Les rôles de genre au-delà de l’Église occidentale

Les chrétiens occidentaux pourraient apprendre de la diversité des ecclésiologies à travers le monde.

Christianity Today March 29, 2024
Illustration de María Jesús Contreras

Le récent regain d’intérêt pour la question des « rôles de genre bibliques » — comment les hommes et les femmes servent dans l’Église et interagissent à la maison — semble se focaliser sur l’Église occidentale, en particulier aux États-Unis. Nous avons contacté le président du Séminaire théologique Gordon-Conwell, Scott W. Sunquist, qui est également missiologue et spécialiste du christianisme non occidental, pour entendre une perspective plus globale sur la question du genre et de l’Église.

Cet entretien a été légèrement édité pour des raisons de style et de clarté.

Comment les termes du débat sur les rôles des hommes et des femmes ont-ils été définis dans les Églises évangéliques ?

Deux commentaires préliminaires : premièrement, la notion d’« évangélique » n’est plus très claire, de sorte que chaque fois que nous parlons des « Églises évangéliques », nous devrions préciser de quelle famille ou de quelle tradition nous parlons. Deuxièmement, une grande partie du « débat » concernant les rôles des hommes et des femmes aux États-Unis a eu lieu lorsque ma famille vivait à l’étranger. Nous avons donc raté les prémices de la discussion autour des termes complémentarien et égalitarien. Il s’agit de nouveaux concepts qui ont commencé à se répandre à la fin des années 1980.

Le débat évangélique à ce sujet a été très différent de la discussion œcuménique plus large concernant les rôles des hommes et des femmes. L’Église orthodoxe n’ordonne pas de femmes prêtres, pas plus que les catholiques romains. Les Églises protestantes traditionnelles ont commencé à ouvrir aux femmes toutes les fonctions dans l’Église dans le sillage du grand mouvement missionnaire, où les femmes prédominaient en tant que pionnières. Les pentecôtistes des débuts de ce mouvement, quant à eux, reconnaissaient une égalité de fonction entre les femmes et les hommes. Dans cette tradition, les femmes ont commencé, au début du 20e siècle, à implanter des églises et à en assurer la charge pastorale.

La vision binaire des rôles des hommes et des femmes — lui vs elle — que nous avons aujourd’hui provient principalement des traditions baptistes du Sud, indépendantes et réformées conservatrices. Sous l’étiquette du complémentarisme, celles-ci défendent une définition claire des deux genres et délimitent les rôles acceptables pour les femmes .

Précisons que ce discours spécifique est une approche américaine de la question qui a été exportée par le travail des missionnaires. Précisons également que toutes les traditions qui s’identifient comme évangéliques, tant aux États-Unis que dans le monde, n’abordent pas le débat de la même manière.

Le débat complémentarisme-égalitarisme est très important aux États-Unis ainsi que dans l’Église occidentale en général. Mais comment le rôle des hommes et des femmes dans l’Église est-il perçu ailleurs ? Comment interprète-t-on ce que les Écritures disent sur les distinctions de genre dans les différentes ecclésiologies à travers le monde ?

Comme nous le savons tous, la diversité de cultures (qui se manifeste le plus nettement dans les langues et les religions) est une belle chose dont nous sommes témoins et pouvons être reconnaissants. J’ai eu la chance d’enseigner et d’être instruit auprès de responsables chrétiens de nombreux pays d’Asie et d’Afrique. En général, une fois que les femmes sont alphabétisées, leur rôle évolue. L’Évangile permet l’alphabétisation et l’éducation des femmes, ce qui constitue souvent une menace pour les rôles féminins traditionnels dans les cultures islamiques, hindoues et bouddhistes. L’alphabétisation permet aux femmes de s’émanciper. Elles peuvent enseigner à leurs enfants, poser des questions et transmettre l’Évangile autour d’elles.

Cependant, dans de nombreuses cultures du monde, les hommes et femmes chrétiens ne s’assoient pas ensemble dans l’église. Les femmes ont leur côté où elles s’occupent des enfants. Les rôles de genre sont liés à la culture ambiante. Mais, là où les femmes sont opprimées, l’Évangile leur procure toujours un certain degré de liberté. Pour le dire autrement : lorsque l’Évangile pénètre dans une culture, il la fait évoluer vers plus de grâce, de bien-être et d’épanouissement pour tous. Nos cultures sont marquées par le péché. L’Évangile en ajuste les modèles au bénéfice des individus, des familles et des sociétés.

Quelle est la situation au sein des églises mono-ethniques aux États-Unis ?

Pour faire suite à votre question précédente, imaginons ce qui se passe lorsque des étrangers, par exemple asiatiques, viennent aux États-Unis. Les églises coréennes (et la plupart des églises chinoises) de première génération sont dominées par une éthique et un ordre social confucéens. Dans la société confucéenne, l’ordre social est hiérarchique : l’empereur règne sur ses sujets, le père domine sur ses enfants, le mari sur la femme, etc. Par conséquent, les femmes ne sont généralement pas intégrées parmi les responsables de ces communautés. Cela ne les empêche toutefois pas de les diriger en coulisse dans bien des cas.

L’aspect positif lié au maintien de ces aspects culturels est qu’un Coréen pourra trouver ainsi une église où il se sent chez lui : mon église avec mon peuple. Il peut se dire que le christianisme n’est pas une religion étrangère et qu’il peut fréquenter l’Église sans devoir changer de culture. L’aspect négatif de cette forte adhésion aux modèles culturels est que, dans certains cas, les femmes ne sont pas traitées avec le respect et la dignité qui leur revient d’office dans la tradition chrétienne. Cela nuit au témoignage de la foi. C’est l’un des nombreux exemples de conversion incomplète d’une culture. On en trouve dans toutes les traditions à travers le monde.

Comme je l’ai mentionné précédemment, la conversion au Christ s’accompagne d’un réajustement. Elle nous incite à ne pas rester coincés dans les schémas pécheurs de nos cultures. Aux États-Unis, dans de nombreuses églises indiennes ou moyen-orientales, les hommes et les femmes sont assis chacun de leur côté. Mais outre les cultures autochtones locales, l’enseignement des missionnaires occidentaux influence aussi souvent la place et le rôle des femmes.

Aucune église chinoise ou noire n’est « pure », tout comme aucune des églises que nous désignons parfois comme « blanches ». Les cultures contiennent toutes quelque chose de l’image de Dieu, mais elles sont déchues. Il est important de s’en souvenir pour éviter la tentation de vouloir façonner tous les groupes ethniques à « notre » image et de ne prendre en compte que notre définition des rôles de genre dans la famille et dans l’Église.

Au fur et à mesure que le mouvement évangélique se développe en dehors de l’Occident, devons-nous nous attendre à une croissance ou à un déclin des débats sur les rôles des femmes et des hommes ?

Si l’on entend par « mouvement évangélique » des traditions religieuses centrées sur l’autorité biblique, la centralité du Christ et la nécessité de la conversion, il se développe déjà depuis longtemps en dehors de l’Occident. Aujourd’hui, les évangéliques occidentaux ne représentent qu’environ 30 % des évangéliques dans le monde. Le théologien nigérian Ogbu Kalu soulignait que « le christianisme africain est un christianisme évangélique ». Selon la description mentionnée ci-dessus, la plupart des communautés chrétiennes en expansion (y compris les pentecôtistes) en Chine, en Afrique, en Asie du Sud, en Asie du Sud-Est et en Amérique latine peuvent être considérées comme évangéliques. Dans l’évangélisme non occidental, de nombreuses églises indépendantes africaines ont leurs propres enseignements, mais, d’une manière générale, elles sont évangéliques et leur approche du genre suit leurs normes culturelles.

Toutefois, comme je l’ai mentionné précédemment, la place des femmes s’y est améliorée. Si nous sommes attentifs, nous pouvons observer comment l’Évangile remodèle diverses traditions africaines et asiatiques, en particulier leur vision de la place de la femme dans leur milieu. Une grande partie de leurs débats sur les rôles des hommes et des femmes dans l’Église concerne l’application de la Bible à leurs rôles culturels actuels, en plus de ce qu’ils lisent et entendent de la part de chrétiens occidentaux. Dans les questions non essentielles, telles que les rôles de genre, les chrétiens occidentaux devraient aussi s’intéresser à la manière dont les chrétiens égyptiens ou malaisiens, par exemple, façonnent leur ecclésiologie, leur accompagnement pastoral et leur prédication. Les chrétiens occidentaux, en tout cas aux États-Unis, ont du mal à se mettre à l’écoute des autres.

J’ai été pasteur d’une église presbytérienne à Singapour où il n’y avait qu’une seule femme ordonnée, et elle venait d’Angleterre. La deuxième femme à être ordonnée fut une de mes étudiantes. Elle est devenue pasteure d’une église que j’ai contribué à implanter. Le changement s’est opéré sur plusieurs années, et il n’a pas été imposé par des « autorités » extérieures, mais par l’étude de la Bible, la reconnaissance des dons spirituels et la prière. Comme aux États-Unis, on n’ordonne pas les femmes dans toutes les dénominations de Singapour ou de Malaisie. Mais la plupart des rôles dans l’Église — exercer les fonctions de diacre et d’ancien, lire les Écritures, enseigner, implanter des Églises, servir la sainte cène — sont désormais ouverts aux femmes. L’ordination au pastorat est la seule chose qui n’est souvent pas encore ouverte aux femmes dans les églises évangéliques à travers le monde.

Que peut apprendre l’Église occidentale de l’Église mondiale dans sa façon d’aborder les rôles des hommes et des femmes ? Comment pouvons-nous rechercher l’unité tout en respectant nos convictions bibliques particulières ?

Je pense que nous devons reconnaître la diversité de l’Église mondiale en matière d’ecclésiologie. Car c’est de cela qu’il est question : qui peut être ordonné, prêcher, superviser les sacrements et enseigner ? Les chrétiens sont parvenus à des conclusions très différentes sur des points secondaires, et nous devons faire preuve de bienveillance en accueillant la richesse que nous offre notre communauté mondiale. Certaines églises limitent la participation des femmes au culte pour des raisons bibliques et/ou traditionnelles. C’est leur droit et nous devrions le respecter, tant que les femmes sont elles aussi respectées et ont accès à des moyens significatifs de participer pleinement à la vie du corps du Christ.

Dans un monde en proie aux divisions, les chrétiens occidentaux devraient humblement apprendre de l’Église mondiale, en cherchant à approfondir l’unité autour de l’essentiel et en ne laissant pas des éléments secondaires comme les rôles de genre nous diviser. Le monde a besoin de voir l’unité que nous vivrons dans une humilité chrétienne emplie de grâce.

Traduit par Anne Haumont

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Books

Après l’attentat de Moscou, les évangéliques russes veulent résister à l’esprit de vengeance.

Moscou et Kiev sèment le doute à propos de la tuerie revendiquée par une branche de l’État islamique. Les responsables chrétiens mettent l’accent sur la compassion et le pardon.

Des fleurs et des jouets déposés à la mémoire des victimes de l’attentat terroriste contre le Crocus City Hall à Moscou.

Des fleurs et des jouets déposés à la mémoire des victimes de l’attentat terroriste contre le Crocus City Hall à Moscou.

Christianity Today March 27, 2024
Olga Maltseva/Getty

Dans leurs sermons de dimanche, les évangéliques russes ont condamné l’attentat terroriste qui a frappé le public d’une salle de concert en périphérie de Moscou.

Alors que l’union baptiste de Russie priait pour « la miséricorde et la protection de Dieu », l’union pentecôtiste a fait part de son « amertume et de son chagrin ». Vitaly Vlasenko, secrétaire général de l’Alliance évangélique russe, a parlé d’un « choc douloureux » qui pourrait déclencher une « vengeance incontrôlée » contre le terrorisme.

Mais nombreux sont ceux qui s’interrogent en Russie : qui sont les terroristes ?

L’attentat de vendredi dernier, qui a fait au moins 137 morts au sein du Crocus City Hall de 6 200 places, a été revendiqué par une branche de l’État islamique dans la province afghane du Khorasan (EI-K), qui cherche à instaurer un califat islamique en Asie centrale. La déclaration du groupe souligne que l’attaque visait les chrétiens et s’inscrit dans le « cadre naturel » de sa guerre contre les ennemis de l’islam.

Au début du mois, l’ambassade des États-Unis à Moscou avait recommandé à ses ressortissants d’éviter les grands rassemblements. Les responsables américains ont affirmé avoir alors partagé leurs renseignements avec la Russie. Le 7 mars, la Russie déclarait avoir déjoué un attentat contre une synagogue et, quelques jours auparavant, les services de sécurité avaient tué six terroristes de l’EI-K lors d’une fusillade dans la région musulmane du Caucase russe.

Le groupe est également lié à l’attentat à la bombe perpétré en 2017 dans le métro de Saint-Pétersbourg, qui avait fait 15 morts.

L’EI-K a été formé en 2015 par des extrémistes désireux d’emprunter une voie plus violente que celle des talibans pakistanais, l’année même où la Russie est intervenue officiellement en Syrie pour soutenir le président Bachar el-Assad. Groupes sunnites, l’EI et ses affiliés s’opposent à la foi alaouite d’Assad, qu’ils considèrent comme hérétique, et voient les musulmans chiites comme des apostats.

En janvier, l’EI-K avait tué 95 Iraniens à Kerman lors d’une cérémonie à la mémoire de Qasem Soleimani, chef du Corps des gardiens de la révolution islamique, assassiné par les États-Unis en 2020. Alors que les forces américaines se retiraient d’Afghanistan en 2021, une attaque de l’EI-K contre l’aéroport de Kaboul avait également tué 13 soldats américains et 170 civils.

Des analystes estiment que l’EI-K visait de plus en plus la Russie.

Suite à l’attentat, les autorités russes ont arrêté onze suspects, dont quatre tireurs présumés, originaires du Tadjikistan, qui passent actuellement en jugement.

Mais le président Vladimir Poutine, réélu le 17 mars avec 88 % des voix lors d’un scrutin que les observateurs occidentaux n’ont estimé ni libre ni équitable, n’a pas mentionné le terrorisme islamique lorsqu’il a décrété une journée de deuil national. Les déclarations officielles concernant la responsabilité de l’attentat sont restées vagues, tandis que le chef adjoint du conseil de sécurité russe a ouvertement spéculé sur le fait que si l’Ukraine était impliquée ses dirigeants « devaient être traqués et tués sans pitié ».

« Êtes-vous sûr qu’il s’agit de l’État islamique ? », a interrogé le porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, suggérant que le groupe était utilisé comme un « homme de paille ». L’ambassadeur russe aux États-Unis a nié avoir reçu des informations préalables de la part des États-Unis. Un média nationaliste a demandé au Kremlin de donner aux Ukrainiens 48 heures pour évacuer leurs grandes villes avant de les attaquer.

Quelques heures seulement avant le massacre de la salle de concert, dans le cadre d’un vaste assaut contre les infrastructures civiles de l’Ukraine, la Russie avait justement pris pour cible le plus grand barrage hydroélectrique du pays, privant d’électricité plus d’un million de personnes.

L’Ukraine a nié toute implication dans l’attaque terroriste.

Le porte-parole des services de renseignement militaire a toutefois suggéré qu’il s’agissait d’un « acte délibéré de provocation » de la part de Poutine, tandis que le président Volodymyr Zelensky a déclaré qu’il était typique de ces « salauds » de tenter de rejeter la faute sur d’autres. Il a également fait allusion à des accusations jamais prouvées selon lesquelles les attentats terroristes de 1999 en Russie étaient une opération sous fausse bannière et déclaré que Poutine considérait ses propres citoyens comme « accessoires ».

Les États-Unis ont déclaré que l’EI-K avait mené seule l’attaque, sans implication ukrainienne.

Nos contacts évangéliques russes n’ont pas commenté ces accusations mutuelles. Ils soulignent plutôt l’afflux de prières, la sympathie pour les victimes et la nécessité de faire confiance à Dieu et de résister à toute envie de vengeance.

« Le mal se répand sur la terre », dit Alexey Markevich, vice-recteur des affaires académiques du Séminaire théologique de Moscou, qui a critiqué la guerre en Ukraine. « Seigneur, donne-nous la paix et garde nous tous d’être consumés par le mal. »

Christians4Peace, un groupe antiguerre russe anonyme, a condamné à la fois les atrocités terroristes et l’attaque quasi simultanée contre l’infrastructure civile ukrainienne.

« Enseigne-nous à aimer nos ennemis », a posté le groupe sur son compte Telegram. « Montre-nous ce que nous pouvons encore faire, car nous avons parfois l’impression qu’il n’y a rien à faire. »

Un responsable orthodoxe russe travaillant pour le réseau d’organisations évangéliques Faith2Share, qui a demandé que son nom ne soit pas divulgué pour des raisons de sécurité, a déclaré que l’attaque était encore « trop fraîche » pour qu’il puisse en dire grand-chose. Mais en évoquant un sentiment de « désespoir », il a également rappelé les souvenirs du terrorisme du début des années 2000. Il craint que les liens avec l’EI ne nuisent encore à la communauté de migrants d’Asie centrale dont sont issus les auteurs présumés de l’attentat.

Selon les périodes, jusqu’à 1,5 million de Tadjiks ont travaillé en Russie, beaucoup d’entre eux ayant la nationalité russe.

D’autres extrémistes musulmans ont déjà troublé la Russie par le passé. En 2002, des militants tchétchènes du Caucase russe prenaient des otages dans un théâtre de Moscou. L’opération de sécurité visant à libérer ces derniers s’est soldée par la mort de 41 terroristes et de 129 civils. En 2004, à Beslan, la prise d’otage d’une école russe par des militants tchétchènes s’est soldée par 330 morts, dont plus d’une moitié d’élèves de l’école.

Mais après l’attentat de vendredi, un responsable évangélique interrogé ne craint pas l’escalade.

« Nous avons des responsables sages et prudents à Moscou », dit Sergey Holzwert, évêque de l’Église luthérienne en Russie européenne. « Le gouvernement ne sera pas irréfléchi et s’assurera des faits avant de dire quoi que ce soit d’officiel. »

Pavel Kolesnikov, secrétaire général du Commonwealth des chrétiens évangéliques et directeur régional du Mouvement de Lausanne pour l’Eurasie, voit dans l’attentat une nouvelle preuve du caractère déchu de ce monde. Mais il décourage les spéculations sur les coupables.

« Il n’est pas de notre ressort de déterminer les responsabilités », dit-il, citant Proverbes 25.2 et laissant entendre que cette tâche incombe aux responsables politiques. « Le mal peut venir de n’importe où et de n’importe qui, et ceux qui veulent tout interpréter ne font que nourrir leur orgueil. »

En tant que pasteur de l’église baptiste de Zelenograd, à Moscou, Pavel Kolesnikov s’est attaqué au terrorisme dans son sermon du dimanche.

Depuis Adam, le péché règne, a-t-il dit. Trop de gens idéalisent l’avenir du monde en pensant qu’ils peuvent le changer. Bien que Dieu soit sur le trône, Jésus ordonne à Pierre de ranger son épée. Le Sermon sur la montagne, a-t-il ajouté, oriente les chrétiens vers la miséricorde qui se traduit par une compassion et un pardon actifs.

Il a souligné que la prière de David consistait à demander à Dieu de lui venir en aide.

« Si vous avez peur, si vous demandez justice ou si vous ne pouvez pas pardonner, venez à Jésus », a prêché le pasteur. « Il vous donnera tout ce dont vous avez besoin. »

William Yoder, journaliste religieux à la retraite et citoyen américano-russe qui couvre la région depuis 1978, estime que les évangéliques russes ont tendance à être plus passifs que leurs homologues américains. Vivant en Russie et en Biélorussie depuis 2001, il dit qu’aucun d’entre eux n’exige de châtiment ; au contraire, le terrorisme est souvent assimilé à une forme de catastrophe naturelle.

« Il mérite d’être condamné », dit William Yoder, « mais la préoccupation locale est de demander la protection de Dieu. »

Il prie pour que la réponse soit mesurée, mais il craint une escalade. Plus ou moins convaincu que l’EI-K ne serait pas à blâmer, il pense que la plupart des évangéliques auraient des doutes similaires, comme la plupart des citoyens russes. Mais il vaudrait mieux à ses yeux que ce soit le groupe djihadiste qui soit coupable, afin de ne pas attiser encore plus l’hostilité envers les Ukrainiens.

Quel que soit l’auteur de l’attaque, il prie pour que Dieu parle à son cœur.

La Russie a affirmé que les militants tadjiks présumés avaient fui vers l’Ukraine, où ils attendaient d’être accueillis. Le média d’opposition russe Meduza a géolocalisé l’arrestation dans la région de Bryansk, à 340 kilomètres au sud-ouest de Moscou et à 145 kilomètres de la frontière ukrainienne. Les médias pro-Kremlin ont diffusé les aveux d’un militant détenu, qui a déclaré avoir été payé par un « prédicateur islamique » pour commettre l’attentat.

Des analystes ont exprimé des doutes quant au fait que quelqu’un puisse s’infiltrer par cette frontière hautement militarisée. Mais deux terroristes ont plaidé coupables. Des images les montrent gravement meurtris.

« Il n’y a pas de motivation religieuse à cette attaque », a déclaré Roman Lunkin, directeur du Centre d’études religieuses de l’Académie des sciences de Russie, répercutant ainsi le doute largement répandu au sujet de l’implication de l’EI-K. « Au contraire, la réponse a uni tous les croyants. »

Outre les chrétiens, les organisations musulmanes, juives et bouddhistes de Russie ont toutes exprimé leurs condoléances aux victimes. À l’approche de Pâques en Occident (les orthodoxes russes fêteront cette fête le 5 mai), Pavel Kolesnikov a rappelé aux croyants que le sang de Jésus est notre ultime espoir.

Plus de 5 000 Russes ont aussi donné le leur pour aider les blessés, rapporte-t-il, faisant la queue pendant près de neuf heures.

« Notre travail consiste à être auprès de notre communauté, à enseigner la bonté », dit le pasteur. « Le Christ a vaincu le mal, mais bien que celui-ci continue à se manifester de manière inattendue à travers des individus, nous ne voulons l’attribuer à aucune nationalité. »

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Les artisans de paix divisés de Terre sainte

Des chrétiens œuvrant à la réconciliation en Israël et en Palestine s’attendaient à ce qu’une guerre éclate. Aujourd’hui, celle-ci interroge la pertinence de leur travail.

Christianity Today March 27, 2024
Maya Levin pour Christianity Today

Le 7 octobre 2023, juste avant le lever du soleil, dans leur appartement de Jérusalem, Kay, la femme de Salim Munayer, le réveille en le secouant. Son téléphone portable émet sans cesse des alertes.

« WhatsApp devient fou », lui dit-elle.

Salim prend son téléphone. Sa famille élargie rapporte avec anxiété avoir entendu des sirènes de raids aériens. La chose n’est pas rare en Israël, et souvent de courte durée. Mais cette fois-ci, les alarmes ne cessent pas de retentir.

Il ne faudra pas longtemps pour apprendre ce qui se passe : les militants du Hamas de Gaza lancent des milliers de roquettes sur Israël. Au sol, ils ont franchi la frontière et massacrent des centaines de civils. Salim Munayer se réveille face à l’attaque terroriste la plus sanglante de l’histoire de son pays.

Il saute du lit et court réveiller ses fils.

Daniel Munayer, le deuxième fils de Salim, se souvient de son père entrant en trombe dans sa chambre et criant : « Daniel, c’est en train de se passer. » « C’est la guerre. »

Daniel a pris sa tête entre ses mains. « Oh, Seigneur, aie pitié. Seigneur, aie pitié. »

Salim, 68 ans, est le fondateur de Musalaha, une organisation chrétienne de promotion de la paix qui s’efforce de rétablir des relations entre Israéliens et Palestiniens en s’appuyant sur ce qu’elle considère comme des principes bibliques de réconciliation. Daniel, 32 ans, en est le directeur général.

Fondée en 1990, Musalaha est la plus ancienne et la plus connue des organisations chrétiennes de promotion de la paix en Israël et en Palestine. Son nom signifie « réconciliation » en arabe et, depuis plus de trente ans, son approche religieuse la distingue des groupes laïques de promotion de la paix.

Aucun des Munayers n’a été surpris par l’attaque du Hamas contre Israël, bien qu’ils n’aient jamais prévu la sophistication et la brutalité du massacre de près de 1 200 Israéliens ou la force dévastatrice de la réponse militaire d’Israël qui a fait plus de 30 000 victimes à Gaza, dont beaucoup de femmes et d’enfants. Depuis des années, Salim met en garde : « Nous vivons dans un statu quo qui est violent. Si vous ne travaillez pas pour la paix tous les jours, le prix de la guerre sera sévère. »

Il y a un an, dans une tribune adressée aux chrétiens, Daniel écrivait dans le Jerusalem Post : « Ne vous laissez pas tromper par les cessez-le-feu. Les ingrédients d’un nouveau cycle de violence sont toujours présents. Ce n’est qu’une question de temps. »

Les gens se sont bouché les oreilles. Même Kay commençait à en avoir assez d’entendre toujours les mêmes avertissements. « Vous ne cessez de dire que la situation est insoutenable, mais les choses ne changent toujours pas », disait-elle à Salim.

Au lieu de cela, la situation empirait : le gouvernement israélien s’orientait de plus en plus vers la droite, le pays se divisait sur la politique du Premier ministre Benjamin Netanyahou et Israël renforçait ses relations avec un nombre croissant de pays arabes. Il était clair que les besoins et les demandes des Palestiniens ne figuraient pas sur la liste des priorités d’Israël.

Le 7 octobre a éloigné de nombreux Israéliens du processus de paix. Pourtant, les Munayers considèrent que le travail de Musalaha est plus important que jamais. La preuve se trouve dans les décombres, disent-ils : le rétablissement de la paix et la réconciliation ne sont pas seulement importants, ils sont indispensables. Mais Musalaha prêche la paix et la réconciliation depuis plus de 30 ans. Une telle organisation peut-elle apporter quelque chose de nouveau aujourd’hui, alors que les relations entre Israéliens et Palestiniens sont plus mauvaises qu’elles ne l’ont jamais été et que le mot réconciliation est honni par beaucoup de part et d’autre ? Des efforts comme les leurs sont-ils encore pertinents ?

J’ai passé une semaine en Israël et en Cisjordanie à rencontrer des chrétiens palestiniens et des juifs messianiques : pasteurs, animateurs de jeunesse, responsables de Jeunesse en mission (JEM), guides touristiques, avocats et étudiants. Nombre d’entre eux ne sont pas des militants professionnels de la paix, mais tous, d’après ce que j’ai pu constater, prennent au sérieux les paroles de Jésus dans le Sermon sur la montagne et s’efforcent de donner corps à l’une d’entre elles en particulier : « Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés enfants de Dieu ! » (Mt 5.9, NFC)

Le problème, c’est que j’ai demandé à plus d’une vingtaine de personnes ce que signifie le rétablissement de la paix et que j’ai obtenu plus d’une vingtaine de réponses différentes. C’est le casse-tête israélo-palestinien : d’une manière générale, pour les Juifs, la « paix » signifie la sécurité et la protection durables d’Israël ; elle signifie l’écrasement du Hamas, même au prix d’importantes pertes humaines. Pour les Palestiniens, la « paix » signifie la récupération des terres et de la dignité perdues après la création de l’État d’Israël. Il s’agit de lutter pour l’égalité des droits et des libertés, ce qui, pour beaucoup, implique de soutenir le Hamas, au prix également d’importantes pertes humaines.

Avant même le 7 octobre, ces deux camps s’opposaient de plus en plus. C’est une réalité qui hante depuis longtemps les dirigeants de Musalaha. Comment rechercher la paix si l’on ne sait même pas à quoi elle ressemble ?

Salim Munayer a appris deux règles en grandissant dans l’ancienne ville de Lod : n’oubliez pas votre histoire. Mais n’en parlez pas. « Avant, c’était ma maison », lui dit un jour son père en lui montrant un bâtiment municipal. « C’est là que nous cultivions des oliviers et des oranges. » Ne fais pas de remous, lui disait-il encore. « De la maison à l’école, de l’école à la maison. Ne parle à personne. »

Lod, qui accueille aujourd’hui l’aéroport international Ben Gourion, a été pendant des siècles une ville majoritairement arabe, jusqu’en 1948, lorsque les troupes israéliennes l’ont occupée et ont expulsé la plupart des Arabes. Le père de Salim faisait partie des quelque 200 chrétiens locaux qui ont pu rester en se réfugiant dans une église, mais il a perdu sa maison et ses terres agricoles. À la naissance de Salim en 1955, la population de Lod était composée d’environ 30 % d’Arabes, le reste étant essentiellement constitué d’immigrants juifs qui avaient eux-mêmes été chassés des pays arabes.

À l’école, Salim a appris l’histoire nationale à travers le prisme sioniste, une approche qu’il a commencé à remettre en question au lycée. Un jour, un professeur répétait ce qu’on lui avait toujours enseigné : les Juifs étaient venus et avaient créé un jardin dans un désert stérile, tandis que les Arabes étaient partis bien que les Juifs aient essayé de les persuader de rester. Salim n’a pas pu s’empêcher de répondre.

« Regardez par la fenêtre. Vous voyez ces orangeraies ? Elles appartenaient à ma famille. Vous voyez cette église ? Ces maisons ? Elles appartenaient aux Palestiniens. »

À la même époque, Salim a expérimenté un aperçu de ce à quoi l’unité pourrait ressembler. Dans les années 70, il a pris part à une étude biblique chez son oncle, à laquelle participaient des Palestiniens et des Juifs. À cette époque, de nombreux Juifs commençaient à croire en Jésus. Comme Salim parlait couramment l’hébreu, il animait des études bibliques pour ces jeunes croyants juifs. Le groupe est passé de quelques convertis à une centaine. L’expérience a été formatrice ; Salim a ensuite étudié la théologie au Fuller Theological Seminary en Californie, puis est revenu en Israël en 1985.

Un an plus tard, il a commencé à enseigner au Bethlehem Bible College à Bethléem, en Cisjordanie. C’est la première fois qu’il était témoin de la vie des Palestiniens sous l’occupation. « J’étais en état de choc », se souvient-il. Il a vu des membres des Forces de défense israéliennes (FDI) battre des Palestiniens, les forcer à rester debout sous la pluie et humilier des pères devant leurs enfants. Il a vu ses amis israéliens — les mêmes personnes chaleureuses qu’il fréquentait à l’université — se transformer en oppresseurs méconnaissables dans leurs uniformes vert olive.

La première Intifada, « secousse » en arabe, a débuté en 1987 et a duré six ans. Les Palestiniens ont principalement protesté contre l’occupation israélienne par des boycotts massifs, des barrages et la désobéissance civile, mais beaucoup ont également eu recours à la violence en lançant des pierres et des cocktails Molotov.

Les étudiants de Salim à Bethléem lui posaient des questions qui allaient au-delà de sa formation théologique : « Devrions-nous nous joindre aux manifestations ? » « Pouvons-nous jeter des pierres aux soldats ? » « Les colons juifs ont volé la terre de ma famille en disant que Dieu leur avait donné cette terre. Que dit la Bible ? »

Parallèlement, Salim enseignait à des étudiants juifs israéliens dans un centre d’études bibliques à Tel Aviv-Jaffa, qui se débattaient avec leurs propres problèmes d’identité : « Comment pouvons-nous être juifs et croire en Yeshoua ? » « Comment pouvons-nous nous appeler chrétiens alors que les chrétiens ont persécuté notre peuple pendant des siècles ? » Salim s’est dit qu’il serait édifiant pour ses étudiants juifs et palestiniens d’entendre les luttes identitaires des uns et des autres. En 1990, il a donc organisé une rencontre entre eux.

« C’était un désastre », raconte-t-il. Presque immédiatement, les étudiants se sont mis à crier les uns contre les autres. Personne des deux camps ne parvenait à se mettre d’accord sur le langage à utiliser pour décrire les événements actuels. S’agissait-il d’une occupation ? De résistance ? De terrorisme ? Parler de théologie — que dit la Bible à propos de la terre d’Israël — n’a fait qu’empirer les choses. La conversation s’est désagrégée. C’était comme si les deux parties lisaient des Bibles complètement différentes, incapables de parvenir à un récit commun.

Peut-être une rencontre entre pasteurs porterait-elle plus de fruits, a pensé Salim. Il a invité 14 pasteurs — sept Juifs et sept Palestiniens — dans une église de Jérusalem pour discuter de l’actualité. « Cela s’est encore plus mal passé », m’a-t-il raconté. Il en a réellement été perturbé. Le corps du Christ ne pourrait-il pas trouver moyen de faire cause commune sur cette question ?

À cette époque, un ami qu’il avait rencontré dans des études bibliques s’est également senti interpellé par les conflits croissants entre les croyants palestiniens et juifs. Evan Thomas était un juif messianique néo-zélandais qui avait immigré avec sa femme en Israël en 1983 pour soutenir la communauté messianique naissante du pays.

Avant la première Intifada, Juifs et Arabes pratiquaient leur culte ensemble. Mais c’était comme si le conflit avait soulevé un tapis et dispersé toute la saleté qui se trouvait en dessous. « Nous nous retrouvions face aux enfants de l’autre sur le front », raconte le pasteur. Les Palestiniens étaient furieux que leurs frères et sœurs rejoignent les FDI et prennent les armes contre leur peuple ; les Juifs ne comprenaient pas comment des frères et sœurs pouvaient soutenir l’Intifada, qu’ils considéraient comme violemment anti-israélienne.

Salim MunayerOfir Berman pour Christianity Today
Salim Munayer

Un jour, après les cours, Salim s’est approché d’Evan. « Je suis inquiet pour le corps du Christ », lui dit-il. Les groupes séculiers parlaient d’accords de paix et de résolution des conflits, mais personne ne parlait de réconciliation. Les chrétiens étaient préoccupés par le salut, mais peu d’entre eux abordaient les questions cruciales qui les divisaient. Salim proposait de créer une organisation basée sur la foi pour répondre à ces deux besoins. Evan Thomas se joindrait-il à lui ?

« Nous devons le faire », répondit-il. « Nous devons commencer immédiatement. »

Salim a appelé une autre juive messianique qu’il connaissait depuis le lycée, une femme nommée Lisa Loden qui avait immigré en Israël en 1974 depuis les États-Unis avec son mari après avoir ressenti un fort appel à y être « une lumière et un témoin ».

Avant l’appel de Salim, Lisa Loden était déjà peinée par les inégalités qu’elle voyait entre les Palestiniens et les Juifs. Elle constatait les différences entre les budgets des municipalités arabes et juives en Israël. Elle observait une discrimination à l’emploi à l’encontre des Israéliens palestiniens. Elle entendait ce que certains Juifs disaient des Palestiniens, qu’ils étaient sales, peu civilisés et indignes de confiance.

Elle a ensuite rencontré des chrétiens de Cisjordanie. Un jeune Palestinien lui a demandé sans détour : « Pourquoi êtes-vous venue sur notre terre ? »

C’est ainsi qu’elle s’est lancée dans un voyage de recherche troublant sur la Nakba — « catastrophe » en arabe —, le nom donné à la dépossession et au déplacement violents des Arabes en Palestine pendant la guerre de 1948. Aussi, lorsque Salim lui a demandé si elle était prête à le rejoindre et à lancer un programme Musalaha pour les femmes, elle a tout de suite répondu positivement. « C’était une réponse à la prière », se souvient-elle.

Dès le début, Musalaha a été une collaboration intentionnelle entre des croyants palestiniens et juifs. Le premier défi consistait à réunir Juifs et Palestiniens sans déclencher d’affrontements verbaux. Ils avaient besoin de quelque chose de créatif, de déconnecter les gens du conflit et de les forcer à se voir les uns les autres avant tout comme de simples êtres humains.

« En désespoir de cause, nous devions faire quelque chose de radical », raconte Salim. Ils ont donc organisé une expérience de retraite et ont emmené les premiers participants dans le désert à dos de chameau. C’est là, dans le sable et le dépouillement, que la « rencontre du désert » a semblé porter des fruits. Pendant quatre jours, des Juifs et des Palestiniens se sont réunis autour d’un feu de camp et ont parlé de leur foi, de leurs familles et de leurs histoires. Ils ont partagé des tentes sous un ciel tacheté de diamants. Ils ont fait de la randonnée et ont prié dans les dunes. Et ils ont écouté, non sans malaise, la douleur des uns et des autres.

« Le désert est un endroit neutre », dit Salim. « Le déséquilibre des pouvoirs disparaît dans le désert. Cela détruit l’idée de “nous” et “eux”. »

Ces rencontres dans le désert, qui se poursuivent depuis des décennies bien qu’elles soient en pause en raison de la guerre, sont censées n’être qu’un début. Musalaha considère la réconciliation non pas comme un événement ponctuel, mais comme un processus graduel et continu. Après une rencontre dans le désert — que les responsables appellent l’étape « houmous et alléluia » — les participants sont encouragés à s’ouvrir à leurs différences au cours d’ateliers, de séminaires et de voyages. Ils font part de leurs griefs lors de réunions en face à face. Ils discutent de leur identité, cherchant à comprendre comment ils se perçoivent, à reconnaître la spécificité des autres et à confirmer la valeur égale de chacun en tant que membre du corps du Christ. Les participants qui le souhaitent peuvent aller plus loin, en analysant de manière critique et en confessant leur propre rôle dans l’injustice et en poursuivant leur action en faveur de la paix.

À l’époque de sa création, il s’agissait d’une approche novatrice du conflit israélo-palestinien. La première décennie de Musalaha a été pleine d’enthousiasme et d’optimisme. Le processus de paix d’Oslo dans les années 1990 a fait naître l’espoir que les Israéliens et les Palestiniens pourraient un jour coexister pacifiquement, et les réunions de Musalaha débordaient de bons sentiments quant à la possibilité pour le Christ d’aplanir leurs divergences.

Daniel Munayer est né dans ces années-là. Il se souvient que son père avait transformé le sous-sol de leur minuscule appartement en un bureau de fortune composé de deux bureaux et d’un canapé et qu’il s’y réfugiait pour effectuer des recherches, rédiger des programmes d’études et préparer des conférences. Sa mère faisait taire les garçons lorsqu’ils étaient trop bruyants.

Cependant, au cours de la deuxième décennie de Musalaha, la bulle a éclaté. Les négociations en vue d’un accord de paix entre le Premier ministre israélien Ehud Barak et le président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat ont échoué. La seconde Intifada, un soulèvement islamiste beaucoup plus sanglant, a éclaté en 2000, causant la mort de plus de 3 000 Palestiniens et 1 000 Israéliens. Beaucoup estiment qu’elle a également enterré la possibilité d’une solution à deux États avec une Palestine indépendante.

Au début des années 2000, Israël a commencé à ériger ce qui est aujourd’hui une barrière de 700 kilomètres de béton et de barbelés en Cisjordanie, séparant physiquement les deux peuples. Les Israéliens y voient une mesure de sécurité nécessaire. Les Palestiniens y voient une ségrégation raciale et une usurpation illégale d’une partie de leur territoire. (La clôture a été installée jusqu’à plus de 15 kilomètres au-delà de la ligne verte, frontière internationalement reconnue entre Israël et le territoire palestinien.)

Daniel a pris conscience de son identité d’« autre ». En tant que Palestinien israélien, il appartient à une minorité ; en tant que chrétien, il est encore plus minoritaire. Daniel et ses trois frères ont fréquenté des écoles juives où ils étaient les seuls Palestiniens. Pourtant, leurs cousins arabes les considèrent comme des « cousins blancs qui parlent anglais », car leur mère est britannique. Lorsqu’ils se rendent en Angleterre, leur teint sombre détone.

Les frères Munayer se sont également sentis exclus face à la communauté internationale des croyants. Les chrétiens qui visitent la Terre sainte semblent plus intéressés par un contact avec « le peuple élu » qu’avec eux, dit Daniel.

Daniel MunayerOfir Berman pour Christianity Today
Daniel Munayer

Au fil du temps, les frères entendent ce que les Juifs disent des Palestiniens, ce que les Palestiniens disent des Juifs et ce que les chrétiens à l’extérieur du pays disent de cette Terre promise. D’une certaine manière, ils représentent des enfants de fondateurs typiques, évaluant le ministère de leurs parents en tant que participants et observateurs à cheval sur plusieurs cultures. En tant que jeunes adultes, ils échangeaient fréquemment des idées à partir de la littérature qu’ils lisaient : la théologie de la libération telle qu’explorée par James H. Cone, Gustavo Gutiérrez et Naim Ateek et le colonialisme de peuplement tel que décortiqué par des chercheurs tels qu’Edward Said, Mahmood Mamdani et Frantz Fanon.

Ce qu’ils ont lu a touché les points sensibles de leur expérience en tant que chrétiens palestiniens israéliens. Ils discutaient vigoureusement de ces sujets lors des repas, des trajets en voiture et en sirotant un whisky avec leur père. Et ils ont posé des questions difficiles à Salim : « Quelle est la place de la libération et de la justice dans la réconciliation ? » « Comment nous réconcilier avec nos voisins, alors qu’ils nous placent dans un système qui nous opprime et nous déshumanise ? »

Alors que les relations entre Israéliens et Palestiniens se détérioraient, une rupture s’est également produite au sein de Musalaha, qui a laissé une cicatrice pour Salim et Daniel. Au cours de la dernière décennie, l’organisation a perdu la faveur de la plupart des juifs messianiques.

En dehors de son camp d’été annuel pour enfants, Musalaha ne compte plus aucun participant juif messianique. Les Munayers m’ont expliqué que c’est parce que l’organisation ne veut pas promouvoir la politique et la théologie sionistes. Le pasteur juif messianique Evan Thomas, qui a siégé au conseil d’administration de Musalaha pendant 29 ans, estime que la confiance s’est érodée lorsque l’organisation s’est impliquée dans Christ at the Checkpoint (CATC), une conférence bisannuelle organisée par le Bethlehem Bible College.

Selon son site web, la première édition de CATC s’est tenue en 2010 comme « une opportunité pour les chrétiens évangéliques de rechercher dans la prière une prise en compte adéquate des questions de paix, de justice et de réconciliation ». L’organisme est également très critique à l’égard du sionisme chrétien.

La plupart des Juifs messianiques considèrent que CATC n’est pas seulement mal orienté, mais aussi dangereusement antisémite. Ils accusent l’organisation de donner la parole à des orateurs qui embrassent le supersessionisme, l’idée que l’Église a remplacé Israël dans l’alliance et les plans de Dieu, tels que Sami Awad, directeur exécutif du Holy Land Trust, et Mitri Raheb, fondateur et président de l’université Dar al-Kalima à Bethléem. One for Israel, un ministère médiatique du Collège biblique d’Israël, a qualifié CATC de « programme politique palestinien unilatéral et anti-Israël » qui « promeut la destruction de l’État juif sur la terre d’Israël ».

En 2012, des groupes messianiques du monde entier ont publié une déclaration commune critiquant CATC : « Nous reconnaissons les défis des chrétiens palestiniens et nous en sommes profondément préoccupés. Ce à quoi nous nous opposons, c’est à ce qu’une conférence explicitement propalestinienne et anti-israélienne cherche à se présenter comme une conférence sur la paix et la réconciliation. » Tout effort de paix et de réconciliation entre juifs et non-juifs, conclut la déclaration, « doit reconnaître que les dons et la vocation de Dieu envers notre peuple juif sont irrévocables et toujours en vigueur aujourd’hui ».

CATC avait invité Musalaha à parler de la réconciliation. Salim et Evan ont tous deux accepté, même si le second a reçu par la suite de vives critiques, et même des menaces de mort, pour cette décision. Mais à l’époque, il avait la conviction de devoir y participer. « Comment aurais-je pu ne pas être présent ? Je suis un avocat de premier plan de la réconciliation. C’est exactement le genre d’endroit où je devrais parler. »

Mais avec le recul, il estime que sa décision de prendre la parole à CATC a été « une grave erreur ». La participation de Musalaha, dit-il aujourd’hui, a été un « moment décisif », « un outrage et une offense absolus à l’ensemble de la communauté messianique ». Une fois que Musalaha a perdu la confiance des juifs messianiques, « nous avons perdu l’un de nos partenaires les plus importants ».

Lisa Loden a également siégé au conseil d’administration de Musalaha pendant 29 ans, jusqu’à sa démission en 2019. Au fil des ans, elle a vu les femmes de Musalaha nouer des liens d’amitié. De nombreuses femmes juives entendaient parler de la Nakba pour la première fois, tout comme de nombreuses femmes palestiniennes découvraient l’Holocauste et la fuite des Juifs vers Israël après que de nombreux pays leur aient fermé leurs portes.

Mais certaines femmes juives ont également exprimé une frustration : « C’est toujours nous qui sommes coupables ici. C’est toujours nous qui demandons pardon. » Qu’en était-il des attentats suicides et des tirs de roquettes palestiniens, se demandaient-elles.

« Elles avaient l’impression que le fait que les deux peuples avaient souffert n’était pas ressenti de part et d’autre », analyse Lisa Loden. De nombreuses femmes juives ont abandonné le programme.

Aujourd’hui, la plupart des participants aux programmes de Musalaha sont des juifs israéliens laïques, des musulmans et des chrétiens palestiniens. Musalaha veut travailler avec les juifs messianiques, me disent les Munayers, mais ce désir n’est pas partagé. Mais si Salim a un regret, c’est de ne pas avoir agi assez vite pour inclure les non-chrétiens. Pourquoi la réconciliation devrait-elle se limiter aux croyants ?

C’est ce changement de cap qui a entraîné la démission de Lisa Loden. « Ma passion est de voir le corps du Christ se réconcilier, marcher ensemble, vivre le royaume de Dieu au milieu de nous », m’explique-t-elle. « Pour l’instant, ce n’est pas dans ce domaine que travaille Musalaha. »

Evan Thomas est parti pour des raisons quelque peu différentes. En 2019, alors qu’il accompagnait des jeunes juifs messianiques et des jeunes chrétiens allemands dans le camp de concentration d’Auschwitz, il a relu Jean 17.21 et a eu une révélation : « J’ai réalisé que la réconciliation n’a jamais été conçue comme une fin en soi. » L’objectif de la promotion de la paix, dit-il, est de témoigner au monde que Jésus est le Messie. Il a fait part de cette idée à Salim, qui ne l’a pas rejoint. Evan, dont le cœur était tourné vers la communauté messianique, sentait déjà qu’il n’avait plus sa place à Musalaha, compte tenu de l’ouverture de cette communauté vers les juifs laïques. Il a donc démissionné.

Musalaha n'a pas seulement perdu des croyants israéliens. Certains palestiniens se sont également éloignés.

Lorsque la seconde Intifada a éclaté, Saleem Anfous était un jeune homme de 16 ans, spirituellement affamé, qui étudiait pour devenir prêtre catholique. Le conflit a éveillé sa conscience sociale et brisé sa foi. Comment pourrait-il servir ses compatriotes palestiniens en tant que prêtre, se demandait-il, et promouvoir un Dieu qui, apparemment, favorisait les Juifs et leur permettait de faire subir à son peuple les bombes, les expulsions, la spoliation des terres, la surveillance, les couvre-feux et les points de contrôle ? Il a quitté le séminaire et sa foi.

Il a alors décidé d’étudier le journalisme au Bethlehem Bible College. C’est là que, pour la première fois, il a entendu des réponses bibliques à ses grandes questions théologiques. Il renouait sa relation avec Dieu, mais continuait à nourrir de la haine à l’égard d’Israël et à être frustré par l’inaction de l’Église. Un jour, il a créé une affiche géante sur laquelle figuraient des images d’enfants palestiniens morts et de décombres, en écrivant en grandes lettres : « Où êtes-vous dans tout cela ? » Il l’a accrochée à un tableau d’affichage dans le hall d’entrée des étudiants et a failli être expulsé du campus.

Beaucoup ne l’ont pas pris au sérieux. Mais Salim Munayer l’a fait. Il a vu en Saleem Anfous une flamme nouvelle qui pourrait agir puissamment si elle était bien orientée. Quelques mois plus tard, il est revenu vers l’étudiant dans son dortoir : « Tu aimes voyager ? »

« Ouais. »

« Il y a un voyage dans le désert jordanien de prévu. Tu veux venir ? »

« Oui, bien sûr. »

Saleem Anfous ne savait pas grand-chose de Musalaha à l’époque, en 2004. Il y est allé parce qu’il respectait Salim et qu’il pensait qu’il serait agréable de passer du temps dans la nature avec d’autres jeunes hommes et femmes.

Lors de sa première soirée dans le désert jordanien, Saleem Anfous s’est assis à côté d’un jeune homme sympathique qui s’est avéré être un juif messianique qui terminait sa conscription dans les forces de défense israéliennes. Salim a alors demandé à Saleem de partager une tente avec un autre juif israélien. Cette nuit-là, Saleem n’arrivait pas à dormir. Mais peu à peu, il a baissé sa garde. Pourquoi ne pas laisser Christ être le pont entre eux ? Grâce à Musalaha, il a noué des amitiés avec des Juifs israéliens qui ont duré des années.

Saleem AnfousMaya Levin pour Christianity Today
Saleem Anfous

Puis la guerre de Gaza de 2014 a éclaté. Les militants du Hamas ont lancé des milliers de roquettes et tué un peu plus de 70 Israéliens ; les FDI ont tué plus de 2 000 Palestiniens. Saleem Anfous a vu ses amis juifs afficher sur Facebook leur soutien à l’armée israélienne, ce qui, pour lui, revenait à applaudir le massacre de son peuple. Mais ses amis juifs lui disaient qu’ils devaient se défendre. Ils ont échangé des messages enflammés qui tournaient inévitablement en débats théologiques. Saleem Anfous a alors coupé les relations avec tous les Juifs qu’il avait rencontrés grâce à Musalaha.

« Ce n’est pas que le Christ ne soit pas assez solide », me dit Saleem Anfous des années plus tard dans un restaurant de shawarma à Beit Sahour, à l’extérieur de Bethléem. « Apparemment, ce sont les bases que nous pensions construire qui n’étaient pas assez solides. » Leurs différences étaient trop profondes, dit-il. « Lorsque ces problèmes surgissent, on ne peut pas les ignorer. Il faut vraiment y faire face. Et lorsque le moment est venu de s’en occuper, l’amitié n’a pas suffi. »

Saleem Anfous représente une génération de Palestiniens lassés des tentatives de réconciliation qui font l’impasse sur la libération de la Palestine de l’occupation. Il dit se préoccuper du rétablissement de la paix ; sa signature au bas de ses courriels dit : « Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix. » Mais sa définition de la paix a changé. Quel est l’intérêt de l’amitié, dit-il, si les parties sont clairement inégales et si l’une d’entre elles a l’intention de maintenir l’inégalité du système ? Ce type de pacification « signifie garder le silence. C’est une faiblesse ! L’heure n’est pas à la faiblesse. Il est temps de se battre pour la justice. »

Pendant cinq ans, Saleem a été responsable de la jeunesse à l’église évangélique Immanuel, l’une des plus grandes communautés évangéliques de Cisjordanie. Il se passionne pour aider les jeunes générations à réconcilier leur foi avec leur identité palestinienne, et il observe avec consternation les jeunes Palestiniens qui s’éloignent de leur foi chrétienne. « L’Église ne joue pas son rôle d’Église dans la société ici », dit-il. « C’est pour cela que la jeune génération a pris des directions complètement différentes. »

Le jeune homme s’est cependant heurté à son pasteur principal, Nihad Salman. Celui-ci reconnaît qu’Israël opprime les Palestiniens dans ce qu’il voit comme une occupation « diabolique ». Il y vit. Mais sa priorité en tant que responsable spirituel, me dit-il, est « d’amener les gens à adorer Dieu malgré la guerre, la douleur ou la souffrance. » Il y a suffisamment de personnes qui réclament la justice sociale, estime-t-il, mais trop peu de bergers qui conduisent les Palestiniens à la joie et à la paix en Dieu au milieu des difficultés. Pour lui, rétablir la paix signifie réconcilier les gens avec Dieu. « Alors », dit-il, « vous vous réconcilierez immédiatement avec vos voisins. »

Cette approche de la promotion de la paix ne satisfait pas Saleem Anfous. « D’accord, mais je suis déjà réconcilié avec Dieu », dit-il à son pasteur. « Quelle est la prochaine étape pour moi ? Dois-je m’asseoir et attendre sur le banc jusqu’à ce que tous les autres soient réconciliés avec Dieu ? J’ai l’impression que tu me traites encore comme un gamin alors que j’ai déjà obtenu mon diplôme. »

Saleem Anfous a fini par quitter Immanuel par frustration et a rejoint l’église évangélique luthérienne de Bethléem, dont le pasteur actuel, Munther Isaac, est le directeur de Christ at the Checkpoint (CATC) et un membre de longue date du conseil d’administration de Musalaha.

Munther Isaac a oeuvré en faveur de la réconciliation pendant deux décennies, commençant à organiser des voyages de rencontre dans le désert dès l’âge de 20 ans. « J’y ai cru », me dit-il dans les bureaux de son église à Bethléem. « Je croyais que le seul véritable chemin vers la paix passait par la foi en Jésus. Si nous avons Jésus, nous avons la paix. »

Dans les premières années de CATC, Munther Isaac insistait pour que la conférence inclue des juifs messianiques. « J’étais tellement dévoué à cette cause », se souvient-il, qu’il a fait des heures de route pour se rendre chez des juifs messianiques afin de les inviter. « Nous ne pouvons pas avoir de conversation sur le conflit sans entendre votre voix », leur disait-il.

C’est la raison pour laquelle il a été très déçu d’entendre les critiques de juifs messianiques considérant que CATC faisait de la propagande politique antisémite.

Au fil des ans, le pasteur a de plus en plus douté de l’approche de promotion de la paix qu’il connaissait. Si les gens apprennent ainsi à connaître d’autres points de vue, les Palestiniens n’avaient pas encore acquis la liberté. En réalité, la possibilité d’un État palestinien semblait plus lointaine que jamais : au cours des six dernières décennies, plus de 750 000 colons juifs, soutenus et appuyés par l’État israélien, ont érigé en Cisjordanie toutes sortes d’infrastructures bien barricadées et lourdement protégées, transformant ce qui aurait dû être un État palestinien en une sorte de fromage à trous.

Munther Isaac a également été troublé par la théologie sioniste, qu’il considère comme une théologie trompeuse qui délégitime l’existence et la dignité des Palestiniens et soutient l’occupation israélienne. Il croit en l’importance de la réconciliation, mais il a commencé à se demander si son action ne se limitait pas à aider les gens à se sentir mieux dans leur peau sans rien faire pour résoudre le conflit.

Le tournant s’est produit en 2016, lorsqu’il a rejoint un groupe d’une trentaine de chrétiens palestiniens et de juifs messianiques dans le cadre de l’Initiative du Mouvement de Lausanne pour la réconciliation en Israël-Palestine. Munther Isaac, Salim Munayer et Lisa Loden ont tous trois participé à l’organisation de la réunion.

Pendant plusieurs jours, le groupe rassemblé à Larnaca, à Chypre, a prié et loué Dieu pour rechercher l’unité face au conflit. Munther Isaac y présentait un exposé expliquant que la promesse de Dieu à Abraham et à ses descendants ne s’applique plus seulement aux Juifs et à la terre d’Israël, mais à tous les enfants de Dieu et à la terre entière. Selon lui, Jésus s’intéressait au Royaume de Dieu et non à la terre d’Israël.

Un autre participant du groupe de Larnaca, Jamie Cowen, un avocat juif messianique, se souvient s’être senti « troublé et interpellé » par cette présentation. « C’était comme si je n’étais pas sûr que nous lisions la même Bible. Il s’agissait d’une théologie du remplacement classique », se souvient-il. Il a exprimé son désaccord avec les arguments de Munther Isaac, et d’autres sont intervenus. Le débat s’est enflammé, certains ont haussé le ton, et personne n’a finalement changé d’avis.

Ces divergences de vues sur la théologie de la Terre sainte expliquent pourquoi tant d’initiatives de paix entre croyants Juifs et Palestiniens échouent. C’est la raison pour laquelle la plupart des juifs messianiques se méfient des conférences telles que CATC, malgré leurs déclarations dénonçant l’antisémitisme. Pour beaucoup de juifs messianiques, la frontière entre l’antisionisme et l’antisémitisme est très mince. La terre que Dieu a donnée à leurs ancêtres est au cœur de leur identité et de leur foi.

Pourtant, pour de nombreux chrétiens palestiniens, le sionisme est une « théologie politique ethnocentrique » qui privilégie un peuple au détriment d’un autre. Leur longue présence historique sur la terre où Jésus a marché est une source de fierté et un témoignage de la fidélité de Dieu.

Le fait que le groupe soit parvenu à rédiger et à signer une déclaration lors de la réunion de Chypre est « quelque peu miraculeux », dit Jamie Cowen. Les débats autour de l’inclusion du mot « occupation » ont duré des heures. Certains participants ont choisi de ne pas signer ce document, connu sous le nom de Déclaration de Larnaca, qui affirme l’unité des croyants en Christ et énumère plusieurs désaccords importants entre les factions juives et palestiniennes.

Munther IsaacMaya Levin pour Christianity Today
Munther Isaac

J’ai entendu certaines personnes qualifier la déclaration de Larnaca d’insignifiante. Mais elle a eu de réelles conséquences, du moins pour certains de ses signataires. Lisa Loden, qui a participé à l’organisation de l’événement, y voit un « moment historique ». De toute façon, les déclarations n’ont jamais été destinées à changer les choses, observe-t-elle. Ces déclarations représenteraient plutôt une « chronique de l’histoire ». Le fait qu’un groupe de Juifs et de Palestiniens influents se soit réuni, ait rédigé un document et l’ait signé constitue en soi un événement historique.

Malgré les désaccords, Jamie Cowen qualifie cette expérience de « bouleversante » : « De toutes les choses que j’ai faites ici depuis que je suis en Israël, c’est de loin la plus importante à laquelle j’ai participé. » C’est à Larnaca qu’il a compris pour la première fois l’expérience palestinienne. Après la conférence, il a continué à lire des historiens tels que l’Israélien Benny Morris, qui ont remis en question ses présupposés sur la création d’Israël. Il a également noué de nouvelles amitiés : un avocat palestinien israélien qu’il a rencontré à Larnaca l’a invité au mariage de son fils.

Pour Munther Isaac aussi, Larnaca a changé sa vie. Il est rentré chez lui physiquement et mentalement éreinté. Il était épuisé de devoir expliquer, défendre et débattre de mots et de phrases qui, pour lui, ne représentaient pas des idées, mais des réalités. Il n’a signé la déclaration que parce qu’il s’est senti contraint de le faire. Mais il garde l’impression d’avoir apposé son nom sur quelque chose qui « légitimait la rationalisation de l’oppression de [son] peuple ».

C’en était assez, a-t-il conclu. « Je ne veux plus jamais faire ça. »

En 2021, lorsqu’il s’est rendu à une réunion entre des croyants juifs israéliens, juifs allemands et palestiniens, c’est avec impatience qu’il a entendu les gens partager leurs différents récits. Puis il n’a plus pu se retenir.

« Je suis fatigué de ça », a-t-il dit au groupe. « Nous ne parlons d’aucun des vrais problèmes, y compris le fait que votre théologie a été utilisée pour justifier l’occupation. Vous faites partie du système qui pousse mes concitoyens à partir et les remplace par les vôtres. Et vous voulez venir faire la paix avec moi ? Quel sens ça a ? »

Depuis Larnaca, il a développé une approche très différente de la promotion de la paix. Il se montre toujours posé et aimable, apparaissant comme un doux prêtre. Mais il n’a plus froid aux yeux et ne craint pas d’offenser. Le premier pas vers la paix, dit-il, est d’appeler les choses par leur nom. Il utilise fréquemment des termes polarisants tels que nettoyage ethnique, apartheid et colonialisme de peuplement.

Essayer d’être neutre, de maintenir les deux perspectives en tension, n’est pas un travail de promotion d’une paix biblique, considère-t-il. « Pour moi, il est clair que Dieu prend parti, non pas pour une ethnie, mais pour les opprimés, les affligés, les marginalisés. Et si Dieu prend parti pour ce groupe de personnes, nous devons faire de même. »

Certaines personnes le trouvent changé. Il est devenu trop conflictuel, disent-ils. Son approche ne fonctionnera pas. « L’approche douce a-t-elle fonctionné ? », répond-il.

En 2019, peu de temps après que Munther Isaac ait modifié son approche de la quête de la paix, Daniel Munayer est rentré en Israël après avoir étudié aux États-Unis et en Angleterre. Il avait refusé des offres d’emploi à Londres pour revenir. Il croyait en l’importance du travail de Musalaha.

En 2020, un ami de Cisjordanie a raconté à Daniel quelque chose qui a réorienté Musalaha. Cet ami lui expliquait qu’il aimait participer aux programmes de Musalaha et se faire des amis parmi les Juifs israéliens. Mais une fois le programme terminé, il retournait chez lui dans un camp de réfugiés. « Je veux vivre en paix avec les Israéliens », expliquait cet ami à Daniel. « Mais comment faire ? Je ne veux pas vivre dans cette occupation. Je ne veux pas que ma fille grandisse dans ce camp de réfugiés. Et je ne me vois pas d’avenir. Vos programmes nous mènent-ils vers un avenir différent ? »

Cette conversation a hanté Daniel. « Je n’arrivais pas à me l’enlever de la tête », raconte-t-il. Il ressentait que son ami avait raison. « Ce que fait Musalaha est formidable, mais nous pouvons l’adapter et l’améliorer. Nous pouvons faire en sorte que cela réponde mieux à nos réalités politiques. »

Cette question est devenue un sujet de conversation brûlant entre Salim et ses fils. Ceux-ci l’ont mis au défi de repenser Musalaha. Si Israël est un projet colonial, disaient-ils à Salim, cela devrait changer la façon dont Musalaha aborde la réconciliation.

Peut-être que, tenta Daniel auprès de son père, Musalaha ne devrait pas tant parler de « coexistence » que de « corésistance » non violente. Il était nécessaire de continuer à travailler sur la réconciliation interpersonnelle, mais aussi sur la réconciliation structurelle, en dénonçant les systèmes qui oppriment et rendent la réconciliation interpersonnelle presque impossible.

Salim a écouté et lutté. Il n’était pas facile d’envisager qu’il avait peut-être fondamentalement mal compris le conflit et que le travail de Musalaha en avait peut-être souffert. Finalement, après avoir fait des recherches et réfléchi, il s’est rangé à l’avis de Daniel.

Un changement de génération a eu lieu. Le conseil d’administration de Musalaha est plus en phase avec la nouvelle vision. En 2022, Salim a pris du recul pour endosser un rôle de consultant et Daniel est devenu le nouveau directeur général.

Lorsque j’ai rencontré Salim dans le minuscule bureau de Musalaha, dans une zone industrielle de Jérusalem, il était plein de vie, avec des yeux noisette vifs sous des cheveux grisonnants. Comme toujours, il n’a pas mâché ses mots.

Au début, il imaginait des disciples de Jésus, Juifs israéliens et Palestiniens, en train de faire la paix en Terre sainte où Jésus est venu, est mort et ressuscité. Quel témoignage ils seraient quant à la volonté de Dieu de se réconcilier avec le monde !

« C’était mon rêve », m’a dit Salim. « Et nous avons échoué. »

Musalaha a favorisé le développement d’innombrables amitiés entre Israéliens et Palestiniens. L’organisation a développé une méthodologie théologique de réconciliation qui se démarque des autres organisations de promotion de la paix. « Mais nous avons échoué en ce qui concerne la structure politique à l’intérieur et à l’extérieur de l’Église », estime son fondateur. « Les Palestiniens ne sont pas égaux. »

Pourtant, il garde espoir.

« Je crois vraiment, vraiment, jusqu’à aujourd’hui, que notre identité centrale dans le Christ transcende et enrichit notre identité ethnique. Je crois qu’il est possible — et j’ai grandi avec cette idée — que les Palestiniens et les Israéliens vivent les uns avec les autres, s’ils sont égaux. » La paix ne consiste pas seulement à se comprendre les uns les autres et à concilier les différences. La paix doit inclure la justice, la libération et l’égalité.

Salim plaide depuis longtemps en faveur de la justice et de l’égalité dans le rétablissement de la paix. Il aborde le sujet dans Through My Enemy’s Eyes, un livre qu’il a coécrit avec Lisa Loden en 2014. Ce n’est pas nouveau. Mais ce qui a changé, c’est la façon dont Salim présente Israël comme un projet colonialiste et son approche de la réconciliation comme « corésistance » à l’occupation israélienne. Cela a induit des changements majeurs dans la vision et la mission de Musalaha ; l’organisation voit les Palestiniens comme la partie la plus opprimée, encourage ceux-ci à prendre l’initiative et promeut une solution politique spécifique.

Au lendemain du 7 octobre, la plupart des Juifs israéliens avec lesquels je me suis entretenue se montraient naturellement moins préoccupés des diverses approches de la promotion de la paix que par le choc et le traumatisme particuliers de l’attaque du Hamas, qui a massacré des familles, violé des femmes, tué des enfants et des personnes âgées, allant jusqu’à attacher un parent et son enfant pour les brûler vifs. Cette situation a ravivé la profonde angoisse existentielle d’un peuple qui a été persécuté tout au long de son histoire millénaire.

Les chrétiens palestiniens que j’ai rencontrés n’ont jamais tenté de justifier les actes du Hamas. Mais ceux de Cisjordanie ont à peine mentionné l’attaque, plus préoccupés par les bombardements de Gaza. Tous les Palestiniens avec lesquels je me suis entretenu ont qualifié la guerre à Gaza de « génocide ». Lorsque je leur demandais des explications, ils sortaient leur téléphone et me montraient des vidéos de maisons dévastées, de cadavres d’enfants enveloppés dans des tissus blancs et de mères gémissantes et couvertes de cendres. Israël aurait-il largué des centaines de bombes de près d’une tonne si des militants du Hamas s’étaient cachés dans des enclaves juives ? Qui pourrait faire cela et espérer que Gaza survive ? « Si ce n’est pas un génocide », m’a demandé Saleem Anfous, « qu’est-ce que c’est ? »

Après l’attaque, Musalaha a publié une « lettre de lamentation » déplorant la mort de civils israéliens et gazaouis et les actions tant des FDI que des militants du Hamas. Mais certaines déclarations de chrétiens palestiniens ne reconnaissent pas le rôle du Hamas dans le déclenchement de la guerre et ne condamnent pas non plus ce qui constitue le plus grand massacre de Juifs depuis l’Holocauste.

Et lorsque la poussière sera retombée, les Juifs se souviendront de leur silence, dit Evan Thomas, ancien membre du conseil d’administration de Musalaha.

« Si vous ne reconnaissez pas cela, alors aux yeux de la communauté messianique, d’une certaine manière, vous l’approuvez », dit-il. « Ce n’est pas toujours juste, et ce n’est pas toujours intrinsèquement vrai. Mais c’est ainsi que c’est perçu. »

Lisa Loden, aujourd’hui âgée de 77 ans, a toujours été optimiste. Elle a toujours œuvré en faveur de la paix et de la réconciliation entre Juifs et Palestiniens, même si, depuis son installation en Israël, elle a été témoin de six guerres. Mais cette attaque l’a touchée différemment. Le chagrin l’a immobilisée pendant des jours.

« Je ne sais pas si la réconciliation est possible », me dit-elle dans sa maison de Netanya, dans le centre ouest d’Israël. « Nous parlons depuis de nombreuses années : pouvons-nous construire un récit qui fasse le pont ? Pouvons-nous construire une théologie qui fasse le pont ? Et tous les efforts déployés dans ce sens ont été réduits à néant. »

Elle est prête à réessayer. Mais pas maintenant. « Il y a des moments où l’on peut parler de ces choses et d’autres où l’on ne peut pas. Ce n’est pas le moment. »

Entre-temps, le paradigme du colonialisme de peuplement, selon lequel les colons juifs blancs seraient venus prendre le pas sur les populations autochtones de couleur plutôt que de s’assimiler, gagne du terrain parmi les Palestiniens comme Saleem Anfous, et c’est ainsi qu’ils perçoivent la guerre actuelle : une agression coloniale destinée à anéantir la culture et l’identité des autochtones.

Ce type de langage peut bloquer tout dialogue sur la paix et la réconciliation. Pour de nombreux Juifs, les « colons blancs européens » auxquels ils sont assimilés sont ceux-là mêmes qui ont assassiné des millions de Juifs au 20e siècle. Ils citent la Torah comme preuve écrite qu’ils ont eux aussi un droit historique sur cette terre. Pour eux, le fait que les Palestiniens souhaitent qu’ils disparaissent peut également être assimilé à une volonté génocidaire.

Daniel Munayer dit aux Juifs israéliens : « Je ne considère pas qu’il faille effacer Israël. Ce que je dis, c’est que nous devons repenser les fondements de notre paysage politique, afin que nous puissions tous vivre ici sur un pied d’égalité, que nos droits et nos libertés soient basés sur notre citoyenneté, et non sur notre appartenance ethnique ou religieuse. Je veux un pays qui s’adresse à tous ses citoyens. »

Après le 7 octobre, Daniel a été interpellé de la même manière par des personnes issues des deux camps : « Y a-t-il un intérêt à se réconcilier après tout cela ? »

Mais cette guerre en montre justement la nécessité, affirme Daniel.

« Nous devons fournir des cadres dans lesquels les gens peuvent avoir des conversations et surmonter leurs émotions. Parce que si cela ne se fait pas, ce sera une explosion de rage et de colère, et cela ne fera qu’engendrer des représailles et de nouvelles destructions. Et c’est le cycle qui se poursuit. »

Musalaha veut essayer de jeter un pont entre deux idées apparemment incompatibles, me dit Salim. L’organisation veut encourager la réconciliation tout en considérant l’Israël actuel comme un projet colonialiste.

« Je suis très optimiste », dit-il. Après des années de mise sous le tapis, il constate une prise de conscience en Israël et dans la communauté internationale de la nécessité de trouver une solution à la question israélo-palestinienne. Musalaha, considère-t-il, est une voix prophétique.

La question est maintenant de savoir si d’autres verront les choses de la même manière.

Alors que je me promenais avec Saleem Anfous dans la rue de l’Étoile à Bethléem, il a reçu un appel de Daniel. Celui-ci essayait de le convaincre de donner une nouvelle chance à Musalaha. Va lire notre dernière lettre de nouvelles, lui a dit Daniel. Nous prenons une nouvelle direction. Cela va changer les choses.

« On verra bien », a répondu Saleem.

Sophia Lee est reporter internationale pour CT.

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Le mythe derrière Paul et le salut par la maternité

Pour nous aider à comprendre un étrange passage biblique, Sandra Glahn examine en profondeur le dossier d’une déesse éphésienne.

L’Artémis d’Éphèse

L’Artémis d’Éphèse

Christianity Today March 27, 2024
WikiMedia Commons/Adaptations par CT

En tant que femme spécialiste du Nouveau Testament, je n’ai tout simplement pas le luxe de passer à côté de 1 Timothée 2.11-15 où Paul, après avoir déclaré que les femmes devraient « apprendre dans le calme et la pleine soumission », affirme que « la femme sera sauvée en devenant mère ». Cette idée de « salut par la maternité » m’a été citée par plus d’inconnus et de connaissances (plus ou moins) bien intentionnés que n’importe quel autre, mais une situation m’est bien restée en mémoire.

Je ne me souviens pas du contexte qui aurait pu rendre la chose appropriée, mais un jour, il y a une dizaine d’années, un jeune homme m’a dit, au cours d’une conversation à propos de mon enseignement : « Oui, tu es bien sauvée par la maternité. » Il se trouve que j’étais en position d’autorité par rapport à lui, et je voyais bien que ce qui se présentait comme une « blague » visait à me remettre à ma juste place.

« Alors je suppose que je ne suis pas sauvée », ai-je répondu, sachant que son interprétation de ce verset relevait de ma maternité littérale. Je savais aussi, contrairement à lui, que mon corps donnait de nombreux signes indiquant que je ne pourrais jamais avoir d’enfant. (Soit dit en passant, par la grâce de Dieu, j’ai fini par devenir la « mère de quelqu’un ».)

Mon histoire n’est qu’un aperçu de la manière terrible dont les femmes ont été blessées par l’utilisation abusive de 1 Timothée 2.11-15. Dans l’introduction de son récent livre intitulé Nobody’s Mother: Artemis of the Ephesians in Antiquity and the New Testament (« La mère de personne : l’Artémis des Éphésiens dans l’Antiquité et le Nouveau Testament »), Sandra L. Glahn brosse un tableau déchirant de son expérience de la perte d’un enfant et de ses rencontres avec ce texte dans des cultures où il joue un rôle de premier plan pour la participation des femmes au sein de l’Église. Comme moi, elle a intériorisé bien des messages sur la féminité et la façon dont la valeur des femmes peut être mesurée. Il doit y avoir beaucoup de « flèches dans notre carquois », nous dit-on, et notre ministère a lieu dans notre maison.

Glahn, professeure au Dallas Theological Seminary, présente son livre comme un ouvrage visant à déconstruire soigneusement ce genre de propos en se penchant sur le contexte historique de 1 Timothée. En examinant minutieusement d’anciens témoignages sur Éphèse et la déesse Artémis qui y était honorée et en brisant au passage quelques mythes, Glahn permet de mieux comprendre un passage terriblement complexe. Tout au long de l’ouvrage, sa méthode principale consiste à illustrer ses affirmations par la présentation de données historiques, qu’elle analyse ensuite en relation avec le texte biblique.

Une image plus juste d’Artémis

Le premier chapitre du livre aborde une question importante qui vous a peut-être déjà traversé l’esprit : avons-nous vraiment besoin d’un autre livre sur ce passage ? Et pourquoi maintenant ? Le oui retentissant de Glahn vient de plusieurs directions. À ses yeux, nous avons besoin d’un « regard neuf » pour ces quatre raisons :

  • Pendant la majeure partie de l’histoire de l’Église, les femmes ont été considérées comme inférieures aux hommes par nature.
  • Les faits suggèrent que (malgré ce qui précède) les femmes étaient actives dans l’Église pendant toute cette période.
  • Nous avons accès à davantage d’informations grâce à des bases de données, des inscriptions et d’autres preuves archéologiques.
  • Nous pouvons mieux évaluer l’information grâce à l’analyse littéraire et aux progrès réalisés dans l’étude des inscriptions, des matériaux et pratiques littéraires anciens et des signes et symboles.

Le deuxième chapitre se concentre sur la ville d’Éphèse, où Timothée se trouve probablement lorsqu’il reçoit la correspondance de Paul. Glahn commence par une étude des lieux où Éphèse apparaît dans l’Écriture. L’une des mentions les plus importantes se trouve dans Actes 19, où le ministère de Paul conduit à la destruction de livres de magie et à un soulèvement. Un cri retentit dans la foule en colère : « Grande est l’Artémis des Éphésiens ! » (v. 28, 34) Le message de Paul sur Christ menaçait leur dévotion à la déesse — et la production de biens qui accompagnait ce culte.

Jusqu’ici, les observations faites par Glahn s’alignent sur les observations habituelles, mais c’est dans sa caractérisation de la déesse qu’elle détone. Pour beaucoup, Artémis est une déesse de la fertilité et, dans certains cas, de la prostitution. Dans ses représentations, son torse ou sa poitrine est couvert de ce qui ressemble à des œufs, et beaucoup pensent que ces œufs sont ses nombreux seins. Comme l’indique Glahn, certains ont également fait un lien entre Artémis et les amazones de la mythologie grecque. Mais que disent les textes anciens sur Artémis ?

Quelque chose de tout à fait différent.

Artémis, souvent décrite comme « l’Artémis d’Éphèse », est « la mère de personne ». Elle accorde une grande importance à la virginité et se bat parfois pour préserver sa propre chasteté. Malgré cela, elle qui avait vu sa mère souffrir de la naissance traumatisante de son frère Apollon était considérée comme une sage-femme. Les femmes priaient pour qu’elle les conduise en toute sécurité à travers l’expérience de l’accouchement ou les libère miséricordieusement de la souffrance en leur décochant rapidement d’une de ses flèches.

Dans ces récits, elle n’est jamais associée à la prostitution. Glahn souligne d’ailleurs que la prostitution était interdite à Éphèse à cette époque. Chacune de ces caractérisations d’Artémis dans les sources littéraires est également corroborée par des épigraphes anciennes que Glahn présente dans le chapitre suivant. Elle y examine diverses références à Artémis, notamment sur des bâtiments et des monuments. Celles-ci présentent une image similaire de la déesse.

Si Glahn observe un portrait relativement cohérent d’Artémis dans les sources littéraires et les épigraphes disponibles, les représentations d’Artémis dans l’architecture et l’art sont plus variées. Parfois, elle ressemble à une amazone, une beauté traditionnelle, parée de bijoux et de cheveux tressés. À d’autres moments, elle paraît plus étrange, couverte de formes ovoïdes interprétées comme des seins. Mais ces images ne sont pas représentatives de déesses différentes ou de traditions divergentes. Glahn explique que certaines pièces de cette époque présentent une représentation d’Artémis au recto et l’autre au verso. La belle chasseuse vierge est bel et bien la « mère de personne ». Que penser alors de ces étranges formes semblables à des œufs ?

Glahn aborde un large éventail d’explications, au nombre desquelles on trouve par exemple des testicules de taureau ou des canines de cerf, mais se fixe sur l’idée que ces formes sont un type de perle utilisé dans les bijoux magiques liés aux pouvoirs de l’Artémis d’Éphèse. Avec ces nombreux bijoux, elle apparaît comme à la fois resplendissante et puissante, un bon portrait de cette déesse, comme nous l’avons vu.

L’Artémis d’ÉphèseWikiMedia Commons/Adaptations par CT 
L’Artémis d’Éphèse

Une réponse à un slogan

Le dernier chapitre, « Sauvée par la maternité », explore comment une image plus précise d’Artémis peut aider notre interprétation de 1 Timothée dans son ensemble, mais surtout en 1 Timothée 2, où des conceptions erronées d’Artémis ont influencé les conceptions chrétiennes de la manière dont les femmes peuvent prendre part à la vie de l’Église. Glahn comprend 1 Timothée comme une polémique (relativement subtile) contre Artémis. Elle montre comment le langage appliqué à Artémis apparaît plus souvent et d’une manière différente dans les lettres de Paul à Timothée et à Tite, et elle relie divers thèmes de ces lettres aux éléments déjà soulignés tout au long du livre.

Mais elle avance également des arguments qui vont bien au-delà de cette relation avec Artémis. Elle montre pourquoi les interprètes devraient considérer 1 Timothée 2.11-15 comme des instructions destinées aux épouses, et non à toutes les femmes. Pour elle, l’interdiction faite aux femmes « d’enseigner ou d’assumer une autorité sur un homme » signifie seulement qu’une femme ne doit pas « enseigner dans le but de dominer un mari ». Si les arguments de l’autrice convergent ici avec des analyses typiques de ce passage, sa présentation des enjeux est claire et se rattache à sa thèse plus générale.

Parmi les idées les plus intéressantes de ce chapitre, on trouve celle que « la femme sera sauvée par la maternité » était un dicton ou un slogan en vigueur chez les Éphésiens. Si tel est bien le cas, Paul répéterait cette affirmation pour y apporter sa réponse : « si elles persévèrent dans la foi, dans l’amour, et dans une vie sainte en gardant en tout le sens de la mesure. » (1 Tm 2.15, SEM) Les interprètes s’interrogent généralement sur le passage du singulier au pluriel (« la femmesera sauvée » si « elles persévèrent »), mais comme le note Glahn, le passage du slogan à la réponse pourrait résoudre ce problème.

Dans l’ensemble, ce livre est une ressource remarquable pour ceux qui voudraient en savoir plus sur l’Artémis d’Éphèse. Il fournit une étude approfondie de la littérature ancienne et quelques analyses intéressantes. Ceci dit, cette grande force du livre pourrait également être considérée comme l’une de ses principales faiblesses : à première vue, il semblerait destiné à un public profane averti, mais des dizaines de pages contiennent de longues citations de sources primaires. Les discussions sont parfois très techniques. Peut-être ai-je mal évalué le ou les publics visé(s), mais l’écart de style et de ton entre l’introduction autobiographique de Glahn et son analyse des preuves épigraphiques est significatif.

Il se pourrait aussi que certains soient déçus que l’interprétation de 1 Timothée ne joue pas un rôle plus important dans le livre. Cependant, à la décharge de Glahn, le chapitre qui traite bel et bien de ce texte est assez long, puisqu’il représente environ un quart de l’ouvrage. Malgré sa longueur, l’analyse reste toutefois principalement, mais pas exclusivement, guidée par l’hypothèse de l’autrice selon laquelle Paul a l’Artémis d’Éphèse à l’esprit tout au long de sa composition, ce qui demeure malgré tout incertain.

Madison N. Pierce est professeure associée de Nouveau Testament au Western Theological Seminary. Elle est l’autrice de Divine Discourse in the Epistle to the Hebrews.

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Books

Carême : Les chrétiens britanniques invités à changer de banque

Pour les défenseurs du climat, la finance soulève des questions de justice. Changer de compte en banque peut avoir un impact significatif.

Christianity Today March 22, 2024
DGLimages / Getty Images

Cela fait longtemps que Rosie Venner parle des banques. Elle y voit un sujet essentiel — pour Dieu.

« Nous sommes appelés à être de bons intendants, à aimer notre prochain, à rechercher la paix, à agir avec justice. Cela devrait clairement influencer notre rapport à l’argent et les endroits où nous effectuons nos opérations bancaires », nous dit-elle.

Venner est une chrétienne britannique qui milite contre le changement climatique. Elle travaille sur la campagne Money Makes Change avec le JustMoney Movement. Ce groupe se veut « l’organisation de référence pour les chrétiens et les églises » qui mettent en pratique les enseignements de leur foi et les appels bibliques à la justice dans la gestion de leur argent. C’est dans ce contexte que Venner interroge les banques britanniques. Quels choix font-elles lorsqu’elles investissent l’argent placé par des chrétiens soucieux des effets négatifs de l’utilisation des combustibles fossiles sur l’environnement ?

Barclays, par exemple, qui est considérée par certains experts comme une société clé pour la stabilité financière mondiale, a été le plus grand bailleur de fonds du secteur des combustibles fossiles en Europe entre 2016 et 2021. Cette société bancaire y a investi, certaines années, plus de 23 milliards de livres (environ 27 milliards d’euros), finançant aussi l’extraction de pétrole dans le cercle polaire arctique et la forêt amazonienne.

Au total, selon les données les plus récentes, les banques ont injecté plus de 733 milliards de livres (environ 858 milliards d’euros), par an, dans l’industrie des combustibles fossiles.

Venner encourage les chrétiens à suivre l’appel du Seigneur à la compassion et la justice, selon Michée 6.8, et à retirer leur argent de telles banques.

Pendant le carême et en association avec d’autres organisations chrétiennes de défense du climat (comme Just Love, Operation Noah et Switch it Green), JustMoney incite les chrétiens à changer leurs habitudes financières. L’opération s’intitule « The Big Bank Switch » (« Le grand changement de banque »). Pendant cette période où les chrétiens tentent de se détacher des choses matérielles et d’approfondir leur foi, cette action spéciale les invite à « aligner leurs finances sur leurs valeurs, en passant d’une banque qui finance des combustibles fossiles destructeurs pour la planète à une autre qui ne le fait pas ».

Les personnes qui souscrivent à « The Big Bank Switch » s’engagent à transférer leurs comptes bancaires vers une banque plus verte d’ici la fin du mois d’avril. Jusqu’à présent, plus de 100 chrétiens ont promis de changer de banque. Les militants espèrent arriver à 1 000 personnes d’ici la fin de la campagne.

« L’action très pratique de changer de banque nous permet d’influencer les politiques en supprimant notre soutien au développement des combustibles fossiles », déclare Stefan Spence, directeur de la campagne Just Love UK. Les entreprises et les gouvernements s’appuient sur le soutien du public, et le message clair envoyé par la campagne « The Big Bank Switch » nécessitera donc une réponse. Le moment est opportun, car d’autres campagnes comme Make My Money Matter exercent une pression similaire. Et ces dernières années, les banques ont également commencé à mettre à jour leur politique de développement durable.

Historiquement, nous raconte Spence, les banques ont fondé leurs choix d’investissement uniquement sur le rendement pour les actionnaires et sur les préoccupations relatives aux risques financiers. Leur seule considération éthique était le respect de la législation. En conséquence, elles ont parfois investi leur argent d’une manière jugée choquante par leurs déposants. L’argent consacré à l’industrie de combustibles fossiles va à l’encontre d’une réduction effective des émissions de carbone par la Grande-Bretagne. Or, pour de nombreux chrétiens, il s’agit là d’un enjeu éthique essentiel.

« En tant que chrétiens, nous réalisons que la terre et les cieux ont été créés pour proclamer la gloire de Dieu », nous dit Spence. « Les plantes, les animaux et les êtres humains sur Terre sont beaux et précieux. Le commandement de Dieu de gérer la création implique que nous prenions soin à la fois des personnes et de l’environnement. »

Il cite des versets tels que Proverbes 22.16 comme mandats clairs des Écritures. Le Seigneur réprouve ceux qui agissent d’une manière qui rend les riches plus riches et nuit aux pauvres. Et ceux qui « sèment l’injustice » récolteront le malheur (v. 8).

Selon Spence, le secteur bancaire ne devrait pas agir de la sorte. Les investisseurs pourraient très bien tenir compte de considérations éthiques lorsqu’ils mettent en balance le profit potentiel à réaliser et le risque financier encouru.

Spence fait remarquer que ce n’est pas la première fois que les chrétiens tentent d’utiliser leurs finances pour créer un changement social. Dans les années 1970 et 1980, les campagnes antiapartheid ont exercé efficacement des boycotts pour pousser les entreprises à cesser de financer des projets en Afrique du Sud.

Operation Noah, l’une des premières organisations caritatives chrétiennes de défense du climat au Royaume-Uni, a également passé une décennie à encourager les chrétiens et les organisations confessionnelles à se retirer de placements qui nuisent à l’environnement.

« Cette pression donne de réels résultats », explique Cameron Conant, responsable de la communication de l’organisation. « Parfois les gens se découragent et ont l’impression que les campagnes ne donnent rien, mais je peux dire, en tant que militant qui fait campagne depuis pas mal d’années, que ça marche vraiment. »

Conant a vu de nombreux particuliers changer d’avis, mais il souligne également les succès obtenus auprès d’institutions plus importantes. L’année dernière, l’Église d’Angleterre s’est désengagée de tous les investissements dans le pétrole et le gaz qui n’étaient pas « véritablement alignés » sur les objectifs fixés de limitation des émissions de carbone.

Selon Conant, la stratégie à suivre doit consister à aider les gens à comprendre qu’ils ont une influence et à connecter leur action à leur foi chrétienne.

« Qui finance les combustibles fossiles ? Qui les y autorise ? C’est notre système politique et nos banques », dit Conant. « Nous avons essayé de parler d’une seule voix chrétienne pour dire que c’est un sujet sur lequel les chrétiens devraient être unis. Nous sommes appelés à prendre soin de la création de Dieu. Et tout comme en tant qu’églises et organisations religieuses nous ne devrions pas financer le tabac, les armes ou les jeux d’argent, nous ne devrions pas non plus financer les combustibles fossiles. »

Cette action porte vraisemblablement déjà ses fruits. La base de données mondiale des promesses de désinvestissement à l’égard des combustibles fossiles montre que les organisations confessionnelles sont à l’avant-garde du processus. Les grandes banques s’en rendent compte. Barclays a annoncé le mois dernier qu’elle cesserait de financer directement de nouveaux projets pétroliers et gaziers.

Holly-Anna Petersen relate que la Christian Climate Action, dont elle est membre, a également obtenu beaucoup de succès en amenant les organisations chrétiennes à réfléchir plus attentivement à l’impact de leur argent sur le changement climatique. Récemment, des militants ont organisé une veillée devant la cathédrale de l’Église d’Angleterre à Sheffield, exhortant cette communauté à changer de banque.

« Pour des organisations chrétiennes qui mènent elles-mêmes diverses campagnes, le fait d’être l’objet d’une campagne plus vaste était un peu inconfortable », nous dit Petersen. « Mais elles ont rapidement compris le tort que leur banque faisait et se sont donc montrées très réceptives. »

L’organisation Christian Aid s’est également laissé convaincre de changer de banque.

« C’est pratique de rester dans la banque que l’on a toujours fréquentée. Changer de banque demande assurément un certain effort. Mais la crise climatique est financée et alimentée par l’argent », déclare Ashley Taylor, conseillère principale de Christian Aid en matière de plaidoyer. « Il est essentiel de faire ce que nous pouvons pour aider à interrompre ce flux financier si nous voulons mettre fin aux souffrances de nos frères et sœurs qui subissent les pires impacts climatiques. »

Taylor encourage ses semblables à ne pas sous-estimer l’impact qu’ils peuvent avoir.

« Les actes parlent plus que les mots », dit-elle. « C’est facile de déclarer une urgence climatique, de dire qu’on se soucie du sort de ceux qui souffrent et qu’on ne soutient pas les pollueurs. Mais en effectuant nos opérations bancaires par l’entremise de ceux qui financent les pollueurs, on risque de faire partie du problème auquel on prétend s’opposer. »

Pour Rosie Venner, il est essentiel de prendre conscience de ce lien. Elle se souvient du jour où elle a réalisé que la banque avec laquelle elle travaillait faisait partie du système qui la tourmentait et que ses activités bancaires menaçaient les enjeux pour lesquels elle priait.

« J’ai travaillé pour une organisation caritative de développement international », explique-t-elle. « J’ai rencontré des gens du monde entier. J’ai entendu parler des luttes des communautés déplacées de leurs terres ou de celles dont les moyens de subsistance sont menacés à cause de l’exploitation minière, de l’agriculture à grande échelle ou de projets pétroliers et gaziers. Le financement de ces activités provenait des banques devant lesquelles je passais dans la rue : il y avait un lien direct avec les personnes qui me tenaient à cœur et les communautés pour lesquelles je priais. »

Pendant le carême, elle espère aider d’autres chrétiens à saisir ce lien avec l’opération « The Big Bank Switch ».

« Je pense que c’est le bon moment », conclut Venner. « De nombreux chrétiens sont préoccupés par la crise climatique et prennent conscience du rôle que joue la finance dans ce contexte. »

Traduit par Anne Haumont

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Même en ligne, nous avons encore besoin de la pudeur.

Avec le développement des blogs et des réseaux sociaux, nous avons gagné un public. Mais nous avons surexposé nos âmes.

Christianity Today March 22, 2024
Illustration by Mallory Rentsch Tlapek / Source Images: Getty

Il y a dix ans, je publiais mon premier livre. Comme beaucoup d’autres auteurs, mon travail s’inspire de mon expérience personnelle et utilise des éléments de mon histoire. Après tout, je suis devenue autrice à l’apogée des blogs chrétiens aux États-Unis, alors que des femmes depuis devenues célèbres écrivaient depuis leur table de cuisine sur les luttes de la vie domestique et de la féminité. Le premier article de blog dont j’ai fait la lecture décrivait la douleur de l’accouchement dans tous ses détails sanglants.

Mais l’ouverture d’alors n’est rien comparée au type d’exposition de soi qu’exigent les plateformes contemporaines.

À mesure que les blogs cèdent la place aux réseaux sociaux, le contenu devient à la fois plus mis en scène et, paradoxalement, plus intime. Au lieu d’écrire depuis la table de la cuisine, les influenceurs sont en direct de leur cuisine, de leur salle de bains ou de leur chambre. Rien n’est interdit. Les spectateurs sont invités à suivre tous les aléas de leurs relations personnelles, leurs expériences sexuelles ou leurs doutes religieux. Ensemble, nous nous retrouvons à célébrer les étapes importantes de la vie d’enfants que nous ne connaissons même pas.

Dans le secteur de l’édition, la pression exercée sur les auteurs pour qu’ils dévoilent leur vie privée est liée à la nécessité de stimuler les ventes grâce à leur présence et leur audience en ligne, ce que l’on appelle la « marque personnelle ». L’autrice Jen Pollock Michel, dont la carrière a des parallèles avec la mienne, a récemment déclaré qu’elle envisageait de prendre du recul, non pas par rapport à l’écriture, mais par rapport à l’édition de livres, parce qu’« il y a de moins en moins de moyens de faire connaître un livre qui ne relèvent pas de la promotion de soi ».

Tout cela donne lieu à une culture de l’édition profondément impudique, dans laquelle le dévoilement de soi est considéré comme une vertu.

Qualifier l’autopromotion d’un auteur de problème de pudeur peut sembler incongru. Ce genre de promotion a quelque chose d’artificiel, et peut-être même un peu « malaisant », comme le disent les jeunes, mais impudique ? Si je pense à la pudeur, c’est en partie parce que pour gagner des adeptes dans l’espace bruyant et encombré de nos vies, il faut attirer l’attention des lecteurs. Et un moyen sûr d’y parvenir est de se dévoiler.

Parler de pudeur dans mon contexte américain représente un défi : le mot anglais modesty qui y correspond est souvent mal compris, en particulier dans le cadre de la culture de la pureté. À son meilleur, une certaine « modestie » conduit à une forme d’humble autodérision (dont les réseaux sociaux auraient bien besoin) ; mais malheureusement, la notion a souvent été employée pour faire honte aux femmes à propos de leur corps. Dans un cas comme dans l’autre, nous passons cependant à côté de la manière dont une certaine pudeur pourrait nous aider à nous fixer et maintenir des limites plus saines en ligne. Après tout, la pudeur n’est pas tant une question de ce qui est caché que de à qui l’on cache ce quelque chose.

Ainsi comprise, la pudeur est profondément liée à l’intimité que l’éthicien chrétien et professeur à la Duke Divinity School Luke Bretherton considère comme la pierre angulaire de la communauté humaine. Dans A Primer in Christian Ethics, il présente l’intimité comme la capacité de s’approcher l’un de l’autre dans la vulnérabilité et la confiance. Si l’intimité inclut la sexualité, elle ne se résume pas à cela. Elle est le moyen par lequel nous nous ouvrons à la possibilité de nous lier aux autres et de construire la dépendance mutuelle nécessaire à l’épanouissement.

Mais l’intimité est risquée, car de la même manière qu’elle nous permet de tisser des liens, elle nous expose également à l’exploitation. Lorsque nous nous exposons, nous avons confiance que les autres ne profiteront pas de nous et honoreront le caractère sacré de ce que nous partageons. Lorsque les autres baissent la garde et se dévoilent à nous, nous ne devons pas abuser de leur confiance. Nous devons agir fidèlement les uns envers les autres.

Dans l’idéal, des normes tacites et des conventions communes protègent cette vulnérabilité, mais l’idéal n’est pas la réalité. Les normes non exprimées ne sont même plus reconnues comme normes. Les conventions ne sont pas respectées et les communautés ferment les yeux sur les abus. Loin du paradis, nous devons évaluer qui est digne de confiance et qui ne l’est pas. Nous devons apprendre à connaître les personnes avec lesquelles nous pouvons être vulnérables. À qui pouvons-nous confier ce qui se passe au plus profond de nos entrailles ? Qui honorera notre caractère sacré ?

La relation entre l’intimité, la vulnérabilité et la confiance est au cœur de la pudeur et c’est la raison pour laquelle celle-ci est si nécessaire à nos interactions en ligne. La pudeur — qu’elle soit physique, émotionnelle ou spirituelle — reconnaît le risque inhérent à la nudité dans un monde qui cherche à la profaner. Elle nous couvre tout comme Dieu a couvert l’homme et la femme dans le jardin (Ge 3.21). Nous avons toujours la possibilité de nous dévoiler, mais ce dévoilement dépend en partie du contexte et de la relation.

C’est ce contexte qui explique la pudeur de la passion sexuelle exprimée dans le Cantique des Cantiques, un livre écrit sous forme poétique, comme voilé. La vulnérabilité des amants est sacrée à cause de son absence de protection, à cause de sa liberté. En tant que telle, elle doit être honorée et préservée par la communauté qui l’entoure. Il s’agit notamment de la protéger contre les voyeurs.

Par ailleurs, certains lieux et certaines relations excluent l’intimité, non pas parce que se dévoiler est intrinsèquement mauvais, mais parce qu’on ne peut pas faire confiance à l’endroit ou aux personnes pour nous honorer. Ils abuseront ou mépriseront le caractère sacré de notre dévoilement. Certains espaces, comme les réseaux sociaux, sont intrinsèquement précaires. L’anxiété et l’incertitude que nous y ressentons ne sont pas tant liées à l’idée de nous ouvrir qu’à notre compréhension instinctive du fait que nous ne sommes pas en sécurité lorsque nous le faisons.

La pudeur est également la raison pour laquelle mes lecteurs ne connaîtront jamais tous les détails de ma vie ou de mes cheminements, et pourquoi je refuse d’exposer certaines parties de moi-même en ligne ou par écrit. L’une des premières critiques de mon premier livre suggérait que je ne disais pas tout au lecteur. Elle se résumait à ceci : les idées qui se dégagent de mes écrits témoignent d’une certaine expérience de la vie et même de la souffrance. Le critique se demandait donc d’où venaient ces idées. Qu’est-ce que je ne partageais pas ?

Tout. Et rien.

De la même manière que j’habille mon corps, j’habille aussi mes paroles. La forme de mon cœur est encore perceptible, mais même si les lecteurs peuvent en tracer les contours, je n’en dévoilerai pas la chair. Et tout comme je couvre les blessures physiques pour éviter l’infection, je n’exposerai pas les blessures de mon âme tant qu’elles ne seront pas guéries.

Je ne m’en excuse pas. Certaines choses sont trop sacrées pour être consommées par le tout-venant, quel que soit le nombre de lecteurs qu’elles attireront. Notre douleur, notre chagrin et même notre joie doivent être mis à part et sanctifiés. Eux aussi sont bien vulnérables. Nous choisissons aussi parfois de voiler les plus belles parties de nous-mêmes afin de les préserver pour ceux qui peuvent en percevoir la valeur.

Ma vie a beaucoup changé en dix ans. Je ne cours plus derrière mes petits. Je ne blogue plus. Je vis toujours au même endroit, mais les personnes qui y vivent avec moi ont changé. Je ne jardine plus autant et ma maison est plus silencieuse qu’elle ne l’a jamais été. Je fais partie d’une église locale, mais sans faire partie des responsables. Je suis retournée à l’école. Je devrais probablement mettre à jour ma biographie.

J’ai partagé certains de ces changements avec mes lecteurs, et j’en ai gardé d’autres pour moi — en particulier ceux qui impliquaient une perte ou un deuil — afin d’honorer leur caractère sacré. Lorsque cela s’est avéré nécessaire, je me suis éloignée des réseaux sociaux pour de longues périodes de retrait dans mon cocon douillet, afin que certaines parties de moi se restaurent en privé.

Je me suis souvent demandé ce que nous nous devons les uns aux autres dans cette époque dépourvue de limites. Sans les frontières de l’espace, du temps et de la relation incarnée, comment puis-je savoir qui sont vraiment les miens ? Comment savoir à qui je peux faire confiance ? Il m’est arrivé de me dévoiler en toute innocence et de voir mon ouverture d’esprit se heurter à des épines. Mais au lieu de me protéger en endurcissant mon cœur, je choisis la pudeur. Je choisis de protéger activement les parties plus sensibles de mon être pour qu’elles puissent rester tendres, pour que je puisse rester moi-même.

Le fait de s’exposer constamment en ligne nous désensibilise et nous empêche d’honorer le caractère sacré de notre vie. La pudeur peut aller à l’encontre de la sagesse dominante, mais je crois qu’elle est bénéfique pour mon âme. En reprenant les mots de Marc 8.36-38, je me demande : Que servira-t-il à une femme de gagner le monde entier, si elle perd son âme ? Si même elle vendait tous ses livres, remportait tous les prix et faisait la une des grands journaux, qu’est-ce que cela lui rapporterait ?

Nos histoires et nos âmes sont bien trop sacrées pour être simplement vendues au plus offrant. Elles renferment de la sagesse, certes, mais aussi des personnes et des réalités trop sacrées pour être nommées sur la place publique. Dans la mesure où nous pouvons partager ce que nous avons appris avec le monde, nous devons le faire, mais tout le reste n’est que détails. Une fois révélés, ces détails ne changeront pas la vie du lecteur, mais ils changeront certainement la mienne.

Hannah Anderson est l’autrice de Made for More, All That’s Good et Humble Roots : How Humility Grounds and Nourishes Your Soul.

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Des politiciens ou du peuple, qui entrave le plus la religion ? Une analyse de données mondiales.

Parmi 198 nations et territoires examinés par le Pew Research Center, 9 sur 10 discriminent les communautés de croyants. La Chine et le Nigeria obtiennent les pires résultats.

De jeunes chrétiens irakiens participent à un office du dimanche.

De jeunes chrétiens irakiens participent à un office du dimanche.

Christianity Today March 22, 2024
Spencer Platt/Getty/Adaptations par CT

Les restrictions gouvernementales en matière de religion atteignent un niveau record à l’échelle mondiale.

L’hostilité sociale à l’égard de la religion, elle, a toutefois diminué.

C’est ce que conclut le Pew Research Center dans sa 14e analyse annuelle de la mesure dans laquelle 198 nations et territoires — et leurs citoyens — entravent les croyances et pratiques religieuses.

Une forme ou une autre de discrimination des groupes religieux a été enregistrée dans tous les cas sauf huit.

Le rapport 2024, publié au début du mois, s’appuie principalement sur plus d’une douzaine de sources en provenance des Nations unies, des États-Unis, de l’Europe et de la société civile, et reflète la situation en 2021, dernière année pour laquelle des données complètes sont disponibles.

La médiane mondiale sur l’échelle de 10 points de Pew pour les restrictions gouvernementales a atteint 3,0 pour la première fois, poursuivant une progression constante depuis un score de départ de 1,8 en 2007. Dans l’ensemble, 55 pays (28 %) ont enregistré un niveau « très élevé » ou « élevé », soit seulement deux de moins que les 57 de l’année dernière.

Le Nicaragua est mis en avant pour sa persécution à l’égard du clergé catholique.

Des différences régionales sont bien visibles : le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord (MENA) ont obtenu un score de 5,9, en hausse par rapport à un score de référence de 4,7 en 2007. L’Asie-Pacifique a obtenu un score de 4,2, contre 3,2 au départ. L’Europe a obtenu un score de 3,1, contre 1,7 au départ. L’Afrique subsaharienne a obtenu un score de 2,6, contre 1,7 au départ. Les Amériques ont obtenu un score de 2,1, contre 1,0 au départ.

Les 20 critères de Pew concernant les restrictions gouvernementales comprennent notamment les efforts visant à « interdire des croyances particulières, interdire la conversion, limiter la prédication ou accorder un traitement préférentiel à un ou plusieurs groupes religieux ».

Certains éléments pris en compte se rapportent au COVID-19, comme les amendes imposées par le Canada aux églises restées ouvertes.

Treize autres mesures relatives à des actes d’hostilité religieuse commis par des individus ou des groupes comprennent « les conflits armés ou le terrorisme liés à la religion, la violence collective ou sectaire, la discrimination vestimentaire pour des raisons religieuses et d’autres formes d’intimidation ou d’abus liés à la religion ».

L’hostilité sociale à l’égard de la religion a poursuivi sa tendance à la baisse depuis le pic de 2,0 atteint en 2018, passant à 1,6, le score le plus bas depuis le 1,2 de 2009. Mais 43 pays (22 %) ont encore enregistré un niveau « très élevé » ou « élevé » en la matière, bien qu’ils soient nettement moins nombreux que les 65 pays concernés en 2012.

Le Nigeria est spécifiquement mentionné pour les affrontements entre éleveurs musulmans et agriculteurs chrétiens.

L’ordre des différentes régions en matière d’hostilité sociale correspond à celui des restrictions gouvernementales. La région MENA a obtenu un score de 3,6, revenant à un niveau proche de son score de référence de 3,7 après les années fastes de 2012-2014. L’Asie-Pacifique a obtenu un score de 1,9, contre 1,7 au départ. L’Europe a obtenu un score de 1,9, contre 1,2 au départ. L’Afrique subsaharienne a obtenu un score de 1,3, contre 0,4 au départ. Les Amériques ont obtenu un score de 0,8, contre 0,3 au départ.

Seules quatre nations obtiennent un statut « très élevé » dans les deux catégories : Afghanistan, Égypte, Pakistan et Syrie.

L’Algérie, l’Azerbaïdjan, la Chine (avec le score le plus élevé de 9,1), l’Indonésie, l’Iran, le Kazakhstan, la Malaisie, les Maldives, le Myanmar, la Russie, l’Arabie saoudite, Singapour, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan se maintiennent à leurs côtés parmi les gouvernements les plus restrictifs. Le Pakistan a rejoint la liste cette année avec le Turkménistan, tandis que le Brunei et l’Érythrée en sont sortis.

Moins de nations obtiennent le statut « très élevé » en matière d’hostilité sociale, mais s’y maintiennent notamment l’Inde, Israël et le Nigéria (avec le score le plus élevé de 8,9). Aucune nouvelle nation n’a rejoint cette liste cette année, tandis que l’Irak, la Libye, le Mali et la Somalie en sont sortis.

L’évaluation est faite sur la base d’un barème. Les 5 premières nations dans chaque indice ont été classées dans la catégorie « très élevé », tandis que les 15 suivantes ont été classées dans la catégorie « élevé ». Les 20 suivants ont été classés dans la catégorie « modéré », tandis que les 60 restants ont été classés dans la catégorie « faible ». Bien que Pew reconnaisse clairement la Corée du Nord comme nation problématique en la matière, celle-ci n’a pas été incluse dans le rapport en raison de l’impossibilité pour des observateurs indépendants d’y accéder régulièrement.

Le score de la plupart des pays figurant dans les deux listes n’a que peu ou pas évolué. Seules 16 nations ont enregistré une augmentation modérée de 1,0 à 1,9 ou plus de leur score combiné, tandis que seules neuf nations ont connu une diminution similaire. Un seul pays, le Soudan, a enregistré une baisse de 2,0 ou plus pour les restrictions imposées par le gouvernement, car une nouvelle constitution, en suspens en raison de la guerre civile, a décriminalisé l’apostasie.

En ce qui concerne l’hostilité sociale, seules la Turquie et la Bolivie ont connu une baisse similaire, cette dernière en raison de l’absence de rapports — comme il y en avait eu les années précédentes — sur l’expulsion de missionnaires protestants des régions habitées par les autochtones. À l’inverse, l’Ouganda et le Monténégro ont vu leur score augmenter de 2,0, ce dernier en raison d’actes de vandalisme à l’encontre de mosquées et du harcèlement prosélyte de certains chrétiens.

Selon Pew, les discriminations gouvernementales sont les plus fréquentes. Plus de 9 nations sur 10 (183 au total) ont enregistré au moins un incident. La discrimination sociale a été enregistrée dans plus de 8 pays sur 10 (160 au total), et 157 pays connaissent les deux formes de discrimination.

Pew recense également le type de contrainte ou de violence infligée. Les dommages matériels sont les plus fréquents dans 105 pays, l’Europe enregistrant le taux le plus élevé avec 71 % de pays concernés. La région MENA arrive en tête pour tous les autres types d’incidents, avec des agressions physiques enregistrées dans 91 pays, des détentions dans 77 pays, des déplacements dans 38 pays et des meurtres dans 45.

L’Éthiopie se distingue par la mort de 78 prêtres au cours de sa guerre civile.

Les chrétiens et les musulmans restent les groupes religieux les plus persécutés. Le nombre de nations discriminant les chrétiens est passé de 155 à 160, contre 107 au départ. Le nombre de nations discriminant les musulmans a diminué, passant de 145 à 141, mais reste en hausse par rapport au chiffre de référence de 96. La discrimination à l’égard des Juifs a également diminué, passant de 94 à 91, mais n’était enregistrée que dans 51 pays en 2007.

Dans la catégorie « autres » des bahá'ís, des sikhs et des zoroastriens sont discriminés dans 64 pays, suivis par les religions populaires dans 40 pays. Les discriminations à l’encontre des bouddhistes (dans 28 pays), des hindous (dans 24 pays) et d’une catégorie « non affiliés » composée d’athées, d’agnostiques et d’humanistes (dans 27 pays) étaient moins répandues.

Une nouvelle rubrique du rapport de Pew permet de suivre les pays qui accordent des avantages aux groupes religieux. Sur un total de 161 pays qualifiés, 127 soutiennent l’enseignement religieux, 107 offrent des fonds pour la construction ou l’entretien d’édifices religieux et 67 rémunèrent le clergé dans une certaine mesure. Dans cette dernière catégorie, plus de la moitié (36 nations) accordaient un traitement préférentiel à certaines religions. Et sur l’ensemble, 149 de ces gouvernements ont néanmoins discriminé des croyants ou se sont immiscés dans leur culte.

L’Arabie saoudite, note Pew, verse des allocations aux imams tout en bridant leurs sermons.

Outre le décompte par nations, Pew a également assemblé des données pour mesurer l’impact des restrictions et de l’hostilité sur une large part de l’humanité. Parmi les 25 plus grandes nations — représentant 5,8 des 7,8 milliards de la population mondiale en 2021 — l’Égypte, le Pakistan, l’Inde, l’Indonésie et le Nigeria ont enregistré les niveaux globaux les plus élevés. Le Japon, les États-Unis, l’Afrique du Sud, l’Italie et le Brésil offrent une situation plus favorable aux croyants.

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History

Petra: la Jordanie autorise les premières prières chrétiennes depuis 1 400 ans.

Une initiative de promotion du tourisme religieux dans l’antique cité rappelle Moab, Byzance, le christianisme tribal arabe et les spéculations sur le premier voyage missionnaire de Paul.

L’archevêque Christophore dans l’église byzantine de Pétra.

L’archevêque Christophore dans l’église byzantine de Pétra.

Christianity Today March 22, 2024
fournie par le Conseil des commissaires de l’Autorité régionale de Pétra

Imaginez-vous dans la peau d’Indiana Jones, traversant l’étroite gorge du Siq, longue de près d’un kilomètre, de hautes falaises s’élevant de part et d’autre. Soudain, derrière un tournant, apparaît l’ancienne cité de Pétra et son majestueux Trésor, tombeau du premier siècle taillé dans le roc pour un ancien roi nabatéen. Vous passez devant la structure de 40 mètres de haut et ses statues de dieux romains et égyptiens, avant de vous diriger vers le monastère, tout aussi impressionnant, par une raide montée de 800 marches.

Mais avant d’atteindre le plus grand monument de Pétra, vous quittez le sentier pour entrer dans des vestiges d’un autre genre, où flotte une odeur d’encens et où des mosaïques tapissent le sol autour de petites colonnes réaménagées. Contrairement au héros incarné par Harrison Ford, vous ne rencontrez pas un chevalier du 11e siècle préservé par le Saint Graal. En face de vous, le métropolite grec orthodoxe de Jordanie vous tend une coupe de communion.

En janvier, il a conduit les premières prières chrétiennes officielles à Pétra depuis 1 400 ans.

D’autres générations de cinéphiles se référeront peut-être plutôt à Le retour de la momie, Transformers: La Revanche, ou même Mortal Kombat : Destruction finale. Les productions hollywoodiennes sur place ont généré bien des revenus pour la Jordanie, mais ceux-ci ne sont pas grand-chose à côté des 5,3 milliards de dollars que le pays a engrangé en 2022 grâce à son industrie du tourisme. Cette année-là, Pétra a reçu 900 000 visiteurs, soit près d’un quart du total national.

Mais aujourd’hui, le royaume hachémite y ajoute une composante religieuse.

« C’est une grande bénédiction de se trouver dans ce lieu saint de Pétra », a déclaré l’archevêque Christophore, avant de procéder à la distribution du pain et du vin. « Nous ne pensons pas d’abord à la pierre qui nous entoure, mais aux saints et à l’identité spirituelle de cet héritage, cette histoire et cette civilisation, ainsi qu’à notre grande et bienheureuse patrie. »

En 2021, la Jordanie a lancé une stratégie nationale de promotion du tourisme sur cinq ans mettant l’accent sur les sites religieux, notamment les lieux de pèlerinage approuvés par le Vatican, à savoir le lieu du baptême de Jésus à Béthanie au-delà du Jourdain, le mont Nébo, d’où Moïse a vu la Terre promise, et Mukawir, qui abrite un palais hérodien associé au site biblique de Machéronte où Jean-Baptiste a peut-être été décapité. Environ 85 % des touristes viennent pour des raisons culturelles et patrimoniales, et un quart des visiteurs du site de baptême de Jésus viennent des États-Unis.

La Jordanie souhaiterait prolonger le séjour de ces touristes déjà susceptibles de visiter Pétra.

« Malheureusement, Pétra est surtout connue pour son Trésor et son Siq », explique Fares al-Braizat, chef du conseil des commissaires de l’autorité régionale de Pétra. « Elle peut offrir bien d’autres choses, et les églises sont une découverte supplémentaire. »

Dix ont été découvertes à ce jour, et des fouilles sont encore en cours. Mais la cathédrale byzantine du cinquième siècle n’a été découverte qu’en 1990 et entièrement mise au jour que huit ans plus tard. La restauration a suffisamment progressé non seulement pour inciter al-Braizat à ajouter Pétra à la liste des sites historiques chrétiens de Jordanie, mais aussi pour faire revivre le patrimoine religieux de l’ancienne cité. Cela ne fait qu’ajouter à la réputation de la nation en tant que musée à ciel ouvert, dit-il.

La communauté évangélique de Jordanie s’en réjouit.

« Comment peut-on avoir un site ecclésial historique et ne pas le bénir par la prière ? », dit David Rihani, président des Assemblées de Dieu de Jordanie. « Pétra montre que le gouvernement se préoccupe de l’histoire du christianisme dans ce pays. »

L’histoire biblique est encore plus longue. Pétra pourrait avoir été habitée dès 7000 ans av. J.-C. et est devenue la capitale du royaume nabatéen vers le quatrième siècle avant notre ère. L’historien juif Josèphe et les traducteurs de la Septante ont rattaché cette tribu arabe au fils premier-né d’Ismaël, Nebajoth, et certains identifient Pétra au Kadès biblique où Moïse a frappé le rocher qui a fait jaillir de l’eau dans Nombres 20.

Les Édomites de l’âge du fer refusèrent alors aux Hébreux le passage sur la route du roi — située en Jordanie — et Aaron mourut ensuite et fut enterré au mont Hor. La tradition locale, Josèphe et l’historien chrétien Eusèbe le situent à Pétra, où un sanctuaire au sommet de la montagne recouvrirait son tombeau.

Hérode le Grand, soutenu par Cléopâtre, pille Nabatée en 32 av. J.-C., mais son fils Hérode Antipas épouse la fille du roi nabatéen Arétas IV, dont il divorce en l’an 27 en faveur d’Hérodiade, la femme de son frère, ce qui provoque la controverse avec Jean-Baptiste.

L’histoire des débuts du christianisme à Pétra est assez contestée. Après sa conversion, Paul déclare dans Galates 1 qu’il s’est immédiatement rendu en « Arabie », que des spécialistes identifient au royaume nabatéen, qui comprenait la Syrie. Nombreux sont ceux qui pensent que ce séjour de trois ans était une période de contemplation. Mais, notant que l’expérience de Paul sur le chemin de Damas s’est accompagnée de son appel à l’apostolat, Martin Hengel soutenait qu’il s’agissait en fait du premier voyage missionnaire de Paul.

Fares al-Braizat et Giovanni Pietro Dal Toso, ambassadeur du Vatican en Jordanie, devant le Trésor de Pétra.fournie par le Conseil des commissaires de l’Autorité régionale de Pétra/Adaptations par CT 
Fares al-Braizat et Giovanni Pietro Dal Toso, ambassadeur du Vatican en Jordanie, devant le Trésor de Pétra.

Les targums juifs racontent que la femme d’Abraham, Agar, s’est installée dans la région. Paul parle d’elle en Galates 4. On sait qu’une communauté juive a existé à Hégra, la deuxième ville la plus importante du royaume nabatéen, située non loin de Pétra. Ésaïe 60 mentionne les « béliers de Nebajoth » offerts sur l’autel de Jérusalem, et Hengel imaginait que Paul aurait pu être motivé par cette vision du royaume messianique.

Cette explication fournit un contexte au récit de 2 Corinthiens 11 concernant la fuite de Paul hors de Damas, descendu dans un panier depuis le mur de la ville. Actes 9 attribue les troubles aux responsables juifs, mais Paul nomme spécifiquement le gouverneur du roi Arétas, seule mention d’un souverain contemporain dans ses épîtres. Il n’est pas difficile d’imaginer que la prédication de l’apôtre ait dérangé ses frères hellénistes et que le responsable local soit intervenu pour calmer la situation.

Mais il n’y a aucune preuve archéologique que Paul ait visité Pétra, ou que l’apôtre ait participé à la conversion du peuple nabatéen, souligne Pearce Paul Creasman, directeur exécutif de l’American Center of Research (ACOR), décrit comme un « génie » par le National Geographic. Basé à Amman, l’ACOR a été fondé en 1968 et a fouillé l’église byzantine de Pétra en 1992. Au cours des années suivantes, trois autres sites ecclésiaux ont été mis au jour, descendant chronologiquement le long de la montagne.

L’église de la crête, datant de la fin du 4e siècle, est considérée comme la plus ancienne, tandis que la chapelle bleue, nommée d’après la couleur du granit égyptien de ses colonnes, a probablement précédé de peu celle que l’on a initialement nommée l’église de Pétra, à laquelle une quatrième structure, un baptistère, a été rattachée plus tard. Toutes sont aujourd’hui facilement accessibles aux touristes.

Un père de l’Église, Athanase, mentionne un évêque, Astérios de Pétra, qui dénonça l’arianisme comme hérésie et fut envoyé en exil avant d’être rétabli dans ses fonctions par l’empereur Julien en l’an 362. L’archevêque Christophore a affirmé qu’il y avait sept diocèses à Pétra, sous la juridiction de l’église de Jérusalem. Un ensemble d’environ 140 papyrus découverts dans l’église byzantine en 1993 témoigne de l’existence d’une communauté florissante dès le 6e siècle. Les textes grecs présentent un type de protoarabe et décrivent comment des édits de l’empereur Justinien ont été appliqués localement dans l’année qui a suivi leur publication.

Selon Pearce Paul Creasman, les recherches actuelles ne permettent pas de déterminer comment le christianisme est arrivé dans la ville. Les tombes témoignent de la déification des rois nabatéens, tandis que les temples soutenaient le culte du dieu local Dusarès et de ses trois compagnes al-Uzza, Allat et Manat. Pétra perdit son indépendance au profit des Romains en l’an 106, et un tremblement de terre en 363 scella le déclin de son âge d’or en tant que plaque tournante régionale des caravanes, supplantée par Palmyre, en Syrie, et par les nouvelles routes maritimes.

Pourtant, l’histoire regorge d’exemples où les nouvelles idées religieuses ont pris racine dans les villes commerçantes, et Pétra était alors un centre verdoyant dans un désert régional qui a attiré une population allant jusqu’à plus de 20 000 personnes. Cependant, tous les sites chrétiens découverts actuellement datent d’après le tremblement de terre, la recomposition du paysage ayant probablement offert l’occasion de donner à la ville une identité plus chrétienne.

Certains spécialistes pensent que Pétra est restée majoritairement païenne et que, si certains temples ont été réaffectés — ou du moins marqués d’une croix —, d’autres ont conservé leur fonction d’origine. Le célèbre monastère, dédié à l’origine au roi Obodas premier, a été transformé en église à une date inconnue, tandis que le Trésor présente également des sculptures chrétiennes plus tardives.

« Les idées et les croyances changent », dit Creasman, « même si les populations restent les mêmes. »

Pétra disparaît ensuite de l’histoire, et l’on sait peu de choses sur l’islamisation de la région. On y trouve un château croisé du 12e siècle, ainsi que des preuves de la curiosité musulmane lors de la visite du sultan mamelouk égyptien un siècle plus tard. Pétra n’a été redécouverte par les explorateurs occidentaux qu’en 1812 et a été classée au patrimoine mondial de l’UNESCO en 1985. En 2007, elle a été élue comme l’une des sept nouvelles merveilles du monde.

Mais c’est le statut de Pétra en tant qu’« icône du monde arabe » qui lui confère une signification particulière pour les chrétiens jordaniens, dit Chris Dawson, professeur adjoint britannique de théologie historique au Jordan Evangelical Theological Seminary (JETS). Auteur de Travel Through Jordan, qu’il qualifie de petit guide pour les étudiants de la Bible, il a conduit des groupes de touristes sur des sites chrétiens pendant des dizaines d’années et décrit 60 lieux qui éclairent les Écritures.

« Il existe une idée selon laquelle pour être authentiquement arabe, il faut être musulman », explique-t-il Dawson. « Le fait de présenter Pétra comme une ville authentiquement arabe et chrétienne, aussi pluraliste qu’elle ait été, est une occasion de montrer le contraire. »

Mais il y a aussi d’autres endroits. Pella, par exemple, est une ville de la Décapole dans laquelle les chrétiens se sont réfugiés après la destruction de Jérusalem en l’an 70. Madaba, outre sa célèbre carte en mosaïque de la Terre sainte, possède une église voisine présentant clairement une identité arabe. Et Jerash, l’une des villes gréco-romaines les mieux préservées au monde, permet aux croyants d’aujourd’hui d’imaginer ce qu’était la vie civile imprégnée de paganisme.

Avec un ancien temple à Zeus construit par un « fils de Zébédée », certainement sans lien avec ceux de l’Écriture, Jerash abritait des autels d’encens pour les dieux, ainsi que ce que les archéologues ont identifié comme un oracle, une fabrique d’idoles et un marché de viande jadis approvisionné avec les restes des sacrifices. Compte tenu de l’enseignement de Paul en 1 Corinthiens 8, comment les chrétiens pouvaient-ils gérer leur régime alimentaire et s’adapter culturellement à leur environnement ?

« Il ne s’agit pas tant de faire un pèlerinage que de se mettre à la place des premiers croyants. Cela nous aide à comprendre les pressions qu’ils subissaient. »

Si le christianisme a disparu de Pétra et d’autres villes jordaniennes avec l’avènement de l’islam, il existe un lien durable entre ces villes et les disciples de Jésus aujourd’hui. Dawson rappelle que les premiers chrétiens arabes ont pris pour patrons Côme et Damien, persécutés par les Romains au 3e siècle, et ont donné leur nom à des églises dans toute la région, y compris dans l’actuelle ville de Jerash. La tribu arabe des Ghassanides, elle, a adopté Serge, un soldat syrien de la même époque décapité pour sa foi, comme saint-patron.

Un collègue de Dawson au JETS est un descendant des Ghassanides.

Haidar Hallasa, 76 ans, membre de la faculté et pasteur de l’église du Nazaréen, a consacré la seconde moitié de sa vie à l’étude de l’histoire du christianisme arabe. Auteur de titres arabes tels que La géographie biblique de Jordanie et Notre histoire oubliée, il explique que de nombreux chrétiens modernes du Levant descendent de cette ancienne tribu, qui a vu le jour au Yémen au 4e siècle.

Son arrière-grand-père, un musulman bédouin, est arrivé dans la région de Transjordanie en 1735, fuyant des crimes qu’il avait commis dans la région de Bethléem. Se présentant comme un Copte égyptien, il se fait alors engager comme berger et se forge une réputation d’honnêteté qui lui permet de se marier avec la fille borgne d’un chef de tribu.

Selon Hallasa, sa sous-tribu qui en est issue compte aujourd’hui 10 000 personnes.

Mais les Ghassanides n’étaient pas la seule tribu chrétienne influente. Au début de l’ère islamique, le premier calife omeyyade, qui régnait depuis Damas, épousa une fille de la tribu des Benu Kalb et nomma son parent chrétien prince régnant de Tibériade. De nombreux membres de ces tribus se convertirent finalement à l’islam et d’autres fuirent vers Constantinople. Pour cette raison, Hallasa explique parfois aux musulmans ouverts d’esprit que leur identité religieuse n’est peut-être pas due à la foi, mais à des raisons économiques. Si les mariages mixtes témoignent de relativement bonnes relations entre chrétiens et musulmans, les chrétiens arabes se voyaient imposer des taxes parfois exorbitantes au titre de leur dhimmitude qui faisait d’eux des citoyens de seconde zone.

Dans l’espoir qu’une meilleure connaissance de l’histoire puisse inciter certains à réfléchir à l’Évangile, Hallasa a répertorié 52 autres tribus de la péninsule arabique ayant des origines chrétiennes. Mais son message principal est celui de la tolérance au sein de la société.

Bien que cela ait été difficile, il a réussi à se faire accepter dans sa ville natale de Karak, à 120 kilomètres au sud d’Amman, une ville qui appartenait autrefois aux Moabites, aux Nabatéens et aux chrétiens, mais qui est aujourd’hui majoritairement musulmane.

« Les islamistes radicaux veulent nous diviser », dit Hallasa. « Je dis le contraire : vous étiez chrétiens, nous le sommes restés, mais nous sommes tous un seul peuple. »

Également Ghassanide, David Rihani estime que les évangéliques ont un rôle particulier à jouer pour relier la Jordanie au christianisme mondial. Les touristes n’apportent pas seulement des revenus à une économie en difficulté, mais aussi un contact avec leur foi. Et ceux qui viennent en Terre sainte et prolongent leur séjour en Jordanie favorisent des échanges promoteurs de paix.

Les prières des chrétiens à Pétra ne peuvent qu’aider.

Vaguement conscient de cette histoire avant l’annonce, le responsable des Assemblées de Dieu estime que celle-ci met en évidence le rôle de la Jordanie dans la diffusion de la Bible dans toute la région. Mais surtout, la prière chrétienne à Pétra est une forme d’encouragement divin.

« Dieu nous dit : Je suis déjà venu ici, et je continuerai avec vous », dit Rihani. « Nous ne devrions pas y voir des pierres dépourvue d’aspect spirituel, car le message de l’Évangile est vivant en Jordanie. »

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Valoriser le potentiel des églises de migrants en Europe

Un professeur de théologie venu de Sierra Leone explique comment les nouveaux arrivants africains transforment l’Église en Belgique et sur le reste du continent.

Des fidèles d’une église nigériane au Royaume-Uni lors d’un moment de prière.

Des fidèles d’une église nigériane au Royaume-Uni lors d’un moment de prière.

Christianity Today March 21, 2024
Gideon Mendel/Getty

Joseph Bosco Bangura s’est donné pour mission de modifier la façon dont nous percevons les églises de migrants.

Depuis plus de 25 ans, il étudie la manière dont les nouveaux mouvements chrétiens créent des possibilités de contact et de transformation au sein des sociétés. Ses recherches sur le mouvement pentecôtiste en plein essor dans son pays d’origine, la Sierra Leone, ont révélé à la fois l’important attrait populaire de ce mouvement et la créativité avec laquelle les églises charismatiques et pentecôtistes ont intégré les traditions religieuses africaines indigènes.

Aujourd’hui, il s’intéresse à l’impact des églises de migrants en Europe. Il enseigne la missiologie à la Faculté de théologie évangélique de Louvain (ETF) en Belgique et à l’Université de théologie protestante (PThU) aux Pays-Bas, et est également pasteur d’une église de migrants. Il s’est entretenu avec nous sur les opportunités et les défis auxquels sont confrontées les communautés de migrants dans les sociétés européennes sécularisées.

Qu’est-ce qui vous a poussé à étudier les églises de migrants en Europe ?

Il y a toujours un lien entre la mobilité des personnes et la diffusion de leur foi. Chaque fois que les Juifs ont émigré — c’est d’ailleurs d’eux que vient le terme de diaspora — cela a eu une incidence sur leur foi. Il en est allé de même dans l’Église primitive. Les chrétiens ne sont pas partis tout de suite ; c’est la persécution qui a entraîné leur dispersion. La migration coïncide systématiquement avec une nouvelle diffusion de l’Évangile. Elle élargit les possibilités d’apporter de nouveaux éléments de foi dans des lieux où ils étaient jusque-là inconnus.

En Europe occidentale, les églises autochtones (c’est-à-dire les églises européennes blanches) sont aujourd’hui plus conscientes des enjeux missionnaires des communautés de migrants. Que peuvent faire ces dernières pour l’Église dans une Europe sécularisée ? Elles pourraient être la bouée de sauvetage pour la survie de la foi dans un monde sécularisé.

Certaines organisations missionnaires prennent au sérieux la présence des migrants et réfléchissent à la manière de les impliquer. Ainsi, Harvey Kwiyani, un universitaire du Malawi qui a beaucoup écrit sur la mission et la migration, travaille pour la Church Mission Society. Leita Ngoy, originaire de la République démocratique du Congo (RDC) et enseignante en Allemagne, est consultante pour Pain pour le monde, qui aide les églises allemandes à mieux accueillir les migrants. La Société biblique pour les Pays-Bas et la Flandre (Belgique) a nommé Samuel Ekpo, un Nigérian, au poste de responsable des relations avec les églises migrantes et internationales.

Ma propre nomination en tant que professeur de missiologie à l’ETF, financée par une organisation missionnaire néerlandaise, et mon rôle d’enseignant à la PThU reflètent également ce qui se passe. Les Occidentaux se rendent compte que s’ils veulent contribuer au développement du christianisme mondial, ils doivent faire en sorte que leurs propres établissements d’enseignement reflètent la diversité de l’Église de Dieu.

Pourriez-vous décrire votre propre communauté ?

En tant que pasteur de l’église Exceeding Grace Bible Church à Anvers, en Belgique, je sers auprès de migrants qui souhaitent vivre ensemble leur foi. Les 70 personnes qui nous rejoignent régulièrement reflètent une grande diversité ethnique. Ils sont originaires de la RDC, du Tchad, du Ghana, du Nigeria et du Cameroun. Nombre d’entre eux sont naturalisés Belges. Nous sommes parfaitement bilingues en anglais et en français.

Nous sommes tous Africains de par la couleur de notre peau, mais les cultures sont différentes. Lorsque nous nous réunissons ou prenons des décisions, nous avons des représentants de chacune de ces cultures, afin de montrer qu’en Christ nous ne faisons qu’un. Nous avons également des origines chrétiennes diverses : charismatiques, évangéliques, catholiques. Nous essayons de construire des ponts. C’est un travail constant.

Indépendamment des différences culturelles internes, nous sommes tous confrontés aux mêmes problèmes que les migrants partout ailleurs en Belgique : l’intégration dans la société, la langue et le fait d’être considérés comme des étrangers qui ne sont pas tout à fait à leur place.

Quelle est l’histoire des églises de migrants en Belgique ?

En tant qu’ancienne puissance colonisatrice de la RDC, la Belgique a fait venir des étudiants congolais pour étudier dans les universités belges avant même l’indépendance de la RDC en 1960, avec l’intention d’en faire l’élite politique qui façonnerait le pays. Mais certains n’y sont pas retournés. La première église de migrants à Bruxelles a été créée dans les années 1980 avec le soutien de Campus Crusade for Christ. En raison de sa politique libérale à l’égard des demandeurs d’asile, la Belgique a ensuite attiré d’autres migrants africains tels que les Rwandais pendant le génocide de 1994 ou les Africains de l’Ouest fuyant la crise économique dans leur pays d’origine.

Les responsables des églises de migrants ont commencé à s’intégrer dans diverses organisations ecclésiastiques, comme l’Alliance évangélique belge. Plus récemment, une association a été créée pour permettre aux pasteurs d’origine africaine et caribéenne de se rencontrer et de s’encourager. Dans le nord de la Belgique en particulier, on trouve des églises de migrants dans presque toutes les villes, généralement affiliées à des associations évangéliques et pentecôtistes locales. La présence d’églises de migrants a revivifié l’ensemble du christianisme protestant dans ce pays majoritairement catholique.

Quels sont les différents types d’églises que l’on rencontre en Belgique ?

Dans mon enseignement, je décris quatre catégories. Il y a les églises de migrants, définies sur la base de leur composition ethnique et de leur différence par rapport à leur contexte d’accueil. D’autre part, il y a les églises autochtones, bien que j’entende rarement mes collègues flamands qualifier leur église de la sorte. Pour eux, il s’agit simplement de leur église d’origine.

Troisièmement, il y a des églises multiculturelles, où une église autochtone ouvre ses portes à d’autres rassemblements plus culturels en son sein. Vous pouvez avoir un pasteur européen à la tête de l’ensemble, mais on organise un rassemblement de Philippins le mercredi ou un groupe d’Africains se réunit le vendredi. Ils ont leurs propres activités pendant la semaine et se retrouvent tous ensemble le dimanche. C’est une bonne chose, mais cela soulève des questions quant à la réalité de la multiculturalité de l’église dans ses organes de gouvernance. Les personnes de couleur peuvent-elles prendre la parole à d’autres moments que lors d’un dimanche de la mission ? La vision est souvent sapée par le manque de diversité dans la structure de direction elle-même.

Enfin, il existe des églises internationales, qui utilisent exclusivement l’anglais et attirent principalement des professionnels liés à l’OTAN, à l’Union européenne, aux ambassades occidentales ou aux grandes entreprises. Comme elles sont économiquement indépendantes et capables de subvenir à leurs besoins, elles n’accordent pas la priorité aux contacts avec les communautés chrétiennes locales. La direction est exclusivement blanche. Elles servent elles aussi un groupe spécifique d’immigrés, mais comme il s’agit de diplomates ou de cadres d’entreprise représentant l’échelon supérieur de la société, on ne les présente pas comme des églises de migrants.

Joseph Bosco Bangura enseigne à la Faculté de théologie évangélique de Louvain (ETF) en Belgique.fournie par Joseph Bosco Bangura
Joseph Bosco Bangura enseigne à la Faculté de théologie évangélique de Louvain (ETF) en Belgique.

Pourquoi est-il si difficile pour les églises multiculturelles d’avoir une direction multiculturelle ?

L’idée d’avoir des responsables qui représentent la multiculturalité de l’Église est un excellent objectif. J’aimerais penser qu’une telle église serait un bon exemple de ce que nous vivrons au paradis. Mais il est très compliqué d’y parvenir, et de nombreuses questions doivent être abordées.

Il y a une vingtaine d’années, l’International Baptist Church d’Anvers se portait bien sous la direction de ses fondateurs européens. Lorsque l’église a été confiée à des responsables africains, le nombre d’Européens a lentement diminué en raison de préoccupations liées au fait que l’enseignement biblique n’était pas suffisamment solide sur le plan théologique.

Actuellement, la question de la migration est très polarisante dans la sphère politique. Cela affecte les perceptions des chrétiens et leur capacité à collaborer les uns avec les autres.

On reproche parfois aux églises de migrants de ne s’intéresser qu’aux personnes de leur propre ethnie et d’entretenir une ségrégation au sein du corps du Christ. Que pensez-vous de cette critique ?

En 2003, Jan Jongeneel avançait que lorsque des communautés religieuses émigrent, la première étape, en particulier pour la première génération, consiste à se tourner vers l’intérieur et à répondre aux besoins des membres de cette communauté. Vous devez disposer d’une base à partir de laquelle partir en mission. Nous devons donner aux nouvelles églises de migrants le temps de redéfinir leur identité en fonction de leur statut dans leur nouvelle société.

Les églises de migrants tentent de répondre à un besoin missionnaire. Ce n’est pas rendre justice à leur cause que de se concentrer sur les contrastes avec d’autres églises. Voyons plutôt comment les différents types d’églises peuvent collaborer pour atteindre l’Europe pour le Christ.

Comment encouragez-vous les chrétiens migrants à s’intégrer dans la culture qui les entoure ?

Dans mon église, nous encourageons les familles à inscrire leurs enfants aux cours de religion protestante proposés dans les écoles primaires et secondaires de Belgique. Cela leur donne une idée de la manière dont les protestants de Belgique conçoivent la foi. Il est de plus en plus courant de voir des personnes qui me ressemblent enseigner cette matière. En avril, j’organiserai un séminaire pour 400 enseignants, où je parlerai de la religiosité africaine et de la manière dont elle peut contribuer à revitaliser l’enseignement religieux dans les écoles. C’est une ouverture importante.

J’encourage également mes collègues africains à se rendre dans des communautés évangéliques ou pentecôtistes locales. Nous ne sommes peut-être pas d’accord sur tout, mais nous sommes une minorité et nous ne pouvons pas nous permettre de rester chacun de notre côté. Nous devrions nous réunir pour partager nos ressources et nous encourager mutuellement. Cela pourrait aider la mission non seulement en Belgique, mais aussi depuis la Belgique vers les pays dont nous sommes originaires. Par exemple, si une église locale belge souhaite partir en mission en Sierra Leone, je pourrais lui fournir des informations utiles avant qu’elle ne se rende sur le terrain.

Comment voyez-vous l’impact de la culture belge sécularisée sur la deuxième génération de migrants africains ?

En 2020, j’ai publié un chapitre sur cette question. Les enfants de migrants n’apprécient pas toujours la spiritualité de leurs parents. Ils sont également confrontés à une crise d’identité. Leurs parents ne les considèrent pas comme des Africains à la maison, mais ils sont considérés comme tels à l’école. La collaboration avec les églises autochtones peut contribuer à répondre à certains de leurs besoins et les aider à se décider pour Christ.

Les parents migrants de la première génération sont souvent en difficulté pour comprendre les défis auxquels est confrontée la deuxième génération, car ils portent encore en eux la formation spirituelle qu’ils ont reçue en Afrique. Par exemple, une jeune femme qui avait terminé ses études secondaires ressentait la pression de la vie académique — de la part de ses pairs et de ses parents — et a voulu prendre une année sabbatique. Elle voulait simplement se rafraîchir l’esprit et éviter le burn-out, mais ses parents ont conclu que le diable l’influençait. Comment ces parents peuvent-ils interpréter ces phénomènes psychologiques d’une manière qui soit bénéfique pour leurs enfants ? C’est une réelle lutte. J’espère que nous pourrons trouver des solutions.

Comment résumeriez-vous la manière dont les chrétiens devraient réfléchir au rôle des migrants dans la mission de l’Église ?

Pendant longtemps, les communautés chrétiennes de migrants ont été décrites à travers le prisme des autres, les communautés locales autochtones qui sont toujours en position de domination culturelle. Mais nous sommes nous-mêmes des agents missionnaires actifs, qui contribuent à façonner la trajectoire de la mission dans une culture sécularisée. Je me réjouis que l’ETF s’investisse dans de nouvelles approches de la mission.

Lorsque j’ai commencé à étudier la théologie en 1993, la relation entre la migration et la mission n’était pas à l’ordre du jour. Par conséquent, je n’étais pas bien préparée lorsque j’ai dû migrer. Nous devrions préparer les gens à ce que, où que le Seigneur les emmène, pour quelque raison que ce soit, ils puissent considérer leur migration comme un encouragement de Dieu à répandre l’Évangile dans de nouveaux lieux et parmi des personnes qui ont quitté la foi ou ne sont pas chrétiennes.

Puisque vous travaillez à rassembler des chrétiens de cultures diverses, que me serviriez-vous si je venais manger chez vous ?

Nous commencerions par une soupe belge, puis un plat de riz africain épicé et de feuilles de manioc, et nous terminerions par un pudding belge classique au chocolat, le tout servi sur une table décorée d’une nappe africaine tressée.

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Les « tradwives » ou le renouveau fondamentaliste sur Instagram

Une nouvelle vague d’influenceuses veut « restaurer » une vision étroite de la féminité biblique avec de jolies photos, des robes longues et du pain fait maison.

Christianity Today March 19, 2024
WikiMedia Commons/Adaptations par CT

Restaurons la beauté », commence la légende d’une vidéo populaire sur Instagram.

Le clip met en scène l’influenceuse chrétienne Katie Calabrese dans une longue robe aérienne, suivie d’un montage d’images : des fleurs sur une bible ouverte, une corde à linge couverte de sobres vêtements de lin, une cage d’escalier épurée avec des planchers en bois et des murs en lambris, une femme sans visage debout devant un bol de pâte à pain et tenant un bébé dans ses bras.

La légende énumère d’autres choses dont son autrice espère le retour : « Des femmes qui savent préparer un délicieux repas pour des invités inattendus », aller à l’église, avoir une famille nombreuse, « aimer leur mari et chanter ses louanges devant les autres ».

Katie Calabrese fait partie d’une cohorte d’influenceuses « tradwife » (pour l’anglais « traditional wife », « épouse traditionnelle ») en ligne, dont les personnages sont construits sur le renouveau de diverses expressions « traditionnelles » de la féminité, du mariage, de la tenue du foyer et de la vie familiale. L’idée maîtresse de leur message de retour en arrière est familière à ceux qui ont grandi dans des cercles chrétiens fondamentalistes, malgré le nouvel emballage pensé pour Instagram et TikTok, où les contenus de type tradwife se sont multipliés depuis 2020.

Ces contenus apparaissent résolument anhistoriques et s’inspirent d’idées et d’images de toutes les époques. Certaines tradwives construisent leur marque à la manière du personnage de June Cleaver dans les années 1950, portant du rouge à lèvres et une robe trapèze pour faire le ménage. D’autres évoquent des images de La petite maison dans la prairie : robes longues, pain rustique fait maison et habitations rurales. Certaines publications empruntent à des peintures de foyers victoriens ou de réunions sociales de l’époque de la Régence anglaise.

À la différence d’autres influenceuses qui créent du contenu sur l’école à la maison ou l’agriculture familiale, l’influenceuse tradwife fait de la féminité « traditionnelle » le principe central de sa marque et de son identité en ligne. La distinction est parfois subtile, mais toutes les influenceuses en ligne qui portent des robes longues et fabriquent du levain n’entrent pas dans la catégorie des tradwives.

https://www.instagram.com/p/C4SCeKZtUPn/

« La tendance tradwife se réfère à un passé mythique où chacun connaissait son rôle », explique Emily McGowin, professeure associée de théologie au Wheaton College et autrice du livre Quivering Families: The Quiverfull Movement and Evangelical Theology of the Family.

« Nous vivons une époque de confusion et de laideur. Les gens recherchent quelque chose de beau et d’attrayant, un temps où les choses étaient plus simples, même si nous savons qu’elles ne l’étaient pas réellement. »

De nombreuses influenceuses tradwife sont également des chrétiennes qui mettent en avant leur foi, plaidant en faveur de la « féminité biblique » au moyen de fils d’actualité élégants et méticuleusement conçus. Même les créatrices qui ne se considèrent pas comme croyantes proposent une vision du monde à laquelle de nombreuses femmes chrétiennes, en particulier parmi les évangéliques, adhèrent aisément.

Les questions de genre sont au cœur de ce que signifie être une tradwife. Il n’est pas surprenant que des femmes évangéliques soient attirées par des contenus qui affirment la distinction entre les sexes et placent les femmes au service de leur famille et de leur mari. Il en va de même pour des catholiques et des mormons, ainsi que certains agnostiques du Nouvel Âge et des « non affiliés » religieux socialement conservateurs.

Évangéliques et mormons se retrouvent tout particulièrement dans l’espace tradwife. Malgré des différences théologiques marquées, beaucoup partagent une même vision de la vie familiale, du mariage, de l’habillement et de la liberté religieuse.

Lorsque la tradwife mormone Hannah Neeleman publie une vidéo de sa famille de dix personnes se préparant pour aller à l’église sur son compte Instagram « Ballerina Farm », l’image présentée a suffisamment peu à voir avec la doctrine et les pratiques cultuelles pour que les croyants évangéliques puissent mettre de côté leurs objections concernant le type d’église en question.

Plus qu’un ensemble particulier de croyances chrétiennes, ce serait plutôt une forme de fondamentalisme qui unit la mouvance tradwife.

Le chroniqueur David French décrit le fondamentalisme comme une posture psychologique marquée par la certitude, la véhémence et la solidarité. Les contenus tradwife et les communautés d’adeptes qui se rassemblent autour de leurs autrices présentent ces trois caractéristiques : la certitude de connaître une manière plus épanouissante et conforme à la volonté de Dieu d’être femme, épouse et mère ; la défense intense et constante d’un style de vie particulier avec le souci perfectionniste de son esthétique ; et la solidarité avec les millions d’adeptes qui aiment, commentent et partagent.

Une forme de séparatisme fait partie intégrante de l’offre de contenu tradwife, attirant les chrétiennes qui veulent être « dans le monde, mais pas de lui », les « femmes de valeur » des temps modernes. Ces influenceuses sont des modèles attrayants pour celles qui veulent s’habiller, nourrir leur famille, éduquer leurs enfants ou nettoyer leur maison différemment de ce à quoi l’on s’attendrait dans une société moderne du 21e siècle.

Celles qui ont grandi dans des contextes religieux fondamentalistes reconnaissent les parallèles entre leur expérience et le contenu tradwife. Celui-ci promeut un mode de vie qu’elles ont expérimenté de première main, vendu par leurs églises et leurs communautés religieuses.

Elles peuvent ainsi voir là une nouvelle façon de spiritualiser une certaine hyperféminité et des rôles strictement définis pour les hommes et les femmes. Le contenu est le même, mais l’emballage a été repensé pour une nouvelle génération.

« Ces images de beauté simple et de vie lente ne sont pas réelles », déclare Abbi Nye, archiviste à l’université du Wisconsin-Milwaukee, qui a grandi en tant qu’aînée de neuf enfants dans une église pentecôtiste du mouvement de la dernière pluie au nord de l’État de New York.

Avant Instagram, souligne-t-elle, il existait déjà des magazines destinés aux familles chrétiennes conservatrices, tels que Above Rubies et Vision Forum (de l’organisation du même nom). Leurs récits nostalgiques et sentimentaux encourageaient les femmes à envisager de rester au foyer, de faire l’école à la maison, de jardiner et de multiplier les enfants.

Nye raconte que les familles de son église essayaient elles aussi de vivre la vie que les influenceuses tradwife promeuvent en ligne, mais que cela mettait les femmes et les enfants dans une situation de vulnérabilité. Presque tout le monde avait du mal à joindre les deux bouts.

« Le contenu tradwife que nous voyons en ligne est produit par des personnes qui ont beaucoup d’argent. Dans ma communauté, la plupart des gens vivaient en dessous du seuil de pauvreté », dit Nye, qui dirige un réseau de défense des victimes d’abus au sein de sa communauté religieuse. « Cela me met en colère parce que je sais que l’image présentée est fausse. »

De récents reportages sur les influenceuses tradwife ont montré que les porte-drapeaux de cette tendance sont plutôt bien soutenus financièrement. Hannah Neeleman est la belle-fille du fondateur de la compagnie aérienne JetBlue. Ballerina Farm est une entreprise lucrative et le compte où vous pouvez regarder Neeleman faire de la pâtisserie, traire une vache, ou participer au récent concours Miss Monde rassemble près de 9 millions d’abonnés sur Instagram.

https://www.instagram.com/p/Ci9MSEBjYxY/

Les influenceuses tradwife qui n’ont pas la fortune de Neeleman peuvent tout de même mettre en avant des images de vie et de maison idylliques. Comme elle le dit en légende, la publication de Katie Calabrese appelant à « restaurer la beauté » est composée d’images trouvées sur Pinterest.

L’autrice Tia Levings, apparue dans la récente série documentaire Tout ce qui brille n'est pas or : Les secrets de la famille Duggar, affirme que le contenu tradwife n’est qu’une nouvelle version des productions et des livres qui l’ont amenée à une vie « traditionnelle » au milieu des années 90.

Elle subissait à l’époque l’influence d’églises ou de conférences où elle apprenait les dangers des vaccinations et des pédiatres, la nécessité de la mise en conserve pour constituer un garde-manger pour la fin du monde et la manière de commander par correspondance des kits de naissance et des remèdes à base d’herbes médicinales. Magazines, catalogues et brochures artisanales circulaient pour aider les femmes à envisager une existence plus pure et mise à part.

Le numéro d’avril 2009 de Above Rubies présente un article de deux pages sur le pain au levain (toujours à la mode chez les influenceuses contemporaines) et un article intitulé « Comment se battre comme une femme » qui encourage les femmes à « pleurer comme une guerrière » parce que « les larmes sont uniques aux femmes et les larmes poussent Dieu à la bataille ».

L’article accompagnant une recette de levain pourrait être tiré de la légende d’un post Instagram, chantant les louanges du « pain fait maison, artisanal, biologique, succulent, à la pâte aigre, aux céréales anciennes », exempt des phytates qui « rendent votre pain très difficile à digérer », mais avertissant également : « si vous avez plus de 30 ans et que vous n’avez pas un métabolisme à la Speedy Gonzales, ne prenez pas plus de deux morceaux en une seule fois. »

Le design d’Above Rubies n’a pas le raffinement esthétique des contenus Instagram populaires d’aujourd’hui, mais le magazine tente clairement d’atteindre les femmes avec les mêmes messages : le monde qui vous entoure — la nourriture, les écoles, les médias — n’est pas ce qu’il devrait être. En tant que femme, vous pouvez faire en sorte que votre foyer soit différent.

« Le message n’a pas changé », souligne Julie Ingersoll, professeure d’études religieuses à l’université de Floride du Nord. « Le support est différent, et cela a un impact. Mais si l’on regarde les publications du passé, les mêmes racines sont reconnaissables. »

La famille de Rebekah Hargraves a rejoint une église réformée mettant l’accent sur l’intégration de tous les âges dans le culte près de Chattanooga, dans le Tennessee, pendant son adolescence, et elle a été rapidement séduite par les catalogues et les publications de Vision Forum.

Elle et son père ont assisté à des conférences père-fille, où des hommes soulignaient la valeur des filles au foyer et du fait de renoncer à ses aspirations professionnelles pour répondre à une vocation plus élevée.

« D’une certaine manière, ma famille était mûre pour la cueillette », dit Hargraves, qui est aujourd’hui autrice et blogueuse et fait l’école à la maison pour ses deux enfants. « Ma mère rêvait d’un retour dans le passé. Mes arrière-grands-parents avaient une ferme. Nous avions tous une vision romantique de ce mode de vie. »

Elle a toujours été scolarisée à domicile, mais la vie à la maison a commencé à changer lorsque la famille a adopté les idéaux vantés par des livres tels que So Much More, un guide de survie pour les jeunes femmes vivant dans une « culture sauvagement féministe et antichrétienne ».

« Je suis passée de l’idée qu’il pourrait être beau de porter des robes longues à la conviction que c’était un péché de ne pas le faire », raconte Hargraves.

Avant de rejoindre leur nouvelle église, elle rêvait de travailler dans l’édition, en particulier pour Lifeway, l’éditeur de la Convention baptiste du Sud. Mais la nouvelle vision de la féminité qui s’offre alors à elle semble l’obliger à renoncer à ce rêve.

Tia Levings, dont les parents étaient des entrepreneurs du Midwest, a grandi en pensant qu’elle pourrait avoir une carrière tout en prenant soin de son foyer. En devenant mère, elle a cependant été séduite par l’idée que consacrer sa vie à son foyer et à sa famille était sa vocation la plus élevée. Elle est convaincue que le contenu tradwife, ancien et nouveau, offre à de nombreuses mères chrétiennes ce qu’elles recherchent désespérément : l’encouragement et la reconnaissance.

« Les mères sont épuisées, la beauté de cette esthétique est donc un élément qui encourage les femmes à rentrer chez elles. Pourquoi ne pas jardiner et faire des conserves ? Il se trouve que tout cela est plein de beauté », dit Levings. « Le nettoyage des sols devient un acte sacré. Vous accomplissez le mandat missionnaire par le biais de la maternité. »

Dans l’expérience de Levings, romancer les tâches ménagères banales semblait être une façon d’honorer et d’élever ce travail au rang de seule option valable pour les femmes. Le sentiment de sens et de certitude fournis était puissant. C’était sa façon de participer au projet dominioniste de gagner le monde au Christ. Et pendant un certain temps, cela lui a permis de rester fidèle à son rôle.

« On a l’impression de faire un choix positif et proactif pour sa maison et sa famille », témoigne-t-elle. « Mais j’étais tellement isolée et seule dans ma petite maison de banlieue. Tout ce que cela m’a laissé, c’est une grande solitude. »

Les influenceuses chrétiennes tradwife proposent leur mode de vie, leur famille et leur maison comme source d’inspiration, mais aussi comme preuve que vivre selon leur version de la féminité « traditionnelle » porte de bons fruits. Le contenu est séduisant. Et c’est le but. L’idée sous-jacente est que ce mode de vie est conforme au dessein et à l’intention de Dieu pour les femmes et leurs familles. La combinaison de l’esthétique et de l’idée de mission spirituelle rend ce message particulièrement puissant et saisissant.

« Nous étions très conscientes que nous étions en train de prouver quelque chose », se souvient Abbi Nye, ajoutant que la femme de son pasteur avait demandé aux familles de considérer leur comportement et leurs apparences comme un témoignage pour le monde. « La raison pour laquelle nous nous habillions bien était de rendre Jésus attrayant aux yeux du monde. Nous devions prouver que l’école à la maison était la meilleure chose, que notre église était la meilleure, que c’était la meilleure façon de faire. »

Leur mission consistait à prouver non seulement la supériorité de leur mode de vie différent, mais aussi leur engagement envers une définition claire des rôles et de la hiérarchie des deux sexes. Le féminisme était l’ennemi, tout comme de nombreuses tradwives affirment aujourd’hui offrir une alternative à l’échec du « féminisme de la femme d’affaires ».

La certitude, la véhémence et la solidarité dont Nye, Hargraves et Levings ont fait l’expérience ont finalement fait place à la prise de conscience qu’une vision abstraite de la féminité traditionnelle et de la vie de famille ne tenait pas les promesses d’une vie belle, confortable et paisible. Elle a également commencé à s’effriter lorsqu’elles ont rencontré des femmes chrétiennes qui faisaient les choses différemment.

Lorsqu’elle s’est inscrite, à 17 ans, à un cours de danse de salon destiné aux enfants scolarisés à domicile, Rebeka Hargraves a été choquée par une camarade qui portait des shorts. « Mais elle avait cette lumière en elle », se souvient-elle. « Et je n’arrivais pas à comprendre comment quelqu’un pouvait avoir le Christ et porter des shorts. »

Cette rencontre a ébranlé sa confiance dans la justesse et la supériorité du mode de vie de sa famille, et elle y repense comme au début de l’effritement de son engagement dans une vie « traditionnelle ».

« Cela a semé le doute. Cela me mettait mal à l’aise, mais je ne pouvais pas l’ignorer. Je me suis dit que j’avais peut-être tort, que quelque chose ne collait pas. »

Pour certaines femmes chrétiennes, le modèle tradwife peut offrir une manière idéale de vivre la féminité biblique, mais l’orientation fondamentaliste d’une grande partie du contenu implique qu’il n’y a qu’un seul idéal, qu’un seul « projet de Dieu » pour les femmes.

Même des conservateurs attachés à des rôles de genre vus comme bibliques ont mis en garde contre le fait de présenter ou de considérer l’esthétique tradwife comme la norme chrétienne.

« Il n’y a évidemment rien de mal à vivre dans une ferme, à faire son propre levain, à cultiver sa terre et toutes ces choses merveilleuses, mais parce que c’est devenu une tendance sur TikTok et les réseaux sociaux, certaines personnes ont malheureusement fait l’erreur de confondre cette soi-disant vie traditionnelle et le fait d’être une femme traditionnelle avec le fait d’être une épouse biblique », expliquait la chroniqueuse Allie Beth Stuckey lors d’une grande conférence de la Convention baptiste du Sud le mois dernier. « Il existe bien sûr des normes bibliques auxquelles les femmes sont appelées à se conformer, mais ce ne sont pas les normes que fixent les réseaux sociaux. »

Les défenseurs de ces créatrices disent que les tradwives s’expriment, créent des entreprises et produisent un contenu qui sert leur public. Néanmoins, certains contenus tradwife associés à la foi ont des implications significatives sur notre théologie du genre.

« Notre théologie du genre est très importante », souligne Emily McGowin. « Mais lorsque Jésus prêche l’Évangile, il ne parle pas de la façon dont nous correspondons à notre rôle de genre. »

L’évangile des contenus tradwife prétend offrir aux femmes une autre et meilleure voie. Celles qui en ont vécu les versions précédentes savent que le fondamentalisme et le légalisme peuvent promettre la liberté, mais aboutissent à une vision qui, si belle soit-elle, se révèle étroite et enfermante.

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