Comment relever les 3 grands défis des groupes de maison ?

Quelques conseils pratiques pour gérer la garde des enfants, la fidélité des membres et les grands bavards.

Christianity Today February 29, 2024
Illustration par Christianity Today/Source Images : Pexels

« Prenons quelques minutes pour prier ensemble. » [Gémissements, cris, hurlements] « Bon, on va vous laisser… Léa doit faire sa sieste. »

Les enfants sont plus nombreux que les adultes ? Vous ne savez jamais qui va être présent à la rencontre ? Vous devenez nerveux chaque fois qu’untel prend la parole pour ne plus la lâcher ? L’idée d’un petit groupe de maison semble excellente en théorie. Mais dans la pratique, les choses peuvent s’avérer complexes.

Je suis pasteur depuis 14 ans, et pendant 6 années, j’ai été directement impliqué dans le ministère au sein des petits groupes. J’y ai sans cesse entendu parler des mêmes difficultés pratiques. Voici les trois questions les plus posées et quelques idées concrètes pour remédier aux problèmes rencontrés.

La garde des enfants

C’est la plus grande difficulté à laquelle sont confrontés les responsables et les membres des petits groupes : Que faire de nos jeunes enfants ? Il n’y a pas de réponse simpliste à donner, mais voici quelques idées envisageables.

Se mettre à la recherche d’un(e) baby-sitter. Si chaque famille partage sa liste de baby-sitters et contribue au paiement, un groupe peut généralement trouver quelqu’un pour s’occuper des enfants.

Alterner les groupes d’hommes et de femmes. Certains groupes choisissent de se réunir trois fois par mois : une fois les hommes, une fois les dames et une fois l’ensemble du groupe. Lorsque seules les femmes se réunissent, les hommes restent à la maison avec les enfants, et inversement. La troisième réunion est alors surtout l’occasion de renforcer les liens et les enfants y sont donc les bienvenus.

Établir un tour de rôle de garde des enfants. Si un groupe compte plusieurs familles (cinq ou plus), une bonne solution consiste à alterner les couples qui s’occupent des enfants. Chaque semaine, un couple veille sur tous les enfants pendant que les autres adultes se réunissent et discutent. Cela peut se faire dans des maisons différentes, ou dans la même maison, dans des pièces différentes. Avec ce modèle, on ne dépend pas d’un(e) baby-sitter.

Inclure les enfants. Si les enfants du groupe sont en primaire ou début de secondaire, je suggère de les impliquer dans le groupe, au moins occasionnellement. Il est important que les enfants grandissent en considérant l’église comme une famille et qu’ils s’y sentent intégrés en tant que jeunes et pas uniquement comme « l’avenir de l’église ». C’est l’occasion pour les adolescents de dialoguer avec les adultes, et pour les plus jeunes de partager leurs craintes, leurs réussites ou leur enthousiasme à propos de ce qui se passe dans leur vie de tous les jours.

L’engagement et l’assiduité des membres

Après la garde des enfants, c’est la question la plus fréquente que m’ont posée des responsables de groupes : « Comment faire pour que les gens viennent régulièrement ? » J’ai quatre suggestions à faire.

Décider de la vision de votre groupe. Si par exemple votre groupe veut être tourné vers l’extérieur — ce qui signifie que vous souhaitez l’intégrer dans une vision communautaire, que vous voulez inviter de nouvelles personnes à le rejoindre et que vous envisagez d’en créer d’autres — alors vous aurez besoin d’un bon noyau de personnes stables et matures. Si votre priorité est d’approfondir les relations — ce qui signifie que vous désirez que ce groupe de personnes devienne un groupe d’amis plus proches où l’on se penche de manière plus profonde sur les aspects pratiques de la vie à la suite de Jésus — vous devrez l’exprimer clairement.

Établir une charte de groupe. J’encourage vivement tous les nouveaux groupes à se mettre d’accord, dès leur création, sur leurs valeurs et leurs attentes en matière d’engagement. L’assiduité devrait avoir sa place parmi les éléments à mentionner dans une telle charte.

Questionner l’engagement des membres au moins une fois par an. Je recommande à tous les groupes de demander aux membres au moins une fois par an – par exemple autour de la rentrée – s’ils se réengagent pour l’année qui suit. On peut, par exemple, simplement dire : « Le mois prochain, il serait bon de faire le point sur notre groupe. Réfléchissez-y et voyez si vous voulez vous engager pour une autre année, ou si vous préférez faire d’autres choses. »

Planifier les réunions. Les deux meilleures façons de procéder sont les suivantes : soit convenir d’un schéma régulier afin que la date de la prochaine réunion du groupe ne soit un mystère pour personne, soit, à la fin de chaque réunion, confirmer le jour et l’heure des deux prochaines rencontres.

Les membres qui monopolisent la parole

Dans de nombreux groupes, il y a au moins un(e) bavard(e) invétéré(e). Il peut s’agir d’une personne qui veut prodiguer de bons conseils, mais qui prend la parole trop vite et pour pas grand-chose. Ou d’une personne qui veut jouer le rôle de thérapeute dès que quelqu’un fait part de ses difficultés. Ou simplement un membre de votre groupe qui a tendance à intervenir à tout propos ou à parler plus qu’à écouter. Voici quelques rapides conseils pour vous aider dans ces situations.

Choisir. Au lieu de poser une question à l’ensemble du groupe, posez-la à une personne en particulier : « Suzanne, qu’en penses-tu ? » Vous pouvez également introduire l’échange comme suit : « Faisons un tour de table et prenons chacun 60 secondes pour répondre à cette question. »

Interrompre. « Je sais que je t’interromps, mais j’aimerais entendre ce que Suzanne a à dire. » La démarche est un peu contre-intuitive, mais il est plus poli de dire explicitement aux gens que vous les interrompez que de leur couper la parole l’air de rien.

Remercier. Si vous vous être trop gêné d’interrompre la personne envahissante, attendez une légère pause et dites : « J’aime bien ce que tu viens de dire à ce sujet… Qui d’autre aurait un commentaire à faire à ce propos ? » De nombreux bavards sont simplement des personnes qui ont besoin de penser à voix haute et ne terminent ainsi jamais leurs phrases. Lorsqu’ils arrivent à la fin d’une pensée, ils signalent à tout le monde qu’ils n’ont pas fini de parler. Ils haussent par exemple la voix pour ne pas donner l’impression qu’ils sont en train de conclure une pensée, ou font du remplissage avec des mots de liaison pour empêcher quiconque de s’engouffrer dans la brèche. Tirez parti de ces moments charnières !

Faire attention à la communication non verbale. Se pencher un peu, bouger ses mains ou certaines expressions du visage peuvent indiquer que l’on veut dire quelque chose. J’essaie souvent de détecter dans le groupe si quelqu’un attend visiblement de pouvoir parler. Si c’est le cas, je pointe du doigt dans sa direction. Cela déplace le centre d’attention du groupe et permet à la parole de circuler de manière naturelle.

Parler à la personne en privé. Ce n’est jamais drôle et cela doit être fait avec douceur. Néanmoins, si la dynamique du groupe souffre des interventions envahissantes de certaines personnes, il peut être nécessaire que vous en parliez en privé avec elles.

Si malgré ces suggestions, vous ne parvenez pas à résoudre les tensions rencontrées, parlez-en à votre pasteur ou à la personne responsable des petits groupes dans votre église. Ces personnes, qui connaissent probablement personnellement les membres de votre groupe, auront peut-être d’autres conseils pratiques à vous donner, mieux adaptés à la situation que vous vivez.

Nik Schatz est le pasteur exécutif de la Free Church de Hershey, en Pennsylvanie. Il est titulaire d’une maîtrise en théologie du Dallas Theological Seminary et d’un doctorat en théologie du Gordon-Conwell Theological Seminary.

Traduit par Anne Haumont

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Un orphelin a repris un orphelinat. Sa mission a changé.

Emanuel Nabieu avait été recueilli il y a 16 ans. Aujourd’hui, il donne une nouvelle orientation à l’organisation qui l’avait pris en charge.

Christianity Today February 29, 2024
Illustration de Christian Blaza

Lorsqu’Emmanuel Nabieu a commencé à travailler au Child Rescue Center (CRC) en Sierra Leone, il rentrait en quelque sorte à la maison.

Seize ans plus tôt, le 4 juillet 2000, il avait été recueilli par ce même orphelinat.

À l’âge de neuf ans, sa vie avait été bouleversée par la guerre civile. Son père avait été tué lors d’une attaque contre son village et il avait été séparé de sa mère dans le chaos qui avait suivi. La stabilité de la structure de sa famille élargie avait volé en éclats. Le dernier parent vivant qu’il connaissait, un oncle, n’avait pas les moyens de s’occuper de lui.

L’orphelinat semblait être la seule option. Il a donc été amené au CRC. À partir de ce moment, c’est là qu’il s’est installé.

« J’ai vécu dans une belle maison d’enfants avec toutes les commodités », nous raconte Nabieu, ou Nabs, comme tout le monde l’appelle aujourd’hui. « Mais j’aspirais à être aimé. »

Lorsqu’il a grandi et a poursuivi sa formation à l’université de Njala en Sierra Leone, puis à l’université de Galles du Sud, il a découvert que, comme lui, 80 à 90 % des orphelins avaient un membre de leur famille en vie qui aurait pu s’occuper d’eux avec les ressources et le soutien nécessaires. En consultant les dossiers du CRC en 2016, il a été stupéfait de découvrir que 98 % des enfants pris en charge par le ministère avaient un membre de leur famille en vie.

« Les orphelinats ne servaient pas vraiment les orphelins », explique Nabieu, qui expose son expérience et sa vision de la prise en charge des enfants dans My Long Journey Back Home (« Mon long voyage de retour ») « Ils ne s’occupaient que d’enfants issus de familles pauvres. »

Nabieu a proposé un changement radical. Pour lui, le CRC n’avait pas besoin d’offrir de nouveaux foyers aux enfants. L’institution devait trouver le moyen d’aider les familles à pouvoir s’occuper de leurs propres enfants.

Aujourd’hui, le centre a été transformé. Le « rescue » (« secours ») de l’acronyme CRC a été remplacé par « reintegration » (« réintégration ») et ses programmes visent à aider les familles à devenir financièrement autonomes. Il propose des cours, des prêts financiers et du mentorat afin de donner aux gens les compétences nécessaires pour s’en sortir.

« Nous devions être en mesure d’aider ces enfants à se construire un avenir meilleur, un avenir plus heureux qui inclurait leurs familles et les communautés auxquelles ils appartiennent », dit Nabieu.

Le 21e siècle a vu les institutions et les organisations gouvernementales se distancier de la prise en charge institutionnelle des enfants. En 2019, les Nations unies ont adopté une résolution donnant la priorité à la prise en charge familiale et appelant à l’élimination à terme de tous les orphelinats, ou « foyers institutionnels ». Tous les États membres ont signé la résolution et des organisations du monde entier ont commencé à adapter leurs pratiques.

Elli Oswald, directrice exécutive de Faith to Action, un groupe qui s’est engagé à repenser la prise en charge des orphelins, estime qu’il existe également un « mouvement croissant de chrétiens qui s’éloignent de l’utilisation excessive de la prise en charge en institution et qui se tournent vers la prévention de l’entrée des enfants dans ce contexte ».

Cette décision est notamment motivée par des recherches montrant que la prise en charge en institution entraîne des taux plus importants de pauvreté et de problèmes relationnels à l’âge adulte.

« La plupart des enfants qui passent beaucoup de temps dans les orphelinats sont vraiment en difficulté », explique-t-elle. « Ce que nous savons, c’est que les enfants grandissent mieux dans le cadre de l’amour et des soins de leur famille. »

Cela ne veut pas dire que les institutions ne sont jamais la solution.

Oswald souligne qu’il y a des situations où il n’est pas sûr qu’un enfant rentre chez lui. Et il y a des cas où un enfant est vraiment complètement seul. Un séjour de courte durée en institution suivi d’un placement plus durable dans une famille peut être le meilleur choix pour un enfant.

Mais la plupart du temps, les orphelinats ont répondu au symptôme d’un problème au lieu de s’attaquer au problème lui-même.

« La pauvreté est la principale raison pour laquelle les enfants se retrouvent dans des orphelinats », dit Oswald, « et si nous parvenons à convaincre les familles de les soutenir, elles sont le plus souvent en mesure de s’occuper de ces enfants. »

Jedd Medefind, président de l’Alliance chrétienne pour les orphelins, une organisation à but non lucratif qui travaille avec plus de 250 organisations répondant aux besoins des enfants vulnérables, rapporte que, historiquement, les orphelinats étaient créés rapidement pour répondre à une situation d’urgence massive. Des personnes bien intentionnées estimaient nécessaire d’agir immédiatement face à la guerre, la peste ou d’autres catastrophes, même si elles étaient conscientes des potentiels inconvénients.

Mais les gens repensent l’équilibre entre efficacité et idéal de soins.

« Nous devons viser l’idéal tout en reconnaissant que nous travaillons dans un monde profondément meurtri », dit Medefind. « Nous devons adopter des solutions réalistes. »

Même aux États-Unis, qui disposent de beaucoup plus de ressources que les pays en développement, les soins en institution n’ont pas été éliminés, note-t-il encore. Plus de 10 % des enfants placés dans le système d’accueil sont dans des foyers de groupe. Certains ne peuvent pas être confiés à des membres de leur famille en raison de problèmes de dépendance ou d’abus. Il y a une pénurie de familles d’accueil et il est difficile, voire impossible, de trouver des places pour certains enfants ayant des besoins importants.

Medefind soutient « un continuum complet de soins disponibles partout et donnant la priorité à la famille ».

Cela commence par des services de soutien de la famille afin d’éviter avant tout la séparation, dit-il. Dans un second temps vient un système de placement en famille d’accueil et d’adoption. Et dans les rares cas où il n’est pas possible de placer un enfant chez quelqu’un, Medefind soutient les soins résidentiels de type familial, où les enfants sont placés dans des foyers de groupe avec un faible nombre d’enfants par adulte encadrant. L’idéal serait que ces adultes restent impliqués dans la vie des enfants, même à l’âge adulte.

« La réalité est que, lorsqu’il s’agit du développement du cœur, du corps et de l’âme des enfants, le meilleur endroit pour un enfant est la famille. Il est tout simplement impossible de remplacer cela à grande échelle », dit Medefind. « À tous les stades du développement, mais surtout pendant les premières années de formation de la petite enfance, le besoin de ressentir de l’amour est profond. »

Selon Emmanuel Nabieu, le changement doit commencer par une réflexion globale. En réfléchissant à sa propre expérience, il se rend compte aujourd’hui qu’il n’était pas un enfant dans le besoin parmi d’autres. Il éprouvait avec plus de force un problème plus vaste, un problème que le CRC pouvait résoudre.

L’une des premières personnes à qui il a parlé de son projet de transformer le centre en quelque chose d’autre a été Laura Horvath, une chrétienne qui s’était occupée de lui à l’orphelinat. Elle lui a répondu que, d’une certaine manière, elle n’était pas surprise de sa vision. Nabieu avait toujours été un leader, et Horvath et d’autres membres du ministère réfléchissaient également à de meilleures façons de s’occuper des enfants, si bien qu’ils ont été réceptifs à ses idées.

Horvath n’était pas entièrement sereine à l’idée des grandes transitions envisagées. Mais elle a vite été happée par la vision de Nabieu.

« Nous sommes rapidement entrés dans cet espace où l’on peut faire de grands rêves », se souvient-elle. « À quoi cela pourrait-il ressembler ? »

L’approche adaptée a été plus fructueuse que ne l’espéraient ceux qui travaillaient pour ce nouveau « Centre pour la réintégration des enfants ». Les nouveaux programmes étaient plus rentables et permettaient d’aider beaucoup plus d’enfants. Alors qu’elle apportait auparavant de l’aide à environ 300 orphelins, l’organisation a pu porter ce nombre à près de 2 000 enfants dans plus de 400 familles.

Nabieu estime que cette approche holistique est non seulement pragmatique, mais aussi biblique, puisque « Dieu accorde aux gens seuls une famille » (Ps 68.7 SEM). Il croit fermement que le lieu qui lui a offert un foyer peut devenir un puissant outil de restauration.

« Ces structures peuvent devenir de réelles sources d’espoir et de stabilité pour les enfants et les familles vulnérables », dit-il. « Il ne s’agit pas seulement d’un enfant. Il s’agit de toute une famille qui forme une unité. Il s’agit de la communauté. »

Adam MacInnis est journaliste au Canada.

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Heureux les économes ?

Les enseignements de Jésus interrogent notre façon de dépenser lorsque l’argent se fait rare.

Christianity Today February 29, 2024
Illustration de Daniel Forero

En mai 2023 le gouvernement italien convoquait une réunion d’urgence pour faire face à la hausse du prix des pâtes. Les Italiens étaient également frappés au portefeuille par les prix élevés du gaz naturel qui permet de faire bouillir l’eau de la marmite. En 2022, le gouvernement italien avait d’ailleurs recommandé aux cuisiniers de réduire la durée d’ébullition de l’eau des pâtes comme « geste vertueux » d’économie.

Ce n’était qu’un symptôme des récentes flambées de prix qui compliquent l’accès à notre pain quotidien. L’inflation frappe partout dans le monde et entraîne des pressions diverses sur les ménages. Aux États-Unis, le coût du style de vie moyen est plus de deux fois supérieur à ce qu’il était en 1990. Au Ghana, où l’inflation est peut-être la plus élevée d’Afrique, les denrées alimentaires coûtent deux fois plus cher qu’il y a un an. Son dernier taux d'inflation annuel était supérieur à 50 % par an. Les mites et la rouille ont dévoré…

Mais d’autres pressions s’exercent sur les consommateurs pour qu’ils se montrent plus économes, avec notamment un souci de réduction des déchets. Par exemple, les États-Unis jettent environ 13 millions de tonnes de vêtements par an. Et tandis que certains souffrent de la faim, près d’un tiers des terres cultivées dans le monde produisent des denrées qui ne profiteront ni aux humains ni aux animaux. Ajoutez à cela qu’environ 14 % des aliments sont jetés avant même d’arriver dans un magasin.

Pour qui regarde aux coûts de notre consommation, notre négligence et nos excès semblent clairement problématiques. Une réponse à ces tensions entre richesse, gaspillage et besoins semble toujours porter le sceau de la vertu : l’économie.

L’économie est une réponse à nos dilemmes, aux choix que nous devons souvent faire entre conserver ou manger notre part. Il s’agit de consommer moins, d’acheter moins ou de dépenser moins afin de réorienter les ressources. Se montrer économe peut permettre de gérer un petit budget ou des dépenses importantes, par exemple en faisant en sorte que l’argent économisé grâce à des vêtements de seconde main serve à acheter des fruits frais.

Mais il peut aussi s’agir d’un moyen d’éviter le gaspillage, de gagner en liberté financière pour l’avenir ou de préserver les ressources pour une autre génération. Cette forme de modération peut même être une question de gestion de l’image, afin de se parer de qualités enviables dans un contexte où l’extravagance ou la richesse outrancière est regardée avec suspicion.

Mais la faculté de se montrer économe est-elle vraiment la vertu que l’on croit souvent ?

L’économie est depuis longtemps associée à l’héritage chrétien : elle fait partie de l’éthique protestante du travail décrite par Max Weber, des vœux de pauvreté prononcés dans les ordres religieux catholiques et orthodoxes et constitue l’une des caractéristiques les plus reconnaissables des mennonites et d’autres anabaptistes.

« Le mouvement protestant découle d’un débat sur l’argent », explique Clive Lim, un investisseur et entrepreneur qui a coécrit plusieurs ouvrages sur les chrétiens et l’argent. Il rappelle l’indignation des protestants face aux pratiques de l’Église catholique romaine en matière de revenus et de dépenses. Mais il souligne également l’importance de l’épargne dans les enseignements des dissidents. Pour les réformateurs et leurs successeurs, « quelle que soit votre richesse, vous devez vivre simplement. La frugalité est valorisée. »

Tel était en tout cas le cas, selon Lim, jusqu’à ce que, au cours des cent dernières années, la forte consommation soit associée à l’idée que nous nous faisons d’une économie saine.

Il va presque sans dire qu’il est bon de vivre selon ses moyens et que lorsque ces moyens sont faibles ou que les besoins les excèdent — une situation dans laquelle se trouvent de nombreuses personnes aujourd’hui — se montrer économe est une solution responsable et pieuse. Cette pratique est néanmoins contre-culturelle dans de nombreux pays. « Je pense qu’aujourd’hui, nous sommes mis au défi de la frugalité », dit Lim.

Si, comme il le souligne, cette forme de modération est un enjeu spirituel, alors il importe que nous apprenions à faire preuve de parcimonie là où cela est nécessaire (et à vivre cela d’une manière conforme à notre recherche du royaume de Dieu et de sa justice). Mais certaines tendances communes nous barrent souvent la route, en particulier notre crainte de nous voir imposer une vie inconfortable et notre empressement à faire de l’argent le critère de toute valeur et la seule solution à nos grands problèmes.

Les enseignements de Jésus que les Évangiles nous ont transmis ne mentionnent pas directement le fait d’être économe, à moins que l’on ne comprenne ainsi sa recommandation de ne pas jeter de perles aux pourceaux (Mt 7.6) ou l’ordre donné à ses disciples de rassembler les restes de la nourriture miraculeusement fournie aux 5 000 hommes (« afin que rien ne se perde », Jn 6.12). Mais Jésus mentionne fréquemment l’argent et la manière de le gérer.

Victor Nakah, directeur international de Mission to the World pour l’Afrique subsaharienne, explique qu’une grande partie de l’enseignement de Jésus sur l’argent peut être résumée comme suit : « Lorsque vous êtes obsédés par les choses matérielles ou que vos besoins matériels vous submergent, vous vous comportez alors comme si vous ne faisiez pas partie de la famille de Dieu. »

Outre ses enseignements et ses paraboles sur l’argent et les soucis, Jésus n’avait pas de demeure permanente (Mt 8.20) et son argent se trouvait dans un fonds collectif (que Judas ponctionnait, Jn 12.6). Celse, un philosophe grec du deuxième siècle, aurait qualifié de « honteux » le style très modeste de vie de Jésus.

Lorsque Jésus parle d’argent et de biens, il est difficile d’échapper à l’impression que dépendre de la richesse lui semble aussi stupide que de placer ses espoirs dans la valeur d’une collection de poupées et que c’est par compassion qu’il réconforte plutôt qu’il ne tourne en dérision ceux qui sont préoccupés par l’argent. Mais s’il le fait, c’est aussi parce qu’il est conscient que ceux-ci courent le danger d’adorer un faux dieu peu fiable et dévorant.

L’enseignement de Jésus vise à ce que ceux qui espèrent leur salut en Mammon se tournent vers Dieu, à ce que ceux qui poursuivent ce qui se flétrit se réorientent vers ce qui a une valeur éternelle. Comment adoptons-nous le regard de Jésus sur notre richesse, notre statut, notre apparence, nos engagements, nos obligations et nos priorités financières ? L’économie serait-elle le moyen de bien faire le tri ?

Je me souviens très bien de mes premiers essais à vélo. Lorsque j’ai enfin trouvé l’équilibre nécessaire pour avancer pendant quelques secondes, mon cher frère s’est mis à trottiner sur mon chemin. Il y avait suffisamment de place pour nous deux sur le trottoir, mais j’ai foncé droit sur lui et nous nous sommes retrouvés tous les deux en pleurs sur la pelouse.

Aujourd’hui, je sais que la raison pour laquelle je n’ai pas pu l’éviter est ce que l’on appelle la « fixation sur l’obstacle » : nous nous dirigeons vers ce sur quoi nous sommes concentrés, même s’il s’agit précisément de ce que nous tentons d’éviter.

Jésus ne cesse de nous dire de détacher nos yeux de l’argent. Et dans de nombreux endroits et à de nombreuses époques — y compris dans l’Église aujourd’hui — nous voyons les gens tomber dans le piège qui consiste à exiger de plus en plus de choses pour se sentir bien. Mais à l’inverse, nous pensons trop souvent que le changement que nous devons opérer est de passer de la convoitise de l’argent à l’évitement de l’argent. De cette manière, l’économie peut aussi devenir une cible sur laquelle nous nous fixons et qui nous déroute pour nous ramener tout droit à Mammon.

Les paroles de Jésus à ses disciples montrent qu’il désapprouve le fait d’amasser de l’argent, de faire de la richesse la pierre angulaire d’une vie et de croire que nous serons ainsi à l’abri. Mais nous oublions parfois un autre aspect des enseignements de Jésus : l’importance de la direction vers laquelle nous focalisons notre attention.

Alors que des chrétiens du monde entier traversent une période d’inconfort — ou pire — dans leur budget familial, même le souci d’économie peut les rapprocher dangereusement des erreurs souvent associées à la cupidité. Toute perspective qui filtre la réalité à travers l’argent déforme notre échelle de valeurs. Pourtant, la concordance entre notre échelle de valeurs et celle de Dieu est un élément essentiel de notre vie de disciple.

L’argument de l’économie peut faire passer l’austérité pour une vertu. Une histoire d’ascètes de l’Église primitive raconte qu’un moine du 4e siècle, Macaire, reçut un jour une grappe de raisin et l’envoya à un autre moine, qui l’envoya à un autre moine, et ainsi de suite. Chacun avait envie de raisins, mais aucun n’en mangea. Ils retournèrent finalement à Macaire, peut-être un peu ridés, qui ne les mangea toujours pas. Les moines firent ainsi la preuve de leur capacité à renier leurs appétits.

Ce reniement pourrait témoigner d’une croyance que les possessions sont comme des patates chaudes dont il faudrait se défaire avant qu’elles ne nous ruinent. Jésus a appelé au moins une personne à traiter l’argent de cette manière (Mt 19.16-22). Mais loin de résoudre l’obsession de l’argent et des biens, cette manière de vivre avec le moins possible peut conduire au misérabilisme.

Lucinda Kinsinger, mennonite et récente autrice de Turtle Heart, dit : « Si vous vous concentrez sur l’économie pour le plaisir d’être économe, vous finirez par être un radin. Si notre objectif est d’être un bon gestionnaire, alors nous sommes sur le bon chemin. » Si l’économie est un moyen d’accumuler des réserves en vue d’être plus riche à l’avenir, nous devrions questionner notre objectif.

L’ascétisme ne semble cependant pas être le premier danger spirituel que nous courions à l’heure actuelle. Au contraire, nous semblons surtout trop préoccupés de conserver ce que nous avons, qu’il s’agisse de peu ou de beaucoup.

De nombreux évangéliques américains connaissent la Financial Peace University de Dave Ramsey, qui affirme avoir formé près de 10 millions de personnes, souvent dans des églises. Ce programme et d’autres cours de ce type permettent d’apprendre aux gens comment bien dépenser et épargner, ce qui constitue à la fois un réel soulagement et un moyen de gérer les ressources de manière responsable. Mais pratiquer la dîme et l’épargne tout en mangeant des « haricots et du riz », comme le préconise Ramsey, peut encore cohabiter avec le culte de Mammon. Le changement de nos pratiques financières doit s’accompagner d’un changement dans notre cœur et ce vers quoi nous orientons notre attention.

Nulle part Jésus ne dit que vivre en dessous de ses moyens est un moyen de parvenir à la paix. La paix ne provient pas d’une sage gestion financière, même si celle-ci inclut la pratique de la dîme.

Jésus dit au jeune homme riche : « va vendre tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, et tu auras un trésor dans le ciel. » (Mc 10.21) À la foule sur la colline, il dit : « Vendez ce que vous possédez et faites don de l’argent. » (Lc 12.33) Ces enseignements de Jésus sont peut-être l’un des plus grands défis auxquels se heurtent les chrétiens du monde entier.

Palmer Becker, auteur de l’ouvrage Anabaptist Essentials, considère l’histoire du jeune riche comme un résumé de l’enseignement de Jésus sur l’argent. Ce n’est cependant pas l’approche chrétienne la plus répandue.

Karen Shaw, autrice de Wealth and Piety: Middle Eastern Perspectives for Expat Workers, explique que lors de ses recherches sur les perceptions de l’argent au Moyen-Orient, l’idée d’une pauvreté volontaire était stupéfiante pour les personnes qu’elle a interrogées. Une très petite minorité de chrétiens interrogés était familière avec l’idée de pauvreté volontaire chez les chrétiens modernes.

En Occident, où les gens sont plus habitués à cette idée, Shaw déclare : « J’ai assisté à bien des études bibliques à propos [du jeune homme riche] où toute la discussion porte sur les raisons pour lesquelles cela ne s’applique pas à nous, ou comment nous pouvons y échapper. »

Il nous arrive de tenter d’externaliser notre devoir de prendre soin des pauvres, ou même de donner tout court. Victor Nakah s’inquiète du fait que les chrétiens attendent la pauvreté volontaire de la part des pasteurs et des missionnaires, mais pas d’eux-mêmes, pensant que ce sont les chrétiens qu’ils perçoivent comme plus vertueux qui pourront supporter le fardeau de vivre avec peu.

Mais, selon Nakah, il s’agit d’une interprétation erronée à plus d’un titre. Non seulement nous devons tous donner, mais « il n’y a pas de vertu dans la pauvreté. La plupart des gens luttent parce qu’ils pensent que la Bible enseigne que nous devrions être pauvres. »

Les paroles de Jésus demandant de vendre ce que nous possédons et de donner aux pauvres ne s’adressaient pas seulement aux riches. Clive Lim a grandi dans la pauvreté et la promiscuité et explique qu’il lui a été difficile de ne pas considérer l’argent comme une source de sécurité. Mais en tant que chrétien, dit-il, « il faut laisser le passé derrière soi » et distinguer ce qui est suffisant de ce qui est superflu.

Ce que Jésus ordonne, « ce n’est pas simplement de réduire la voilure », déclare Shane Claiborne, cofondateur de Red Letter Christians et membre de The Simple Way, qui encourage les voisins à vivre dans une communauté de partage, comme le faisaient les premiers chrétiens. Claiborne affirme qu’une gestion véritablement chrétienne des ressources est plus radicale que ce à quoi nous sommes souvent préparés, plus radicale que de se montrer économe. C’est le contraire de l’envie ; c’est agir en fonction du désir de subvenir aux besoins des autres à partir de ce que nous avons.

Et pourtant, il y a une différence entre les commandements de Jésus au jeune homme riche et à la foule : Jésus ne demande pas forcément à la foule de tout vendre.

Lim analyse : « Tous les chrétiens, je crois, sont appelés à subvenir aux besoins des pauvres. Nous sommes censés vendre ce qui nous est précieux pour nous libérer de l’emprise des biens et, en même temps, faire le bien. La question est de savoir quelle proportion de nos biens nous devons vendre. Le jeune riche de Luc 18 s’est vu dire de tout vendre, mais Zachée n’a promis que la moitié [aux pauvres] et cela a suffi à Jésus. Il s’agissait plutôt de savoir ce qu’il fallait faire pour briser l’emprise de l’argent. »

Le moyen le plus simple de nous défaire de nos obsessions financières n’est-il pas de se débarrasser de l’argent et de la nécessité de le gérer ? Nous pourrions le dépenser ou le mettre en commun avec d’autres, en laissant quelqu’un de plus sage prendre les décisions. Se débarrasser de notre argent ne nous déchargera pas pour autant de nos responsabilités. Jésus s’en prend à ceux qui dérobent leur argent à leurs obligations familiales en prétendant que celui-ci serait mis à part pour Dieu ; pour lui, il n’est pas plus saint de consacrer toute sa fortune à des causes religieuses que de s’occuper des personnes à notre charge (Mc 7.9-13).

Mis bout à bout, les enseignements de Jésus semblent dire que notre responsabilité de bien gérer nos richesses demeure, même si nous sommes également appelés à en faire don. Suivre Jésus ne consiste pas seulement à se débarrasser de ses biens et de son argent — en les jetant dans un puits ou en les faisant fondre.

Il n’y a pas non plus de montant spécifique qui fasse de nous de bons chrétiens. La Bible nous montre que ce n’est pas le caractère extrême d’un acte de service ou d’abnégation qui plaît à Dieu. « Et si je distribue tous mes biens aux pauvres […], mais que je n’ai pas l’amour, cela ne me sert à rien », dit 1 Corinthiens 13.3.

« Nous devons être guidés par l’amour de Dieu et l’amour du prochain », souligne Shane Claiborne. L’amour chrétien est impatient de « s’assurer que tout le monde puisse faire l’expérience des dons de Dieu ». Si nous ne ressentons pas le désir de partager, dit Claiborne, nous devrions nous interroger sur ce qui se passe réellement dans notre cœur.

En d’autres termes, lorsque nous essayons d’obéir aux enseignements de Jésus sur l’argent en recherchant un pourcentage ou un montant que nous pourrions appliquer à chaque chrétien, nous sommes toujours focalisés sur l’argent.

Henry Kaestner, entrepreneur et auteur de Faith Driven Investing, affirme que, tout comme les excès injustifiés, les dépenses auxquelles on ne prête pas attention sont spirituellement dangereuses. Il estime que, bien souvent, « vos idoles sont celles pour lesquelles vous pouvez dépenser de l’argent librement ». Claiborne avertit que nous devrions nous méfier d’une attitude défensive face aux questionnements sur ce que nous possédons ou ce pour quoi nous dépensons de l’argent, car il y a là un potentiel indice d’idolâtrie. La gestion chrétienne de l’argent devrait donc être accompagnée de prudence, même si nos yeux sont fixés sur Jésus.

Mais il y a une autre idée trompeuse, qui, à mon avis, relève moins d’un problème spirituel que d’un défaut de réflexion. Nous imaginons qu’il n’y a qu’une quantité limitée de richesses disponible pour pourvoir à tous les besoins du monde.

Si tel est le cas, un chrétien ne pourrait se permettre le gaspillage de dépenser pour autre chose que des urgences. Comme certains chrétiens au cours de l’histoire, nous pourrions croire qu’une juste pratique de la charité absorbera tout le reste. La nécessité de se montrer économe devient alors la lentille à travers laquelle nous percevons toutes choses. L’adoration, l’amusement ou tout ce qui n’est pas strictement nécessaire apparaît comme du gaspillage.

Judas — bien que peu sincère — s’inscrit dans cette perspective lorsque Marie de Béthanie verse son parfum sur les pieds de Jésus : « Pourquoi n’a-t-on pas vendu ce parfum 300 pièces d’argent pour les donner aux pauvres ? » (Jn 12.5)

La première fois que j’ai lu Beowulf, j’ai été frappée par l’une des dernières scènes du poème où Beowulf, honoré pour avoir apporté la richesse à son peuple, est enterré avec un trésor. « L’or sur le gravier, où ores encore il existe, aussi inutile aux mortels qu’il le fut avant. » Je me suis arrêtée et me suis posé la question : à quoi servait cet or, au fait ? Il ne pouvait permettre d’apporter des antibiotiques à ces peuples de la mer du Nord. Rien de ce que Beowulf pouvait acheter n’aurait pu aider leurs enfants à naître en toute sécurité. Même les plaisirs sans importance étaient impensables à l’époque : l’argent de Beowulf n’aurait pas permis d’acheter des vêtements rembourrés, des cafés à la cardamome ou des pêches.

Aujourd’hui, notre argent permet d’acheter toutes ces choses et bien d’autres encore. Il y a plus de valeur disponible sur Terre.

Cette possibilité de créer de la valeur signifie que des projets coûteux comme la construction d’une cathédrale n’empêchent pas nécessairement qu’un autre obtienne un salaire équitable ou un vaccin. La richesse ressemble davantage à du levain qu’à une miche de pain. Même en termes non chrétiens, l’argent n’est pas aussi limité que nous le pensons parfois.

Jésus ne souscrit pas à l’objection de Judas selon laquelle Marie aurait dû vendre son parfum et en donner le produit aux pauvres.

« Laisse-la tranquille », répond-il. « Elle a gardé ce parfum pour le jour de mon ensevelissement. En effet, vous avez toujours les pauvres avec vous, tandis que moi, vous ne m’aurez pas toujours. » (Jn 12.7-8)

En d’autres termes, son hommage (et sa nature prophétique) était un motif valable pour dépenser une année de salaire. Et ce geste extravagant ne limitait pas la capacité de quiconque à s’occuper des pauvres ; si le cœur de Judas lui permettait de donner, il avait toujours la possibilité de le faire.

Ce n’est pas que le gaspillage ne soit pas un problème. C’en est un. Jésus en parle aussi. Il y a, bien sûr, le fils prodigue qui gaspille son héritage. Dans une autre parabole, un homme riche punit également l’un de ses intendants qui n’a pas investi son argent de manière rentable (Mt 25.14-30).

« Le gaspillage est une mauvaise chose. Personne ne veut voir un intendant gaspiller », explique Henry Kaestner. Mais échapper au gaspillage ne consiste pas tant à s’assurer qu’un investissement est rentable qu’à agir fidèlement dans ses dépenses et à comprendre la valeur réelle de ce que nous pouvons acheter.

Il existe un danger connexe, celui de dépendre de l’argent comme d’une solution à tous nos problèmes. Certes, si vous voulez, par exemple, payer des salaires plus élevés à vos employés, avoir plus d’argent apportera généralement la solution, moyennant une bonne gestion des questions fiscales. Mais si vous voulez répondre aux difficultés de logement, réduire la corruption ou mettre fin à un conflit, certains aspects de ces problèmes sont insensibles à une injection d’argent et d’autres y réagissent comme le feu à l’huile.

Clive Lim s’en est rendu compte lorsqu’il a financé des projets destinés à aider d’autres gens. « Au début, je pensais que l’argent était la solution », dit-il. « Je jetais de l’argent par les fenêtres et j’espérais que le problème disparaîtrait. » Mais les problèmes revenaient. Aujourd’hui, il sait que « l’argent n’est pas une panacée. C’est une forme de narcotique. Il ne résout pas les problèmes plus profonds. L’argent permet d’éviter la douleur. » Il continue à donner, mais il sait maintenant qu’il faut des idées plus créatives pour vraiment faire la différence.

L’argent ne doit pas être la seule solution chrétienne, la « réponse à tout », comme le dit le cynique de l’Ecclésiaste (10.19).

Il est nécessaire et responsable de prêter attention à une sage gestion et à l’absence de corruption lorsque nous donnons par l’intermédiaire d’organisations. Mais l’accent mis sur une gestion économe peut aussi nous faire perdre de vue l’utilité de l’argent. Les marges de manœuvre sont-elles trop étroites ? Demande-t-on aux membres du personnel de sacrifier ce dont leur famille a besoin — en termes de temps et de revenus — pour que l’organisation fasse bonne figure ?

Ou nos pressions en matière de générosité diminuent-elles notre perception de Dieu ? L’autrice et chercheuse Karen Shaw explique : « Les budgets des missions et des églises étant souvent très serrés, nous pourrions en venir à penser que Dieu est un peu avare. Nous ne le dirions jamais à haute voix, mais c’est parfois l’impression que l’on a. »

Beaucoup d’entre nous connaissent la réalité de ces paroles de Jésus sur la colline :

« Ne vous amassez pas des trésors sur la terre, où les mites et la rouille détruisent et où les voleurs percent les murs pour voler, mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où les mites et la rouille ne détruisent pas et où les voleurs ne peuvent pas percer les murs ni voler ! En effet, là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. » (Mt 6.19-21)

Dans le monde entier, la rouille et les mites ont littéralement détruit ce qui avait été mis de côté. Des incendies l’ont fait fondre et brûler. La politique l’a dévalué. L’inflation l’a réduit. L’argent n’est pas fiable. Cette leçon est assez simple, surtout pour ceux qui la connaissent par expérience.

La seconde exhortation de Jésus dans cet enseignement est cependant plus difficile. Que signifie « amasser des trésors dans le ciel » ? Il semble dire que notre argent ici-bas pourrait être échangé contre des choses qui ont de la valeur pour Dieu lui-même. Quelles seraient ces choses ?

Selon Victor Nakah, « tout ce qui entre dans la catégorie de l’éternel a trait aux personnes, aux vies changées ».

Interrogée sur cette idée de dépenser pour ce qui rapporte des bénédictions éternelles, Susie Rowan, ancienne directrice générale de la Bible Study Fellowship, répond : « Ce qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est le bon Samaritain. Il a immédiatement interrompu le cours de sa vie pour s’occuper de l’homme » agressé. Et Jésus nous dit : « Va et toi aussi, fais de même. » (Lc 10.37, NFC)

Nakah donne un exemple moins immédiat, celui d’un ami qui a financé l’éducation d’une petite fille. Plus tard, la jeune fille est devenue croyante, et l’ami a réalisé que ce qu’il savait être important pour le présent (son éducation) avait conduit à sa vie éternelle.

Les conseils financiers mettent souvent l’accent sur les compromis entre le présent et l’avenir, encourageant les gens à accumuler des réserves et présentant la richesse future comme la récompense de l’économie actuelle. Shane Claiborne déclare : « C’est l’une des choses constantes que je vois dans les enseignements de Jésus. Dieu rejette l’idée de faire des réserves. »

Cette théologie apparaît dans la parabole du riche insensé (Lc 12.13-21). Sans la condamnation de Jésus, l’histoire pourrait passer pour un conte moralement neutre à propos d’un homme qui utilise sa récolte fructueuse pour assurer son avenir. La surprise pour les auditeurs de Jésus comme pour nous, c’est sa conclusion : « Mais Dieu lui dit : “Pauvre fou que tu es ! Cette nuit même, tu vas mourir. Et tout ce que tu as préparé pour toi, qui va en profiter ?” Voilà quel sera le sort de tout homme qui amasse des richesses pour lui-même, au lieu de chercher à être riche auprès de Dieu. »

Pour Henry Kaestner, ceux qui encouragent à économiser aujourd’hui pour s’enrichir plus tard « parlent d’intérêts composés ». Mais ils passent à côté de la meilleure façon de dépenser de l’argent : en investissant dans des choses éternelles. Kaestner voit là des « bénédictions composées ».

Pour Karen Shaw, il peut être utile de regarder ce qui se passe dans d’autres cultures pour découvrir nos propres lacunes dans la façon dont nous utilisons l’argent.

Par rapport à de nombreux endroits sur terre, l’Amérique du Nord est clairement déficiente en matière d’hospitalité. « Je suis tellement reconnaissante du temps que j’ai passé au Moyen-Orient, où l’hospitalité est extravagante et où l’on aime donner. Cela a juste été merveilleux de pouvoir apprendre de personnes qui reflètent Dieu de cette manière », rapporte Shaw.

Victor Nakah souligne que dans sa culture zimbabwéenne l’hospitalité et la générosité envers les étrangers sont tout à fait naturelles. « Si, pour une raison ou une autre, vous êtes bloqué dans un village, si vous tombez en panne d’essence, quelle que soit la ferme où vous vous rendez, on vous traitera littéralement comme un membre de la famille royale. S’il n’y a qu’un seul lit, ils vous laisseront dormir sur ce lit. S’il n’y a qu’un seul poulet, ils l’abattront pour vous. »

En sortant de sa culture, Nakah dit qu’il a cependant appris que même les temps de qualité peuvent entrer dans la catégorie des trésors stockés au ciel. « En tant qu’Africain, j’ai beaucoup à apprendre des cultures occidentales en ce qui concerne l’importance d’épargner pour les vacances, pour tout ce qui contribue à créer des souvenirs », estime-t-il.

Palmer Becker évoque comme autre exemple d’investissement éternel le cadeau que sa communauté anabaptiste a fait à un ami en Éthiopie : un toit de bonne qualité. « Pour leurs voisins, cela semble extravagant », car la plupart d’entre eux ont des toits de chaume qui doivent être remplacés fréquemment. Pour Becker, c’est toutefois le contraire de l’accumulation. « L’inégalité des richesses est l’un des plus grands problèmes de notre société et de notre monde. La façon dont on gère l’argent est très importante. » Ce qui peut paraître extravagant dans ce cas, dit-il, est pratique et constitue une bonne utilisation de leurs plus larges ressources. La famille de l’ami sera ainsi plus à l’abri des intempéries et des moustiques et elle dépensera beaucoup moins d’énergie et d’argent au fil du temps.

« Il y a une saine extravagance à mettre ce que l’on a de meilleur à la disposition de Dieu pour lui rendre gloire, sans chercher à ce que les autres le voient », explique Lucinda Kinsinger. Il n’est même pas nécessaire que ce soit un cadeau à vocation pratique.

Toute notre gestion de l’argent doit être imprégnée de la conscience de l’éternité : la valeur des personnes, la valeur du culte rendu à Dieu, la nature passagère de notre argent, la confiance dans les richesses de Dieu et une adhésion à son empressement à voir la création s’épanouir.

Comment garder les yeux fixés sur Jésus plutôt que sur nos ressources ? Une fois que nous nous sommes débarrassés de nos illusions à propos de la valeur et de la sécurité de l’argent, ou à propos d’une vie d’austérité, il devient plus aisé de parler de simplicité chrétienne. La simplicité est ce dont nous avons vraiment besoin pour naviguer au milieu des fluctuations de notre richesse. Et cette simplicité peut étonnamment ressembler à un esprit d’économie.

L’économie se recoupe avec la simplicité, qui est notre réponse au commandement de Jésus de rechercher « d’abord le royaume et la justice de Dieu » (Mt 6.33). Les personnes simples, comme les personnes économes, peuvent être indifférentes aux apparences. Elles savent que « assez » n’est pas toujours un « un peu plus » inaccessible et peuvent se contenter de vivre en dessous de leurs moyens.

Cette simplicité ne signifie pas nécessairement se situer dans la « normale ». « Ne me donne ni pauvreté ni richesse » (Pr 30.8) n’exprime pas un désir de se retrouver dans la classe moyenne, mais l’espoir d’une vie dans laquelle la gestion de l’argent ne joue qu’un rôle mineur.

La simplicité nous permet de voir la valeur de nos biens et de nos activités à la lumière du royaume du Christ. Elle nous aide à retrouver la joie, la beauté et le plaisir qu’un esprit trop économe pourrait vouloir supprimer. Mais elle n’entraîne pas au gaspillage ou à une mauvaise gestion. La simplicité nous aide plutôt à comprendre ce qui fait la valeur d’une chose.

Richard Foster a écrit que la simplicité consiste en fait à se concentrer sur une « vie avec Dieu ». Quelqu’un qui privilégie le prestige, le confort et l’autonomie tout en essayant de s’intéresser à Jésus n’est pas simple. Mais une personne bibliquement simple peut néanmoins être un as de la finance ou un entrepreneur-gestionnaire-artisan à la manière de la femme de Proverbes 31.

Si la simplicité transforme assurément une personne, « nous apprendrons rapidement que l’expression extérieure de la simplicité sera aussi variée que les individus et les circonstances diverses qui composent leur vie. Nous ne devons jamais laisser la simplicité se dégrader en une nouvelle série de légalismes qui détruisent l’âme », écrit encore Foster.

Pour Victor Nakah, la simplicité relève d’ » une appréciation plus profonde de ce que Jésus nous a donné ». Vous voulez un mode de vie facile à gérer, où vous ne vous faites pas de soucis à propos de votre tapis blanc » et où « vous pouvez profiter des choses sans vouloir les posséder ».

Susie Rowan va dans le même sens : nous ne pouvons pas savoir si les gens suivent les enseignements de Jésus sur l’argent sur la seule base de leur tranche d’imposition.

Si nous considérons la simplicité comme le fait d’être centré sur Jésus, nous pourrons trouver l’équilibre entre les diverses nécessités de ne pas gaspiller, de ne pas trouver notre valeur dans l’argent, et d’être généreux et hospitalier plutôt qu’avare. Ce qui peut sembler une contradiction pour les non-chrétiens — n’être ni dépensier ni radin — peut alors avoir faire pleinement sens.

L’une des choses qui se dégagent le plus d’une vie chrétienne vécue dans la simplicité est une générosité radicale. Non pas une générosité qui viserait à renforcer notre position sociale ou nous rapporterait des faveurs ou des revenus : une générosité qui change notre façon de vivre.

Si nous sommes préoccupés par la mesure à donner à notre générosité, un esprit trop économe ira à l’encontre de ce qui est bon. Mais si nous planifions en vue de pouvoir nous montrer généreux, une sage économie est bénéfique.

Karen Shaw estime que, malheureusement, les évangéliques ne semblent pas partager l’accent mis par Jésus sur la générosité de Dieu. Dans les Évangiles, dit-elle, « il y a ce merveilleux sentiment de contentement dans ce que Dieu a donné et de gratitude à son égard ».

Jésus nous a appris à ne pas nous laisser impressionner par la valeur de l’argent. Le Seigneur peut utiliser n’importe quel montant. Il est assez économe pour nourrir 5 000 personnes avec cinq pains et deux poissons et assez extravagant pour accepter le don d’un parfum coûtant un an de salaire.

Lorsque nous réfléchissons aux folies que nous serions tentés de faire, nous devrions également réfléchir à la signification de ces dépenses, souligne Lucinda Kinsinger. Une Land Rover sera-t-elle une aide ou un obstacle pour ma vie de disciple ? Quel message nos enfants perçoivent-ils face à certaines montagnes de cadeaux de Noël ? Un coûteux mariage en vaut-il la peine ? La réponse ne sera peut-être pas la même pour chaque chrétien.

Une chose devrait cependant être vraie pour tous. Les chrétiens doivent-ils savoir faire preuve d’une certaine extravagance ? « Oui, oui, oui et oui ! », Répond Karen Shaw. « Comment d’autre pourrions-nous être comme le Père ? »

Ce qui nous reste semble donc être fait de tensions : nous devons assumer la responsabilité de notre richesse pour nous-mêmes et pour les autres, mais nous ne devons pas dépendre de celle-ci. Nous ne devons pas gaspiller, mais nous ne devons pas non plus être obsédés par la comptabilité. Nous devons partager nos richesses, en particulier avec les plus pauvres, mais nous devons savoir quand nous répandre largement dans un geste d’adoration ou de célébration. Nous devons utiliser l’argent, mais à des fins éternelles, sans nous laisser prendre par les pressions de Mammon. Nous devons apprendre à discerner ce qui a de la valeur en dehors de ce que les marchés ou la culture nous dictent.

Nous trouverons notre équilibre et notre direction en nous focalisant sur Jésus. En lui, nous trouvons quelqu’un dont la valeur et les ressources sont infinies, et d’une générosité qui dépasse toute imagination.

Susan Mettes est éditrice associée pour Christianity Today.

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L’Ancien Testament prédit la crucifixion. Qu’en est-il de la résurrection ?

Même avant la venue du Christ, un « troisième jour » traverse les Écritures.

Christianity Today February 28, 2024
Christianity Today/Images sources : WikiArt/Getty

Si l’on vous demandait de résumer l’Évangile en quelques mots, quel passage biblique choisiriez-vous ? À mon avis, toute liste de candidats potentiels devrait inclure 1 Corinthiens 15.3-5.

L’Évangile, dit Paul dans ce célèbre texte, est que « Christ est mort pour nos péchés, conformément aux Écritures ; il a été enseveli et il est ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures. Ensuite il est apparu à Céphas, puis aux douze. » Fondamentalement, l’Évangile est la vie, la mort, l’ensevelissement et la résurrection de Jésus-Christ en accomplissement des Écritures. Il y a plus que cela, bien sûr, mais pas moins.

Mais un problème bien connu se pose. Il est relativement facile d’identifier des textes reflétant la souffrance et la mort du Christ pour les péchés. Les quatre Évangiles évoquent bien des passages de ce genre, comme le font d’ailleurs eux-mêmes le Psaume 22, Ésaïe 53 et Zacharie 12.10-14 qu’ils citent. Mais qu’a Paul à l’esprit lorsqu’il dit que Jésus est « ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures » ? Y a-t-il quelque part dans la Bible hébraïque un verset caché qui le prédit ?

Même ma Bible d’étude reste perplexe. Habituellement truffée de références croisées, le seul texte de l’Ancien Testament qu’elle suggère ici est Osée 6.2 (« le troisième jour il nous relèvera »), qui semble parler d’Israël dans son ensemble. Les notes proposent des textes annonçant clairement la crucifixion, comme Ésaïe 53, mais pas d’équivalent pour la résurrection, et encore moins pour une résurrection le troisième jour.

La raison de cela n’est pas que l’idée de vie nouvelle au troisième jour est absente de l’Écriture. En réalité, elle y est omniprésente. L’observation de ce phénomène pourrait nous apprendre à lire la Bible plus attentivement. Il s’agit souvent davantage de savoir écouter les refrains et échos d’une symphonie que de chercher des phrases sur Google pour trouver une correspondance exacte.

Le premier exemple de vie sortant de terre le troisième jour se trouve dans le premier chapitre de la Genèse. Le troisième jour, la terre produit des plantes et des arbres fruitiers qui portent des semences « selon leur espèce » (Gn 1.12), avec la capacité de perpétuer la vie dans les générations suivantes.

À partir de là, l’éveil à la vie de la « semence » vivifiante semée par Dieu le troisième jour devient une forme d’archétype. Isaac, le fils destiné à mourir sur le mont Morija est rendu à la vie le troisième jour (Gn 22.1-14). Il en va de même pour le roi Ézéchias (2 R 20.5). Et encore pour Jonas (Jon 1.17). Les frères de Joseph sont libérés de la menace de la mort le troisième jour (Gn 42.18), de même que l’échanson de Pharaon (40.20-21). Israël, mourant de soif dans le désert, trouve de l’eau pour le revivifier le troisième jour (Ex 15.22-25). À l’arrivée au Sinaï, il est demandé au peuple de se tenir prêt pour le troisième jour, « car le troisième jour […] l’Éternel descendra sur le mont Sinaï » (19.11). La reine juive Esther, dont le peuple est condamné à mort, entre en présence du roi le troisième jour, trouve grâce à ses yeux et fait passer les siens de la mort à la vie (Est 5.1).

Ainsi, lorsque Osée parle de la résurrection d’Israël le troisième jour, il ne choisit pas un chiffre au hasard. Il renvoie à un thème bien établi qui trouve son origine dans le premier chapitre de la Bible. Voici les paroles du prophète :

Venez, retournons à l’Éternel !
En effet, il a déchiré,
mais il nous guérira,
il a frappé,
mais il bandera nos plaies.
Il nous rendra la vie dans deux jours,
le troisième jour il nous relèvera
et nous vivrons devant lui. (Os 6.1-2)

C’est exactement ce qui s’est passé le dimanche de Pâques. Le Christ n’est pas seulement ressuscité, il est ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures. Il est l’arbre fruitier capable d’apporter une vie nouvelle « selon son espèce ». Il est le Fils unique, destiné à la mort, puis rendu à son Père bien vivant, ayant prouvé la profondeur de l’amour du Père. Il est le nouveau Jonas, vomi des profondeurs après trois jours pour prêcher le pardon aux païens. Il est la nouvelle Esther, qui a renversé la destinée de son peuple en intercédant dans la salle du trône céleste, en trouvant grâce auprès du roi, en triomphant de ses ennemis et, enfin, en lui donnant le repos.

Le troisième jour, promet Osée, Dieu nous rétablira pour que nous puissions vivre en sa présence. C’est désormais chose faite. Nous pouvons entrer dans cette vie.

Andrew Wilson est pasteur-enseignant à la King’s Church de Londres et auteur de Remaking the World.

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Habemus papam ? Des évangéliques européens aux prises avec Rome.

En Europe, les évangéliques sont divisés sur la relation à entretenir avec les catholiques.

Christianity Today February 28, 2024
Illustration de Mallory Rentsch/Images sources : Unsplash/Getty

Leonardo De Chirico est en débat permanent avec le gouvernement italien au sujet des « caractéristiques essentielles » des édifices religieux.

Le pasteur évangélique tente de faire comprendre que la communauté évangélique Breccia di Roma, installée dans une simple boutique à environ un kilomètre du Colisée, est une église. Les chrétiens s’y retrouvent régulièrement pour prier, louer Dieu et écouter la prédication de la Parole. L’administration fiscale nationale observe cependant que cet espace multifonctionnel, qui abrite également une bibliothèque théologique et un centre de formation à la mission, ne possède pas les plafonds voûtés, les vitraux, l’autel surélevé, les cierges ou les statues de saints généralement associés aux églises dans un pays majoritairement catholique et ne remplit donc pas les conditions requises pour bénéficier de l’exonération de l’impôt sur les cultes.

« Les arguments sont absurdes et de pauvre qualité », nous dit De Chirico. « Les photos qu’ils ont mises en avant présentaient des bâtiments impressionnants, mais nous avons montré que les salles de prière musulmanes sont simples et que certaines communautés catholiques se réunissent dans des magasins. Les synagogues ressemblent à ce que nous avons. Et tous sont exonérés d’impôts. Nous ne demandons pas un privilège. Nous ne demandons pas quelque chose que les autres n’ont pas. »

Ce conflit dure depuis 2016. Une juridiction inférieure a donné raison à cette église réformée baptiste, mais l’administration fiscale a fait appel. L’affaire est maintenant portée devant la Cour suprême d’Italie.

Mais le statut d’exonération fiscale n’est pas le désaccord le plus sérieux que De Chirico a avec ses compatriotes sur ce qu’est une église. En 2014, il avait rédigé un pamphlet critiquant la papauté. En 2021, celui qui est aujourd’hui président de la commission théologique de l’Alliance évangélique italienne écrivait encore un livre dans lequel il affirme que « le cadre théologique du catholicisme romain n’est pas fidèle à l’Évangile biblique ».

Il a donc été pour le moins déçu lorsque Thomas Schirrmacher, à la tête de l’Alliance évangélique mondiale (AEM), s’est joint à une veillée de prière œcuménique sur la place Saint-Pierre, au Vatican, en septembre dernier. Il lui a semblé que le secrétaire général de la faîtière évangélique internationale embrassait par là le leadership spirituel du pape François et approuvait une vision de l’unité qui n’était pas fondée sur l’Évangile.

« Lorsque vous priez avec quelqu’un en public, vous dites que les différences entre nos théologies ne sont que des notes de bas de page », estime De Chirico. « Le dialogue est le bienvenu, mais il existe des différences fondamentales que nous ne pouvons ni oublier ni ignorer. »

En octobre, l’Alliance évangélique italienne a publiquement critiqué Schirrmacher, déclarant qu’il avait « franchi une limite ». L’Alliance évangélique espagnole a publié une déclaration similaire le mois suivant.

« Il n’est pas facile de défendre le fait que nous, évangéliques, ne nous inclinons pas devant le pape alors que le secrétaire général de l’AEM le fait », souligne le communiqué des évangéliques espagnols. « Nous estimons qu’il est nécessaire d’exprimer publiquement notre rejet catégorique de sa participation à cet événement et de la manière dont il a agi. »

Pendant la majeure partie de l’histoire des évangéliques, la relation avec les catholiques en Europe a été définie par le rejet, la mise à l’écart, l’opposition et la persécution. Si l’on remonte assez loin dans le temps, l’histoire est faite de martyrs, de procès pour hérésie et d’exécutions publiques.

La première Alliance évangélique avait été instituée dans les années 1800 pour s’opposer à l’influence étatique de la religion et à la répression des conversions par les catholiques. Le groupe organise sa première campagne publique en 1851 pour libérer deux protestants emprisonnés en Italie. Un couple avait été reconnu coupable d’impiété après s’être opposé aux autorités de Florence sur les caractéristiques intrinsèques de la foi chrétienne.

Cependant, au cours des dernières décennies, la relation s’est considérablement modifiée. Les inquiétudes suscitées par le communisme pendant la guerre froide, puis la sécularisation et le pluralisme religieux au 21e siècle, ainsi que les réformes de Vatican II, ont conduit de nombreux évangéliques européens à considérer l’Église catholique romaine comme une amie et une alliée.

En Italie, en Espagne et dans d’autres pays à majorité catholiques, les liens entre État et religion se sont nettement distendus. Cependant, l’Église catholique jouit encore souvent de privilèges juridiques. Et elle constitue la norme de ce que les autorités reconnaissent comme étant religieux, ce qui complique la vie de la minorité évangélique.

La direction de l’AEM reconnaît que les relations entre évangéliques et catholiques peuvent être une question très sensible. Mais l’organisation insiste également sur le fait que le dialogue et la collaboration interconfessionnels en cours sur des questions telles que la liberté religieuse n’ont pas « changé, trahi ou compromis les principes théologiques de l’AEM ».

Dans les pays majoritairement catholiques, cependant, de nombreux évangéliques européens éprouvent encore le besoin de souligner les différences, en partie parce qu’ils luttent encore fréquemment pour leur reconnaissance. Cela se matérialise parfois par un conflit avec un fonctionnaire qui a une idée très arrêtée de ce à quoi ressemble une église. Dans d’autres cas, il s’agit de lutter contre des présupposés culturels généraux sur ce que l’on entend par « religion ».

Dans des pays comme l’Irlande, « les évangéliques ne sont même pas pris en compte », affirme Bob Wilson, un implanteur d’églises à Dublin soutenu par l’organisation Communitas International. « Autrefois, lorsque tout le monde allait à l’église, tout le monde allait à l’Église catholique romaine. Maintenant, quand personne ne va à l’église, personne ne va dans aucune église. »

L’Irlande est officiellement laïque depuis qu’un amendement à sa constitution a été adopté à une écrasante majorité en 1972. L’influence de l’Église catholique romaine sur la culture reste cependant très prononcée. Les attentes et les normes sociales — de ce que doit être une famille à l’apparence d’un pasteur — sont établies au standard de l’Église catholique.

Cela peut rendre la vie difficile aux évangéliques, en particulier aux implanteurs d’églises, aux pasteurs et aux missionnaires. Wilson a parfois du mal à convaincre les gens qu’il est réellement pasteur.

Il y a quelques années, se souvient-il, il s’est retrouvé dans un pub de Dublin à essayer d’expliquer ce que signifiait être un implanteur d’église. Il se souvient qu’il espérait vraiment pouvoir créer un espace ouvert dans le pub pour parler de Jésus.

Cela ne s’est pas passé comme il l’avait espéré.

Poliment, un homme a incliné une pinte de bière dans sa direction et lui a dit : « Vous savez, l’Irlandais moyen penserait que vous débloquez. »

Mais tout le monde n’a pas réagi de la sorte. Wilson a été encouragé de voir certains catholiques éloignés retrouver le chemin de l’église et découvrir une autre façon de vivre la foi en Christ. Mais c’est un lent processus.

« Il s’agit avant tout d’établir des relations », dit Wilson, « et c’est quelque chose qu’il faut faire, une personne à la fois. »

Felipe Lobo Arranz, pasteur évangélique luthérien, estime que la situation est similaire en Espagne. Selon les données démographiques, le pays est composé de deux tiers de catholiques. Mais la réalité est que beaucoup d’entre eux se sont éloignés. Ils ne prennent pas leur catholicisme au sérieux, dit-il, même si celui-ci façonne leurs opinions bien arrêtées sur ce à quoi le christianisme devrait ressembler.

Arranz trouve cependant le moyen de s’en servir. Dans son travail d’évangélisation dans la ville côtière d’Alicante, il peut souvent prendre appui sur les idéaux d’Espagnols mécontents et désabusés à l’égard de l’Église.

« C’est un pays qui sait quand quelque chose est bon et vrai », commente-t-il. « Les Espagnols admirent les humbles : les personnes qui font le bien et qui se comportent avec les autres comme de véritables amis. »

En tant que missionnaire, Arranz passe la plupart de son temps à discuter avec d’autres personnes autour d’un « bon repas et d’une bonne boisson ». Il noue des relations, s’implique dans la vie des gens et les voit s’ouvrir peu à peu aux discussions sur l’Évangile.

« Au bout d’un certain temps, on est accueilli dans le sancta sanctorum espagnol pour parler du divin, mais il faut alimenter longtemps le feu de la véritable amitié pour y arriver. »

La même chose est vraie en Italie. Bien que Leonardo De Chirico se soit trouvé aux prises avec les tribunaux et qu’il estime important de remettre publiquement en question la théologie catholique, ce n’est pas son occupation principale en tant que pasteur évangélique.

Il prêche et s’occupe de sa communauté d’environ 60 personnes, comme il le fait depuis 2009 — et comme il l’avait fait pendant 12 ans auparavant dans la ville de Ferrare, dans le nord du pays. Il est en contact avec ceux qui l’entourent : prêtres, professeurs de séminaires catholiques voisins, étudiants internationaux et autochtones romains.

L’église sert également de centre de formation pour des pasteurs et des implanteurs d’églises et constitue une sorte de plaque tournante pour les évangéliques de tout le pays.

« Il n’y a pas de menace physique, pas d’opposition vigoureuse au sens où l’on fermerait des églises ou ce genre de choses », rappelle De Chirico. « Ce sont juste des complications de notre vie. »

Et si le ministère est plus difficile qu’il pourrait l’être, l’important pour lui est que les évangéliques des pays majoritairement catholiques restent simplement fidèles à leur vocation.

« Dans un contexte minoritaire comme celui de l’Italie, les choses se font toujours petit à petit, ou, comme on le dit ici, piano, piano. »

Ken Chitwood est un spécialiste des religions mondiales qui vit et travaille en Allemagne.

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Le sans-abrisme politique pourrait nous faire du bien.

Dans ce monde partisan, nous devons rester des pèlerins.

Christianity Today February 28, 2024
Illustration de Mallory Rentsch/Images sources : Unsplash/Getty

Ces temps-ci, je me sens politiquement sans domicile fixe. »

Au cours des six dernières heures précédant l’écriture de ces lignes, j’ai entendu quelque chose en ce sens de la part de deux personnes très différentes : un élu républicain conservateur et un militant progressiste qui se trouve être juif. Que ce soit en raison de la figure polarisante de Donald Trump dans le premier cas ou de la montée de l’antisémitisme depuis les attentats du 7 octobre contre Israël dans le second, ces deux personnes éprouvaient une sensation de distance entre eux et leurs factions politiques respectives.

Beaucoup de gens se sentent ainsi à l’heure actuelle, y compris de nombreux disciples de Jésus. Ceux qui étaient nos alliés ne le sont plus et ceux qui passaient pour nos adversaires se sont rapprochés de nous dans leur approche de la crise présente. La situation se fait d’autant plus complexe lorsque beaucoup n’osent même pas parler de ce sentiment d’éloignement, de peur de perdre leur place dans leur tribu.

Beaucoup d’entre nous pensaient que cette situation serait temporaire. Certains républicains s’attendaient à ce que les choses reviennent à la normale après le départ de Donald Trump de la Maison-Blanche. Certains démocrates pensaient qu’une fois passés les appels à « abolir la police » suite à certaines violences, la vie reprendrait un cours plus familier. Mais les deux partis n’ont pas encore retrouvé leur équilibre, et il est peu probable qu’ils le retrouvent de sitôt.

Pour les chrétiens, cependant, le « sans-abrisme politique » est toujours une occasion de réévaluer nos priorités. Si nous pensons être là en territoire inconnu, ce n’est pas le cas. Tout au long des Évangiles, Jésus est confronté à des pressions extérieures tentant de le pousser à rejoindre telle faction contre telle autre. La plupart des questions controversées qui lui ont été posées portaient précisément sur cela.

Se rangerait-il du côté des pharisiens dans leur révolte tranquille contre un trône de David désormais occupé par des usurpateurs à la solde des Romains, ou sympathiserait-il avec les zélotes dans leur rébellion beaucoup plus active contre l’empire ? Serait-il de mèche avec les collecteurs d’impôts qui collaboraient avec les Romains, ou s’allierait-il avec les sadducéens pour s’accommoder de la domination romaine ?

Jésus a refusé de se laisser assimiler à l’une ou l’autre de ces factions. Au contraire, il s’est éloigné de ceux qui voulaient faire de lui leur roi (Jn 6.15) ou celui qui les nourrirait (6.26). Et contre toute attente, il s’est présenté comme le Chemin, la Vérité et la Vie (14.6).

Du pays d’Ur d’Abraham à l’île de Patmos de Jean, la Bible dépeint ce à quoi Dieu nous appelle comme un pèlerinage. Nous partons de ce qui nous est familier pour nous lancer vers l’inconnu. La lettre aux Hébreux fait l’éloge de nos pères et mères dans la foi qui se reconnaissaient comme « étrangers et voyageurs sur la terre » (Hé 11.13). Et l’auteur poursuit : « Ceux qui parlent ainsi montrent qu’ils cherchent une patrie. S’ils avaient eu la nostalgie de celle qu’ils avaient quittée, ils auraient eu le temps d’y retourner. Mais en réalité, ils désirent une meilleure patrie, c’est-à-dire la patrie céleste. » (v. 14-16)

En principe, nos affiliations politiques devraient ne constituer qu’une part très limitée de notre vie. Pourtant, en cette époque de tribalisme totalisant, où la politique apparaît comme un mécanisme permettant de se définir et de distinguer nos amis de nos ennemis, tel n’est souvent pas le cas. Dans une telle période, quiconque ne se conforme pas à cette forme d’absolutisme se sentira seul, s’il ne finit pas par l’être effectivement.

Souvent, cependant, Dieu utilise des circonstances extérieures, comme l’ébranlement d’un ordre civique qui semblait stable, pour nous libérer d’idoles auxquelles nous n’aurions pas renoncé de nous-mêmes. En des temps d’idolâtrie politique, notre expérience de déracinement est peut-être une façon pour Dieu de nous rappeler que nous ne sommes que des voyageurs : ancrés dans le temps et l’espace, certes, mais conçus pour une réalité qui les dépasse largement.

En nous sentant politiquement sans abri, nous sommes peut-être appelés à nous remémorer, ainsi qu’au reste du monde, que nous nous sommes trop longtemps contentés d’une définition erronée de ce qui fait notre chez nous. Les politiques identitaires partisanes du moment se révèlent finalement être une maison construite sur du sable. Nous aspirons à un autre type de foyer, cette demeure comportant de nombreuses pièces que notre Père bâtit sur un rocher solide.

Cette vérité pourra paraître curieuse en ces temps étranges. Pourtant, nous devons nous rappeler que le pèlerinage vaut mieux que nos appartenances en ce monde, tant que nous errons dans la bonne direction.

Russell Moore est rédacteur en chef de Christianity Today et dirige son projet de théologie publique.

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Aux sources du courage moral d’Alexeï Navalny

Le dissident russe assassiné était prêt à persévérer malgré son isolement, sachant que se tramait une plus grande histoire dans laquelle il ne serait jamais seul.

Alexei Navalny se tient à proximité d’agents des forces de l’ordre dans un couloir d’un centre d’affaires qui abrite les bureaux de sa Fondation anticorruption, à Moscou.

Alexei Navalny se tient à proximité d’agents des forces de l’ordre dans un couloir d’un centre d’affaires qui abrite les bureaux de sa Fondation anticorruption, à Moscou.

Christianity Today February 22, 2024
Dimitar Dilkoff/Contributeur/Getty

Ce texte a été adapté de la newsletter de Russell Moore. S’abonner ici (en anglais).

Le président russe Vladimir Poutine vient d’assassiner un autre chrétien. Ce n’était qu’un pas parmi d’autres dans le projet de Poutine de protéger « l’Occident chrétien » de l’impiété. Après tout, nous a-t-on rappelé, on ne peut pas créer un empire nationaliste chrétien sans tuer des gens.

Avant que le monde n’oublie le cadavre d’Alexeï Navalny dans le froid glacial d’une colonie pénitentiaire de l’Arctique, nous devrions y prêter attention — en particulier ceux d’entre nous qui suivent Jésus-Christ — pour réfléchir à ce qu’est réellement le courage moral.

Navalny était peut-être le dissident anti-Poutine le plus connu au monde. Il a maintenant rejoint les nombreux ennemis de Poutine « soudainement décédés ». Il avait survécu à un empoisonnement en 2020, s’était rétabli en Europe et était finalement retourné dans son pays d’origine en sachant ce qui l’attendait. Parlant de sa dissidence et de sa volonté d’en assumer les conséquences, Navalny avait fait référence à plusieurs reprises à sa profession de foi chrétienne. De nombreux médias ont récemment relayé une transcription de son procès de 2021 sur le site Meduza dans laquelle Navalny explique en des termes bibliques frappants ce que signifie souffrir pour ses convictions.

« Le fait est que je suis chrétien, ce qui fait de moi le sujet de moqueries constantes au sein de notre Fondation anticorruption, car la plupart de nos membres sont athées, et j’ai moi-même été un athée militant », déclarait Navalny. « Mais maintenant, je suis croyant et cela m’aide beaucoup dans mes activités, car tout devient beaucoup plus facile. »

« Il y a moins de dilemmes dans ma vie, parce qu’il y a un livre dans lequel, en général, il est plus ou moins clairement écrit ce qu’il faut faire dans chaque situation », expliquait-il. « Il n’est pas toujours facile de suivre ce livre, bien sûr, mais je m’y efforce. »

Navalny déclarait notamment être motivé par ces paroles de Jésus : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ! » (Mt 5.6)

« J’ai toujours pensé que ce commandement spécifique était plus ou moins un appel à agir », expliquait-il. « Ainsi, même si je n’apprécie pas vraiment l’endroit où je me trouve, je n’ai aucun regret d’être revenu ou de faire ce que je fais. Ce n’est pas grave, parce que j’ai fait ce qu’il fallait. »

« Au contraire, j’éprouve une réelle satisfaction », a-t-il ajouté. « Parce qu’à un moment difficile, j’ai fait ce qui était demandé par les instructions et que je n’ai pas trahi le commandement. »

Ces paroles pourraient sembler un peu simplistes à certains. Après tout, pourrait répondre un incroyant, la plupart des membres du mouvement prodémocratie et anti-tyrannie dont Navalny faisait partie ne croyaient pas, eux, aux « instructions » de l’Écriture. Et Poutine lui-même est soutenu par les principaux dirigeants de l’Église orthodoxe russe, dont certains sont aussi disposés que n’importe quel prophète de cour à parer son assassinat du langage de la vertu et de la civilisation chrétiennes. (Bien qu’il y ait aussi des exemples de dissidence croyante.)

Mais cette réponse ne tiendrait pas compte de ce que Navalny voulait dire. Il ne disait pas que les chrétiens sont courageux et que les non-croyants ne le sont pas. Il existe de nombreuses preuves du contraire, en Russie comme dans bien d’autres pays.

Navalny avait toutefois reconnu que l’attrait de la lâcheté morale fait que ceux qui font preuve de courage se retrouvent bien souvent isolés. On peut toujours rassurer sa conscience en se disant qu’il est pour l’instant plus prudent de se taire. Navalny comprenait la terreur que suscite l’idée d’être relégué en dehors du groupe, d’être considéré comme un traître par ses compatriotes et comme un hérétique par ses coreligionnaires.

Pour résister à l’attrait de la foule, il faut un autre motif que l’espoir de saisir une opportunité nouvelle de « succès » politique. Navalny comprenait qu’il fallait, comme le disait le missionnaire évangélique Jim Elliot, accepter de se faire « étranger ».

« Pour une personne moderne, tout ce commandement — “heureux”, “assoiffé”, “affamé de justice”, “car ils seront rassasiés” — peut bien sûr sonner très pompeux », expliquait Navalny. « Cela sonne un peu étrange, pour être honnête. »

« Les gens qui disent de telles choses sont censés, franchement, avoir l’air fous », soulignait-il. « Des gens fous, étranges, assis là avec des cheveux ébouriffés dans leur cellule et essayant de se remonter le moral avec quelque chose, bien qu’ils soient seuls, des solitaires, parce que personne n’a besoin d’eux. »

« Et c’est la chose la plus importante que notre gouvernement et l’ensemble du système essaient de dire à ces personnes : vous êtes seul. » « Vous êtes un solitaire. Il faut d’abord intimider, puis prouver que l’on est seul. »

Ce faisant, Navalny ne témoignait pas seulement de ses propres motifs d’aller à l’encontre de la norme — il contredisait également la nature même de la conception poutinienne du christianisme. Dans un régime de ce genre, être « chrétien », c’est être russe (ou toute autre variante locale dans d’autres contextes). Être « chrétien », c’est être une personne « normale », qui ne veut pas sortir du rang ou exposer sa conscience à des pensées susceptibles de lui causer des difficultés.

Après l’assassinat de Navalny, The Free Press a publié des lettres échangées entre lui et le célèbre ancien dissident soviétique Natan Sharansky, qui purgea sa peine dans la même colonie pénitentiaire de l’Arctique pendant certaines des années les plus périlleuses du régime communiste. Des passages bibliques sont cités tout au long et Navalny plaisante en se demandant à « quel autre endroit passer la semaine sainte » que dans le complexe pénitentiaire que le vieil homme appelle son « alma mater ».

C’est là, je crois, la racine du courage moral de Navalny, de sa volonté de tenir même seul, de sa volonté de mourir. Ce n’est pas seulement qu’il connaissait des versets de la Bible. Le patriarche pro-Poutine de l’Église orthodoxe russe en connaît sans doute plus. C’est la façon dont il semblait connaître l’Écriture. Il semblait connaître non seulement les simples « instructions » de Jésus sur la faim et la soif de justice, sur le fait d’être heureux dans la persécution, mais aussi l’histoire plus vaste qui les sous-tend. Il savait que ces mots étaient étranges. Il savait qu’ils paraissaient fous.

Dans l’introduction de son recueil de poèmes sur la joie, le poète Christian Wiman note que les premiers auditeurs du message du Nouveau Testament, offensés par l’étrangeté de ce qu’ils entendaient, « auraient très bien pu simplement rentrer chez eux en passant devant des rangées de cadavres crucifiés spécialement conçues pour éradiquer tout espoir ou joie subversive. » L’étrangeté revêt ici une réelle importance. Personne ne peut entendre ce que dit Jésus lorsqu’il qualifie de « heureux » les oubliés, les persécutés, les pauvres et les méprisés, sans comprendre pourquoi sa propre famille pensait qu’il était fou (Mc 3.21).

C’est probablement la raison pour laquelle Navalny discernait si clairement les méthodes du régime de Poutine pour faire en sorte que les dissidents se sentent étranges, fous et solitaires : Navalny l’avait déjà vu auparavant, dans un Empire romain qui faisait la même chose avec ses croix.

Les personnes qui font preuve de courage moral, qu’elles soient croyantes ou non, ont toutes sortes de motivations pour justifier leurs convictions. Mais, quelle que soit la motivation, on ne peut pas faire preuve de courage moral sans être prêt à se retrouver chassé de ce que l’on appelle « ma maison » ou « mon peuple ». Mais voici le joyeux paradoxe : personne n’est jamais seul lorsqu’il fait partie d’une histoire plus grande, lorsqu’il appartient à un ensemble plus vaste.

Il existe une vaste nuée de témoins dans laquelle nous retrouvons Élie et Jérémie, Pierre et Paul, saint Maxime et Dietrich Bonhoeffer, et d’innombrables autres qui sont morts apparemment abandonnés, passant pour fous en leur temps (Hé 12.1). Ce sont de telles personnes — et non les évêques « chrétiens allemands » du Reich ou le patriarche orthodoxe qui encourage Poutine — qui ont semé les graines de la génération suivante de chrétiens.

Avoir « faim » ou « soif », c’est constater qu’il manque quelque chose, que les satisfactions offertes ne sont pas suffisantes. Comme le soulignait C. S. Lewis, l’appétit même pour ces choses est un signe que ce dont on a faim, ce dont on a soif, existe bien quelque part.

C’est une chose que l’on peut parfois même percevoir depuis un goulag. C’est étrange. C’est fou. Mais c’est ce qu’au moins une Personne que je connais appelle être « heureux »

Russell Moore est rédacteur en chef de Christianity Today et dirige son projet de théologie publique.

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Repenser la guerre évangélique des sexes

Les lignes de fracture entre égalitariens et complémentariens ne se trouvent peut-être pas au bon endroit.

Christianity Today February 21, 2024
Illustration d’Abigail Erickson/Images sources : Getty

L’année dernière, je suis tombé sur des mots acerbes à l’encontre du ministère d’enseignement de Beth Moore. Ses prêches et ses enseignements étaient décrits comme une « drogue d’initiation au féminisme radical », déclarait un jeune conservateur. J’ai trouvé la rhétorique consternante, mais je n’ai pas pu le dire à l’auteur de ces mots, car il n’existe plus. Il s’agissait de Russell Moore, en 2004.

J’avais assurément tort à propos de Beth Moore, mais l’expression « drogue d’initiation » me fait encore plus réfléchir. Le débat sur les genres entre complémentariens et égalitariens a souvent été houleux parce qu’il portait justement sur cette question : quelles affirmations étaient des « drogues d’initiation » menant à quel abîme, quelles « pentes glissantes » conduiraient à quelle erreur.

Certains étaient convaincus que les égalitariens nous éloigneraient de ce que la Bible déclare être bon : que Dieu nous a conçus comme des hommes et des femmes, que nous avons besoin de mères et de pères, que l’expression sexuelle devrait être limitée à l’union entre un mari et une femme. D’autres mettaient en garde contre le fait que les arguments complémentariens faisaient une utilisation fautive des Écritures, semblable à celle employée dans les générations précédentes pour défendre la suprématie blanche et l’esclavage.

Ces dernières années, nombre d’entre nous ont vu d’anciennes alliances et certitudes brisées en mille morceaux. Nous avons également découvert des « pentes glissantes » dans des endroits imprévisibles. Parmi les plus traditionnels, une frustration se manifeste face à une définition de plus en plus étroite d’un certain complémentarisme, de plus en plus conditionné par la lutte contre ses « ennemis » plutôt que par la recherche d’un véritable consensus biblique. Des questions de premier ordre définissant la catholicité de l’Église ont été traitées comme des problématiques internes, tandis que des questions secondaires ou tertiaires relatives aux « rôles des hommes et des femmes » ont été mises en avant comme des questions cruciales définissant les possibilités d’unité.

Plus important encore, de récents scandales ont montré que certaines craintes des égalitariens en matière de pentes glissantes étaient au moins partiellement fondées. Pour certains, ce qui se cachait derrière le zèle pour l’« autorité masculine » relevait moins d’un désir d’agir de manière responsable devant Dieu que d’un dégoût pathologique des femmes ou, pire, d’une couverture pour la manière sadique dont des femmes et des jeunes filles étaient réduites au silence. La chose est apparue non seulement dans les horreurs découvertes elles-mêmes, mais aussi avec ceux qui ne donnent aucune preuve qu’ils satisfont aux exigences de 1 Timothée 2 pour le ministère, des gens qui, au lieu de mettre fin à la « colère » et aux « disputes » (v. 8), s’empressent d’appliquer le reste du chapitre pour fustiger des femmes qui oseraient être l’oratrice invitée d’une église le jour de la fête des Mères.

Quoi que l’on puisse penser de la rhétorique du « leader serviteur » d’organisations masculines comme les Promise Keepers il y a une génération, nous ne sommes certainement pas plus avancés avec certaines tendances virilistes « theobro » soucieuses de s’opposer à des attributs prétendument féminisants tels que l’empathie et la gentillesse. Il s’est avéré que dans de nombreux propos décrits comme « bibliques », il y avait plus de John Wayne que de Jésus, plus de masculinisme que d’Écriture.

De nombreux égalitariens évangéliques se sont également retrouvés « sans domicile fixe ». Dans les milieux progressistes, leur « féminisme » est mis en doute parce que, pour eux, la question est de savoir comment interpréter au mieux les Écritures inspirées et faisant autorité — y compris les lettres de Paul — et non de les « déconstruire ». Aujourd’hui, alors que les idéologies du genre présentent bel et bien une pente glissante lorsqu’elles remettent en cause la binarité entre homme et femme, les évangéliques égalitariens se retrouvent fréquemment à devoir défendre l’idée qu’il existe réellement une complémentarité entre l’homme et la femme, mais pas de type patriarcal.

Comme me l’a dit une pasteure, « je ne peux pas participer à des conférences auxquelles je veux assister — avec des gens avec lesquels je suis d’accord sur 99 % des sujets — parce qu’ils pensent que je suis “libérale”, tandis que certaines des personnes qui se réjouiraient de mon ordination sont horrifiées par le fait que je n’abandonnerai jamais le langage biblique fondamental de Dieu en tant que Père, Fils et Saint-Esprit. »

Beaucoup d’entre nous ont besoin de reconsidérer les personnes qu’ils considéraient autrefois comme des « ennemis » ou des « alliés ». Peut-être les lignes de fracture n’étaient-elles pas au bon endroit depuis le début. Les partisans du baptême des croyants, par exemple, ont plus en commun avec les évangéliques qui pratiquent le baptême des enfants qu’avec les mormons qui baptisent les adultes. Ceux qui ne sont pas d’accord sur la manière dont Galates 3.28 s’accorde avec Éphésiens 5, mais qui veulent voir les hommes et les femmes pleinement engagés dans l’accomplissement du mandat confié par Jésus ont plus en commun les uns avec les autres qu’avec ceux qui voudraient que le genre soit tout ou rien.

Une nouvelle génération d’hommes et de femmes chrétiens arrive. Pour ce qui est de leur apprendre à marcher ensemble et à se soutenir mutuellement pour enseigner et conduire l’Église, je fais en tout cas bien plus confiance à Beth Moore qu’au Russell Moore de 2004.

Russell Moore est rédacteur en chef de CT.

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Books

Dieu est-il un homme ou une femme ?

Une évocation de deux ouvrages traitant de la manière dont notre conception du genre interagit avec notre perception de Dieu.

Christianity Today February 21, 2024
Illustration de Mallory Rentsch/Images sources : WikiMedia Commons

Deux livres publiés en 2022 par Eerdmans abordent notre regard sur le sexe de Dieu sous deux angles différents.

God Is, de Mallory Wyckoff, est plus personnel et plus large dans son approche du divin. Women and the Gender of God, d’Amy Peeler, est plus érudit, systématique et orthodoxe dans ses affirmations sur la nature de Dieu.

Pour être franche, j’ai failli rédiger l’avant-propos du livre de Wyckoff tant j’étais enthousiasmée par son approche du sujet. God Is s’oppose à la « représentation par défaut de Dieu comme une vieille figure masculine dans les cieux » en montrant que Dieu est, comme l’indique le titre d’un chapitre, « plus que ce que nous avons été amenés à croire ».

Wyckoff aborde une grosse douzaine d’affirmations potentiellement nouvelles sur ce que « Dieu est » : « Mère », « sage-femme », « hôtesse », « foyer ». Il s’agit d’un livre courageux, dans lequel il y a plus à apprendre qu’à dénoncer. Cependant, les chapitres dans lesquelles Dieu est présenté comme « survivant d’un traumatisme sexuel » et « sagesse intérieure » ne m’ont pas seulement mise mal à l’aise ; je les ai trouvés hétérodoxes. Le premier repousse les limites de l’analogie d’une manière qui ne convient pas, et la seconde renvoie au nom d’une hérésie.

Pour Wyckoff, plus on en apprend sur soi-même, plus on modifie sa conception de Dieu. Cette affirmation est en partie vraie. Au fur et à mesure que nous grandissons dans la vie et la foi, nous devrions passer du lait à la viande, comme le dit l’apôtre Paul (1 Co 3.2-6). Wyckoff observe que prendre de l’âge l’a amenée à imaginer Dieu sous un jour nouveau : « À chaque saison de ma vie, à chaque itération de ma personne, j’ai vu Dieu se refléter dans de multiples lumières. J’ai rencontré diverses images du Dieu qui est à la fois toutes celles-ci et aucune d’entre elles. » Elle souhaite ainsi élargir notre vision de Dieu et nous faire passer d’un « petit Dieu — un petit vous » à une abondance de métaphores.

Bien que j’apprécie la façon dont Wyckoff développe la personnalité de la divinité au-delà de « une ou deux métaphores pour Dieu — toutes résolument masculines », elle ne tient pas compte de certaines limites importantes. Son manque de balises concernant l’identité de Dieu lui permet d’absorber le mysticisme non chrétien comme source de vérité, tout en affirmant que « les chrétiens ne sont pas propriétaires du concept de Dieu ». Plus grave encore, Wyckoff assimile sa connaissance de Dieu avec sa conception d’elle-même, comme « deux vagues dans une danse rythmique, séparées l’une de l’autre, mais se déplaçant comme une seule », négligeant les distinctions entre ces réalités.

Une bonne dose de l’Orthodoxie de G. K. Chesterton permettrait de trier entre les affirmations indéfendables de ce livre et ses véritables perles. Chesterton nous aide à voir que quelqu’un qui ouvre trop largement ses bras ne pourra pas tout embrasser, mais finira par ne plus tenir à rien. En réfutant ce qu’il appelle l’hérésie du « dieu intérieur », Chesterton écrit : « Que Jones adore le dieu qui est en lui s’avère en fin de compte signifier que Jones adore Jones. »

Au lieu de se référer à son dieu intérieur, explique-t-il, le christianisme affirme que « l’on ne doit pas seulement regarder à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur, pour contempler avec étonnement et enthousiasme une compagnie divine et un divin capitaine. »

Si nous devons élargir notre représentation de Dieu au-delà des images masculines, cet élargissement de la nature divine ne devrait par ailleurs pas non plus élargir la taille de notre ego. « Si un homme veut élargir son monde », conseille Chesterton, « il doit toujours se faire petit. » De même, si nous désirons un Dieu grand et saint, nous devons reconnaître notre nature de créature.

Peeler rejoint Wyckoff pour dire que Dieu est mal compris lorsqu’on l’envisage de manière strictement masculine et que cette image a conduit à dévaloriser les femmes. Elle commence par deux grandes affirmations qui sont répétées tout au long de son livre : « Dieu valorise les femmes » et « Dieu le Père n’est pas un homme ».

En raison des connotations sexuées du mot « père », de nombreuses personnes présupposent une masculinité de Dieu. Cette hypothèse conduit à une forme de hiérarchisation erronée entre hommes et femmes. Wyckoff énumère diverses citations misogynes tirées de la tradition ecclésiastique, avant d’ajouter avec humour : « La réalité est que ces hommes comptent parmi les penseurs les plus applaudis et les plus influents, qui ont fondamentalement façonné ce que nous appelons le christianisme. » C’est la raison pour laquelle Wyckoff choisit de nouvelles sources pour ses métaphores.

Peeler, elle, reste dans la tradition de l’Église pour réfuter nos hypothèses erronées sur la masculinité de Dieu. Elle ne cherche en aucun cas à faire de Dieu une icône féministe, pas plus qu’elle ne renverse la hiérarchie des sexes pour favoriser les femmes au détriment des hommes. Au contraire, elle utilise la logique et l’Écriture pour corriger certaines affirmations sur Dieu que leur inexactitude n’a pas empêchées de prendre de l’importance. À juste titre, elle souligne que « tous les humains souffrent lorsque Dieu ressemble plus à certains qu’à d’autres ». Elle dissèque les arguments insuffisants en faveur de la masculinité de Dieu et met en valeur l’importance des femmes dans le récit chrétien, tout en soutenant des positions théologiques orthodoxes et des affirmations crédibles.

Avant de lire le livre de Peeler, je ne m’étais jamais arrêtée sur le fait que Dieu s’incarne à travers la chair d’une femme. En effet, bien que Jésus ait été un homme à part entière, sa substance humaine lui a été fournie au moyen du corps d’une femme, sa mère, Marie. « L’incarnation dit clairement et singulièrement non à la misogynie », écrit Peeler. Dieu apparaît à une femme, lui demande son accord pour accomplir une mission divine, daigne résider dans son ventre et élève ainsi son corps au rang de lieu saint.

Peeler détaille comment le corps incarné de Jésus s’est intimement appuyé sur Marie : « C’est le corps que l’Esprit saint a préparé à partir de la seule chair de Marie et le corps qui est entré dans le monde par Marie, le corps qui a été nourri par le lait de Marie et entouré par les bras de Marie. » D’une certaine manière, l’eucharistie elle-même nous vient à travers la chair de Marie, car c’est d’elle que sort le corps du Christ.

Bien que Peeler dénonce l’hérésie d’un Dieu masculin et mette en avant les femmes, elle plaide pour que les chrétiens continuent à utiliser le langage du Père et du Fils, tel qu’il a été institué par les Écritures et par Jésus. Si « Dieu présente des caractéristiques à la fois masculines et féminines », le langage utilisé dans les Écritures, la tradition ecclésiale et les paroles de Jésus lui-même mettent l’accent sur sa filiation et sur la paternité de Dieu. Peeler estime que les chrétiens doivent se soumettre à la manière dont Dieu se nomme lui-même, mais que « tout langage sur Dieu » doit être « interprété à travers le prisme de l’incarnation ».

Dans ses propos sur Jésus en tant que « Sauveur masculin », Peeler résiste à nouveau à la tentation de s’écarter de l’orthodoxie. Elle reconnaît que la tradition de l’Église a mal interprété la signification de la masculinité de Jésus pour les chrétiens et les chrétiennes. Par exemple, C. S. Lewis et d’autres théologiens ont affirmé à tort que les femmes ne peuvent pas « représenter Dieu » à la tête d’une église, car cela amènerait les fidèles à penser que « Dieu est comme une bonne femme » et donc à croire en une « religion autre que la religion chrétienne ».

Peeler cherche à rappeler à l’Église dans son ensemble que Jésus est « le Sauveur incarné en un homme et doté d’une chair fournie par une femme ». La femme a été créée à partir de l’homme, mais le nouvel homme est créé à partir de la femme. Peeler s’appuie sur Augustin pour étayer son argumentation : « Il est né d’une femme ; ne désespérez pas, messieurs, le Christ était heureux d’être un homme. Ne désespérez pas, mesdames, le Christ était heureux d’être né d’une femme. » Que les lecteurs soient d’accord ou non avec les affirmations de Peeler concernant le rôle des femmes dans l’Église, son argumentation est sérieuse et convaincante.

Avant de conclure, Peeler passe des affirmations sur le sexe de Dieu à leurs implications pour la vocation des femmes. Elle exalte d’abord l’exemple de Marie, en qui Dieu « accorde un honneur inestimable à la maternité ». Elle passe ensuite en revue les façons dont Dieu a appelé la mère de Jésus à servir son royaume en énumérant d’autres rôles qu’elle a remplis, notamment celui de chanter pour Élisabeth, d’instruire les serviteurs à Cana et de témoigner devant les foules à la Pentecôte. Pour l’autrice, « le Dieu du Nouveau Testament ne réduit pas au silence le ministère verbal des femmes ».

Ce que j’admire dans le livre de Wyckoff, c’est qu’elle nous assure que l’utilisation d’images féminines de Dieu n’est pas synonyme d’agenda féministe. Les femmes sont autorisées — et même encouragées — à trouver des moyens de représenter Dieu dans le monde. Le livre de Wyckoff vise à renforcer la voix des femmes dans l’Église, encore trop souvent négligée ou réduite au silence. En outre, l’ouvrage est drôle et rafraîchissant.

Ce que j’aime le plus dans le livre de Peeler, c’est la façon dont elle démontre qu’une interprétation systématique de la Parole de Dieu soutient bel et bien nos intuitions sur la beauté de la féminité. Plutôt que de se fier à une expérience personnelle qui pourrait nous induire en erreur, Peeler étaye ses affirmations par des preuves tirées des Écritures et de la tradition ecclésiastique. Avec l’autorité d’une spécialiste de la Bible, elle nous rappelle l’importance des femmes et le fait que, heureusement, Dieu n’est pas un simple homme.

Jessica Hooten Wilson est la première chercheuse en arts libéraux du Seaver College à l’université de Pepperdine et chercheuse principale au Trinity Forum. Elle est l’autrice de plusieurs livres, dont le plus récent est Reading for the Love of God: How to Read as a Spiritual Practice.

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Comment l’Église peut-elle contribuer à la guérison des femmes noires ?

Être une « femme noire forte » était ma fierté, mais j’ai bien failli en mourir.

Christianity Today February 21, 2024
Gary Parker/Getty/Adaptations par CT

Les chrétiens noirs d’Amérique font face à de nombreuses préoccupations, telles que s’assurer que « les vies noires comptent » dans nos églises, transmettre l’Évangile aux jeunes générations, former la prochaine génération de responsables de nos églises, lutter contre le nationalisme chrétien blanc et identifier des moyens par lesquels l’Église peut s’attaquer aux disparités raciales dans notre pays.

Mais dans ma propre vie de chrétienne noire, je me préoccupe en particulier de savoir comment l’Église peut aider les femmes noires à se débarrasser du cliché néfaste de la « femme noire forte ». Vivre selon ce stéréotype peut avoir des conséquences destructrices, voire mortelles sur la santé mentale et physique des femmes noires. Si l’on ajoute à ces problèmes le stigmate associé aux problèmes de santé mentale tels que l’anxiété et la dépression, il en résulte que trop de femmes noires cachent leurs véritables préoccupations par crainte d’être stigmatisées.

L’Église est cependant particulièrement bien placée pour aider les femmes noires à trouver un soutien thérapeutique et théologique lorsqu’elles sont confrontées à des problèmes de santé mentale.

L’image de la femme noire forte est source d’une fierté que les femmes noires portent depuis des générations. Les chercheurs identifient systématiquement trois caractéristiques qui y sont associées : la retenue émotionnelle, l’indépendance et l’abnégation.

Cette tendance est probablement née à la fois de l’expérience personnelle et culturelle des femmes noires (notamment pendant les siècles d’esclavage de masse fondé sur la race au cours desquels nous avons protégé la structure familiale tout en endurant abus et tortures) et des exigences de la société à l’égard des femmes noires (notamment la lutte contre la discrimination fondée sur la race et le sexe pendant la période des lois Jim Crow aux États-Unis et le soutien apportée au mouvement des droits civiques). Nous avons cherché à être fortes par peur de paraître faibles.

Pendant de trop nombreuses années, j’ai adhéré à l’idéologie de la femme noire forte. Elle pouvait à la fois « ramener le bacon à la maison et le faire frire dans la poêle ». Elle n’avait pas besoin de demander de l’aide parce qu’elle pouvait tout faire — elle était une épouse, une mère, une travailleuse, une responsable de ministère, une bénévole et une amie accomplie. Elle possédait le « Black girl magic » et inspirait tous ceux qui se trouvaient dans sa sphère d’influence. Je voulais être cette femme noire forte, alors c’est ce que je suis devenu. Comme beaucoup de mes ancêtres, je portais ma force comme un trophée.

Malheureusement, ce désir de force ne permettait pas l’expression de mes vulnérabilités ou de mes défauts. Au lieu de cela, j’ai ignoré mes préoccupations légitimes en matière de santé mentale pour donner aux autres une image trompeuse. J’ai cru au mensonge selon lequel je ne pouvais pas exprimer ouvertement mes luttes contre la dépression et l’anxiété. J’ai caché mes problèmes de santé mentale pour tenter de préserver la façade d’une femme qui avait tout pour elle.

Comme moi, les femmes noires qui adhèrent à l’idéologie de la femme noire forte peuvent être confrontées à de graves problèmes de santé mentale. Une étude récente a cependant révélé que la dépression peut se manifester différemment chez les femmes noires. Selon l’étude, plutôt que de faire état de sentiments de tristesse et de désespoir, les femmes noires souffrent d’autocritique, d’auto-accusation et d’irritabilité caractérisant leur dépression.

Les résultats de cette étude correspondent à mes expériences personnelles. Je ne pensais pas pouvoir me permettre le luxe, en tant que femme noire, de me sentir triste ou désespérée — surtout dans ma vie publique — car ces réalités me paraissaient synonymes de faiblesse et non de force. Par conséquent, j’ai eu recours à l’autocritique et aux accusations pour les problèmes de ma vie, ce qui n’a fait qu’exacerber ma dépression et mon anxiété.

Aligner ma vie sur cette idéologie me tuait littéralement. Je cherchais à personnifier la femme noire forte au détriment de ma santé mentale et physique. Vivre selon l’image d’une femme capable de réprimer ses émotions tout en accomplissant de manière indépendante des tâches au profit des autres, que ce soit à la maison, au travail, à l’église ou dans la communauté, m’a été réellement préjudiciable.

Plus d’un médecin soulignait l’importance de prendre soin de ma santé mentale, qui avait un impact direct sur ma santé physique. Pendant plusieurs années de ma vie de femme noire forte, j’ai reçu de nombreux diagnostics pour des maladies qui auraient pu me coûter la vie si je n’avais pas fait face à mes problèmes de santé mentale.

En 2015 et 2016, j’ai été confrontée à une grave dépression. L’autoculpabilisation était constante. Je n’arrivais pas à me débarrasser de mes sentiments d’épuisement et d’échec. Je me reprochais de ne pas parvenir à fonctionner normalement. J’affichais un sourire de façade lorsque j’étais en public et je continuais à servir dans mon église et à participer activement au ministère tout en gardant pour moi mes problèmes de santé mentale. Je savais que les maladies mentales étaient stigmatisées dans de nombreuses églises, et je ne savais vraiment pas comment ma famille religieuse réagirait si elle découvrait que je luttais contre la dépression et les idées suicidaires.

Un jour de 2016, lorsque quelqu’un à l’église m’a demandé comment j’allais, je n’ai plus voulu être forte. « Je lutte contre la dépression », ai-je répondu. Il n’était pas facile d’admettre que je luttais, mais j’étais fatiguée de faire semblant. J’étais fatiguée d’essayer de passer pour ce que je n’étais pas. Je n’allais pas bien, et je me suis rendue compte que je pouvais l’admettre.

À ma grande surprise, mon honnêteté et ma vulnérabilité ce jour-là ont ouvert la porte à ma guérison. Voici pourquoi : ma famille religieuse ne m’a pas dénigrée ni rejetée. Au contraire, elle m’a entourée et soutenue lorsque j’en avais le plus besoin. Mon pasteur et mes anciens se sont ralliés à moi et m’ont encouragée à rechercher une aide spirituelle et psychologique. Je frémis à l’idée de ce qui aurait pu se passer si je n’avais pas reçu leur amour et leur soutien.

En me permettant de renoncer à mon costume de femme noire forte, ma famille religieuse m’a donné une chance de vivre, de guérir et de voir ma valeur au-delà d’une quête irréaliste et malsaine de force. Et ils continuent à le faire lorsque je rencontre des difficultés avec ma santé mentale.

Je crois que les églises, avec une formation et des ressources appropriées, peuvent être une source de soutien et d’encouragement pour les femmes noires — comme d’ailleurs pour toutes les femmes — qui ont besoin d’enlever le manteau de la force et de le remplacer par la bénédiction de l’empathie et de la compassion.

Aux États-Unis, selon la National Alliance on Mental Illness (NAMI), chaque année, un adulte sur cinq souffre d’une maladie mentale, et un adulte sur vingt d’une maladie mentale grave. Ces statistiques révèlent une réalité saisissante : nos églises sont très probablement remplies de personnes qui luttent contre la maladie mentale. Même si nous professons que Jésus-Christ est notre Seigneur et notre Sauveur, nous sommes toujours confrontés à l’anxiété, à la dépression et à une myriade d’autres problèmes psychologiques. Nous vivons dans un monde déchu.

J’aimerais proposer quelques moyens par lesquels les églises pourraient aider les femmes noires qui luttent contre des problèmes de santé mentale résultant du stéréotype de la femme noire forte.

1. Enseigner et prêcher la réalité des problèmes de santé mentale : on a le droit de ne pas aller bien.

La Bible regorge d’exemples de personnes confrontées à des problèmes de santé mentale :

  • Caïn « fut très irrité et il arbora un air sombre » lorsque Dieu accepta Abel et son don, mais pas Caïn et le sien (Ge 4.3-5). Caïn en fut affecté au qu’il finit par assassiner son frère (Ge 4.8).
  • Après des années de stérilité, « l’amertume dans l’âme, [Anne] pria l’Éternel et pleura abondamment » pour avoir un fils (1 S 1.10).
  • Dans le psaume 143, le roi David exprime clairement sa détresse : « Viens vite, Seigneur, et réponds-moi, car ma dépression s’aggrave. Ne te détourne pas de moi, ou je mourrai » (v. 7, d’après la New Living Translation).
  • Jésus déclara que son âme était « triste à en mourir » alors qu’il priait dans le jardin de Gethsémané, avant sa crucifixion (Mt 26.38).

Ces exemples offrent un rappel important : nos esprits sont parfois troublés et dévastés par les situations auxquelles nous sommes confrontés parce que nous vivons dans un monde marqué par le péché. La présence de l’anxiété, de la dépression, des idées suicidaires et d’autres réalités de ce type dans la vie des personnages bibliques est analogue à la réalité de ces défis dans notre société et nos églises modernes.

En normalisant les problèmes de santé mentale, les églises permettront aux femmes noires de se sentir moins isolées et plus à l’aise pour reconnaître leurs propres difficultés.

2. Souligner que la communauté est essentielle à la vie chrétienne.

Genèse 2.18 et Romains 12.4-5 soulignent l’importance de la communauté. Dieu nous a créés pour que nous vivions ensemble et pas isolés. Si une femme sait qu’elle peut compter sur son église pour l’épauler dans ses difficultés, elle sera mieux à même de faire face à ses problèmes de santé mentale.

En me permettant d’exprimer honnêtement mes problèmes et en me montrant que j’avais le droit de ne pas aller bien, ma famille ecclésiale m’a sauvé la vie. Je ne me sentais pas complètement seule. Les églises peuvent prendre le relais de ceux qui ne sont pas en mesure de prier, de chercher ou d’adorer Dieu par eux-mêmes. Les églises ont littéralement la possibilité de sauver des vies.

3. Faire preuve d’empathie et de compassion à l’égard des femmes noires qui parlent de leurs problèmes de santé mentale.

Mon église a joué un rôle majeur dans mon processus de guérison en me permettant d’exprimer mes vulnérabilités et en m’offrant de l’empathie et de la compassion. Je crois que l’Église peut jouer un rôle important dans le processus de guérison de tant de mes sœurs qui auraient également besoin de renoncer au rôle de la femme noire forte.

Les responsables d’église peuvent faire preuve d’empathie et de compassion en parlant ouvertement de leurs propres problèmes de santé mentale. Nous devons être prêts à entendre, plutôt que d’ignorer, une femme qui partage ses difficultés en matière de santé mentale. En les encourageant et les soutenant, les églises peuvent offrir aux femmes un lieu sûr où elles peuvent retirer leurs costumes de superhéroïnes.

4. Investir du temps et des ressources dans le soutien aux femmes confrontées à des problèmes de santé mentale.

Enfin, les églises peuvent proposer à leurs membres des ressources psychologiques locales et en ligne. Je ne veux pas dire que les églises doivent assumer la responsabilité de fournir des services de santé mentale. Elles peuvent par contre s’équiper pour offrir facilement des références et des listes de ressources aux membres qui sont confrontés à des problèmes de santé mentale.

Les églises qui disposent de compétences et de ressources financières peuvent également proposer à leurs responsables — tant spirituels qu’administratifs — une formation sur les bases de la santé mentale. En outre, les responsables qui accompagnent spirituellement les membres d’une église devraient recevoir une formation plus approfondie sur la reconnaissance des problèmes de santé mentale. Cet investissement pourrait sauver des vies.

Les églises sont particulièrement bien placées pour donner aux femmes noires la permission de se défaire de l’image de la femme noire forte et leur permettre d’apprendre qu’elles ont aussi le droit de ne pas aller bien. Grâce à la communauté, à l’empathie et à la compassion, l’Église peut aider les femmes à trouver une véritable guérison et leur véritable identité en Christ.

T. K. Floyd Foutz est une avocate devenue enseignante des Écritures. Outre ses activités de mentorat et de conférencière, elle propose des études bibliques en ligne et dans son église locale de San Antonio.

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