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Comment apprendre à gérer les tensions politiques ? Par la pratique.

En prévision de l’élection américaine, certains chrétiens tentent de prévenir la polarisation politique en osant aborder entre eux des sujets difficiles.

Campaign signs for Harris and Trump laying on a map.
Christianity Today October 30, 2024
Illustration by Elizabeth Kaye / Source Images: Getty, Unsplash

Daniel Breed a entendu toutes les histoires d’horreur liées à la politique dans l’Église : des membres qui quittent leur groupe de maison, l’apparition de clans, des églises qui se divisent. À l’approche de l’élection américaine, le pasteur presbytérien a donc voulu limiter les risques au sein de sa propre communauté.

L’église Emmaus Road à Appleton, dans l’état du Wisconsin, accueille environ 200 personnes chaque dimanche. Cette église presbytérienne américaine (PCA) est majoritairement conservatrice ; certains fidèles arborent des panneaux de campagne de Donald Trump sur leur voiture ou devant leur maison, tandis que d’autres ont voté pour Joe Biden en 2020.

Au-delà des conversations individuelles qui peuvent avoir lieu pendant la campagne, Daniel Breed organise un cours sur la foi et la politique dans les mois qui précèdent l’élection. Toutes les deux semaines, les participants se réunissent dans le nouveau bâtiment de l’église au centre-ville pour partager un repas, puis se répartissent en plus petits groupes.

Ils abordent des exemples historiques d’engagement d’évangéliques ou d’autres chrétiens dans la politique et échangent leurs idées sur la manière d’interagir avec ceux qui ne partagent pas leurs opinions.

Les gens ont besoin d’un espace où ils peuvent évacuer la peur et l’anxiété associées aux questions politiques, et Breed pense qu’une communauté de foi unie devrait être un bon terrain d’exercice pour écouter et poser des questions. 

« Je pense que [cela fonctionne] parce que nous avons développé un important capital social », commente-t-il. « Je n’ai vu personne partir à cause de ces questions. »

Le pasteur Breed pense que les églises doivent aborder de front ce genre de conversations et espère que davantage de personnes verront que, même si les membres « peuvent avoir des opinions divergentes, on peut le faire et rester ensemble ».

Des recherches montrent que la polarisation aux États-Unis se situe au plus haut niveau de l’histoire moderne. Les États-Uniens affichent de moins en moins de mélange d’opinions progressistes et conservatrices et se retranchent de plus en plus dans des camps partisans. 

Selon une enquête du Pew Research Center, lors de la dernière élection présidentielle, près de 80 % d’entre eux comptaient à peine quelques amis, voire aucun, de l’autre côté de l’échiquier politique. Les chercheurs ont également observé que l’appartenance partisane des gens les conduit à percevoir les autres comme « plus extrêmes » qu’ils ne le sont en réalité, ce qui conduit à entretenir des opinions négatives non seulement à propos du parti politique opposé, mais aussi à l’égard des électeurs qui ne partagent pas leurs opinions.

Ceux qui parviennent à maintenir des relations de part et d’autre du spectre politique constatent souvent qu’ils doivent s’interdire toute discussion à ce sujet pour y arriver : près de la moitié des États-Uniens ont cessé de parler politique avec quelqu’un en raison de divergences.

Mais de plus en plus d’évangéliques comme Daniel Breed n’acceptent plus la polarisation entre leurs frères et sœurs et appellent ceux-ci à affronter plutôt qu’à éviter les questions qui les divisent. 

Au vu des tensions entourant l’élection de 2020, de nombreuses organisations ont proposé cette année des interventions de médiateurs, des programmes d’études et d’autres ressources pour lutter contre la polarisation. Certains groupes, comme The After Party, sont nouveaux et explicitement évangéliques. D’autres, comme Essential Partners, remontent à plusieurs décennies et constatent que les divisions actuelles suscitent un intérêt nouveau pour leur offre.

Là où les gens acceptent de s’engager dans des conversations sur des sujets difficiles, les experts ont constaté des résultats encourageants.

Essential Partners est l’un des groupes qui y travaille. Celui-ci propose des services de coaching, de mentorat et de facilitation du dialogue sur des sujets délicats, visant essentiellement à éviter aux institutions de se retrouver face à des divisions. L’organisation n’est pas explicitement religieuse, mais elle a travaillé dans diverses dénominations et groupes confessionnels.

John Sarrouf, chrétien et codirecteur exécutif d’Essential Partners, a eu beaucoup à faire ces dernières années. Il a par exemple aidé des églises à faire face à des problèmes locaux liés à des fusions entre communautés, à l’organisation de divers programmes et aux politiques liées au COVID-19. Actuellement, il voit apparaître des problèmes liés à la politique et à la guerre au Proche-Orient.

Le spécialiste observe que deux raisons principales poussent les églises à faire appel à des organisations comme la sienne. Dans environ 30 % des cas, il s’agit d’une aspiration. Ils veulent « mieux vivre ensemble ». Les 70 % restants se caractérisent plutôt par le désespoir. 

« Quelque chose est venu menacer cette communauté ou cette dénomination et leur capacité à vivre, à travailler et à célébrer ensemble », explique-t-il.

Les conflits et la polarisation « aplatissent les gens », observe l’expert. Soudain, ils passent du statut de partenaires d’étude biblique et de compagnons de service à celui d’adversaires. Au bout du compte, l’entêtement dans la polarisation conduit à un départ pur et simple.

« Beaucoup d’églises en souffrent. Le conflit engendre un fossé. Les gens ne viennent plus. Ce n’est pas qu’ils n’aiment pas l’église, mais il est vraiment épuisant d’évoluer dans un contexte toxique et polarisé », souligne John Sarrouff.

Un élément important de son travail consiste à aider les gens à « réhumaniser » leurs prochains ou les autres chrétiens avec lesquels ils sont en opposition. Il les incite à raviver certains souvenirs : Cette personne a été la première à venir apporter de la nourriture quand ma mère était malade ; cette personne qui vote différemment est celle qui m’aide à mieux suivre la mélodie des chants à côté de moi.

Sur ce chemin, les responsables peuvent observer des changements dans les interactions entre les gens. Certains passent d’une posture raide et évitant le contact visuel à plus de familiarité, de sourires, d’échanges impromptus. « Cela change vraiment la vie des gens », dit John Sarrouf. « Les gens peuvent se remettre à faire les choses importantes qu’ils veulent accomplir dans la communauté. »

Il a constaté que les communautés ayant fait appel à des ressources comme celles de son organisation disposent de plus d’outils pour gérer les conflits à l’avenir. Elles « deviennent nettement plus résistantes à la prochaine tentation ou occasion de division ».

« Nous cherchons à former les gens pour qu’ils fassent les choses eux-mêmes », explique-t-il. « Ce n’est pas leur premier conflit. Ce ne sera pas le dernier. Ils doivent apprendre comment gérer cela, se l’approprier et l’intégrer dans leur vie quotidienne, de sorte que ces choses deviennent leur mode de vie commun. »

En septembre dernier, une coalition de responsables évangéliques a publié une déclaration intitulée « Our Confession of Evangelical Conviction », visant à rappeler aux chrétiens leurs convictions théologiques communes, malgré leurs divisions politiques. Russell Moore, rédacteur en chef de Christianity Today, faisaitpartie des signataires. Certaines églises ont choisi de lire le document en public.

Russell Moore a également été impliqué dans The After Party, un programme vidéo de six semaines lancé cette année pour aborder la question de la façon dont les chrétiens peuvent construire une « identité politique axée sur le Christ ».

Selon le Washington Post, depuis sa sortie en avril, environ 75 000 personnes ont utilisé le programme de The After Party par le biais de conférences, de livres, de formations pour les pasteurs et les responsables laïcs, et de petits groupes. 

Une autre organisation, la Mending Division Academy, créée l’année dernière, s’adresse plus particulièrement aux pasteurs dont les églises sont en proie à des divisions. L’organisation est dirigée par Napp Nazworth, qui a démissionné du Christian Post en 2019en raison de son désaccord à l’encontre d’une chronique pro-Trump. Le programme du groupe traite de tous les sujets, de la désinformation à la polarisation en passant par la déconstruction. 

Bob Roberts, pasteur baptiste à Keller, au Texas, a vu la polarisation atteindre des niveaux extrêmes lors de son travail à l’étranger, au Vietnam et en Afghanistan. Outre son travail pastoral, il s’est engagé dans la défense de la liberté religieuse et le travail interconfessionnel à l’étranger, ce qui a renforcé son inquiétude quant aux affrontements entre chrétiens dans son pays.

« Nous avons eu affaire à des extrémistes dans le monde entier. Nous les avons maintenant dans notre propre pays », commente-t-il. « Une fois que quelqu’un est vraiment radicalisé dans sa façon de penser, et pas seulement dans ses actes, on peut difficilement le faire changer d’avis. La priorité consiste à agir en amont et à traiter le problème avant que la personne ne se radicalise. »

Le pasteur souligne quelques exemples de la manière problématique dont les chrétiens se parlent entre eux : Comment peut-on être chrétien et voter pour ce candidat ? Ou celui-ci ? Tu ne peux pas être chrétien si tu votes pour untel.

Il a cofondé le Multi-Faith Neighbors Network, un groupe qui rassemble des pasteurs, des imams, des rabbins et des responsables de divers groupes confessionnels. Leur objectif est de favoriser la paix dans leurs communautés et de lutter contre la radicalisation et la polarisation. Son groupe a déjà travaillé avec environ 500 personnes et plusieurs centaines d’autres ont téléchargé de leurs ressources en ligne.

L’une des ressources qu’il utilise pour les églises est la « boîte à outils de l’artisan de paix » (Peacemaker’s Toolkit). Celle-ci explore la manière dont la Bible traite de la promotion de la paix et comment les chrétiens peuvent s’y engager au quotidien les uns avec les autres. Elle offre par exemple de petites cartes détaillant de bonnes pratiques, comme s’abstenir de dire du mal des autres sur les réseaux sociaux, vérifier les informations en ligne et bien écouter les gens, même si on ne partage pas leur point de vue.

Si l’on n’y prend pas garde, la polarisation a de nombreuses conséquences, suscitant notamment la lassitude des jeunes générations à l’égard de la politique et de l’Église.

« L’une des raisons de leur départ est qu’ils en ont assez de la façon dont les chrétiens se parlent, en particulier les responsables chrétiens », souligne Tim Muehlhoff, professeur à l’université Biola, en Californie. « Une grande partie de la jeune génération en a marre de cette culture de l’affrontement. Ils se disent : “Je ne veux pas faire ça… Je ne peux pas diaboliser l’autre parti politique.” »

L’enseignant a demandé à un groupe d’étudiants combien d’entre eux avaient cessé de parler à un ami ou à un membre de leur famille en raison de désaccords politiques. La moitié de sa classe a levé la main.

Lui et son collègue Rick Langer ont encouragé les étudiants de Biola à aborder ces conversations délicates. Les deux professeurs se sont associés au Pomona College, une école privée d’arts libéraux, dans le cadre d’un groupe appelé Bridging the Gap. Celui-ci associe des universités conservatrices à des universités progressistes pour des discussions en tête-à-tête. Les étudiants de Biola ont également participé à un programme appelé Unify America, qui organise des conversations Zoom entre opposants politiques.

La participation à ces projets a parfois suscité des critiques de la part de collègues chrétiens ou de parents inquiets, qui considéraient que les professeurs se montraient trop peu affirmatifs quant à leurs convictions. Ces parents craignaient que la participation à ces échanges n’ait un impact négatif sur la foi de leurs enfants.

Tim Muehlhoff se souvient de cette remarque d’un étudiant : « Je pense que personne ne fait confiance à notre foi. Tout le monde pense que nous sommes si fragiles. Du genre, une discussion et on quitterait de la foi. » Selon le professeur, presque tous les élèves ont manifesté une certaine appréhension à l’idée de participer à ces échanges. Mais ils en ressortent enthousiastes.

Une grande partie de chaque appel est consacrée à la recherche de points communs — difficultés avec certains professeurs, trop de devoirs, projets pour les vacances d’été. Au moment où les étudiants abordent les questions difficiles — par exemple, leur compréhension du mariage — ils ont déjà établi la proximité nécessaire pour mener une discussion respectueuse.

Les étudiants ont quitté les conversations encouragés par le fait d’avoir pu partager leurs propres points de vue et d’avoir entendu ceux des autres. « C’est une bonne chose, car vous allez recommencer », leur a dit leur professeur. « Je vous ai inscrit pour une deuxième rencontre. »

Le travail de Tim Muehlhoff et Rick Langer va au-delà de la salle de classe. Les deux anciens pasteurs ont aussi écrit des livres sur la manière de bien gérer le désaccord et la lutte contre la culture de l’annulation. Ils dirigent maintenant le projet Winsome Conviction de Biola, qui cherche à aider les chrétiens à contrer la polarisation et les modes de communication malsains. 

Pour ce faire, le groupe organise des week-ends de retraite, des discussions publiques, des événements, des ateliers et des petits groupes. Ils abordent des sujets brûlants, comme l’avortement ou la sexualité. En gros, tout ce qui « divise les communautés et les églises », dit Tim Muehlhoff.

Le projet est né de la « crainte que nous ayons perdu la capacité de nous parler entre chrétiens ».

Trop souvent, l’Église a nourri les divisions au lieu de proposer un modèle alternatif pour interagir avec les non-chrétiens et les autres chrétiens, considère le professeur : « Les gens se divisent sur leurs choix de pronoms. Ils se divisent au sujet de Black Lives Matter. Ils se divisent sur la question de savoir s’il faut ou non utiliser une machine fumigène pendant le culte. »

Mais souvent, c’est sous la surface que se trouvent les vraies préoccupations. Le conflit au sujet de la machine fumigène, raconte Tim Muehlhoff, représentait pour certains membres la preuve que le libéralisme était en train d’infiltrer leur église.

Certains pasteurs craignent que le fait d’aborder ces questions de manière proactive n’entraîne davantage de problèmes. « Je n’ouvre pas la boîte de Pandore parce que, très franchement, je ne sais pas si notre église va survivre », transcrit Tim Muehlhoff. Ils pensent que « la politique va nous détruire ».  

Mais ces responsables sous-estiment peut-être l’appétit des fidèles pour ces questions. Lors d’un événement organisé en 2022 à Washington, Winsome Convictions avait installé des chaises pour 250 personnes. Près de 600 chrétiens des églises de la région ont fini par venir, dont de nombreuses personnes arrivées en dernière minute.

Lors de cette même session, Tim Muehlhoff se souvient d’une femme venue avec son fils adulte. Ils ne s’étaient pas parlé depuis deux ans en raison de désaccords politiques, mais la mère a supplié son fils de lui accorder une dernière faveur : venir à l’événement « Winsome Convictions ». À la fin, le fils s’est levé lors d’un moment de témoignages et a déclaré que la soirée avait débouché sur la meilleure conversation qu’il ait eue avec sa mère depuis dix ans.

Daniel Breed espère également que davantage de chrétiens se pencheront sur ces discussions par le biais de programmes d’études formels ou de discussions individuelles dans leurs églises, plutôt que de simplement quitter les espaces où ils sont en désaccord. 

« À mon avis, si vous ne pouvez pas vous entendre avec les chrétiens au point de devoir partir, cela ne marchera pas non plus très longtemps ailleurs », prévient le pasteur. À ses yeux, les responsables chrétiens auront de plus en plus un rôle à jouer : « Les voix que leurs membres entendent en dehors de l’Évangile seront très, très puissantes. Elles diront des choses telles que“Cette personne va conduire à la fin de notre pays. Si vous votez pour cette personne, ce sera la fin.” », avertit Daniel Breed. « Ils vont entendre ces voix haut et fort. La question est de savoir s’ils entendront l’Évangile plus clairement. »

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