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Les Nations unies sont un champ de mission

Ce que j’ai appris en représentant mon organisation chrétienne auprès de diplomates de 193 pays.

Christianity Today October 15, 2024

Je montre mon badge d’accès aux Nations unies au policier en faction. Il me fait signe de passer la barrière de sécurité. En approchant, je vois des tireurs d’élite avec des fusils sur le toit et j’entends une dizaine de langues différentes. Les limousines noires sont partout : les présidents et les Premiers ministres convergent vers New York, préparant leurs discours pour l’Assemblée générale des Nations unies, qui s’est ouverte ce mois de septembre. 

Cela fait cinq ans que j’ai eu pour la première fois accès à cette communauté de politiciens, d’humanitaires et de militants du monde entier en devenant représentant du Comité central mennonite (MCC, de l’anglais Mennonite Central Committee) auprès de l’ONU. J’ai observé les lenteurs de cette bureaucratie, ses difficultés à agir de manière décisive et énergique. J’ai entendu bien des personnes défendre des politiques auxquelles je m’oppose fondamentalement en raison de mes convictions chrétiennes. 

Mais dans mon engagement au sein du MCC, j’ai également pris conscience que mon lieu de travail est un champ de mission où j’ai quotidiennement l’occasion de témoigner en tant que disciple du Christ dans le monde de la politique. Une ambassadrice des Nations unies au Conseil de sécurité disait ainsi un jour à un petit groupe d’organisations chrétiennes que nous l’avions inspirée à rester fidèle à sa foi chrétienne face aux défis de la violence en Israël et en Palestine.

J’ai vu l’ambassadeur albanais auprès des Nations unies, siégeant alors au Conseil de sécurité, déclarer à un groupe de 40 étudiants chrétiens que sa vocation était de continuer à dénoncer au monde les mensonges de la Russie au sujet de son invasion militaire de l’Ukraine et que le fait de documenter la vérité compterait un jour. Dans le bâtiment des Nations unies, j’ai aussi fait face au mémorial dédié à Michael « MJ » Sharp, un ancien employé du MCC qui a ensuite travaillé pour les Nations unies. Après des années de travail avec des mentors congolais locaux, MJ et sa collègue suédoise des Nations unies Zaida Catalán sont tombés dans une embuscade et ont été exécutés par un groupe armé en République démocratique du Congo (RDC). Leur interprète et trois conducteurs de moto sont toujours portés disparus. 

Plus de 6 000 agences non gouvernementales ont obtenu le statut consultatif auprès des Nations unies, ce qui leur permet d’interagir officiellement avec les diplomates et le personnel de l’institution, d’entrer dans le complexe et de participer aux activités de l’ONU. L’Église catholique est présente ici par l’intermédiaire de Caritas, de même que les Églises anglicane, méthodiste et presbytérienne. Mais parmi les principales organisations évangéliques internationales américaines, dont Compassion International, Hope International, International Justice Mission, Samaritan’s Purse et World Relief, seule World Vision dispose comme le MCC d’un bureau dédié aux Nations unies et d’une présence constante à New York. 

Mais que se passerait-il si les disciples du Christ considéraient cette communauté de 5 000 membres du personnel diplomatique et de 8 000 employés des Nations Unies comme un groupe de personnes non atteintes par l’Évangile ? Et s’ils prenaient conscience que le fait d’influencer le pouvoir politique dans ces espaces a un impact considérable en termes de compassion et de justice pour les personnes que tant de chrétiens servent dans le cadre de ministères internationaux ? Et si nous liions amitié avec certains de ces fonctionnaires pleins de courage moral, de toutes origines et confessions, et les laissions nous inspirer ?

Une voix rare auprès du pouvoir politique

Dans un certain nombre des 45 pays où le MCC exerce des missions de soutien, de développement et de rétablissement de la paix, il est évident que le pouvoir politique fait fréquemment obstacle à notre mission. 

Le coup d’État militaire de 2021 au Myanmar a fait fuir un grand nombre de nos partenaires chrétiens locaux, qui ont continué à aider les autres tout en étant eux-mêmes déplacés à l’intérieur du pays. Lorsque les gangs ont pris le contrôle d’Haïti après l’effondrement du gouvernement, il est devenu pratiquement impossible de faire avancer les programmes de santé et d’agriculture. Treize années de guerre en Syrie ont ravagé le pays, engendré des millions de réfugiés et porté atteinte à la vie et au travail de nos partenaires chrétiens. 

Pour les ministères chrétiens actifs dans le monde entier, ce sont les partenaires locaux, vivant sur le terrain entre souffrance et espérance, qui savent ce qui se passe en temps réel et possèdent l’expertise nécessaire pour trouver des solutions. Ce savoir incarné peut être précieux et apprécié aux Nations unies.

Après le coup d’État militaire au Myanmar, nous avons, en collaboration avec un organe des Nations unies, mis à la disposition d’un partenaire un canal sécurisé de l’ONU pour établir un rapport de première main sur une attaque à l’arme chimique contre des civils. Lors de réunions avec des diplomates américains, nous avons expliqué comment l’interdiction de voyager en République populaire démocratique de Corée (Corée du Nord) imposée en 2017 aux ressortissants américains travaillant dans des agences humanitaires a mis un terme à nos 25 années de travail dans ce pays. En collaboration avec d’autres agences, nous avons persuadé les États-Unis d’accorder des autorisations qui ont permis à nos équipes d’entrer en Corée du Nord et de veiller à ce que des kits de nourriture et d’eau potable parviennent aux hôpitaux pour enfants. 

Lors d’une réunion avec l’ambassadeur d’un pays européen influent, ma collègue Victoria Alexander, âgée de 26 ans, a expliqué que nos partenaires sur le terrain à Gaza rencontraient d’importants obstacles pour acheminer de la nourriture et des articles ménagers aux familles, tandis qu’eux-mêmes fuyaient les bombes et souffraient de la perte d’êtres chers. Victoria a également raconté comment notre personnel américain à Jérusalem a été contraint de partir lorsque le gouvernement israélien a cessé de renouveler les visas pour les travailleurs humanitaires.

« L’information est la monnaie des Nations unies », m’a dit une diplomate chrétienne d’un pays occidental. « Les organisations chrétiennes ont un lien de confiance avec les communautés et l’église locale que même de nombreux diplomates de premier plan de ces pays n’ont pas. Cela donne de la crédibilité à ces organisations. »

Interagir sainement avec le politique

Dans Christianity in the Twentieth Century, l’historien Brian Stanley affirme que l’incapacité des églises à s’exprimer publiquement en Allemagne pendant la montée du nazisme et au Rwanda avant le génocide de 1994 nous rappelle que « l’efficacité du discours prophétique dépend d’un équilibre délicat entre préservation de l’accès aux acteurs du pouvoir politique et maintien d’une distance suffisante par rapport à ceux-ci pour sauvegarder son indépendance morale ».

Malheureusement, les chrétiens continuent à lutter entre la tentation de contrôler le pouvoir politique et celle de lui tourner totalement le dos. À l’ONU cependant, comme les organisations chrétiennes n’ont pas de représentants politiques et que les diplomates n’ont aucune obligation de nous écouter, nous pouvons apprendre à être une minorité dont la force réside simplement dans la persuasion et l’établissement de relations. Nous ne nous engageons pas pour prendre le pouvoir, mais pour témoigner des valeurs du royaume de Dieu. En outre, la présence de toutes les nations nous pousse à penser et à parler au-delà des intérêts d’un seul État, en nous appuyant sur nos relations avec les sans-pouvoir et les laissés-pour-compte du monde entier. 

À une époque où la politique est souvent marquée par les éclats et les emportements, la persuasion discrète constitue une bonne voie pour un engagement plus sain. Lorsqu’un groupe de collègues de notre ministère a visité notre bureau des Nations unies à New York ce printemps, nous avons rencontré un diplomate américain. Au cours du repas, je lui ai parlé des défis auxquels le MCC est confronté à Gaza et dans la péninsule coréenne, ainsi que du préjudice que certaines politiques américaines causaient, selon nous, à ceux qui étaient sur le terrain. Il a écouté patiemment. Après le départ du diplomate, Clair Good, un coopérant qui travaillait avec le MCC en République démocratique du Congo et au Kenya, m’a dit : « Chris, tu as abordé des sujets difficiles avec lui, mais avec un repas très agréable et en montrant de l’intérêt pour lui en tant que personne. Cela nous a aidés à comprendre l’importance de relations de respect dans notre interaction avec le monde politique. »

D’autres situations nécessitent de s’exprimer publiquement de manière inattendue. Au printemps dernier, le MCC et d’autres groupes se sont munis de pancartes indiquant « Pèlerinage de deuil pour tous les traumatismes, les pertes de vie et les souffrances en Palestine-Israël », et ont parcouru silencieusement 25 cercles dans les blocs autour de l’ONU pour représenter les 25 miles de longueur de la bande de Gaza. L’année dernière, à l’occasion du 70e anniversaire de l’armistice de la guerre de Corée, 50 diplomates des Nations unies ont assisté à notre cérémonie du souvenir et de la paix. Sans cet événement, organisé par le MCC et d’autres groupes croyants, aucune manifestation aux Nations unies n’aurait marqué les 70 ans de la division du peuple coréen.  

La même diplomate chrétienne d’un pays occidental citée plus haut m’a dit que les négociations à l’ONU sont longues et frustrantes, et que les progrès sont lents. « Mais j’apporte une vision chrétienne qui veut que tout le monde soit le bienvenu à la table et que l’on écoute ceux qui sont dans les pires situations. Ainsi que des personnes avec lesquelles je suis en profond désaccord. »

Chaque année, nous organisons un séminaire sur les Nations unies à l’intention des étudiants chrétiens du Canada et des États-Unis. Malgré nos efforts sincères pour être honnêtes sur les limites et les défaillances de l’ONU, les étudiants repartent avec de plus grands espoirs, inspirés par des ambassadeurs et des diplomates qui rehaussent la vocation politique. 

Grandir en tant qu’artisans de paix

À la suite de la populaire série Les survivants de l’Apocalypse, de nombreux évangéliques américains expriment une profonde méfiance à l’égard d’un « gouvernement mondial unique » qui constituerait une menace pour l’indépendance nationale, la liberté religieuse et le règne du Christ. Les Nations unies sont parfois présentées comme le cœur de cette menace. 

Mais qu’ils se rassurent : la plupart du temps, au milieu d’âpres batailles entre les États-Unis et la Chine au Conseil de sécurité, les Nations unies sont plutôt des « nations divisées ». Des partenaires du MCC en République démocratique du Congo et au Myanmar m’ont souvent rappelé que, dans leur pays, l’acronyme des « United Nations », UN, est souvent détourné en « United for Nothing », « Unis pour rien ». Et comme me l’a dit la diplomate chrétienne d’une nation occidentale, « l’ONU est une énorme institution. Cette énorme bureaucratie a tendance à penser que l’argent peut résoudre les problèmes. Il n’y a pas assez d’introspection sur les échecs de l’ONU, d’Haïti à l’Afghanistan. »

Mais il n’y a rien de surprenant à ce que le bon, le mauvais et le laid de notre monde se côtoient tous à New York ou que les Nations unies soient limitées dans leur pouvoir, car toute l’humanité est ici, à la fois créée à l’image de Dieu et éloignée de lui, déchue et fragile. Oui, il y a ici du courage moral et de l’excellence. Il y a aussi du gaspillage, de la lâcheté et de puissants fonctionnaires qui temporisent, mentent, font de l’obstruction et abusent de leur pouvoir. 

Mais ces défis moraux sont une raison supplémentaire pour les disciples du Christ d’être présents. 

« C’est la seule salle au monde où l’on voit des Ukrainiens parler avec des Russes, des Israéliens avec des Palestiniens, des Américains avec des Iraniens », souligne la diplomate new-yorkaise, qui ne peut être nommée en raison du caractère sensible de son travail. Les désaccords entre les nations font les gros titres. « Mais nous ne pouvons pas nous éviter ici », poursuit-elle. « Nous devons nous asseoir, nous écouter les uns les autres et mettre nos différences de côté pour trouver des domaines sur lesquels nous sommes d’accord, de l’accès à l’eau propre à l’intelligence artificielle. J’ai le WhatsApp de diplomates d’autres pays avec lesquels nous ne nous entendons pas. Même lorsque nous ne sommes pas d’accord, nous nous envoyons des messages. »

À une époque où nous évitons de plus en plus les personnes avec lesquelles nous ne sommes pas d’accord, où nous nous cloîtrons dans des églises ou des quartiers de « gens comme nous », le fait d’être quotidiennement confronté tant à des amis qu’à des ennemis dans les couloirs de l’ONU peut engendrer des sentiments contrastés. Mais ce contexte peut devenir un terrain propice au développement des vertus bibliques propices à la promotion de la paix. 

Le théologien Stanley Hauerwas estime que l’ONU est une communauté de conversation nécessaire dont les chrétiens ne devraient pas se passer. 

« L’ONU n’empêchera pas les guerres, mais elle permet de les retarder, ce qui n’est pas à négliger », m’a-t-il dit. « Il est bon d’avoir des diplomates qui s’engagent à rendre la guerre moins probable et qui sont frustrés lorsque cela ne fonctionne pas. Cette frustration est une source d’énergie qui, espérons-le, portera ses fruits au bout d’un certain temps. Parce que la paix prend du temps et qu’il faut apprendre la patience. Parce que vous devez écouter ceux que vous méprisez. »

Jusqu’aux confins de la terre

En quittant l’Assemblée générale des Nations unies, je passe devant les 193 drapeaux et j’arrive au Church Center où je travaille. La chapelle, qui accueille des cultes chrétiens ouverts à tous, est ornée d’une grande fresque. L’œuvre, encastrée dans le mur du bâtiment, entremêle sculpture et vitraux. Intitulée Man’s Search for Peace (« La recherche de la paix par l’homme »), elle représente des formes humaines autour d’un grand œil, qui regarde à la fois à l’intérieur du sanctuaire et à l’extérieur, de l’autre côté de la rue, vers les Nations unies. Pour moi, cet œil représente celui du Seigneur.

Chaque fois que je passe devant, cette œuvre me rappelle que notre Dieu vivant, le Seigneur de toutes les nations, garde un œil à la fois sur les puissances qui s’expriment de l’autre côté de la rue et sur l’Église, nous exhortant à témoigner, parmi les puissants, du Seigneur qui « fait droit au malheureux [et] rend justice aux pauvres » (Ps 140.12).

Dans les Actes, Jésus a envoyé ses disciples jusqu’aux « extrémités de la terre » (Ac 1.8). Aujourd’hui, quotidiennement, des membres de tous ces peuples se retrouvent aux Nations unies. Puis ils rentrent chez eux et se dispersent dans toutes les nations. Depuis l’intérieur de ces immeubles new-yorkais, le témoignage chrétien peut toucher le monde entier. 

Chris Rice est directeur du bureau du Comité central mennonite auprès des Nations unies à New York. Il était auparavant directeur cofondateur du Duke Divinity School Center for Reconciliation. Son dernier livre est From Pandemic to Renewal: Practices for a World Shaken by Crisis (InterVarsity Press).

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