Culture

Le caractère n’a-t-il vraiment plus d’importance ?

La « pudibonderie joyeuse » de l’évangélique Ned Flanders a cédé la place à la vulgarité, la misogynie et l’esprit partisan. Quel impact pour notre témoignage ?

Christianity Today April 3, 2024
Illustration par Christianity Today/Images sources : WikiMedia Commons/Getty

Ce texte a été adapté de la newsletter de Russell Moore. S’abonner ici .

Je suppose que Ned Flanders fréquente maintenant les clubs de strip-tease.

Il y a longtemps que je n’avais plus repensé à la caricature du voisin chrétien né de nouveau de la série Les Simpson. La journaliste religieuse du New York Times Ruth Graham l’a récemment cité, lui et sa « pudibonderie joyeuse », comme exemples — aux côtés de Billy Graham et George W. Bush — de ce qu’étaient autrefois les figures chrétiennes évangéliques les plus connues de notre pays. En 2001, un article de Christianity Today le surnommait même « Saint Flanders ». Les chrétiens évangéliques savaient que le moralisme de Ned était destiné à nous tourner en ridicule et que ses « valeurs familiales traditionnelles » étaient en décalage avec une culture américaine post révolution sexuelle.

Mais Ned n’était pas un charlatan. Il aspirait bel et bien au type de vie de prière, de lecture de la Bible, de chasteté morale et d’amour du prochain que les évangéliques étaient censés vouloir, même s’il le faisait d’une manière triviale et caractéristique de la classe moyenne de banlieue nord-américaine. Comme le souligne Ruth Graham, s’il se matérialisait aujourd’hui, Ned Flanders ferait l’objet de moqueries féroces pour ses scrupules moraux, mais probablement davantage de la part de ses coreligionnaires évangéliques blancs que de celle de ses voisins de bande dessinée non-croyants et amateurs de bière.

Comme le dit la journaliste, une « culture “nichons et boisson” a frayé son chemin dans la classe dirigeante conservatrice, soutenue par l’ascension de Donald J. Trump, le déclin de l’influence des institutions religieuses traditionnelles et un paysage médiatique changeant, de plus en plus dominé par les normes plus souples de la culture en ligne. » (L’article que vous lisez en ce moment même témoigne de ce changement. J’ai passé plus de 15 minutes à réfléchir à la manière de citer Graham sans utiliser le mot anglais « boobs » qu’elle emploie.)

L’analyse de Graham est importante pour les chrétiens américains, précisément parce que le changement qu’elle décrit n’est pas quelque chose « d’extérieur », appartenant au reste de la culture, mais est au contraire conduit spécifiquement par la même sous-culture évangélique blanche qui insistait autrefois sur le fait que le caractère personnel — la vertu, pour utiliser un mot aujourd’hui démodé que les fondateurs de notre pays connaissaient bien — est important.

Oui, le caractère de plus en plus vulgaire d’une certaine droite est en partie dû à la sécularisation de la base par des émissions de culture pop dont les vedettes promeuvent davantage un libertarisme décomplexé que l’Évangile. Mais ce qui est beaucoup plus alarmant, c’est que la grossièreté et l’effritement de la vertu sont bien observables parmi les chrétiens professant engagés en politique. La membre du Congrès qui, lors d’un petit-déjeuner de prière, a plaisanté sur le fait qu’elle avait refusé des relations sexuelles à son fiancé pour pouvoir se présenter devant son auditoire, était là pour parler de sa foi et de l’importance de la foi et des valeurs religieuses pour l’Amérique. Le membre du Congrès qui a récemment dit à un journaliste « d’aller se faire f… » se présente comme un « nationaliste chrétien ». Nous avons entendu des « Let’s Go Brandon » — une formule dissimulant une insulte qui aurait autrefois entraîné des mesures disciplinaires — chantés dans des églises.

Le pasteur et aspirant théocrate Douglas Wilson a publiquement utilisé une insulte à l’encontre des femmes que non seulement je ne répéterai pas ici, mais qu’aucun média non chrétien ne citerait — et ce, sans même faire référence au roman de Wilson, d’une grossièreté effrayante, à propos d’un robot sexuel.

Wilson, bien sûr, cultive une attitude caricaturale consistant à mettre en scène une forme de vilenie qui n’est pas représentative de la plupart des chrétiens évangéliques. Mais le problème réside dans la manière dont de nombreux autres chrétiens réagissent : « Eh bien, je ne dirais pas les choses comme il les dit, mais… » Certains ne voient rien de plus que des « tweets méchants » lorsque Donald Trump s’en prend à celles qui prétendent avoir été agressées sexuellement par lui en raison de leur apparence, à des héros de guerre parce qu’ils ont été capturés, à des personnes handicapées parce qu’elles sont handicapées, ou qu’ils soutient ceux qui ont attaqué des policiers et saccagé le Capitole en les qualifiant d’« otages ».

Le pire, c’est que les chrétiens évangéliques — dont certains de ceux que j’ai entendus pontifier sans fin sur l’immoralité sexuelle de Bill Clinton (et avec les propos desquels j’étais d’accord à l’époque et le suis encore aujourd’hui) — qualifient de moralistes à la noix ceux qui refusent de faire exactement ce pour quoi ils ont condamné les défenseurs de Clinton : privilégier l’alignement des vues politiques au détriment du caractère personnel.

Au milieu du scandale Clinton de la fin des années 1990, un groupe d’universitaires publiait une « Déclaration concernant la religion, l’éthique et la crise de la présidence Clinton » :

Nous sommes conscients que certaines qualités morales sont essentielles à la survie de notre système politique, parmi lesquelles le souci de la vérité, l’intégrité, le respect de la loi, le respect de la dignité d’autrui, l’adhésion au processus constitutionnel et la volonté d’éviter les abus de pouvoir. Nous rejetons l’idée que les violations de ces normes éthiques devraient être excusées tant qu’un dirigeant reste fidèle à un programme politique particulier et que la nation bénéficie d’une économie forte.

Ces paroles semblent aujourd’hui appartenir à un passé bien lointain.

Notre situation serait compréhensible dans un monde où les mots qui sortent d’une personne ne représentent pas ce qui est présent dans le cœur, ou dans un monde où la conduite extérieure peut être séparée du caractère intérieur. Le problème est qu’un tel monde imaginaire est contraire à la Parole de Dieu. Jésus nous a enseigné exactement l’inverse, de manière explicite et répétée (Mt 15.10-20 ; Lc 6.43-45).

Ironiquement, certains de ceux-là mêmes qui soutiennent le mythe d’une « Amérique chrétienne », dans laquelle les fondateurs américains sont transformés en évangéliques conservateurs, adoptent aujourd’hui une manière de penser que les chrétiens orthodoxes comme les unitariens déistes de nos débuts auraient, d’un commun accord, dénoncée. Des Federalist Papers aux débats autour de la Constitution et de la Déclaration des droits, pratiquement tous les pères fondateurs — malgré toutes leurs divergences sur les spécificités du fédéralisme — affirment que les procédures et politiques constitutionnelles ne suffisent pas à elles seules à préserver une république : des normes morales et l’attente d’une certaine élévation de caractère personnel étaient nécessaires.

Ces normes empêchent-elles les personnes de basse moralité d’accéder à de hautes fonctions ? Pas du tout. Les hypocrites et les démagogues ont toujours existé. Ce que toutes les générations d’Américains ont cependant su jusqu’à présent, c’est qu’il y a une différence nette entre des dirigeants qui ne seraient pas à la hauteur de ce que l’on attend d’eux et des dirigeants qui opèreraient dans un contexte où il n’y a pas d’attentes en matière de caractère personnel. Vous pouvez engager un comptable pour s’occuper de vos impôts et découvrir plus tard qu’il s’agit d’un fraudeur ou qu’il détourne vos fonds. Ce n’est pas du tout la même chose que d’embaucher un fraudeur patenté parce que vous avez conclu que seuls les imbéciles respectent les lois fiscales.

Aucun responsable d’aucune communauté, association ou nation n’est un ensemble abstrait de politiques. Nous choisissons des responsables pour prendre des décisions sur des éventualités qui ne se sont pas encore produites, ou qui ne sont peut-être même pas envisagées. Un dentiste qui profère des injures à l’encontre de ses adversaires et promet une pratique fondée sur la « vengeance et la rétribution » et la destruction de toutes les normes de la dentisterie moderne n’est pas quelqu’un à qui vous devriez faire confiance pour manipuler la fraise dans votre bouche. Qu’en est-il lorsqu’il s’agit de confier à une personne des codes nucléaires ?

D’autre part, ce que les conservateurs en général et les chrétiens en particulier savaient autrefois, c’est que ce qui est banalisé dans une culture devient un élément attendu de cette culture. Défendre un président qui utilise son pouvoir pour avoir des relations sexuelles avec sa stagiaire en disant que « Tout le monde ment à propos du sexe » n’est pas seulement une question politique. Cela change au bout du compte la façon dont les gens pensent à ce qu’ils devraient attendre d’eux-mêmes. C’est ce que le sociologue Daniel Patrick Moynihan appelait « abaisser la barre de la déviance ».

Lorsque des habitants de Louisiane défendent leur soutien à David Duke, un propagandiste nazi et ancien grand sorcier du Ku Klux Klan, parce qu’il est prétendument « pro-vie » ne sont pas seulement en train de « choisir le moindre mal ». L’idée de « nazi pro-vie », ou d’« agresseur sexuel pro-vie », change la signification de ce que signifie pro-vie dans l’esprit de toute une génération.

Quels que soient les résultats politiques à court terme que vous pourrez « gagner », vous vous retrouverez dans une situation où certains croient que l’autoritarisme et les agressions sexuelles peuvent être compensés par la bonne approche politique, tandis que d’autres croiront que s’opposer à l’abus de pouvoir ou à l’anarchie sexuelle nécessite d’être opposé au courant pro-vie. D’une manière ou d’une autre, vous perdrez.

Les conséquences politiques à long terme d’une culture où la vertu ne compte plus sont importantes. Les conséquences pour un pays le sont encore plus. Mais pensez aussi aux conséquences sur vous. « Si les individus ne vivent que soixante-dix ans, alors un État, une nation ou une civilisation, qui peut durer mille ans, est plus important qu’un individu », écrivait C. S. Lewis. « Mais si le christianisme est vrai, alors l’individu est non seulement plus important, mais incomparablement plus important, car il est éternel. La vie d’un État ou d’une civilisation, comparée à la sienne, n’est qu’un court moment. »

La Bible nous avertit non seulement de ce que la dissolution du caractère — de l’immoralité à la vantardise en passant par l’absence de charité et la cruauté — peut faire aux âmes de ceux qui pratiquent de telles choses, mais aussi de l’effet désastreux sur ceux qui « approuvent ceux qui les pratiquent » (Rm 1.32).

Ned Flanders n’est pas, et n’a jamais été, l’idéal du chrétien. La piété personnelle et la moralité ne suffisent pas. Mais nous devrions nous poser la question : si Les Simpson étaient réécrits aujourd’hui avec l’intention de se moquer des chrétiens évangéliques, cette caricature représenterait-elle quelqu’un d’excessivement dévoué à sa famille, à la prière, à la fréquentation de l’église, à la gentillesse envers ses voisins et à la pureté maladroite de ses propos ? Ou Ned Flanders serait-il un militant hargneux, un insurrectionniste violent, un misogyne qui se moque des femmes ou un pervers abusif ?

Ce changement de perspective serait-il dû au fait que le monde séculier est devenu plus hostile aux chrétiens ? Peut-être. Ou serait-ce parce que, lorsque le monde séculier regarde le visage que montre le christianisme, il ne pense plus à Ned Flanders, mais à un visage avide de plus dans un club de strip-tease ?

Si nous sommes détestés pour nos tentatives de ressembler à Jésus, considérons cela comme une joie. Mais si nous sommes détestés pour notre cruauté, notre hypocrisie sexuelle, nos querelles, notre haine et notre vulgarité, nous devrions peut-être nous demander ce qu’il est advenu de notre témoignage.

Le caractère compte. Ce n’est pas la seule chose qui compte. Mais si le caractère n’y est pas, le reste est sans importance.

Russell Moore est rédacteur en chef de Christianity Today et dirige son projet de théologie publique.

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