines (RTA). C’est là que j’ai rencontré Kwame Bediako pour la première fois. Au début des années 2000, Bediako était l’un des rares théologiens africains dont les travaux étaient facilement accessibles.

Aujourd’hui, après 20 ans d’enseignement théologique au Zimbabwe et en Afrique du Sud, je retourne à Bediako pour mieux comprendre pourquoi l’Afrique reste un environnement religieux aussi syncrétique alors que le christianisme est présent sur le continent depuis plus d’un siècle.

En réponse aux appréciations occidentales défavorables des religions traditionnelles, Bediako a, à juste titre, accordé de l’importance aux conditions religieuses originelles qui ont permis l’acceptation de l’Évangile en Afrique. Il a cherché à définir une identité chrétienne africaine authentique à partir des expériences et des croyances religieuses préchrétiennes des peuples africains. Cependant, le fait de relier des éléments similaires ou continus entre croyances préchrétiennes et croyances chrétiennes n’a fait qu’échanger l’influence philosophique et culturelle occidentale sur le christianisme contre une influence africaine, contribuant ainsi à un évangile syncrétique, qui s’accommode des traditions. L’Écriture, à travers laquelle nous devons interpréter toute culture préreligieuse imprégnée de la révélation générale, transforme les croyances et les pratiques selon leur image biblique, créant ainsi une identité chrétienne authentique pour tous.

Nathan Chiroma, directeur de l’Africa College of Theology, Kigali, Rwanda

En tant que jeune théologien africain (originaire du Nigeria), j’ai assisté à deux séminaires de Kwame Bediako au Ghana. Il m’a encouragé, en tant que jeune théologien africain, à entretenir une méditation théologique approfondie ancrée dans mes origines africaines. Par ses œuvres et sa vie, il m’a donné la confiance et l’inventivité nécessaires pour aborder la théologie.

L’une des contributions significatives de Bediako à la théologie africaine est l’idée selon laquelle les chrétiens africains peuvent pratiquer un christianisme authentique dans le cadre de leurs propres expressions culturelles, réfutant ainsi le mythe selon lequel le christianisme est uniquement une religion occidentale ou de l’homme blanc. Il m’a fourni un modèle pour faire de la théologie d’une manière qui soit fidèle à l’Évangile et au contexte africain, m’a mis au défi d’aborder les complexités de la religion et de la culture dans une perspective biblique, et m’a incité à réévaluer mes idées préconçues sur le christianisme africain reçues dans le contexte d’un enseignement occidental.

Bediako a profondément influencé de nombreuses institutions théologiques africaines, créées à l’origine par des missionnaires étrangers, qui enseignaient des concepts occidentaux en décalage avec notre contexte africain. Ses écrits ont joué un rôle déterminant dans la transformation des écoles afin qu’elles s’alignent mieux sur nos perspectives locales. En plus de redéfinir le cadre du christianisme africain, son dévouement à la théologie contextuelle a favorisé un débat théologique plus inclusif et plus représentatif.

Casely Essamuah, secrétaire du Forum chrétien mondial et Ghanéen d’origine

Avant sa conversion, Kwame Bediako était un athée qui était arrivé à ses conclusions intellectuellement et avec une telle conviction qu’il ne pouvait pas les garder pour lui. Après sa conversion, il estimait qu’une vie intellectuelle sans référence au Dieu vivant et au Christ vivant était vaine.

Bediako a poursuivi ses études dans une communauté où la prière et le culte occupaient une place centrale. Il considérait la recherche comme une opportunité de service et d’élargissement du regard, non seulement pour satisfaire les spécialistes, mais aussi pour équiper les responsables des églises locales — d’où son insistance pour que l’ACI soit située à Akropong, le cœur du presbytérianisme au Ghana, et non à Accra, la capitale politique et académique du Ghana. En outre, l’institut exige que toutes les thèses de master et de doctorat soient résumées dans les langues locales. Il n’est pas étonnant que le centre qu’il a créé continue de prospérer en son absence.

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Books

Parcours de vie : Jürgen Moltmann, théologien de l’espérance

« Dieu pleure avec nous pour que nous puissions un jour rire avec lui. » C’est dans un camp de prisonniers que Christ avait rencontré ce célèbre théologien en devenir.

Christianity Today June 6, 2024
Bernd Weissbrod/picture-alliance/dpa/AP Images / edits by Rick Szuecs

Jürgen Moltmann soulignait que la foi chrétienne est fondée sur l’espérance de la résurrection du Christ crucifié et que le royaume de Dieu agit sur l’histoire humaine à partir de l’avenir eschatologique. Il est décédé le 3 juin dernier à Tübingen, en Allemagne. Il avait 98 ans.

Moltmann est couramment considéré comme l’un des théologiens les plus importants de l’après-guerre. Selon le théologien Miroslav Volf, son travail était « existentiel et académique, pastoral et politique, innovant et traditionnel, lisible et exigeant, contextuel et universel », car il montrait comment les thèmes centraux de la foi chrétienne répondaient aux « expériences humaines fondamentales » liées à la souffrance.

Le Conseil œcuménique des Églises affirme que Moltmann a été « le théologien chrétien le plus lu » de ces 80 dernières années. Le spécialiste des religions Martin Marty déclarait que ses écrits « inspirent une Église incertaine » et « libèrent les gens des mains mortes d’un passé mort ».

Moltmann n’était pas un évangélique, mais de nombreux évangéliques se sont intéressés de près à son œuvre. Le populaire auteur Philip Yancey considère Moltmann comme l’un de ses héros et a déclaré en 2005 qu’il avait « labouré » près d’une douzaine de ses livres.

Les éditeurs de Christianity Today se montrèrent critiques à l’égard de la théologie de Moltmann lorsqu’ils l’abordèrent pour la première fois dans les années 1960, mais ils n’en recommandaient pas moins son travail.

G. C. Berkouwer écrivait : « Nous sommes mis au pied du mur et ramenés à la nécessité de penser et de prêcher sur l’avenir dans une perspective biblique. Si cela a lieu, toutes ces discussions théologiques auront porté de bons fruits. »

Aujourd’hui, des évangéliques qui restent en désaccord profond avec certains aspects de la théologie de Moltmann trouvent encore beaucoup de choses à saluer en lui et encouragent souvent les autres à le lire.

Fred Sanders, théologien systématique à l’université Biola, écrit sur X : « Moltmann a été un point de référence constant pour moi. L’année dernière, j’ai enseigné un peu de son livre Le Dieu crucifié, et j’ai été frappé par la force de ses propos auprès des étudiants. […] Et même pour moi, bien éloigné de lui dans certains sujets de désaccords persistants, relire Moltmann signifie rencontrer ligne après ligne des façons saisissantes de présenter les choses. »

Wesley Hill, professeur de Nouveau Testament, reconnaît qu’il n’était pas d’accord avec Moltmann « sur ce qui semble être toutes les grandes doctrines chrétiennes ». Et pourtant, « peu de théologiens m’ont ému, provoqué et inspiré comme il l’a fait. Son œuvre porte sur Jésus crucifié et ressuscité. »

Moltmann naît le 8 avril 1926 dans une famille non religieuse. Ses parents, écrit-il dans son autobiographie, sont alors des adeptes d’un mouvement engagé à « une vie simple et une pensée élevée ». Ils élisent domicile dans une implantation de personnes partageant les mêmes idées, dans une zone rurale à l’extérieur de Hambourg. Au lieu d’aller à l’église le dimanche matin, les Moltmann travaillent dans leur jardin.

La famille envoie néanmoins son fils suivre des cours de confirmation à l’église d’état locale lorsqu’il est en âge de le faire. Il s’agit alors essentiellement d’un rite de passage. Moltmann se souvient avoir appris très peu de choses sur Jésus, la Bible ou la vie chrétienne. Le pasteur axe à l’époque ses cours sur la démonstration que Jésus n’était pas juif, mais phénicien, et donc aryen, inculquant aux enfants la théologie antisémite promue par les nazis.

« C’était un non-sens total », racontera Moltmann.

À peu près à la même époque, dans le cadre d’un autre rite de passage, Moltmann est envoyé dans les Jeunesses hitlériennes. Bien que les uniformes et les hymnes aient vivifié en lui une forme de patriotisme, il se souviendra plus tard qu’il n’était pas bon pour marcher en rang et détestait les exercices militaires. Lors d’une excursion sous tente, il se retrouve entassé sous une même toile avec dix garçons. Cette expérience lui laisse une impression profonde : il aime être seul.

Malgré l’antisémitisme galopant de l’époque, le héros de l’enfance de Moltmann était Albert Einstein, qui était juif. Le jeune Jürgen voulait aller à l’université et étudier les mathématiques. Ce rêve est interrompu par la Seconde Guerre mondiale.

À 16 ans, il est incorporé dans l’armée de l’air et affecté à la défense de Hambourg avec un canon de DCA de 88 mm. Avec un camarade d’école nommé Gerhard Schopper, il est posté sur une plate-forme installée sur pilotis au milieu d’un lac. La nuit, ils observent les étoiles et apprennent les constellations.

C’est alors que les Britanniques attaquent la ville. En juillet 1943, plusieurs vagues composées chacune de centaines d’avions larguent des explosifs et des bombes incendiaires sur la ville, déclenchant une tempête de feu qui fait fondre le métal, l’asphalte et le verre. Tout ce qui est organique — bois, tissu, chair — est consumé dans un tourbillon de flammes. Au plus fort des bombardements, des températures atteignant au moins 800 degrés aspirent l’air des rues, si bien qu’un survivant racontera que la ville sonnait « comme un vieil orgue d’église lorsque quelqu’un joue toutes les notes à la fois ».

L’opération, qui ne visait pas les installations militaires ou les usines de munitions, mais « le moral de la population civile ennemie », avait pour nom de code « Gomorrhe », du nom de la ville biblique détruite par Dieu dans la Genèse 19. Plus de 40 000 personnes auraient été tuées.

C’est dans ces attaques que Moltmann se retrouve flottant dans le lac, accroché à un morceau de bois de sa plate-forme de tir qui avait explosé. Son ami Schopper était mort.

Il décrira plus tard cette expérience comme sa première expérience religieuse.

« Alors que des milliers de personnes mouraient dans la tempête de feu qui m’entourait, j’ai crié à Dieu pour la première fois », raconte Moltmann : « Où es-tu ? »

Il n’obtient pas de réponse ce jour-là. Mais deux ans plus tard, il est capturé sur les lignes de front et envoyé dans un camp de prisonniers de guerre en Écosse. Un aumônier lui offre un Nouveau Testament avec les Psaumes et il commence à lire le Psaume 39 tous les soirs :

Écoute ma prière, Éternel,
et prête l’oreille à mes cris !
Ne sois pas insensible à mes larmes. (v. 13)

Il lit l’Évangile de Marc et se sent vivement attiré par Jésus. Il est profondément touché par la crucifixion.

« Je n’ai pas trouvé le Christ. C’est lui qui m’a trouvé », dira plus tard Moltmann. « Là, dans le camp de prisonniers de guerre écossais, dans le puits sombre de mon âme, Jésus m’a cherché et m’a trouvé. “Il est venu chercher ce qui était perdu” (Lc 19.10), et c’est ainsi qu’il est venu à moi. »

Lorsqu’il retourne en Allemagne à l’âge de 22 ans, dans un pays alors en ruine, il entreprend des études de théologie. Les nazis sont chassés des universités pendant la reconstruction menée par les Américains. Parmi eux, on comptait notamment le théologien de l’université de Göttingen Emanuel Hirsch, qui fredonnait l’hymne national nazi entre les cours et avait affirmé un jour qu’Adolf Hitler était le plus grand homme d’État chrétien de l’histoire du monde.

À Göttingen, Moltmann étudie donc sous la direction de théologiens alignés avec l’Église confessante qui avait résisté au nazisme et enseignant la théologie de Karl Barth. Il rédige une thèse sur le calviniste français du 17e siècle Moïse Amyraut en se concentrant sur la doctrine de la persévérance des saints.

Pendant ses études, Moltmann tombe amoureux d’une autre étudiante en théologie, Elisabeth Wendel. Ils obtiennent leur doctorat ensemble et se marient civilement en Suisse en 1952.

Après avoir obtenu son diplôme, Moltmann est envoyé comme pasteur dans un village isolé de Rhénanie-du-Nord–Westphalie. Il donne un cours de confirmation pour « 50 garçons turbulents » et, en hiver, fait des visites à domicile à ski. Les gens lui demandent d’apporter du hareng, de la margarine et d’autres aliments du magasin lorsqu’il passe.

« La première question que l’on me posait partout était de savoir si je croyais au Diable », se souviendra plus tard Moltmann. Il enseigne aux gens qu’ils peuvent chasser le diable en récitant le Symbole de Nicée. Il n’est cependant pas convaincu qu’ils l’écoutent.

La deuxième église de Moltmann sera également un défi. Il est envoyé dans un petit village au nord du pays, près de Brême. Il y trouve des rats dans le sous-sol du presbytère, des souris dans la cuisine, des chauves-souris et des hiboux dans le grenier. Une centaine de personnes fréquentent l’église, mais pas toutes en même temps et pas régulièrement. Le dimanche matin, le jeune pasteur attend à la fenêtre, se demandant s’il y aura quelqu’un.

Il gagne cependant le respect des fermiers grâce à son habileté au skat, un jeu de cartes, et il apprend à prêcher des sermons qui touchent les gens. Lorsque les vieux fermiers roulent des yeux pendant qu’il parle, Moltmann en conclut que sa théologie est trop détachée de leurs préoccupations réelles.

« Si la théologie universitaire ne revient pas continuellement à cette théologie du peuple, elle devient abstraite et sans intérêt », écrira-t-il plus tard. « Je n’étais pas tout à fait fait pour être pasteur, mais j’étais heureux de faire l’expérience de toute la hauteur et la profondeur de la vie humaine : enfants et personnes âgées, hommes et femmes, bien portants et malades, naissance et mort, etc. J’aurais été heureux de continuer à être un théologien/pasteur. »

En 1957, Moltmann quitte le ministère pastoral pour enseigner la théologie. Il donne des conférences sur un grand nombre de sujets, mais s’intéresse particulièrement à l’histoire de l’espérance chrétienne dans le royaume de Dieu.

À la même époque, il commence à s’intéresser aux travaux d’un philosophe marxiste du nom d’Ernst Bloch. Moltmann écrit plusieurs critiques des livres de Bloch, mais trouve ses idées stimulantes. Bloch soutenait que la vie évoluait dialectiquement vers une utopie finale. Dans son opus majeur en trois volumes, Das Prinzip Hoffnung (Le Principe espérance), il plaide en faveur de l’espérance révolutionnaire, affirmant que le marxisme est guidé par un élan mystique anticipant un accomplissement ultime.

Bien qu’athée, Bloch cite fréquemment les Écritures. Il affirmait essayer d’articuler la « conscience eschatologique qui est entrée dans le monde par l’intermédiaire de la Bible ».

Moltmann observe que si de nombreux théologiens ont écrit sur la foi et l’amour, la tradition protestante ne parle guère de l’espérance. La théologie avait « abandonné son propre thème », observera-t-il, et il décide de s’atteler à la tâche.

Il commence à enseigner le sujet d’abord à l’université de Bonn, puis à l’université de Tübingen, où il passera le reste de sa carrière.

Il publie Theologie der Hoffnung (Théologie de l’espérance) en 1964. L’ouvrage suscite un vif intérêt. Il est réimprimé six fois en deux ans et traduit en plusieurs langues étrangères. Sa première publication en anglais en 1967 suscite suffisamment d’intérêt de la part des théologiens pour attirer l’attention du New York Times.

En mars 1968, dans un article de première page, le journal rapporte en effet que les débats théologiques sur la « mort de Dieu » alors à la mode ont été remplacés par des débats sur l’idée de Moltmann, âgé de 41 ans, selon laquelle Dieu « agit sur l’histoire à partir de l’avenir ». Moltmann était cité en ces termes : « du début à la fin, et pas seulement dans l’épilogue, le christianisme est une eschatologie ».

Le journal s’étonne que cette « théologie de l’espérance » soit fondée sur la croyance en la résurrection, « que beaucoup d’autres théologiens considèrent aujourd’hui comme un mythe ».

Certains critiques de l’époque craignent toutefois que l’importance donnée à l’eschatologie n’éclipse l’œuvre du Christ sur la croix. Selon eux, l’accent mis par Moltmann sur les choses finales ignore ou même minimise l’importance de la crucifixion.

Lors d’un symposium portant précisément sur la « Théologie de l’espérance » à l’université de Duke en avril 1968, Moltmann en vient à penser que cette critique a du sens. Au cours de l’une des sessions, le théologien Harvey Cox entre en courant dans la salle et s’écrie : « Martin Luther King a été abattu. »

Le rassemblement se disperse rapidement, les théologiens s’empressant de rentrer chez eux alors que des émeutes sont signalées dans tout le pays. Mais les étudiants de Duke, qui n’avaient pas semblé beaucoup se préoccuper de la théologie de l’espérance, se rassemblent pour une veillée spontanée dans la cour de l’école. Ils pleureront la mort de King pendant six jours. Le dernier jour, les élèves blancs sont rejoints par des élèves noirs d’autres écoles et chantent ensemble l’hymne des droits civiques : « We Shall Overcome » (« Nous vaincrons »).

Touché par le pouvoir de transformation de la souffrance, Moltmann commence à travailler sur son deuxième livre, Der gekreuzigte Gott (Le Dieu crucifié). L’ouvrage paraît en 1972.

« L’identité chrétienne ne peut être comprise que comme un acte d’identification avec le Christ crucifié », écrit Moltmann. « La “religion de la croix” […] n’élève pas et n’édifie pas au sens habituel du terme, mais elle scandalise ; et plus que tout elle scandalise ses “coreligionnaires” dans son propre cercle. Mais par ce scandale, elle apporte la libération dans un monde qui n’est pas libre. »

Moltmann réunit ces deux idées — la souffrance du Christ et l’espérance des chrétiens — et cette union deviendra le cœur de sa théologie. Il enseignait que les gens devaient « croire en la résurrection du Christ crucifié et vivre à la lumière de sa réalité et de son avenir ».

Ou plus simplement : « Dieu pleure avec nous pour que nous puissions un jour rire avec lui. »

Jürgen Moltmann avait pris sa retraite en 1994, mais a continué à travailler avec des étudiants de troisième cycle pendant de nombreuses années. À la mort de sa femme en 2016, il avait écrit un dernier livre sur la mort et la résurrection.

Il laisse derrière lui ses quatre filles.

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Books

Après le postmodernisme, voici le métamodernisme

Notre apologétique doit évoluer pour s’adapter à la tournure d’esprit des nouvelles générations.

Christianity Today June 3, 2024
Elizabeth Kaye/Images sources : Getty, Unsplash

Depuis plusieurs années, des spécialistes annoncent la mort du postmodernisme. Après des décennies de prédominance culturelle, cette posture intellectuelle notamment marquée par le cynisme et le relativisme est en train de céder le pas. À sa place, ceux d’entre nous qui passent beaucoup de temps avec les plus jeunes générations (Z et Alpha) voient s’installer une autre perspective idéologique.

Quelles sont ces nouvelles manières de pensée qui s’installent ? Et comment les chrétiens sont-ils appelés à agir dans ce paysage culturel en évolution ?

Un certain nombre de spécialistes identifient ce courant sous l’étiquette de « métamodernisme ». Utilisé pour la première fois en 1975 pour décrire une évolution littéraire, le concept est devenu plus important au début des années 2000 grâce au travail d’analystes de la culture tels que Timotheus Vermeulen et Robin Van den Akker. Dans leur article de 2010 intitulé « Notes on Metamodernism », ils offrent une présentation convaincante de ce nouveau Zeitgeist et fournissent une analyse culturelle de ses diverses caractéristiques.

Selon Vermeulen et Van den Akker, le métamodernisme s’observe dans « un optimisme (souvent prudent) et une sincérité (parfois feinte) qui laissent entrevoir une autre structure de perception », découlant de la conscience que « l’histoire […] avance rapidement au-delà de sa fin trop rapidement annoncée. » Bien qu’il y ait eu de nombreuses réponses académiquesà leur travail, le terme n’a pas eu beaucoup de succès dans la sphère publique.

En tant qu’enseignant dans un lycée, pasteur de jeunesse et membre plus âgé de la génération Z, j’ai non seulement grandi dans le bain idéologique du métamodernisme, mais j’ai aussi vu à quoi celle-ci ressemble sur le terrain. Elle peut se manifester de plusieurs manières tangibles, et en particulier dans ce que j’appelle la confiance apocalyptique, la construction d’une vision du monde inversée et la forte mise en récit de l’identité.

La confiance apocalyptique en question (ou ce que Vermeulen et Van den Akker appellent « optimisme prudent ») naît du pessimisme viscéral du postmodernisme et s’y oppose. Elle reconnaît que le monde est en quelque sorte « condamné » ou du moins en crise, mais répond à ce fait par un humour noir, un optimisme sincère (souvent exprimé par l’ironie) et un esprit révolutionnaire qui rejette activement la résignation passive des décennies antérieures.

La nouvelle génération s’est habituée à envisager son avenir en termes sombres, s’attendant à affronter des conditions dystopiques dues aux développements technologiques, aux excès des gouvernements, aux catastrophes naturelles résultant de la crise climatique ou encore à à l’instabilité mondiale découlant de l’affrontement entre visions nationalistes et mondialistes de l’avenir.

Malgré tout, la plupart des jeunes n’adoptent pas la politique de l’autruche pour préserver l’innocence de leur jeunesse et ne réagissent pas non plus par un désespoir manifeste. Au lieu de cela, ma génération affronte souvent l’avenir bardée de plaisanteries douces-amères et d’une farouche résolution intérieure à changer le monde.

Contrairement au postmodernisme, que le professeur et théoricien de la culture Ag Apolloni décrivait comme « l’ère de la fin », la génération métamoderne aspire à un nouveau départ.

Vermeulen et Van den Akker décrivent le métamodernisme comme une prise de conscience que l’histoire n’est pas encore terminée. Si tel est le cas, il y a encore de l’espoir pour le changement. C’est la raison pour laquelle les nouvelles générations sont avides de solutions à des problèmes apparemment insolubles. Lorsqu’il s’agit de questions environnementales, économiques ou sociales, les jeunes d’aujourd’hui sont beaucoup plus susceptibles de se rallier à une cause et de chercher à agir en conséquence, même s’ils le font parfois d’une manière radicale qui peut passer pour alarmiste ou excessive. Ayant grandi avec l’idée que notre avenir pourrait n’être préservé que par des mesures radicales, il est logique que nous l’accueillions avec une certaine distance et une forte volonté de changer le monde.

Pourquoi l’Église devrait-elle s’en préoccuper ? Cette question importe parce que l’un des éléments les plus essentiels d’une vision du monde est son regard sur l’avenir. Les jeunes d’aujourd’hui s’attendent à ce que les choses empirent avant de s’améliorer et se sentent réellement poussés à agir rapidement pour parer aux nombreux fléaux que l’humanité s’est elle-même infligés. Et il se trouve que l’Écriture entre en résonance avec cette manière de penser.

En Romains 8, Paul écrit que toute la création gémit dans l’attente de la rédemption et de son renouvellement. Cette langueur n’est pas une caractéristique originelle de notre monde. Il s’agit d’une conséquence du péché humain et de son impact destructeur sur le monde bon créé par Dieu. La perception chrétienne de la réalité répond directement à la frustration et à la peur qui affectent les générations métamodernes : notre monde est en proie aux maux que nous avons engendrés.

Heureusement, l’Écriture ne se contente pas de diagnostiquer le problème. L’Évangile propose également une solution très concrète : la promesse d’un renouvellement de la création, inauguré par la résurrection de Jésus, dont les pécheurs trouvent un avant-goût dans la vie nouvelle reçue en Christ en attendant leur propre résurrection sur le modèle de la sienne. Vu sous cet angle, l’Évangile donne une véritable substance à la confiance apocalyptique métamoderne.

Une autre facette clé d’un métamodernisme très terre-à-terre est ce que j’aime décrire comme la construction d’une vision du monde inversée.

Historiquement, nous fondons généralement notre vision du monde sur des bases métaphysiques dont nous tirons des conclusions éthiques. En d’autres termes, du moins sur le papier, nous commençons par les questions de sens ultime avant de passer aux questions de finalité temporelle. Comme l’écrit le philosophe Alasdair MacIntyre dans After Virtue, « je ne peux répondre à la question “Que dois-je faire ?” que si je peux répondre à la question préalable “De quelle histoire ou de quelles histoires est-ce que je fais partie ?” »

Mais parmi les générations métamodernes montantes, il semble que cet ordre conventionnel soit inversé. En réponse au relativisme moral de ses prédécesseurs postmodernes, la génération métamoderne cherche d’abord à se fonder sur certains principes éthiques essentiels et choisit ensuite le meilleur climat idéologique pour encadrer cette éthique. Notre génération met en quelque sorte « la charrue avant les bœufs », en ce sens que nous fondons souvent nos positions religieuses ou philosophiques sur des présupposés éthiques plutôt que l’inverse.

Cette nouvelle donne consiste donc à partir d’une forme de certitude éthique et à s’aligner sur les affirmations religieuses qui correspondent aux résultats éthiques souhaités, rejetant celles dont les résultats éthiques sont jugés « problématiques ». Dans ce nouvel absolutisme éthique, certains rejettent et dénoncent toute représentation religieuse semblant produire des conclusions éthiques qui ne leur conviennent pas.

Là où certains en étaient venus à considérer la vérité et la moralité comme à peine plus que des questions de préférences personnelles, on voit aujourd’hui certains condamner explicitement de nombreux aspects de l’enseignement chrétien orthodoxe pour ses manquements éthiques perçus. La « tolérance » postmoderne n’est clairement plus à la mode. Dans son livre Confronting Injustice without Compromising Truth, Thaddeus Williams observe que « depuis [les années 1990], nous avons vu une culture qui s’enorgueillissait de son absence de jugement se transformer en l’une des sociétés les plus moralisatrices de l’histoire ».

Bien qu’il crée de nouveaux défis pour le témoignage chrétien, ce nouveau climat culturel n’est pas sans avantages. Nous avons vécu des décennies de lutte contre des adversaires idéologiques qui prétendaient rejeter toute réalité morale ou norme éthique. L’Église pourrait trouver rafraîchissant de pouvoir présenter ce qu’elle confesse comme vérité à des personnes qui reconnaissent la réalité d’un monde souvent immoral plutôt que de défendre l’idée d’un monde supposément amoral.

D’un point de vue apologétique, ce changement dans l’idéologie populaire exige également un changement dans notre approche de l’évangélisation. Plutôt que d’enseigner aux jeunes chrétiens à défendre simplement l’existence de la vérité, nous devrions leur apprendre à mieux comprendre et articuler les fondements et les avantages de l’éthique biblique. Pour communiquer avec la génération métamoderne, il est essentiel de défendre une vision véritablement scripturaire de l’éthique chrétienne.

Comme le souligne Rebecca McLaughlin dans son livre The Secular Creed, ceux qui ont abandonné la vision chrétienne du monde en raison de certains de ses résultats éthiques s’accrochent souvent à d’autres principes éthiques (comme le fait que le faible puisse demander des comptes au fort). Pensant que ces principes relèvent du « bon sens moral de base », ils oublient que nombre de « ces vérités nous sont venues du christianisme ».

Une grande partie de l’éthique de la pop culture contemporaine peut être ramenée au « principe de non-nuisance », un élément essentiel du libéralisme moderne tel que le formulait le philosophe John Stuart Mill. Le philosophe chrétien Charles Taylor décrit ce principe comme l’idée que « personne n’a le droit d’interférer avec moi pour mon propre bien, mais seulement pour empêcher que d’autres ne subissent un préjudice ». Dans une reformulation simpliste de la règle d’or, certains confondent d’ailleurs le principe de non-nuisance avec l’éthique biblique, imaginant que tout ce que Dieu veut, c’est que nous nous abstenions de nous faire du mal les uns aux autres. Une vision métamoderne du monde pourrait ainsi énergiquement condamner des chrétiens qui enseignent que la moralité ne se résume pas à cela.

« “Que ta volonté soit faite” n’est pas équivalent à “Laissez les humains s’épanouir” », souligne Taylor, même si nous savons que Dieu veut bel et bien l’épanouissement de l’être humain. L’Écriture ne nous appelle pas seulement à ne pas nous gêner les uns les autres et à faire ce qui nous semble naturel. Elle nous appelle à un mode de vie qui va au-delà de ce qui serait simplement « naturel ». Elle nous pousse souvent à renoncer à nos propres désirs et même à notre propre vie. Le Christ nous appelle à être transformés et, comme le dit Taylor, « cette transformation implique que nous vivions pour quelque chose qui va au-delà de l’épanouissement humain tel qu’il est défini par l’ordre naturel, quel que soit ce quelque chose. »

La dernière composante influente du métamodernisme tel que j’ai pu l’observer est la tendance à une forte mise en récit de l’identité.

L’une des plus grandes différences pratiques entre les jeunes générations (de la génération Y à la génération Alpha) et leurs prédécesseurs est le niveau de familiarité avec les thèmes de la santé mentale et du développement psychologique. Selon l’American Psychological Association, les membres de la génération Z aux États-Unis sont « beaucoup plus susceptibles (27 %) […] de déclarer que leur santé mentale est moyenne ou mauvaise » et sont « également plus susceptibles (37 %) […] de déclarer qu’ils ont reçu un traitement ou une thérapie avec l’aide d’un professionnel de la santé mentale ».

Le fait d’être plus à l’aise avec les questions traditionnellement source de stigmatisation telles que la santé mentale n’est certainement pas une mauvaise chose. Cette évolution a été corrélée à une plus grande empathie et à une plus grande transparence sur les luttes internes. Elle est déjà en train de remodeler les lieux de travail contemporains. Mais cette situation a aussi des effets secondaires, notamment avec l’influence déformante de la psychologie populaire.

La popularisation de la psychologie conduit aujourd’hui à la diffusion à grande échelle de multiples avis et recommandations psychologiques rapides sur toutes les plateformes disponibles. Madison Marcus-Paddison, thérapeute et conseillère en traumatologie, souligne que ce type de contenu souffre souvent d’une simplification excessive, d’un manque de contexte, de références professionnelles limitées et d’un manque de personnalisation lorsqu’il s’agit de questions de santé mentale réelles et complexes.

Cet ensemble d’évolutions positives et négatives crée un environnement culturel très porté sur l’autodiagnostic, qui peut conduire à une « surnarration » de soi sous prétexte d’amélioration de la santé mentale.

La thérapeute Jessica Jaramillo, qui travaille principalement avec des étudiants de l’université du Colorado, a mis en évidence le danger rampant chez les jeunes de s’autodiagnostiquer des maladies mentales et de trop s’identifier à ces diagnostics. Même sans étiquette diagnostique précise, les jeunes ont tendance à suranalyser leur propre histoire pour expliquer, justifier ou résoudre leurs problèmes.

Comme d’autres tendances métamodernes, ce mouvement s’accompagne de changements culturels à la fois positifs et négatifs que les chrétiens doivent pouvoir prendre en compte.

Du côté positif, cette évolution signifie que les jeunes sont beaucoup plus disposés à parler ouvertement des défis mentaux et émotionnels auxquels ils sont confrontés et des fardeaux qu’ils portent. Cette ouverture peut (souvent) prendre la forme d’une autodépréciation sarcastique, mais elle n’en témoigne pas moins d’une plus grande vulnérabilité pouvant ouvrir à des conversations plus honnêtes, lesquelles peuvent constituer une opportunité de partage sincère de l’Évangile.

Le côté sombre de cette évolution est le sentiment de paralysie qui l’accompagne souvent. Plus vous construisez votre perception de vous-même à partir de vos expériences négatives passées, moins il vous semblera possible d’espérer un changement significatif à l’avenir. Ce déterminisme fataliste explique peut-être pourquoi le taux de suicide a triplé chez les adolescents et augmenté de près de 80 % chez les lycéens au cours de la dernière décennie.

Dans mon expérience d’enseignant et de pasteur de jeunes, c’est probablement cette caractéristique du métamodernisme qui a le plus d’influence sur mes interactions avec les jeunes que je côtoie quotidiennement. Derrière l’ironie et l’autodérision, beaucoup de mes étudiants pensent qu’il est impossible d’échapper aux défauts que leur passé a fait naître en eux.

Une fois de plus, cependant, l’Évangile peut offrir une parole d’espoir aux métamodernes. Vous êtes imparfait, oui. Vous êtes un pécheur, incapable de vous réparer par vous-même et de devenir la personne que vous voulez être. Mais les bontés de Dieu « se renouvellent chaque matin » (Lm 3.23). Vous pouvez trouver une espérance profonde et durable en Jésus, à l’image duquel nous sommes quotidiennement « transformés » (2 Co 3.18) jusqu’au jour de son avènement (1 Co 15.51-53).

L’identité qui est la nôtre aujourd’hui n’est pas indépassable. Il ne s’agit pas de minimiser les pathologies réelles et les besoins de traitement, mais simplement de nous rappeler que nous sommes plus que les histoires que nous racontons sur nous-mêmes.

Il y aura assurément encore bien des choses à dire sur le métamodernisme, mais mon espoir est en tout cas que nos réflexions sur le terrain puissent aller au-delà d’une apologétique postmoderne souvent dépassée. Tandis que nous travaillons ensemble pour proclamer la Bonne Nouvelle dans un monde en mutation, par la grâce de Dieu, je prie pour que nous assistions bientôt à un réveil dans l’ère métamoderne.

Benjamin Vincent est pasteur et enseignant en Californie du Sud. Il est pasteur adjoint à Journey of Faith Bellflower et directeur du département d’histoire et de théologie à la Pacifica Christian High School de Newport Beach, en Californie.

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La condamnation de Trump pour crime est entourée de confusion morale

Tant parmi les opposants au candidat républicain que parmi ses partisans, il est courant d’entendre appeler le mal bien et le bien mal.

Des partisans et des opposants à l’ancien président américain Donald Trump devant le tribunal pénal de Manhattan.

Des partisans et des opposants à l’ancien président américain Donald Trump devant le tribunal pénal de Manhattan.

Christianity Today June 3, 2024
Timothy A. Clary/Getty

Jeudi dernier, la page d’accueil du site du New York Times annonçait la condamnation de Donald Trump pour 34 chefs d’inculpation avec un large titre en lettres noires rappelant de vieux journaux jaunis annonçant le déclenchement de la guerre. « TRUMP COUPABLE SUR TOUS LES POINTS », pouvait-on lire au-dessus d’une photo de l’ancien président, l’air fatigué, dans un espace public bondé.

En faisant défiler la page, on pouvait trouver des liens vers un article soulignant le caractère historique de ce moment et vers un autre article détaillant chacun des 34 chefs d’accusation. Sur la page d’accueil, le titre du premier et le résumé du second formaient une étrange juxtaposition. « Donald Trump devient le premier président criminel des États-Unis », pouvait-on lire, et en dessous, une liste à puces : « 11 chefs d’accusation concernant des factures, 12 chefs d’accusation concernant des écritures comptables, 11 chefs d’accusation concernant des chèques. » Des factures ? Voilà qui ne ressemble pas vraiment au crime du siècle.

Ceci met en évidence le problème central des réactions les plus courantes à ce verdict dans notre discours politique : tant parmi les opposants à Trump que parmi ses partisans, il est courant d’appeler le mal bien et le bien mal (Es 5.20).

Je peine à y voir de la simple malhonnêteté. Les réactions les plus animées que j’ai observées n’étaient pas calculées, bien au contraire. En dehors des cercles plus intellectuels, ces réactions ressemblaient surtout à des explosions spontanées de jubilation et de Schadenfreude, ou d’indignation et de ressentiment. Dans les deux camps, je pense que la plupart des gens considèrent sincèrement leurs réactions comme découlant d’une volonté de défendre la justice. Mais quand bien même les motivations seraient bonnes, on peut observer une certaine confusion morale.

Commençons par les opposants de Trump, qui se sont réjouis de l’annonce du verdict. Quelle est la nature exacte du crime ? Contrairement à l’inculpation de Trump en Géorgie [pour ses tentatives présumées d’inverser les résultats de l’élection de 2020], que je trouve moralement et légalement convaincante, les crimes dont Trump a été reconnu coupable à New York sont obscurs et éthiquement peu intuitifs.

Cette affaire a été couramment résumée comme concernant des paiements effectués par Trump pour dissimuler ses liaisons avec deux actrices pornographiques. C’est en partie cela, mais là n’est pas le crime condamné, car il n’est pas illégal d’avoir des liaisons avec des actrices pornographiques ou de payer pour garder secrètes des relations adultères.

En résumé, Trump a été reconnu coupable d’avoir violé une loi de l’État de New York interdisant la falsification de documents commerciaux afin de masquer sa violation délibérée de la loi fédérale sur le financement des campagnes électorales (ainsi que d’autres lois). Celle-ci l’aurait obligé à divulguer un processus de paiement en plusieurs étapes visant justement à dissimuler ses liaisons pour éviter que sa campagne présidentielle de 2016 ne soit affectée par la révélation publique de son infidélité.

Si ces falsifications de documents ont été classées comme crimes et non comme délits, comme le seraient habituellement ce type de faits, c’est donc parce que celles-ci sont censées avoir couvert cet autre crime — un crime pour lequel Trump n’a jamais été inculpé, et encore moins condamné.

Si cela vous semble à la fois alambiqué et étonnamment banal, vous n’êtes pas le seul. Lorsque le procureur de Manhattan, Alvin Bragg, a rendu publiques les accusations pour la première fois l’année dernière, elles ont presque universellement été accueillies par des haussements de sourcils des principaux analystes, y compris parmi des expertsjuridiques orientés à gauche.

Politico, qui est loin d’être un brûlot pro-Trump, a qualifié l’affaire de « casse-tête ». Le commentateur de CNN, Fareed Zakaria, a décrit la situation comme « un cas où l’on juge la bonne personne pour le mauvais crime ». Andrew Prokop, de Vox, a argumenté en détail que, bien que Trump ne soit pas un « fervent partisan de l’État de droit » (ce qui est vrai), ce procès était également politisé : une large pêche aux informations aurait ensuite permis d’exploiter « une question obscure ou technique » en utilisant une nouvelle théorie juridique sous la conduite d’un opposant politique élu de l’accusé.

Tout cela me laisse dire que ce verdict ne mérite pas réellement d’être qualifié de « bon ». Peut-être est-il techniquement correct sur le plan juridique — je n’ai pas l’expertise nécessaire pour le dire. Mais même si tel est le cas, cette condamnation semble être le résultat d’une affaire motivée bien plus par des rivalités politiques que par un réel intérêt pour la justice et l’État de droit.

Nous ne savons pas encore quelle sera la sentence de Trump (celle-ci est prévue pour le 11 juillet), mais dans le cas improbable où il serait effectivement emprisonné pour ce crime non violent, une réaction de jubilation serait non seulement inconvenante, mais aussi injuste (Pr 24.17, 1 Co 13.6).

Passons maintenant aux partisans de Trump. L’ancien président a nié les accusations d’adultère et de tentatives de dissimuler ses méfaits. Mais il a déjà admis à plusieurs reprises au moins un de ces paiements et Rudy Giuliani en a également parlé publiquement lorsqu’il était l’avocat de Trump. Compte tenu de l’historique bien documenté de commentaires (et de séances photo) de l’ancien président à propos de sa sexualité, ses dénégations sont pour le moins questionnables.

Trump a passé des décennies à attirer naturellement et à se forger délibérément une réputation de « personne immorale, impure ou cupide » connue pour sa lubricité, ses « obscénités, ses propos insensés » et ses « plaisanteries grossières » — toutes choses, cela va sans dire, bien éloignées de « ce qui convient à des saints » (Ep 5.3-5). Quelqu’un croit-il ses dénégations concernant ses liaisons avec des stars du porno ?

Franchement, je doute que même ses électeurs les plus enthousiastes y prêtent foi. En toute transparence, Trump n’est pas un homme de bonne moralité. Il n’est pas le genre d’homme au sujet duquel ces accusations sembleraient invraisemblables. J’ai la chance de connaître de nombreux hommes d’un autre genre, tout comme vous, j’imagine. De telles accusations à leur encontre me surprendraient au plus haut point. Je peinerais à ne pas en rire. Mais Trump ? Ses paroles disent non, mais tout son personnage public dit oui. Tout cela est indigne et honteux. Le fait de nous y associer est de nature à corrompre notre caractère (1 Co 15.33-34).

En bref, il est peut-être exact de dire que Trump est victime d’une certaine injustice, comme l’affirment de nombreux républicains. Si l’on considère les questions juridiques, je tends à les rejoindre. Mais cela ne fait pas de lui un héros persécuté qui mériterait d’être suivi et défendu à tout prix. En considérant Trump sous l’angle de la morale, il devrait être très facile de voir que sa vie ne mérite pas d’être qualifiée de « bonne ».

En tant que chrétiens, nous confessons bien sûr qu’« il n’y en a aucun qui fasse le bien, pas même un seul », que « tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu, et ils sont gratuitement déclarés justes par sa grâce, par le moyen de la libération qui se trouve en Jésus-Christ. » (Rm 3.12, 23-24)

En observant les difficultés rencontrées par Trump — certaines injustes, mais beaucoup causées par sa propre main — cette confession devrait nous éloigner de la jubilation ou de l’indignation, de la joie malsaine ou de la rancœur. Elle devrait nous inciter à l’humilité, à reconnaître que nous n’avons pas moins besoin de rédemption. Quel intérêt y a-t-il à ce que quelqu’un remporte une grande victoire judiciaire — ou même la présidence — tout en perdant son âme ?

Bonnie Kristian est directrice éditoriale pour les idées et les livres chez Christianity Today.

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Books

Si, Paul enseignait bien la soumission mutuelle

L’interprétation que donne Wayne Grudem à Éphésiens 5.21 ne tient pas la route.

Christianity Today May 29, 2024
WikiMedia Commons/Adaptations par CT

En Éphésiens 5.21, Paul demande aux chrétiens de « se soumettre les uns aux autres ». Ces mots ont traditionnellement été compris comme appelant à une forme de soumission mutuelle, y compris entre membres d’une même famille. Le réformateur Jean Calvin, par exemple, estimait que l’idée de soumission d’un père à son enfant ou d’un mari à sa femme pouvait sembler « étrange à première vue », mais il n’a jamais remis en question le fait qu’une telle soumission est effectivement ce que Paul prescrit.

Non sans ironie, c’est au nom du conservatisme théologique que cette lecture d’Éphésiens 5.21 a cependant été remise en question ces dernières années. De nombreux chercheurs évangéliques affirment aujourd’hui que la soumission dont il est question dans ce verset n’est pas une soumission mutuelle (tout le monde se soumet à tout le monde), mais une soumission unidirectionnelle à ceux qui détiennent l’autorité (certains se soumettent à d’autres). Le plus fervent défenseur de cette approche est Wayne Grudem, un éminent théologien qui a notamment participé à la création du Council on Biblical Manhood and Womanhood.

Grudem, qui a récemment annoncé qu’il se retirait de l’enseignement, soutient depuis plus de trente ans qu’Éphésiens 5.21 pourrait être paraphrasé comme suit : « Ceux qui sont soumis à une autorité doivent se soumettre à ceux d’entre vous qui ont autorité sur eux. » Selon la lecture de Grudem, ce verset requiert qu’une femme se soumette à son mari, mais il ne nécessite en aucun cas qu’un mari se soumette à sa femme.

Pour défendre cette interprétation, Grudem fait appel au sens de hypotassō, le verbe grec traduit par « se soumettre » ou « être soumis ». Grudem affirme que ce verbe « signifie toujours être soumis à l’autorité de quelqu’un d’autre, dans toute la littérature grecque, chrétienne et non chrétienne ».

« Dans tous les exemples disponibles », affirme Grudem, « lorsque l’on dit que la personne A est “soumise” à la personne B, la personne B a une autorité spécifique que la personne A n’a pas. En d’autres termes, hypotassō implique toujours une soumission unidirectionnelle à quelqu’un qui détient l’autorité. »

Le problème de cet argument est que ses affirmations concernant hypotassō ne sont tout simplement pas vraies. Je vous propose ci-dessous huit passages anciens contenant le verbe hypotassō. Chacun d’eux réfute de manière décisive l’affirmation de Grudem selon laquelle hypotassō « implique toujours une soumission unidirectionnelle à quelqu’un qui détient l’autorité ». Dans plusieurs, hypotassō est utilisé pour décrire une soumission qui est explicitement mutuelle et non unidirectionnelle. Et dans les huit textes, hypotassō décrit une soumission à des personnes qui ne sont pas en position d’autorité. (Toutes les traductions sont miennes. Une discussion approfondie de ces passages et d’autres textes pertinents sera disponible dans mon article à paraître dans le prochain Lexington Theological Quarterly)

  • Le moine Antiochos de Palestine, au 7e siècle, donne le conseil suivant à celui qui recherche l’humilité : « Qu’il se soumette à son prochain et qu’il soit son esclave, en se souvenant du Seigneur, qui ne dédaignait pas de laver les pieds de ses disciples. » (Pandecte 70.75-77)
  • L’évêque du 4e siècle Grégoire de Nysse explique que chaque membre d’une communauté monastique doit se considérer comme « un esclave du Christ qui a été acheté pour les besoins communs des frères » et doit donc « se soumettre à tous ». (De instituto Christiano 8.1:67.13-68.12)
  • Dans une lettre personnelle, l’évêque du 4e siècle Basile de Césarée parle de celui « qui, conformément à l’amour, se soumet à son prochain ». (Lettres 65.1.10-11)
  • Dans un traité réglementant la vie dans une communauté monastique, Basile cite l’exhortation de Paul en 1 Corinthiens 10.24 : « Que personne ne cherche son propre bien, mais le bien de l’autre. » Il en conclut qu’il faut « se soumettre soit à Dieu selon son commandement, soit aux autres en raison de son commandement » (Patrologia Graeca 31:1081.30-38).
  • Dans un traité également attribué à Basile, l’auteur décrit les membres d’une communauté monastique comme étant à la fois « esclaves les uns des autres » et « maîtres les uns des autres ». Cet « esclavage mutuel » n’est pas le fruit d’une coercition, mais se fait de plein gré, « l’amour soumettant les libres les uns aux autres ». (Patrologia Graeca 31:1384.7-14)
  • Dans un sermon contre la promiscuité sexuelle, l’archevêque du 4e siècle Jean Chrysostome déclare que « l’époux et l’épouse » qui n’ont pas eu d’expérience préalable avec d’autres partenaires sexuels « se soumettront l’un à l’autre » dans le mariage (Patrologia Graeca 62:426.33-35).
  • Dans une exhortation à la soumission mutuelle, Chrysostome s’interroge sur la manière de traiter un frère chrétien qui n’a pas l’intention de nous rendre la pareille : « Mais il n’a pas l’intention de se soumettre à toi ? Malgré cela, toi, soumets-toi ; ne te contente pas d’obéir, mais soumets-toi. Entretiens ce sentiment à l’égard de tous, comme si tous étaient ton maître. » (Patrologia Graeca 62:134.56-59)
  • Dans un traité attribué au moine Macaire l’Égyptien, du 4e siècle, l’auteur exhorte les membres d’une communauté monastique à rester « dans ce bon et édifiant esclavage » et à agir en « entière soumission les uns aux autres ». L’auteur imagine « tous les frères soumis les uns aux autres avec joie » et les exhorte, « en tant qu’imitateurs du Christ », à adopter « soumission et heureux esclavage pour le rafraîchissement mutuel ». (Grande Lettre 257.22-261.1)

L’interprétation que fait Grudem d’Éphésiens 5.21 est donc fondée sur une mauvaise compréhension du verbe grec hypotassō. Comme l’illustrent les passages cités ci-dessus, ce verbe n’est pas seulement utilisé pour décrire la soumission à des personnes en position d’autorité ; il est également utilisé pour décrire la soumission à son prochain, aux frères dans la foi et aux femmes.

De plus, en utilisant le Thesaurus Linguae Graecae — une énorme bibliothèque numérique contenant pratiquement toute la littérature grecque du monde antique disponible — j’ai examiné toutes les citations et allusions à Éphésiens 5.21 avant l’an 500 de notre ère. Je ne trouve aucun indice que l’Église de langue grecque ait même pu avoir idée de l’interprétation défendue par Grudem pour qui certains devraient se soumettre à d’autres. Les chrétiens de l’Antiquité ont toujours compris les paroles de Paul en Éphésiens 5.21 comme exigeant la soumission à tous les membres de la communauté, quel que soit leur rang, et les ont donc régulièrement associées à des passages tels que Marc 10.44 (« soyez l’esclave de tous ») et Galates 5.13 (« soyez esclaves les uns des autres »).

Par exemple, immédiatement après avoir cité Éphésiens 5.21, Jean Chrysostome fait l’exhortation suivante à la soumission mutuelle : « Qu’il y ait un échange d’esclavage et de soumission. Car ainsi il n’y aura pas d’esclavage. Que l’un ne s’asseye pas au rang de libre et l’autre au rang d’esclave ; il vaut mieux que maîtres et esclaves soient esclaves les uns des autres. » (Patrologia Graeca 62:134.28-32)

Remarquez qu’en expliquant Éphésiens 5.21, Jean Chrysostome utilise le vocabulaire de Galates 5.13 : « soyez esclaves les uns des autres. » Bien que ces deux versets soient régulièrement associés dans la littérature patristique grecque, les lecteurs francophones de Paul font rarement le lien. Les bibles en français traduisent généralement Galates 5.13 par « mettez-vous au service les uns les autres », mais le propos de Paul est plus fort que ne le suggère cette traduction. Paul utilise ici le verbe douleuō, qui signifie « être esclave » (doulos signifiant « esclave »)

Les verbes douleuō et hypotassō sont très proches et sont parfois utilisés ensemble comme des quasi-synonymes. Voyez les quatre passages suivants dans lesquels le verbe hypotassō est associé au verbe douleuō.

  1. Plutarque, auteur romain du 2e siècle, cite le conseil de Platon de ne pas « se soumettre et être esclave » de la passion (Moralia 1002E).
  2. Le philosophe romain Épictète, jeune contemporain de Paul, fustige celui qui ne parvient pas à atteindre l’idéal stoïcien : « Tu es un esclave, tu es soumis » (Discours 4.4.33).
  3. Le Berger d’Hermas, un texte chrétien du 2e siècle, décrit ce qui se passera « si tu es esclave du bon désir et si tu t’y soumets » (45.5).
  4. Dans le premier des huit passages cités plus haut, Antiochos écrit : « Qu’il se soumette à son prochain et qu’il soit son esclave. »

Dans ses arguments contre la soumission mutuelle, Grudem a négligé la proximité entre ces deux verbes. Il observe à juste titre que hypotassō implique une hiérarchie dans laquelle une personne est placée en dessous d’une autre. Puisque deux personnes ne peuvent pas être simultanément l’une sous l’autre, Grudem et d’autres critiques de la soumission mutuelle rejettent un concept qu’ils voient comme autocontradictoire.

Cependant, ces chercheurs ne relèvent pas que le verbe douleuō dans Galates 5.13 implique également une hiérarchie dans laquelle une personne est placée au-dessous d’une autre. Néanmoins, tous les commentateurs reconnaissent en Galates 5.13 que Paul utilise manifestement le verbe douleuō pour décrire une action mutuelle et non unidirectionnelle. Ainsi, si les propos de Paul concernant la soumission mutuelle en Éphésiens 5.21 sont effectivement (délibérément) autocontradictoires, ils ne le sont pas plus que ses propos concernant l’esclavage mutuel en Galates 5.13.

L’Église ancienne a toujours compris qu’Éphésiens 5.21 appelait à une réelle soumission mutuelle. Le rejet moderne de cette interprétation par certains évangéliques trouve son origine dans des affirmations fallacieuses concernant le verbe grec hypotassō. Jésus « a pris la forme d’un esclave » (Ph 2.7), et tous ceux qui le suivent, hommes et femmes, sont eux aussi appelés à la soumission.

Murray Vasser est professeur adjoint de Nouveau Testament au Séminaire biblique de Wesley. Cet article résume un travail académique présenté lors de la réunion de 2023 de la Society of Biblical Literature et à paraître dans la revue Lexington Theological Quarterly.

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Culture

L’assouplissement de l’évangélisme américain

Des normes établies de longue date à l’encontre de la consommation d’alcool, des tatouages et de pratiques religieuses vues comme trop « catholiques » disparaissent à toute allure. Que se passe-t-il ?

Christianity Today May 29, 2024
Icee Dc/Unsplash/Adaptations par CT

Au cours des 25 dernières années, il s’est passé dans le monde évangélique aux États-Unis quelque chose qui relève à mes yeux d’un profond changement générationnel. J’aimerais esquisser les traits de ce changement que j’observe et savoir comment d’autres le perçoivent.

Permettez-moi tout d’abord de planter le décor et de définir le genre d’églises évangéliques américaines auxquelles je pense : des communautés centrées sur la Bible, l’évangélisation et la foi personnelle en Jésus ; souvent, mais pas nécessairement, non confessionnelles, avec un accent modéré ou minimal sur les sacrements, la liturgie et l’autorité ecclésiastique ; et marquées par un style revivaliste ainsi que par des positions conservatrices sur la sexualité, le mariage et d’autres questions sociales. Historiquement, ces églises étaient majoritairement blanches et issues de la classe moyenne ou inférieure, mais pas aussi uniformément qu’on l’imagine souvent. Nombre d’entre elles ont été fondées au cours des trois dernières décennies et sont souvent adeptes des longs sermons, de la louange contemporaine, de la sainte cène une fois par mois et des multiples jeux d’éclairages.

C’est dans ces églises que j’ai constaté ce que je décrirais comme une forme d’assouplissement. Ce changement est en grande partie involontaire, ou du moins non planifié. Il n’est pas cohérent ou idéologique ; il ne s’agit pas d’un programme ou d’un mouvement ; il n’est même pas conservateur ou libéral en soi (et mon but ici n’est pas de porter un jugement globalement positif ou négatif sur ce changement). Cet assouplissement consiste en un relâchement généralisé de diverses normes sociales plus ou moins non dites, ou du moins non écrites.

L’exemple le plus évident est celui de notre attitude à l’égard de l’alcool. Pendant des générations, les évangéliques américains étaient connus pour être très méfiants à l’égard de la boisson, parfois au point de se faire abstinents. La chose était encore vraie pendant toute mon adolescence. Lorsque j’entendais dire que frère Joe ou sœur Jane buvait un verre de vin avant d’aller au lit, il ne s’agissait que de murmures à propos d’un comportement privé. Joe et Jane ne buvaient pas en public. Ils n’étaient certainement pas en train de microbrasser de la bière dans leur garage et d’en distribuer des échantillons dans des groupes de maison.

Deux décennies plus tard, pour autant que je puisse en juger, ce tabou concernant l’alcool a pratiquement disparu. Les professeurs de mon université chrétienne privée ne sont pas autorisés à boire avec les étudiants, mais il y a une douzaine d’années à peine, ils n’étaient pas autorisés à boire du tout. Et ce changement de politique n’est pas une anomalie dans les institutions évangéliques.

Pensez maintenant à d’autres tabous bien ancrés chez les évangéliques américains : les tatouages, la danse, les jeux d’argent, le tabagisme, et même les mères qui travaillent en dehors de la maison. Les pasteurs-célébrités « cool » sont loin d’être les seuls évangéliques tatoués de la génération Y ou Z. Si je demandais à l’un de mes étudiants chrétiens bien engagés quel raisonnement théologique a motivé sa décision de se faire de multiples tatouages, il ne m’offrirait pas une réfutation minutieuse de l’interprétation dépassée de Lévitique 19.28 que faisaient ses grands-parents. Il me fixerait d’un air étonné : Qu’est-ce que Dieu a à voir avec ça ?

Ou pensez à nos divertissements. Les églises et les parents chrétiens continuent de mettre certaines limites en matière de contenu, mais le champ s’est considérablement élargi. Il fut un temps où les films de Disney eux-mêmes étaient suspects. La sexualité, la vulgarité et la violence à l’écran étaient considérées comme causes du mauvais comportement des adolescents. Mais aujourd’hui, les habitudes évangéliques semblent à peu près identiques à celles de l’abonné Netflix moyen. Certains présentent même le fait de regarder Game of Thrones ou The Sopranos comme une nécessité pour connaître la culture qui les environne : Je ne fais que mon devoir missionnaire. Si le gore, la cruauté et la nudité choquent votre éducation fondamentaliste, tant pis pour le frère plus faible que vous êtes.

Cet assouplissement se produit également à l’intérieur des églises. Les évangéliques américains auxquels je pense regardaient traditionnellement d’un mauvais œil les pratiques qui pouvaient rappeler le catholicisme : la liturgie formelle, les vêtements, les sacrements, le calendrier ecclésiastique, parfois même les credo. Ces éléments ont longtemps été considérés comme des innovations extrabibliques qui menaçaient d’obscurcir l’Évangile, d’usurper l’autorité souveraine du Christ ou de promouvoir une foi nominale et sans vie.

Pourtant, je constate aujourd’hui un mouvement étonnant de la part de toutes sortes d’institutions évangéliques en faveur de la récupération de ces pratiques autrefois estampillées comme catholiques. Les chrétiens qui refusaient autrefois de faire une distinction entre la fête de Pâques et la célébration de la résurrection chaque dimanche observent aujourd’hui le carême. Des églises fondées sur un rejet de principe des credo récitent chaque dimanche le Symbole des Apôtres ou celui de Nicée. Des communautés historiquement associées au mémorialisme parlent de présence réelle du Christ dans l’Eucharistie (qu’elles appellent précisément « Eucharistie », pas seulement « Cène »).

L’assouplissement s’étend même aux programmes des séminaires évangéliques et à la préparation des prédications. Les professeurs et les pasteurs font référence à des auteurs et des penseurs extérieurs au monde évangélique et même au protestantisme, en s’appuyant sur des prêtres catholiques, des moines orthodoxes médiévaux, des évêques et des conciles patristiques. Comme tous mes autres exemples, ce changement n’est pas nécessairement associé au libéralisme théologique. Dans certains cas — je pense en particulier à la récitation de credo — il s’agit au contraire d’une évolution conservatrice, d’un retour à la catéchèse comme rempart contre les dérives théologiques.

J’ai qualifié cet assouplissement de « changement générationnel ». En un sens, c’est bien ce qu’il est. Mais d’après mes observations, les moins de 40 ans ne sont pas les seuls à avancer dans ce sens. Même s’il se limitait aux plus jeunes, un important changement serait toujours en cours, mais il pourrait ne s’agir que de la tendance normale des enfants à désapprendre les habitudes de leurs parents.

J’observe cependant que les membres des générations Y et Z ne sont pas les seuls à se relâcher. Il en va de même de leurs parents et de leurs grands-parents. Les anciens abstinents boivent désormais de l’alcool, les anciens boycotteurs de Disney regardent Netflix, les anciens critiques des jeux d’argent organisent des soirées poker.

Si j’ai raison, il y a là bien plus que les habituels changements générationnels. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qui a conduit tant d’évangéliques, en si peu de temps, à se débarrasser de tant de tabous sociaux et liturgiques ?

Avant d’avancer quatre hypothèses, je dois reconnaître que je me livre ici à quelques spéculations. Je n’ai pas de tableaux ni de graphiques pour étayer mon esquisse ou prouver une quelconque explication. Mais de même que j’ai exposé mes quelques observations pour voir si elles sont partagées par d’autres, je lance ces quatre idées pour voir si elles résonnent ailleurs dans le monde évangélique.

Tout d’abord, cet assouplissement me laisse penser que les nombreuses normes non écrites de l’évangélisme américain n’étaient pas uniquement soutenues par la doctrine, l’autorité de la communauté ou l’enseignement biblique. La force et l’adoption généralisée des règles relatives à la consommation d’alcool, aux tatouages, à la liturgie formelle, et ainsi de suite, trouvait aussi son origine dans la culture ambiante.

Dans de nombreux cas, l’impulsion extérieure provenait même de l’État. Ce n’est pas une coïncidence si cet assouplissement s’est produit après que les lois relatives au « vice » — alcool, divorce, drogues et pratiques sexuelles autrefois illégales — sont tombées les unes après les autres au cours du dernier demi-siècle. Le droit peut se trouver en aval ou en amont de la culture, mais l’Église fait dans tous les cas partie de ce fleuve social.

Deuxièmement, une culture moins chrétienne et plus sécularisée crée de nouvelles incitations et pressions pour les croyants ordinaires. Si tous les membres de la majorité non chrétienne croient ou font x, le fait de continuer à s’abstenir de x devient un marqueur distinctif du discipulat chrétien (ou de notre intransigeance). Cela amène tous les croyants, y compris les pasteurs, à reconsidérer leurs engagements : L’alcool est-il vraiment interdit par Dieu ? Noir sur blanc, dans tel verset de tel chapitre ? Si ce n’est pas le cas, pourquoi est-ce que je subis le mépris de mes voisins ou de mes collègues de travail ? En outre, tout le monde a toujours été au courant pour la collection de vins de Joe et Jane. Allons-y et rejoignons-les.

Troisièmement, lorsque le propos de l’Écriture est ambigu ou discutable sur un sujet alors que la position de la culture environnante est claire, il faut des pasteurs ou une Église institutionnelle pour convaincre les fidèles de s’en tenir à la norme scripturaire. Au cours des dernières décennies, nous avons cependant assisté à un déclin de l’autorité pastorale, à la mort de l’identité confessionnelle et à une crise de confiance envers les institutions chrétiennes.

« Les anciens l’ont dit » ou « le pasteur Luc sait ce qui est mieux » ne suffit plus. J’ai la possibilité de voter avec mes pieds et de rejoindre une église dont le pasteur dit ce qui me convient. Qui est le pasteur Luc ? N’est-ce pas lui qui m’a dit que tous les croyants sont capables d’interpréter les Écritures par eux-mêmes ? Et qu’aucune autorité autre que l’Écriture ne doit décider des questions de foi et de morale ? Et que toutes les questions sur lesquelles l’Écriture est silencieuse sont « indifférentes », soumises à la conscience personnelle ?

Quatrièmement et enfin, le sectarisme est difficile à tenir dans les tranchées postchrétiennes. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, les forces qui poussent les évangéliques à boire, à se faire tatouer et à regarder Netflix les poussent également à répéter les credo, à recevoir des cendres sur le front et à lire le pape Benoît XVI. Lorsque le monde entier semble s’opposer à la fidélité au Christ, vous avez besoin de tous les alliés disponibles. Les différences doctrinales qui n’ont que peu d’influence dans les batailles culturelles actuelles — pensez par exemple au baptême des enfants, par opposition à notre théologie de la sexualité ou du genre — peuvent plus rapidement être laissées de côté.

Voilà ce dont je parle lorsque j’affirme que l’assouplissement en question n’est pas le fruit d’un plan idéologique conduit du haut vers le bas. Tout se passe de manière organique, tout en même temps, parfois de manière apparemment contradictoire. Il n’est ainsi pas facile d’en juger. J’ai moi-même grandi sans liturgie à l’église ni alcool à la maison ; aujourd’hui, je me signe avant la prière et je bois volontiers un verre avec mes parents. Je déplore par contre la colonisation du temps libre des croyants par les écrans, qu’il s’agisse de la télévision en continu ou d’applications comme TikTok, ainsi que le laisser-faire qui en découle en ce qui concerne le contenu visionné.

Que chaque tendance spécifique soit bonne, mauvaise ou qu’elle reste à discerner, je sais que cet assouplissement s’est produit au cours des mêmes années où la fréquentation des églises et leur autorité sur leurs membres a décru, tandis que la solitude s’est approfondie. Ce qui semble être un gain à certains égards (moins d’autorité signifie peut-être moins de propension aux abus) a aussi des revers (certains membres égarés ont parfois besoin d’une direction forte pour remettre leur vie sur les rails).

Quoi qu’il en soit, au moment même où j’écris ces lignes, le monde évangélique tel que nous le connaissions est en train de changer. À quoi ressemblera-t-il au bout de ce changement ? Seul Dieu le sait.

Brad East est professeur associé de théologie à l’Université chrétienne d’Abilene. Il est l’auteur de quatre livres, dont The Church: A Guide to the People of God et Letters to a Future Saint: Foundations of Faith for the Spiritually Hungry.

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