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Dans les Balkans divisés, les évangéliques sont peu nombreux, mais jouent leur rôle

Une chercheuse serbe explique comment les évangéliques de son pays ont fait une différence tangible.

The old center of Novi Sad In Serbia

The old center of Novi Sad In Serbia

Christianity Today December 11, 2024
Kristina Igumnova / Getty

Seul 1 % des habitants de Serbie sont protestants, et seule une fraction d’entre eux sont évangéliques. Mais l’anthropologue sociale Aleksandra Djurić Milovanović estime qu’ils ont eu un impact non négligeable dans le pays grâce à un travail social efficace et à leur engagement à l’encontre des divisions ethniques.

Chercheuse à l’Institut d’études balkaniques de l’Académie serbe des sciences et des arts à Belgrade, elle étudie les groupes religieux minoritaires en Serbie et en Roumanie depuis plus de 15 ans. Son travail, internationalement reconnu, porte notamment sur la migration des minorités religieuses persécutées, ainsi que sur des mouvements de renouveau dans l’église orthodoxe et sur le dialogue interreligieux.

Les Balkans, en Europe du Sud-Est, ont connu des changements importants après la dissolution de la Yougoslavie en 1991. Le pays s’est divisé en six républiques indépendantes : Serbie (avec le Kosovo qui a unilatéralement proclamé son indépendance), Croatie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Slovénie et Monténégro. Les Balkans comprennent également la Bulgarie, la Grèce, la Roumanie et l’Albanie. Religieusement parlant, le paysage est dominé par les catholiques, les orthodoxes et les musulmans.

Les intérêts d’Aleksandra Djurić Milovanović en matière de recherche ont été façonnés par son enfance dans la région de Banat, à cheval sur la frontière serbo-roumaine et présentant une composition très multiethnique et multireligieuse. Elle a pu observer que les groupes religieux minoritaires étaient souvent stigmatisés, en particulier dans le discours public.

« Lors de mes recherches dans les Balkans, j’ai remarqué que la peur des évangéliques est un élément de discours dominant », rapporte-t-elle. « Il est moins répandu qu’au siècle dernier, mais on ne sait toujours pas qui sont les évangéliques, ce qu’ils croient et quelle est leur contribution à la société. »

Selon elle, cette crainte est liée à l’étroite association entre identité religieuse et nationale en Serbie, à la perception de l’évangélisme comme une foi importée de l’extérieur de la tradition serbe et à la tendance à considérer les groupes évangéliques comme des sectes en raison de leurs efforts pour attirer des convertis des traditions religieuses dominantes.

La chercheuse estime que le travail universitaire et le dialogue amical peuvent apaiser ces craintes. Elle travaille sur des applications pratiques de ses recherches en tant que boursière et coordinatrice de projet du Réseau pour le dialogue de KAICIID. Cette organisation internationale et multiconfessionnelle de promotion du dialogue, basée en Europe, est engagée dans des projets d’inclusion sociale et de lutte contre les discours de haine et la discrimination.

Nous avons interrogé Aleksandra Djurić Milovanović sur la manière dont l’évangélisme s’est développé en Serbie et sur la façon dont les évangéliques ont pu accroître leur influence dans la région.

Quelle est l’histoire des évangéliques en Serbie ?

Les protestants sont autorisés dans ce qui est aujourd’hui la partie nord de la Serbie depuis 1781, mais les premiers évangéliques étaient des nazaréens issus [d’un mouvement anabaptiste originaire] de Suisse dans les années 1860. La traduction de la Bible dans les langues des différents groupes ethniques du nord de la Serbie par la British Bible Society a contribué à leur expansion. L’association disposait de colporteurs de bibles qui se rendaient à cheval dans les régions où les baptistes et les nazaréens étaient actifs.

À cette époque, l’Église orthodoxe serbe utilisait encore le vieux slavon pour le culte, et les gens ne comprenaient pas la liturgie ni ce que disait le prêtre. En revanche, les églises évangéliques organisaient des cultes dans la langue locale de chaque communauté, ce qui permettait même aux analphabètes d’entendre la Bible.

Les évangéliques ont apporté une petite révolution en Serbie en termes d’alphabétisation et de connaissance de la Bible. Ils ont introduit le chant des cantiques et la participation active de la communauté au culte. Le premier recueil de cantiques nazaréens, contenant principalement des chants luthériens, fut traduit de l’allemand en serbe par un célèbre poète national, Jovan Jovanović Zmaj. Lorsque les orthodoxes l’ont critiqué pour cela, il a répondu que cela ne ferait de mal à personne, puisque les chants parlaient d’amour chrétien et de respect.

Les évangéliques étaient révolutionnaires dans un autre domaine important : ils étaient multiethniques et multilingues. À l’époque, non seulement la religion était étroitement liée à l’appartenance ethnique, mais les mariages interethniques étaient rares. Les évangéliques ont été confrontés à de nombreux défis pendant la période communiste en Yougoslavie, ce qui en a poussé beaucoup à décider d’émigrer en quête de plus de liberté religieuse. Dans mon récent livre, je travaille en particulier sur les nazaréens, qui ont été sévèrement persécutés sous le communisme en raison de leur pacifisme. Leur histoire est un bel exemple de résilience et de préservation de l’identité évangélique au sein d’une communauté religieuse minoritaire.

Quel impact les évangéliques ont-ils eu pendant la guerre de Bosnie-Herzégovine de 1992 à 1995 et depuis lors ?

Lorsque la Serbie a accueilli des réfugiés en provenance de Bosnie et de Croatie pendant la guerre, de nombreuses organisations humanitaires évangéliques, soutenues par l’Occident, ont apporté leur assistance. Les gens se souviennent du soutien qu’ils ont reçu des églises évangéliques.

Les efforts de l’Agence adventiste de développement et de secours (ADRA) sont les plus connus. Pendant le siège de Sarajevo, l’ADRA a été la seule organisation confessionnelle à pouvoir fournir de l’aide, car on ne l’associait pas à l’un ou l’autre groupe ethnique. Les représentants de l’ADRA ont aussi joué un rôle crucial en tant que messagers pendant cette période tragique, en transportant des lettres entre la Serbie, la Bosnie et la Croatie pour les familles séparées par le conflit. C’était le seul moyen pour les gens de se dire qu’ils étaient en vie. Aujourd’hui encore, certains disent qu’« ADRA nous a sauvé la vie ».

Ces dernières années, les évangéliques ont pu aider les réfugiés du Moyen-Orient et d’Ukraine, ainsi que les sans-abri, en particulier les membres des communautés roms en Serbie. De nombreuses organisations humanitaires évangéliques font partie de réseaux transnationaux plus vastes, ce qui permet aux membres de la diaspora évangélique serbe de contribuer à diverses formes d’assistance humanitaire. Les évangéliques organisent également des activités fondées sur leurs valeurs pour les jeunes évangéliques et non évangéliques, et nombre d’entre eux apportent une contribution économique en tant qu’exploitants de petites entreprises.

Pensez-vous que cet engagement humanitaire attire les gens vers les églises évangéliques ?

Dans certains contextes, l’engagement humanitaire évangélique conduit à un intérêt accru, en particulier parmi les groupes minoritaires marginalisés, tels que les Roms. Il est remarquable de voir combien de Roms sont devenus pentecôtistes. Les églises pentecôtistes les accueillent activement, leur offrant un sentiment de communion et d’acceptation, ce qui contraste avec l’expérience des Roms très souvent socialement exclus. Il existe par exemple une grande église rom pentecôtiste dans la ville de Leskovac, avec des musiciens talentueux et des cultes retransmis en direct.

Les évangéliques jouent également un rôle important auprès des personnes âgées dans les petits villages, en les rassemblant pour favoriser les liens et la solidarité entre eux. Par rapport aux églises orthodoxes, les évangéliques ont une approche plus personnelle qui va au-delà des événements du week-end, avec un plus grand nombre d’activités pendant la semaine.

Nous sommes malheureusement témoins de nombreux conflits dans le monde aujourd’hui, et les gens vivent dans la crainte d’une nouvelle guerre et dans l’inquiétude pour le lendemain. Les sociétés qui émergent d’un conflit ont une atmosphère particulière. Les communautés évangéliques apportent souvent un soutien communautaire et un sentiment de solidarité. Dans mon étude, les organisations confessionnelles ont joué un rôle clé pour répondre aux besoins humanitaires urgents, tels que le grand nombre de réfugiés arrivant dans les Balkans en provenance du Moyen-Orient en 2015. Leur approche spécifique et leurs réseaux transnationaux ont permis d’apporter une réponse beaucoup plus immédiate aux personnes dans le besoin.

Comment pensez-vous que les minorités évangéliques dans d’autres pays pourraient contribuer de manière positive à leur société et y gagner du respect ?

Les évangéliques peuvent devenir plus actifs dans le dialogue entre chrétiens. Je suis très heureuse de voir la collaboration entre les pasteurs évangéliques et les prêtres orthodoxes dans les rassemblements interconfessionnels que j’organise. Des préjugés à l’égard de l’« autre » religieux peuvent être surmontés par le dialogue.

Les évangéliques évitent parfois le dialogue interreligieux parce qu’ils n’en comprennent pas la valeur ou la manière dont ils pourraient contribuer à ces dialogues en tant que minorité. Les chercheurs comme moi peuvent contribuer à créer un espace de formation où les gens peuvent se rencontrer et apprendre les uns des autres.

Les évangéliques peuvent également contribuer à sensibiliser le public à la stigmatisation des groupes minoritaires. Ils peuvent parler de liberté religieuse et de résilience parce qu’ils ont traversé des années difficiles d’oppression étatique ou de non-acceptation par les groupes religieux dominants.

Une approche très utile consiste à visiter différentes communautés religieuses. Je développe divers programmes interconfessionnels dans le cadre desquels nous visitons des groupes confessionnels et discutons avec des responsables religieux. Sans cette expérience personnelle, le dialogue peut paraître très abstrait. Si vous disposez d’un bon animateur capable d’interagir avec les membres de la communauté religieuse de cette manière, vous pouvez créer le dialogue sans même que les participants ne se rendent compte que c’est ce qu’ils sont en train de le faire.

Les groupes évangéliques ne sont pas actifs politiquement, ou s’ils le sont, ils ne s’expriment pas ouvertement en tant qu’évangéliques. Mais ces dernières années, de nombreux pasteurs évangéliques se sont efforcés d’adopter un langage plus universel, en particulier parmi les jeunes, et d’aborder des questions sociétales plus larges. Par exemple, certains abordent la question de la traite des êtres humains ou de la montée des discours de haine. De cette manière, le sens de leur présence est aussi mieux perçu.

Nick Vujicic, un orateur australo-américain d’origine serbe et d’arrière-plan nazaréen, fait partie de ces évangéliques qui parlent efficacement un langage plus universel. Des gens du monde entier admirent sa foi et la façon dont il a surmonté les obstacles malgré le fait qu’il soit né sans membres.  

De nombreux évangéliques hésitent à s’engager dans le dialogue interreligieux, car ils ne veulent pas cautionner des idées religieuses non chrétiennes.

L’objectif du dialogue est de vous faire sortir de votre zone de confort pour entrer dans un espace de croissance et de réflexion où vous apprenez à connaître l’autre. L’interaction avec l’autre vous conduit à un changement. Cela ne signifie pas que vous vous convertissez à son point de vue, mais que vous le comprenez et le respectez. Pour pouvoir comprendre et respecter les autres, il faut les connaître. Et vous ne pouvez pas les connaître si vous ne les écoutez pas activement.

Quelles autres tendances avez-vous observées dans la présence évangélique en Serbie ?

L’un de mes étudiants rédige sa thèse sur le développement de l’esprit d’entreprise dans l’Église adventiste du septième jour. De nombreux adventistes sont devenus entrepreneurs, car, n’étant pas censés travailler le samedi, il leur est difficile de trouver un emploi. On peut observer là qu’il existe un lien entre l’appartenance à un groupe évangélique, la volonté de travailler dur et la réussite dans les affaires. L’éthique protestante du travail de Max Weber est bien vivante en Serbie !

Les évangéliques, en tant que minorité religieuse, sont aussi porteurs de récits de résilience qui défient des siècles d’effacement. Ces histoires ont souvent été occultées sous des couches de préjugés. Leur parcours n’est pas seulement une question de survie ; il s’agit du droit d’exister de manière authentique. Les expériences des évangéliques en tant que minorités religieuses remettent en question les récits dominants. Elles encouragent à repenser les communautés minoritaires comme des contributeurs actifs à la société, plutôt que comme des marginaux. Les modèles d’influence évangélique en Serbie révèlent leur nature résiliente et leur capacité à s’adapter aux changements sociétaux.

Les évangéliques de Serbie montrent que les groupes minoritaires peuvent être une force motrice dans n’importe quelle société. Peu importe votre taille ; ce qui compte, c’est le changement positif que vous apportez dans la vie des gens.

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