En public, les dirigeants kényans ne laissent pas transparaître grand-chose sur la force de sécurité qu’ils prévoient d’envoyer pour aider Haïti face aux gangs. Ils en parlent davantage avec Dieu.
Le mois dernier, alors que des groupes armés étendaient leur mainmise sur Port-au-Prince et plongeaient Haïti dans une crise humanitaire historique, des pasteurs conseillant le gouvernement kényan se sont réunis pendant trois jours dans un hôtel de Nairobi pour prier.
Dans une salle de conférence bleu ciel de l’hôtel Weston, trois pasteurs kényans se tenaient aux côtés de responsables de ministères haïtiens et américains et de la première dame du Kenya, Rachel Ruto, pour implorer l’aide divine en faveur de ce pays des Caraïbes ravagé par la violence. La force de police multinationale de 2 500 membres que le Kenya s’est proposé de diriger pour aider les forces de l’ordre haïtiennes faisait notamment partie des sujets de prière. Des participants à la réunion nous ont raconté que les membres du groupe en sont même venus aux larmes.
Après deux jours de prière, la première dame s’est rendue à une célébration organisée pour la sortie d’un album de musique dans une autre partie de l’hôtel Weston, dont le président William Ruto est propriétaire. Elle y a annoncé que son bureau avait formé un comité de prière pour Haïti. « Nous ne pouvons pas permettre à notre police de se rendre en Haïti sans prier », a déclaré Rachel Ruto aux fans du groupe de gospel kényan 1005 Songs & More.
En octobre dernier, le Kenya a accepté d’être le fer de lance d’une mission internationale de sécurité autorisée par les Nations unies en Haïti, mais le déploiement a connu plusieurs retards, notamment en raison de contestations juridiques et de questions de financement.
Ce marathon de prière faisait partie d’un effort plus large de l’administration Ruto pour offrir « une solution spirituelle pour notre police et le peuple haïtien », selon la première dame. L’initiative, coordonnée par le bureau de la « diplomatie de la foi » de l’administration nationale, est déjà à l’origine d’un rassemblement national de prière, d’un guide de prière de 40 jours pour Haïti et d’un voyage officiel d’information aux États-Unis.
Alors que le gouvernement reste très discret sur cette mission de police, ces programmes de sensibilisation des églises représentent l’un des efforts les plus notoires d’information du grand public. Les Ruto, qui ne cachent pas leur foi évangélique, ont accédé au pouvoir au cours d’une élection contestée en 2022 grâce à ce que de nombreux chrétiens du pays considèrent comme une intervention divine.
« Remercions le Seigneur qui a ainsi mis à cœur à notre président de se préoccuper d’Haïti », déclarait Julius Suubi, pasteur et conseiller spirituel des Ruto, à une foule d’environ 1 000 pasteurs lors d’une rencontre de prière organisée le 15 avril dans le centre de Nairobi. « Quel président africain pense à un pays en dehors de l’Afrique ? »
Au début du mois, le même groupe de pasteurs et d’employés de la première dame se sont rendus aux États-Unis pour rencontrer des responsables d’églises et d’entreprises, des fonctionnaires américains et haïtiens, ainsi que des représentants des forces de l’ordre et de l’armée. Ils ont également participé à une rencontre en visioconférence avec un responsable de la coalition des gangs, Jimmy « Barbeque » Chérizier, selon Serge Musasilwa, membre de la délégation.
Ce dernier, directeur d’un ministère du centre du Kenya appelé Segera Mission, explique que le groupe souhaitait entendre des personnes de tous les secteurs de la société haïtienne, afin de mieux comprendre les défis auxquels la police kényane serait confrontée. Le président Ruto a chargé l’équipe de fournir des éléments de contexte afin d’informer les forces de l’ordre et d’augmenter les chances de succès de la mission de sécurité, rapporte encore Serge Musasilwa. Les pasteurs voulaient savoir ce que les divers acteurs de la société civile et les églises disent des problèmes actuels. Ils ont posé des questions sur les solutions envisageables. Ils se sont renseignés sur l’équipement et les motivations des gangs.
Le groupe devrait présenter ses conclusions au président ce mois-ci, avant un voyage présidentiel aux États-Unis en mai, qui sera la première visite d’État d’un président africain à la Maison-Blanche depuis 16 ans. Ruto, qui estime que son pays a l’obligation morale d’aider Haïti, a insisté sur le fait que la mission de sécurité allait de l’avant, malgré les retards dans les financements que l’administration Biden s’était engagée à prendre en charge (40 millions de dollars sont actuellement bloqués par les républicains du Congrès américain).
Serge Musasilwa est optimiste. « Ce sera un nouveau départ pour le pays », nous dit-il. Mais il souligne que le président souhaite éviter les erreurs qui ont entaché les précédentes interventions en Haïti. « Si vous vous laissez guider uniquement par l’émotion, ou par le désespoir, vous risquez fort de vous retrouver du côté de ceux qui ont échoué. »
Une partie de ce voyage d’information visait simplement à déterminer qui gouverne effectivement le pays. Haïti n’a pas un seul représentant élu actuellement en fonction. Un conseil de transition censé désigner un Premier ministre et préparer d’éventuelles élections a été nommé, mais ce conseil n’a pas encore prêté serment.
Serge Musasilwa raconte ainsi avoir eu un échange de six heures avec l’ambassadeur d’Haïti au Qatar, François Guillaume, pour essayer de comprendre la structure du gouvernement haïtien.
« Supposons que nos forces se trouvent aujourd’hui à Port-au-Prince et qu’elles arrêtent un membre de gang. Où devraient-elles l’emmener ? Il n’y a pas de système judiciaire. »
La mission multinationale de sécurité, que de nombreux observateurs espéraient voir se déployer il y a plusieurs mois, a été notamment retardée par l’incertitude quant à l’identité exacte de ceux avec qui pourraient travailler les Kényans. Le Premier ministre haïtien sortant, Ariel Henry, a signé des accords de partenariat avec le Kenya le 1er mars, peu avant que des attaques de gangs ne ferment le principal aéroport international d’Haïti et ne le bloquent à l’extérieur du pays.
« Même si nous souhaiterions que nos troupes puissent intervenir demain, il n’y a pas de gouvernement en Haïti, donc pas d’ordre », dit Davis Kisotu, pasteur d’une église pentecôtiste indépendante proche des Ruto.
Le pasteur, comme les autres responsables kényans ayant pris part à la délégation, fait partie du National Prayer Altar, une équipe du bureau de la première dame qui supervise les offices religieux à la résidence présidentielle et travaille avec les pasteurs de tout le Kenya pour les encourager à prier pour le gouvernement. En attendant que des bureaucrates de New York et de Washington règlent les détails opérationnels de la mission de police, l’une des tâches de leur équipe est de « mobiliser la prière et les hommes de Dieu — les pasteurs haïtiens, les pasteurs américains, les pasteurs kényans et les guerriers de la prière à travers les nations. »
À cette fin, des pasteurs de tout le pays se sont réunis lundi au Kenyatta International Convention Centre, un établissement situé à côté du parlement et de la Cour suprême du Kenya, au cœur de Nairobi. La première dame s’est adressée à une foule énergique et enthousiaste qui agitait des drapeaux et priait pour le Kenya, Israël et Haïti.
D’autres orateurs, dans des tonalités évoquant parfois une réunion de campagne, ont prié pour la paix en Haïti et ont fait l’éloge du président Ruto pour son engagement à utiliser la force kényane en faveur de la paix internationale. Asunta Juma, animatrice de Tracing the Mantles, un talk-show évangélique populaire, a déclaré que Ruto avait trouvé grâce auprès de nombreux dirigeants internationaux parce que la faveur de Dieu était sur lui : « Nous avons élu un dirigeant qui va donner l’exemple aux nations du monde. »
Ce rassemblement national a eu lieu à un moment où d’autres groupes chrétiens internationaux sont en train de lancer leurs propres appels à la prière pour Haïti. Aux États-Unis, diverses organisations missionnaires ont envoyé des courriels et des SMS à leurs sympathisants pour leur demander régulièrement de prier. La Baptist Haiti Mission, dont les responsables se sont concertés avec l’administration Ruto, souhaite entraîner un million de partenaires dans sa campagne de prière, qui comprend des émissions hebdomadaires en direct.
Au Kenya, le bureau de la diplomatie de la foi de la première dame a déjà recruté plus de 200 pasteurs pour qu’ils conduisent leurs églises dans 40 jours de prière pour Haïti, à l’aide d’un guide de prière produit par le National Altar. Ce guide de 132 pages dont nous avons pu consulter un exemplaire intègre des prières pour la guérison du traumatisme de l’esclavage, la délivrance de « l’esclavage générationnel et des pouvoirs » de la sorcellerie, la restauration des terres déboisées et des appels à ce que Dieu « expulse les gangs et les insurgés de leurs cachettes et les remette entre les mains de la police. »
« Il y a quelque chose à propos d’Haïti qui a captivé les hommes et les femmes de Dieu au Kenya », nous dit Julius Suubi, membre du National Altar et responsable du ministère Highway of Holiness.
Tous les responsables chrétiens ne sont cependant pas de la fête.
De nombreux Kényans, y compris des chrétiens de confessions traditionnelles et quelques évangéliques, s’opposent à l’engagement de leur pays en Haïti. Des juristes ont intenté un procès pour l’empêcher, ce qui a conduit à une injonction de la plus haute cour du Kenya que l’administration a tenté de contourner.
Alors que les deux derniers présidents kényans étaient catholiques romains, Ruto a accédé au pouvoir avec l’aide significative des communautés charismatiques et pentecôtistes du pays, dont beaucoup considèrent toute critique à son égard comme une attaque spirituelle.
Sammy Wainaina, ancien doyen de la cathédrale All Saints de Nairobi et l’un des anglicans les plus éminents du Kenya, estime que la police kényane n’est pas équipée pour faire face à la situation politique en Haïti.
« Le Kenya est actuellement confronté à une grave pénurie de forces de police », explique celui-ci. « Ce sont des pays comme les États-Unis qui devraient s’attaquer aux problèmes qu’ils ont créés en Haïti. »
Enoch Opuka, professeur d’études sur le développement à l’Université internationale d’Afrique, qui avait eu Ruto comme élève au lycée, pense qu’il faut s’attaquer à la pauvreté extrême d’Haïti avant que toute autre solution ne puisse porter des fruits. Pour lui, il faudrait déployer des quantités massives d’aide, annuler toutes les dettes d’Haïti et faciliter le dialogue entre les groupes armés et le gouvernement. Pas déployer la police.
« On n’élimine pas la faim en envoyant des soldats », dit le chercheur.
Serge Musasilwa est conscient de ces critiques. C’est la raison pour laquelle, explique-t-il, la commission d’enquête s’est attachée à écouter les divers membres de la société haïtienne et à étudier les échecs des précédentes interventions en Haïti.
L’une des recommandations de son rapport est notamment que le Kenya aide Haïti à organiser une conférence de paix et de réconciliation afin d’associer le plus grand nombre possible d’Haïtiens, y compris les gangs, aux discussions sur l’avenir du pays.
« Nous ne sommes pas là pour résoudre leurs problèmes. Nous sommes là pour les aider à trouver les solutions qui leur conviennent. »
Il dit avoir appris quelque chose de certain au cours de ses nombreuses conversations et de ses recherches sur ce qui n’a pas fonctionné en Haïti :
« Si le Kenya veut réussir cette mission, il y a un critère central : il ne faudra pas donner l’impression, de quelque manière que ce soit, que nous sommes là pour appliquer la politique américaine. C’est une chose pour laquelle il faut prier. »
Avec reportage de Moses Wasamu à Nairobi
Andy Olsen est rédacteur senior pour CT.