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Des « Pères de l’Église » robotiques pourraient créer de nouveaux canons.

Quelles balises fixer pour le développement de « BibleGPTs » fondés sur l’IA générative ?

Christianity Today October 10, 2023
Illustration by Midjourney / Edits by Christianity Today

Le rythme avec lequel l’intelligence artificielle est adoptée aujourd’hui est sans précédent.

Fin janvier dernier, quelques semaines après son lancement, ChatGPT enregistrait 100 millions de visiteurs sur son site. La plate-forme avait déjà atteint un million d’utilisateurs dans les cinq jours suivant sa sortie fin novembre. À titre de comparaison, Instagram avait à l’époque mis deux mois et demi pour atteindre un million d’utilisateurs, et Facebook dix mois.

Les systèmes d’IA générative comme ChatGPT (l’acronyme anglais GPT signifiant « transformeur génératif préentraîné »), qui peuvent produire des réponses d’apparence humaine aux demandes des utilisateurs, façonneront sans aucun doute la manière dont, comme le dit le Livre de la prière commune, nous pouvons « écouter, […] lire, […] méditer, […] apprendre et nous […] nourrir » des Écritures. En effet, plusieurs exemples de ce que je surnomme « BibleGPTs » — des modules conversationnels d’interaction avec la Bible basés sur l’IA — ont déjà vu le jour, notamment IlluminateBible.com, SiliconScripture.org, Bible.ai et les accompagnements à la lecture biblique générés par l’intelligence artificielle de OpenBible.info.

En tant qu’expert en théologie numérique, je crois que ces types de « BibleGPTs » continueront à progresser, à proliférer et, à terme, à devenir des systèmes propriétaires. Sur cette route, l’Église et ses responsables seront amenés à prendre des décisions cruciales quant au canon chrétien. Tout cela influencera la façon dont nous interpréterons la Bible et aura une incidence sur l’avenir de notre foi et de notre pratique.

L’interaction avec la Bible dirigée par l’IA générera de nouveaux problèmes.

Premièrement, les BibleGPT pourraient matérialiser ce que j’appelle les « canons concentriques ». Leurs bases de données nous obligeront à définir précisément quels écrits entrent dans nos traditions chrétiennes.

L’Écriture est notre canon primaire. Lorsque les rouleaux manuscrits de l’Écriture furent reconnus comme des livres distincts, les premiers pères de l’Église eurent à confirmer quels écrits étaient canoniques et lesquels ne l’étaient pas.

De même, avec les bases de données de l’IA contemporaine, il faudra décider quels écrits et orientations confessionnelles feront partie des données utilisées par nos BiblesGPTs pour leur apprentissage. En un certain sens, ces sélections opéreront à la manière de canons secondaires, un peu comme les anneaux concentriques d’un tronc d’arbre.

Imaginez une base de données réformée, une base de données orthodoxe et une base de données anabaptiste ou catholique. Pour chacune d’elles, il faudra bien que quelqu’un décide quels écrits doctrinaux seront retenus (« canonisés ») et lesquels ne le seront pas. Qui décidera, et de quelle manière ? S’agira-t-il des leaders confessionnels au sein de chacune de ces traditions ? Ou des leaders dans le domaine technologique ? Ou peut-être des éditeurs de livres qui contrôlent la propriété intellectuelle ?

Les réponses à ces questions sont importantes. Il y aura forcément controverse autour de ces décisions.

Et même si la logique qui préside à l’entrée des données dans ces bases de référence peut être transparente aux yeux des créateurs, les utilisateurs n’auront probablement que peu ou pas de visibilité ou de moyens de comprendre comment et pourquoi tels ou tels écrits ont été considérés comme canoniques. Dans le passé, des écrits comme les Apocryphes et l’Évangile de Thomas ont soulevé de telles questions, mais ces nouvelles bases de données vont multiplier ces préoccupations de façon exponentielle.

Deuxièmement, les BibleGPTs pourraient créer divers métissages canoniques, car il devient plus facile pour les utilisateurs de mélanger diverses traditions et confessions chrétiennes.

Que penserait Jean Calvin de la gouvernance des mégaéglises ? Comment mère Teresa réagirait-elle à la prédication de l’évangile de la prospérité ? Que dirait Martin Luther de Martin Luther King Jr ? Des questions comme celles-ci, bien que potentiellement intéressantes, n’ont pas toujours de réponses claires dans la tradition de l’Église. Et pourtant, les systèmes basés sur l’IA ouvrent grand la porte à l’examen de telles questions hypothétiques, et aux spéculations à leur sujet.

Le résultat pourrait être que les chrétiens se mettront à polémiquer sur une théologie spéculative plutôt que de chercher à comprendre en profondeur les divers courants et traditions historiques qu’un BibleGPT prétend représenter.

Nos traditions ont construit des crédos et des confessions incroyables, de véritables bijoux d’architecture sacrée renfermant des nuances pleines de sens et une fructueuse diversité. Pourtant, les BibleGPTs risquent de raser ces édifices et de les remplacer par une compréhension aplanie de la foi que n’importe qui peut parcourir rapidement.

C’est pour cela qu’il est important que les concepteurs d’IA intègrent dans ces systèmes une solide compréhension des traditions propres à chacune des Églises chrétiennes, afin qu’ils ne sèment pas la « confusion canonique » chez l’utilisateur.

Troisièmement, les BibleGPTs permettent aux utilisateurs de poser plus facilement des questions liées à la culture auxquelles la Bible n’a pas de réponse directe.

Que dit le livre du Lévitique à propos de l’intelligence artificielle ? La Bible est-elle de gauche ou de droite ? Ou, plus sérieusement, que dit la Bible au sujet des troubles du comportement alimentaire ou de la maltraitance des enfants ?

Des questions comme celles-ci, liées à la culture, sont très éloignées du contexte biblique d’origine. De telles questions peuvent ne pas être pertinentes ou simplement sortir du cadre de la Bible. Nous pourrions extrapoler de possibles réponses à partir des Écritures — c’est le travail des théologiens — mais il est important que les utilisateurs sachent faire la différence entre les intentions originales des auteurs et les applications potentielles de leurs écrits.

Les questions liées à la culture sont d’abord un problème lié aux utilisateurs. Néanmoins, les concepteurs d’IA soucieux du royaume devront tenir compte de cette tendance lors de la création d’un BibleGPT. Autrement, la facilité à poser ce genre de questions hypothétiques pourrait aisément détourner les utilisateurs d’un travail biblique plus fructueux et diminuer leur capacité à juger de quelles questions sont pertinentes et profitables.

En réponse à certaines questions, les BibleGPTs pourraient en outre « halluciner » des hérésies.

Lorsqu’on pose à un BibleGPT des questions auxquelles la Bible ne répond pas directement, il est en mesure de produire des réponses qui inspirent confiance. Savoir si celles-ci sont en accord ou non avec des croyances bibliques orthodoxes est une autre question. En fait, un BibleGPT pourrait inventer une réponse totalement dépourvue de fondement factuel ou « halluciner » une déclaration hérétique. Et à partir de ces hallucinations, les utilisateurs pourraient se retrouver avec une théologie trompeuse ou déformée.

Tester des questions spéculatives peut générer des réponses intéressantes et offrir des arguments théologiques respectables, mais l’utilisateur ne peut savoir si la logique utilisée par le module pour aboutir à ses résultats est sûre. Ce n’est que lorsque les systèmes sont évalués sur des centaines ou des milliers de cas, et pas seulement sur quelques-uns, que leurs biais commencent à faire surface.

En fin de compte, les mauvaises questions mèneront à de mauvaises réponses. Et même si bon nombre de ces problèmes surviennent déjà dans les recherches sur internet, les modules conversationnels d’IA les amplifieront et rendront d’autant plus accessibles les réponses inexactes.

On espère que les utilisateurs de BibleGPTs feront preuve de discernement, mais je suppose que les pasteurs savent à quel point certains chrétiens sont susceptibles de poser de telles questions. Et si les BibleGPTs touchent ne serait-ce qu’une fraction des centaines de millions d’utilisateurs de YouVersion, ces cas extrêmes semblent inévitables.

Quatrièmement, les traditions les plus florissantes l’emporteront. Étant donné que les GPT s’appuient sur des statistiques, la théologie à la plus forte probabilité statistique sera surreprésentée.

En effet, quels que soient les écrits ou les traditions confessionnelles présents dans les bases de données d’entraînement, les traditions les plus prolifiques obtiendront statistiquement le plus de visibilité. Cela signifie que les traditions les plus répandues domineront la discussion. Les prolifiques presbytériens évinceront les discrets quakers. Le concours de popularité qui a déjà lieu en ligne sera scellé dans nos bases de données.

Lorsque certains mettent en garde contre les « biais de l’IA », c’est notamment de cela qu’ils parlent. C’est pourquoi les responsables de diverses traditions chrétiennes devront réfléchir sérieusement aux auteurs et aux écrits qui seront introduits ou écartés dans toute base de données d’un BibleGPT. C’est une question de représentativité.

Mais il y a aussi un avantage potentiel à cela. Les BibleGPTs pourraient nous maintenir plus fermement enracinés dans la large orthodoxie historique en nous fournissant les meilleures réponses aux questions bibliques : celles les plus fréquemment citées et les mieux défendues au fil des siècles, plutôt que de proposer des réponses provenant de théologies marginales.

Et enfin, cinquièmement, les utilisateurs de l’IA courent le risque de se décharger de la lecture de la Bible. Les réponses à la demande pourraient remplacer tout effort pour se plonger dans le face-à-face avec le texte biblique.

Il y a quelque chose d’important au fait de lire la Bible elle-même et pour nous-mêmes. Quelque chose dans la façon dont elle nous entraîne dans son histoire et nous invite à nous poser des questions sur qui nous sommes vraiment. Les BibleGPTs pourraient accentuer le « réflexe Google » quand nous y recherchons instinctivement une réponse avant même d’avoir pris le temps de réfléchir à la question. Cette manière de faire nous laisse imaginer que la possibilité d’accéder aux Écritures et la connaissance des Écritures sont une seule et même chose.

Le contenu biblique prédigéré et généré par les BibleGPTs n’est pas une autoroute de la formation spirituelle. Nous devons nous rappeler que le but ultime de la lecture de la Bible est la rencontre avec Dieu, laquelle nous transforme et nous équipe pour prendre part à ce que Dieu fait dans l’Église et dans le monde.

Les chrétiens peuvent participer à la résolution de ces problèmes.

Les BibleGPT peuvent très bien avoir leur place dans le royaume de Dieu, mais partout où ils s’opposent aux objectifs de l’Écriture elle-même, nous devons repenser leur conception et leur utilisation. Comment les façonner pour notre plus grand bien ?

Tout d’abord, il nous faut inverser le sens du questionnement. Les GPT serviront mieux les lecteurs de la Bible en générant plus de questions que de réponses. Nous devons laisser les BibleGPTs nous interroger.

En tant que chrétiens, nous croyons que c’est Dieu qui parle le premier. Pas Internet, ni nous. Le bibliste Scot McKnight écrit : « Nous pouvons dialoguer avec Dieu et la Bible et poser des questions, mais tout cela vient après avoir écouté. » Dieu nous nourrit de sa Parole. Eugene Peterson, s’inspirant du prophète Ézéchiel et de l’apôtre Jean, intitulait ainsi l’un de ses ouvrages : « Mange ce livre ». La Bible est une nourriture qui nous stimule et nous équipe pour les bonnes œuvres préparées d’avance pour nous (Ep 2.10).

Une façon d’inverser le sens de l’interrogation avec un GPT est de lui demander quelles questions tel ou tel passage biblique m’appelle à me poser. Le GPT peut judicieusement saisir certains des principaux enjeux que contient le texte biblique. Les questions qu’il en tire suscitent ma curiosité et m’invitent à approfondir le passage, à le lire de plus près, à réfléchir à ce qu’il dit et à la manière d’y répondre personnellement.

Deuxièmement, l’IA doit être envisagée comme complément et non comme substitut des Écritures.

Inverser le sens de l’interrogation est une pratique dont les utilisateurs de BibleGPTs pourront tirer un grand profit. Mais ils doivent choisir de les utiliser ainsi, car ce n’est pas ce que font les GPT par défaut. Inverser le sens de l’interrogation maintient les lecteurs en éveil vis-à-vis de la nécessité de s’investir dans le texte biblique plutôt que de lui trouver des substituts.

Cette habitude maintient également les GPT dans leur rôle de simple outil qui ne doivent pas remplacer l’Écriture. Les chrétiens qui désirent vraiment rencontrer Dieu et être transformés par lui doivent prêter attention à ce qui leur sert de médiateur avec l’Écriture.

Troisièmement, les BibleGPTs devraient inciter les utilisateurs à pratiquer une approche plus holistique du texte biblique.

Vous souvenez-vous de ces vieux magnétoscopes qui clignotaient toujours sur 12:00 ? Rares sont ceux qui prenaient la peine de réinitialiser l’horloge après une coupure de courant. Les paramètres par défaut de toute technologie influenceront profondément nos choix et nos habitudes, car nous allons souvent au plus simple. C’est pour cela que la première question de chaque application est « Autorisez-vous les notifications ? ». Les créateurs d’applications savent qu’une fois ces paramètres enregistrés, les utilisateurs se départiront moins du chemin prescrit par la machine.

Mais les valeurs par défaut peuvent également susciter des habitudes positives. Un système GPT qui générerait par défaut des questions au lieu de réponses pourrait inciter les utilisateurs à approfondir la lecture de la Bible.

Quelles autres valeurs par défaut pourraient aider les utilisateurs à dépasser les questions liées à la culture et à suivre un régime de lecture de la Bible plus approprié ? Pourquoi ne pas incorporer comme valeurs par défaut le canevas de théologie systématique ou le guide herméneutique d’un penseur chrétien reconnu ? Quoi qu’il en soit, les valeurs par défaut idéales devraient guider les utilisateurs vers une expérience plus holistique des Écritures et de l’Église.

Quatrièmement, ce que j’appelle des « canons consciencieux » pourraient contribuer à élargir l’horizon des lecteurs.

Les BibleGPTs pourraient élargir l’utilisateur à la diversité du christianisme si on parvenait à collecter et introduire les écrits des diverses traditions chrétiennes de manière réfléchie.

Si les « canons concentriques » figent les traditions chrétiennes dans des bases de données immuables, comment les GPT pourraient-ils alerter leurs utilisateurs sur les traditions qu’il représente ? Comment pourraient-ils faire prendre conscience de l’existence de différents points de vue ou mettre en valeur les traditions ou les sources d’où découlent leurs idées ? Cela pourrait se faire au moyen d’un rappel : « Étant le BibleGPT Quaker que je suis… ».

Il est vital de représenter équitablement toutes les traditions confessionnelles. Décider quels prédicateurs, quels auteurs, quels points de vue seront retenus ou laissés de côté mérite examen approfondi et attention minutieuse. Tout BibleGPT devrait recueillir les contributions du plus large éventail de voix de l’histoire chrétienne pour développer des questions théologiques. Ces voix devraient aller bien au-delà de notre seule confession.

Il n’est pas simplement question de bonne politique confessionnelle, mais de la manière dont nous, chrétiens, aimons nos voisins et nos ennemis comme Jésus nous l’a enseigné.

Cinquièmement, les BibleGPTs devraient se calquer sur les objectifs poursuivis dans la lecture de la Bible.

Le succès d’un BibleGPT ne se trouvera pas dans les intentions des concepteurs. Il dépendra des habitudes des utilisateurs. Pour cette raison, les concepteurs chrétiens d’IA doivent anticiper les types d’interaction entre les utilisateurs et leur BibleGPT. Diverses incitations et paramètres par défaut seront importants. Si tout système doit offrir de la liberté aux utilisateurs, il peut également les encourager à une expérience plus holistique de la lecture de la Bible.

Les systèmes et les valeurs par défaut préprogrammées dans les BibleGPTs doivent être entraînés pour répondre aux objectifs inhérents à la lecture chrétienne des Écritures. Des BibleGPTs mal élaborés omettront de précieux éclairages et informations contextuelles dans leurs réponses, mais les plus aboutis approfondiront la signification et la compréhension des Écritures de leurs utilisateurs.

Les bases de données servant à l’apprentissage des GPT ont déjà absorbé de nombreux contenus à caractère chrétien, mais aussi bien des contenus toxiques. Dans sa récente thèse de doctorat, « Righteous AI », Gretchen Huizinga écrit que « la sagesse basée sur la foule ne reflète pas la sagesse divine. Elle accorde un poids égal aux sages et aux insensés et ignore l’absolu et le transcendant. »

Pour les chrétiens, le discernement sera vital.

Les chrétiens innovants ont de réelles possibilités de créer des BibleGPTs capables de rendre notre régime biblique plus sain et plus holistique. Mais cela nécessite des efforts réels dans la conception autant que dans la doctrine, dans la stratégie autant que dans la théologie.

En 1943, Winston Churchill disait : « Nous façonnons nos bâtiments, puis nos bâtiments nous façonnent. » De même, les systèmes d’IA que nous façonnons nous façonneront à leur tour pour les années à venir. Le paysage de notre relation avec la Bible est déjà en train de changer, l’horizon n’est plus le même qu’il y a un an à peine.

Si nous ne réfléchissons pas de manière proactive aux BibleGPTs, nous en récolterons les conséquences. Mais si nous sommes lucides et consciencieux dans leur conception, alors les possibilités seront incroyables. Les BibleGPTs les mieux conçus contribueront à ce que la Bible elle-même fait : encourager et stimuler les chrétiens dans une relation avec Dieu qui les transforme et les équipe pour la mission.

Voilà pourquoi les chrétiens doivent aborder les BibleGPTs avec un soin tout particulier et une vision globale : l’avenir de la lecture de la Bible en dépend.

Adam Graber est consultant en théologie numérique et co-anime le podcast Device & Virtue.

Traduit par Philippe Kaminski

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Parcours de vie : Loren Cunningham, catalyseur de millions de missionnaires à court terme.

Le fondateur de JEM voyait des « vagues » de jeunes porter l’Évangile dans tous les pays.

Christianity Today October 10, 2023
Courtesy of Youth With a Mission / edits by Rick Szuecs

Loren Cunningham, le visionnaire charismatique à l’origine de Jeunesse en Mission (JEM), qui a mobilisé des millions de jeunes pour des voyages missionnaires de courte durée, est décédé ce vendredi 6 octobre. Il avait 88 ans.

Alors qu’il n’avait encore que 20 ans, Cunningham vit dans la prière l’image d’une carte en mouvement. Des vagues s’abattaient sur les rivages de tous les continents, se retiraient, puis s’abattaient à nouveau. L’image lui apparut comme « un film dans son esprit », dira-t-il plus tard. En y regardant de plus près, ces vagues étaient constituées de jeunes, « des jeunes de mon âge et même plus jeunes », accomplissant la grande mission d’aller « dans le monde entier proclamer la bonne nouvelle à toute la création » (Mc 16.15).

Cette vision est devenue l’idée maîtresse de JEM. L’organisation la décrit comme une « alliance fondatrice initiée par Dieu, définissant une destinée, pour donner naissance à un nouveau mouvement missionnaire ».

Cunningham, racontera qu’il lui fallut quelques années pour comprendre ce qu’il avait vu. Mais cela lui a finalement permis de « déréguler » les missions, en envoyant plus de personnes, plus rapidement, dans plus d’endroits afin de « proclamer la vérité de Dieu et de manifester son amour ».

JEM (en anglais YWAM pour Youth With a Mission) opère actuellement dans plus de 2 000 endroits dans près de 200 pays. L’organisation a cessé de compter le nombre de jeunes qu’elle avait envoyé en mission de courte durée en 2010, alors que le nombre total s’élevait à environ 4,5 millions.

« Ce que j’aime dans l’esprit JEM, c’est le fait d’être prêt à charger l’enfer avec un pistolet à eau », nous racontait Steve Douglass quelques années avant sa mort, alors qu’il était président de Campus Crusade for Christ International (aujourd’hui Cru).

Kris Vallotton, l’un des principaux responsables de la célèbre église charismatique Bethel à Redding, en Californie, a déclaré vendredi que JEM était « probablement la plus grande organisation missionnaire de l’histoire du monde ». Il voit en Cunningham « l’un des plus grands héros de la foi de l’histoire moderne ».

L’évangéliste Franklin Graham le rejoint dans cette évaluation. « Quelle vie incroyable a vécu cet homme », écrivait le président de Samaritan’s Purse sur les réseaux sociaux. « Loren a permis à Dieu de l’utiliser et il a été une force pour l’Évangile pendant des décennies. »

Loren Cunningham était né le 30 juin 1935 à Taft, en Californie, mais ses premiers souvenirs remontent à une tente quelque part en Arizona. Lui, ses parents et sa sœur aînée fabriquaient à la main des briques d’adobe pour construire une petite église pentecôtiste.

Entendre la voix de Dieu

Tom et Jewell Cunningham étaient tous deux ministres ordonnés des Assemblées de Dieu et évangélistes pentecôtistes de deuxième génération. Jewell avait appris à prêcher lorsqu’elle était enfant et qu’elle voyageait d’un auvent de fortune à l’autre dans l’Oklahoma, le Texas et l’Arkansas. Après leur mariage, le couple vivait dans sa voiture et prêchait dans les rues de Tyler, au Texas.

Le couple apprit à ses trois enfants à sacrifier leur confort personnel au nom de l’Évangile et à écouter Dieu personnellement. Dans les dernières années de sa vie, Loren Cunningham se souviendra avoir alors appris que la direction de l’Esprit pouvait être une question de vie ou de mort. Un jour, son père prêchait dans la rue dans une ville du sud de la Californie lorsque sa mère a soudain déclaré : « Nous devons partir maintenant. Dieu a dit que nous devions partir maintenant ! »

Alors que la famille s’éloigne, un tremblement de terre secoue la ville et un tas de briques tombe sur le trottoir où ils se trouvaient.

« Si Dieu a quelque chose d’important à vous dire », disait Jewell Cunningham, « il vous parlera directement. »

Le jeune Loren entendit Dieu pour la première fois à l’âge de six ans et se remémorera plus tard qu’il s’agissait d’une expérience régulière, parfois quotidienne, à l’âge de neuf ans. À l’âge de 13 ans, il reçoit un appel au ministère alors qu’il priait sous une tonnelle faite de broussailles en Arkansas avec plusieurs cousins. Ils prièrent pendant plusieurs heures un lundi soir, et Cunningham eut l’impression d’être touché par Dieu.

« Dieu a simplement fait irruption et m’a fait comprendre clairement son appel pour moi », racontera-t-il. « Je n’avais aucun doute sur le fait que j’étais appelé à prêcher. »

Pour fêter l’événement, sa mère l’emmène en ville et lui achète de nouvelles chaussures, citant Romains 10.15 : « Qu’ils sont beaux les pieds de ceux qui annoncent de bonnes nouvelles. » Ce jeudi-là, Cunningham prononce son premier sermon dans l’église de son oncle.

Il vit sa première expérience missionnaire à l’âge de 18 ans, en se rendant au Mexique à Pâques avec un groupe de jeunes hommes pour faire du porte-à-porte et prêcher dans la rue dans ce pays majoritairement catholique. Cunningham termine le voyage à l’hôpital avec la dysenterie, mais il y voit un succès puisque 20 personnes s’étaient agenouillées dans la rue pour professer que Jésus-Christ est le Seigneur.

L’année suivante, Cunningham fréquente le Central Bible College, une école des Assemblées de Dieu à Springfield, dans le Missouri. Avec trois autres étudiants, il forme un quatuor de gospel appelé The Liberators et parcourt le pays en chantant et en prêchant. Lors d’un voyage aux Caraïbes en 1956, quelques jours avant son 21e anniversaire, il reçoit sa vision de ces vagues de jeunes déferlant sur le monde.

« Dieu s’adresse à vous dans votre langue », dira-t-il en plaisantant avec le télévangéliste Pat Robertson en 2022, « et je surfais quand j’étais adolescent en Californie et j’ai vu ces vagues ».

Cunningham pense d’abord que la vision signifie peut-être qu’il doit s’impliquer dans l’enseignement ou la formation des enseignants. Il termine l’école biblique en 1957 avec des diplômes en Bible et en éducation chrétienne et se rend à l’Université de Californie du Sud pour obtenir une maîtrise en éducation.

L’échec des écoles bibliques

Cependant, alors qu’il travaille sur un mémoire à propos des écoles bibliques, Cunningham fait face à la désillusion. Il examine 72 institutions dans le monde et constate que peu d’entre elles, voire aucune, ont un impact significatif sur l’évangélisation mondiale. La majorité des diplômés ne se dirigent même pas vers le ministère, et encore moins vers le type de travail missionnaire qui pourrait porter l’Évangile jusqu’aux extrémités de la terre.

À la même époque, Cunningham commence à s’occuper des jeunes dans les Assemblées de Dieu en Californie du Sud, où son père était devenu surintendant adjoint et s’occupait plus particulièrement de l’implantation d’églises et de la mission. Mais Cunningham voit aussi là se briser ses illusions.

« Les jeunes étaient tous si brillants et enthousiastes », racontera-t-il au magazine Charisma en 1985. « Mais je dois admettre que la plupart des activités que je prévoyais pour eux rencontraient peu de succès. Elles manquaient le cœur des jeunes parce qu’elles ne proposaient pas de défi à relever. C’est ce à quoi nous aspirons tous, surtout à l’adolescence et au début de la vingtaine. Un grand défi. »

Cunningham se rend compte qu’il est doué pour stimuler les jeunes et les convaincre de faire des choses audacieuses pour l’Évangile, mais qu’il n’avait rien de concret à leur proposer. Les Assemblées de Dieu disaient que s’ils voulaient être missionnaires, ils devaient aller à l’école et suivre une formation d’environ sept ans.

« D’ici là », déplore Cunningham, « la plupart auront oublié leur zèle ardent. »

Il commence à expérimenter des missions à court terme en emmenant une centaine de jeunes pentecôtistes à Hawaï pendant les vacances de printemps en 1960. Il y rencontre des difficultés — beaucoup de jeunes envisagent le voyage comme de simples vacances de printemps — mais Cunningham est convaincu qu’il s’agit du nouveau modèle pour l’évangélisation mondiale. Des jeunes embrasés de zèle partiraient pour de courts voyages, en payant eux-mêmes leur voyage ou en collectant des fonds, et parleraient de Jésus à tous les habitants du monde.

Cet été-là, Cunningham part pour repérer des sites où de jeunes missionnaires pourraient se rendre. Il voyage au Japon, à Hong Kong, en Thaïlande, au Cambodge, en Inde, au Pakistan, en Égypte, au Liban, en Jordanie, en Israël, en Turquie, en Grèce, en Scandinavie et en Grande-Bretagne. Il commence à faire de grands projets pour 1961.

Les responsables des Assemblées de Dieu estiment cependant que ses projets sont trop ambitieux. La dénomination lui propose de le salarier pour lancer un programme de missions pour les jeunes, mais elle souhaite commencer plus modestement.

Cunningham se remémorera plus tard une conversation de cette époque. On lui a dit : « Tu peux poursuivre ta vision, Loren, mais tu dois prendre en charge un nombre plus gérable de jeunes, disons 10 ou 20 par an. »

Il proteste en disant que sa vision est « beaucoup, beaucoup plus grande que 20 personnes par an et beaucoup plus grande que n’importe quelle dénomination. » Se souvenant de ce que ses parents lui avaient appris sur la nécessité d’écouter personnellement la voix de Dieu, Cunningham décide de quitter les Assemblées de Dieu et de voler de ses propres ailes. JEM est officiellement constitué en société dans l’État de Californie en février 1961.

Cependant, au cours des premières années, JEM ne parvient pas à envoyer 20 jeunes par an en mission à court terme, ni même 10.

Darlene Cunningham met en œuvre la vision

Lorsque Loren Cunningham rencontre une jeune femme nommée Darlene Scratch en 1962, l’organisation missionnaire en difficulté envoie environ cinq personnes par an. Mais Darlene, qui rêvait elle-même d’un ministère interculturel après que son oncle eut été emprisonné pour son travail missionnaire en Chine communiste, voit des possibilités de mettre en œuvre concrètement la vision de JEM. Loren l’épouse l’année suivante et la décrira toujours comme cofondatrice :

« Il n’y aurait jamais rien eu de durable sans Darlene. »

En 1964, elle organise un « été de service » aux Bahamas et en République dominicaine. Près de 150 jeunes chrétiens américains s’inscrivent. Lorsqu’ils rentrent aux États-Unis à temps pour la rentrée scolaire de l’automne, ils font état de milliers de conversions et de guérisons miraculeuses.

JEM organise ensuite des voyages au Mexique, à Porto Rico et dans les îles Vierges. Puis, en 1966, l’organisation envoie 90 personnes réparties en 17 équipes aux Caraïbes et 25 autres dans cinq grands camions postaux traversant le Mexique, le Guatemala, le Nicaragua et le Honduras. Tous les missionnaires étaient jeunes, collectaient leurs propres fonds et ne se laissaient pas décourager par les exigences de la formation.

Bien entendu, ces premières années sont marquées par de nombreux défis et de nombreuses erreurs fondamentales. Plus d’un véhicule s’enlise dans la boue sur une route impraticable. Un des premiers dépliants contient une erreur sur le nom de Christ, et invite les jeunes à consacrer leur été à représenter « Chist ». Les missionnaires de JEM apprennent à faire confiance à Dieu, à prier et à se débrouiller.

Et les comptes-rendus de leurs défis attirent davantage de jeunes.

« Vous allez dormir à même le sol, manger une nourriture différente, souffrir d’un climat chaud et poisseux et être entourés de moustiques », leur explique Cunningham. « Vous en ressortirez vidés émotionnellement et attaqués spirituellement. Mais cela fait partie de notre croissance dans le Seigneur. »

Un laboratoire pour l’évangélisation

En 1968, JEM compte 30 employés à temps plein et 1 200 missionnaires à court terme. L’organisation décide qu’une petite formation serait utile et installe une école dans un hôtel en Suisse. Parmi les premiers enseignants, on trouve les parents de Cunningham, l’apologiste évangélique Francis Schaeffer, l’ingénieur mécanicien et théologien laïc Harry Conn et l’évangéliste écossais Duncan Campbell.

« Il ne s’agit pas d’une école biblique », explique alors Cunningham, « mais d’un laboratoire d’évangélisation. »

JEM lance d’autres écoles, jusqu’à mettre en place l’Université des Nations en plus de 600 endroits. Un responsable décrit ces formations comme la « machine à vagues » produisant les vagues de jeunes que Cunningham avait vues dans sa vision. Les écoles proposent une formation à l’évangélisation, mais aussi des diplômes dans les domaines du sport et de la remise en forme, des sciences et de la technologie, de l’éducation, de la communication et de l’art.

Cunningham rapporte avoir eu une révélation de sept salles de classe, chacune correspondant aux sept sphères de la société sur lesquelles les chrétiens devaient avoir un impact pour provoquer un changement.

Il part raconter cette révélation à son ami Bill Bright, fondateur de Cru, en 1975. Mais avant qu’il ne puisse dire quoi que ce soit, Bright lui annonce qu’il a eu une révélation dont il a tiré une liste pratiquement identique de sept sphères d’action. Quelques semaines plus tard, Cunningham entend Schaeffer présenter un exposé très similaire concernant la domination du Christ sur ces sept domaines différents : la famille, la religion, l’éducation, les médias, l’art, l’économie et le gouvernement.

L’idée sera plus tard popularisée par le pasteur de Bethel, Bill Johnson, et d’autres, avec l’idée des « sept montagnes ». Celle-ci deviendra la base théologique sur laquelle de nombreux charismatiques américains s’appuient pour soutenir Donald Trump.

Cependant, Cunningham, lui, ne s’implique pas dans la politique. Il considère les sept sphères comme un cadre pour l’évangélisation et l’élaboration de stratégies pour l’accomplissement du « mandat missionnaire ».

Aux 50 ans de Cunningham en 1985, JEM envoie chaque année plus de 15 000 jeunes en voyage de courte durée. Le ministère opère dans 1 100 lieux répartis dans 170 pays. Pourtant, le leader visionnaire est convaincu, comme il l’avait écrit dans son premier livre, que ces jeunes ne représentent « qu’une fraction d’une fraction de ce qui était nécessaire » et que « les ouvriers étaient encore peu nombreux, très peu nombreux. »

Il continue à se concentrer sur la croissance, l’expansion et l’innovation.

Accusations d’abus spirituel

JEM a été critiqué pour la manière dont l’organisation traitait ces « vagues » de jeunes. Dans les années 1980, Gregory Robertson, un membre chevronné du personnel, déclare que le ministère était abusif et manipulateur. Les personnes qui n’étaient pas d’accord avec leurs responsables s’entendaient dire qu’elles se rebellaient contre Dieu ou qu’elles étaient même possédées par des démons.

Plus récemment, d’anciens membres de JEM ont publié sur les réseaux sociaux des vidéos dans lesquelles ils affirment avoir été victimes d’abus spirituels.

« Ces choses se produisent dans toutes les bases », raconte une femme. « Leur capacité à “entendre la voix de Dieu” l’emporte toujours sur votre propre connexion avec le Saint-Esprit. »

JEM n’a pas répondu officiellement aux accusations, mais un responsable britannique a déclaré que certains jeunes responsables avaient probablement agi de manière inappropriée.

« Ce genre de choses se produisent lorsque l’on s’engage à mobiliser les jeunes dans le monde entier », déclarait alors ce responsable. « Ils vont commettre certaines des erreurs que j’ai commises lorsque j’avais 18, 19 et 20 ans. »

Il observe également que les abus se produisent dans de nombreux contextes et estime que le bilan de JEM était meilleur que celui de la plupart des autres organisations.

Le modèle décentralisé de JEM laisse toute supervision aux responsables locaux. Les plaintes ne touchaient pas directement Cunningham, car il ne gérait pas la formation ou les opérations sur le terrain, mais se concentrait sur la stratégie d’ensemble. Son travail, tel qu’il le concevait, consistait à ouvrir les vannes pour les missionnaires potentiels.

En 1999, Cunningham voyage en Libye et devient le premier missionnaire à s’être rendu dans tous les pays du monde, ainsi que dans 150 îles et territoires.

Lorsque le COVID-19 puis le cancer ont limité ses déplacements au cours des dernières années de sa vie, Cunningham a commencé à utiliser Zoom pour s’adresser à des personnes sur tous les continents. Il abordait souvent la nécessité de traduire la Bible dans un plus grand nombre de langues et exhortait les gens à « vivre pleinement pour Jésus ».

« Ça a été une vie formidable », témoignait-il. « Je dirais à tout le monde […] d’avoir un but. Suivez un appel. Assurez-vous que vous le faites pour Dieu et pour ses objectifs. Il est amour et vous devez montrer son amour. »

Cunningham laisse derrière lui sa femme Darlene et leurs enfants Karen et David. Un service commémoratif est prévu à Hawaï le 4 novembre.

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Honorons les mères dans la foi — avec un salaire.

Malgré leur rôle crucial dans la vie des communautés, 83 % des femmes responsables de ministères aux États-Unis ne sont pas rémunérées.

Christianity Today October 6, 2023
Illustration d’Abigail Erickson/Images sources : Getty, Wikimedia Commons

Je voudrais vous parler d’un responsable d’Église que je connais. Dans son église locale, il dirige un ministère assurant la formation spirituelle de plus de la moitié des adultes — imaginez qu’il dirige un ministère auprès des Coréens dans une église majoritairement d’origine coréenne, ou un ministère auprès des personnes malentendantes dans une église comptant une majorité de personnes malentendantes.

Il planifie et conduit le bon déroulement de tout un agenda d’événements et de rencontres de formation de disciples sur mesure, et dirige des équipes de bénévoles pour assurer le bon fonctionnement de ce ministère. Ceux qu’il sert l’aiment et apprécient sa manière d’assumer ces responsabilités. Les gens se sentent vus et compris par lui, et il a leur confiance.

Alors que le personnel salarié à temps plein dans l’église conduit des ministères plus restreints et spécialisés dotés de budgets conséquents, ce responsable exerce ses activités bénévolement depuis des années et avec un budget réduit au minimum.

Son église prend en charge les frais d’inscription en faculté de théologie pour les responsables salariés, mais ce bénévole sert sans aucune formation formelle, pratique ou théologique.

Le groupe qu’il sert et auquel il appartient ne reçoit qu’un appui minimal de la part de la communauté, tout comme lui.

Sauf qu’il ne s’agit pas d’un homme, mais d’une femme.

Ce que j’ai décrit ici est la relation typique entre une responsable de ministère auprès des femmes et son église locale. Les femmes sont toujours les plus nombreuses dans les communautés évangéliques, mais même si celles qui servent cette majorité démographique exercent une grande influence sur la communauté, elles ne bénéficient que d’un investissement minimal de la part des responsables de l’ensemble du troupeau.

Une enquête de Lifeway Research paraissant ce mois-ci sur les femmes responsables de ministères révèle que 83 % d’entre elles ne sont pas rémunérées et que 86 % n’ont pas reçu de formation théologique formelle. Dans les églises de plus de 500 personnes, seules 29 % des responsables de ministère auprès des femmes occupent un poste rémunéré à temps plein et 24 % un poste rémunéré à temps partiel. Près de la moitié (46 %) ne reçoivent aucune rémunération.

Ces résultats correspondent à ma propre expérience et à ce que j’entends de la part des responsables de ministères auprès des femmes que je rencontre dans des églises de tout les États-Unis.

L’enquête de Lifeway ne compare pas le salaire des femmes à celui des autres membres du personnel exerçant des responsabilités similaires, mais je peux vous raconter que des femmes occupant ces fonctions ont parfois appris que leurs homologues masculins étaient payés jusqu’à deux fois plus qu’elles. Et si les responsables masculins peuvent recevoir un soutien pour une formation théologique dans le cadre de leur développement professionnel, les femmes ont rarement les mêmes possibilités.

Une responsable expérimentée, mais non rémunérée, d’un ministère auprès des femmes dans une grande église me racontait récemment : « bien qu’on ne m’ait jamais demandé d’envisager [des études], les responsables hommes semblaient très heureux que je prenne [des cours] et ont accepté de payer mes livres lorsque je l’ai demandé. »

Indépendamment de leur volonté, ces femmes se retrouvent souvent à servir dans un vide de leadership, sans véritable accompagnement et face à un personnel salarié peu intéressé ou impliqué dans la vision et l’accomplissement de leur ministère. Elles servent souvent sans reconnaissance, sans compensation et sans ressources. Elles le font dans la joie et en ne s’attendant que peu ou pas à recevoir ce type d’avantages terrestres.

Mais les églises mettent de l’argent dans ce à quoi elles accordent de l’importance. Le manque d’investissement semble indiquer que le ministère auprès des femmes serait plutôt vu comme « sympathique, mais pas absolument nécessaire ». Je crois pourtant qu’un tel ministère est essentiel et indispensable.

Voici pourquoi : le travail du ministère auprès des femmes est le travail dont parle Tite 2, celui de femmes plus âgées qui forment des femmes plus jeunes dans la foi. Le travailleur mérite son salaire. Les responsables servant auprès des femmes sont souvent les premières à qui sont confiés les témoignages de victimes d’abus, les premières sur le terrain pour la promotion d’études bibliques théologiquement saines, les premières à s’assurer que l’on apporte des repas aux personnes en deuil. Elles sont de réelles mères pour la famille de Dieu.

Comme nos mères biologiques, nos mères ecclésiales ont tendance à servir au-delà de ce qui leur est demandé, sans penser à être traitées de manière équitable ou à recevoir une compensation. Nous honorons intuitivement les pères au sein de nos communautés, les hommes qui nous dirigent. Mais le cinquième commandement nous commande d’honorer les pères et les mères. Nous pouvons et devons également honorer le travail des mères de nos églises.

Quelle que soit la taille de l’église, ces femmes méritent respect et soutien, à la mesure des moyens à disposition. Qu’on ne dise pas que nos églises perpétuent une culture de négligence à l’égard de ces femmes. La famille de Dieu est appelée à honorer le travail de ses mères en investissant en elles pour ce service vital dont bénéficient plus de la moitié des personnes qui franchissent les portes de nos communautés.

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Books

Parcours de vie : Uwe Holmer, le pasteur qui hébergea un dictateur

À l’effondrement du gouvernement communiste est-allemand, ce pasteur protestant accueillit Erich Honecker pendant dix semaines au nom du pardon.

Christianity Today October 6, 2023
Wikipmedia Commons / edits by Rick Szuecs

Pour Uwe Holmer, la question n’était pas sans conséquence. Mais elle était claire.

Croyait-il ce que Jésus avait dit ?

L’ex-président est-allemand Erich Honecker appelait à l’aide. Cet ennemi de longue date de l’Église, vigoureux opposant au christianisme, s’était efforcé pendant des années de contrôler et réprimer les croyants dans la République démocratique allemande. Holmer et sa famille en avaient personnellement souffert de plus d’une manière.

Mais le dirigeant communiste se retrouvait à présent loin du pouvoir, chassé de sa maison, sorti d’un hôpital et jeté à la rue. Il demanda alors à l’Église luthérienne de l’accueillir.

Le pasteur dut décider ce en quoi il croyait.

Il connaissait la réponse à donner.

« Jésus dit d’aimer ses ennemis », explique-t-il à ses voisins de l’époque. « Lorsque nous prions “pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés”, nous devons prendre ces commandements au sérieux. »

C’est en janvier 1990 que le pasteur évangélique reçoit le dictateur déchu. Il prendra soin de lui et de sa femme Margot pendant deux mois et demi. Des deux côtés du pays en voie de réunification après 40 ans de division, ce choix choquera plus d’un Allemand. Avec la fin subite de la guerre froide, le peuple allemand ne savait pas ce que l’avenir lui réservait, ni comment il devait traiter ceux qui se trouvaient de l’autre côté, maintenant que les barrières politiques et militaires avaient disparu.

Le pasteur, jusqu’alors inconnu, proposait une réponse audacieuse : le pardon et l’hospitalité. La haine, déclara Holmer, « n’est pas un bon point de départ pour un renouveau de notre peuple ».

Holmer, connu en Allemagne comme « le pasteur qui a accueilli Honecker », est décédé le 25 septembre. Il avait 94 ans.

« Uwe Holmer a été jusqu’au bout un homme qui a vécu dans une profonde piété », a déclaré Tilman Jeremias, évêque luthérien du nord de l’Allemagne. « Cette attitude lui permit de vivre l’amour du prochain même envers un socialiste athée comme Erich Honecker. »

Holmer était né en 1929 à Wismar, à environ 250 kilomètres au nord de Berlin, sur la mer Baltique.

Enfant, il rejoint les jeunesses hitlériennes, attiré par la camaraderie, l’enthousiasme et l’optimisme pour l’avenir, et la possibilité d’apprendre de nouvelles choses, comme le fonctionnement des moteurs de voiture. Il est toutefois davantage influencé par le mouvement transconfessionnel des chrétiens évangéliques associés à l’Alliance évangélique allemande.

Lors d’une réunion de prière de l’Alliance à Wismar, il observe des piétistes de son Église luthérienne se joindre à des méthodistes, des baptistes et d’autres chrétiens d’églises libres, tous unis dans leur foi en Christ. Plus tard, alors qu’il rencontre des problèmes de santé dans son adolescence, il est envoyé dans une clinique pulmonaire pendant 10 mois. Là, il se lie d’amitié avec un garçon plus âgé qui passe son temps à s’occuper de ceux qui souffrent et à leur parler de Jésus. Holmer décide que c’est ainsi qu’il veut devenir.

Après avoir obtenu son diplôme de fin d’études secondaires en 1948, il décide d’étudier la théologie pour devenir pasteur luthérien à l’université d’Iéna. L’école avait été en grande partie détruite pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais l’Union soviétique qui avait pris le contrôle de ce secteur du pays reconstruisit et réforma l’école pour en faire un modèle d’enseignement communiste. Malgré un engagement idéologique en faveur de l’athéisme, les autorités soviétiques décidèrent d’autoriser les cours de théologie, en installant des professeurs luthériens connus pour leur opposition au nazisme.

Holmer décide de poursuivre ses études à Iéna même lorsque ses parents, inquiets de la montée de l’autoritarisme, choisissent de quitter leur domicile pour s’installer en Allemagne de l’Ouest en 1950. Holmer estime que les habitants de l’Est auront besoin de pasteurs. Il obtient son diplôme et est ordonné en 1955.

Cependant, lorsqu’il est affecté dans une communauté rurale du Nord, Holmer rencontre des difficultés dans son ministère. Les gens ne comprennent pas ses sermons. Il s’agite en chaire, ne parle pas clairement. En crise, il lit les ouvrages de Martin Luther et est convaincu qu’il ne doit prêcher qu’une chose : « Vos péchés sont pardonnés. »

Cela transforme radicalement son ministère.

« J’ai simplement proclamé la grâce de Dieu et la façon dont nous pouvons la saisir par la foi », racontera-t-il plus tard. « Et voilà ! Cette offre de l’Évangile a pris vie dans le cœur de nombreuses personnes, leur a donné l’assurance du pardon et les a rendues libres et joyeuses. Car “là où il y a pardon des péchés, il y a aussi vie et salut. »

Bien qu’il ne soit pas particulièrement politisé, le jeune pasteur s’engage en faveur de la démocratie. Il se heurte au régime communiste à la fin des années 1960, lorsqu’il critique la collectivisation forcée de l’agriculture. Le ministère de la sécurité de l’État, connu sous le nom de Stasi, le place sous surveillance, estimant qu’il pouvait être un fauteur de troubles. L’une des personnes responsables de sa surveillance était Honecker, alors secrétaire à la sécurité du comité central du parti communiste allemand.

Honecker joue un rôle clé dans la construction du mur de Berlin à peu près à la même époque et assumera officiellement la responsabilité de la politique du Schiessbefehl consistant à tirer sur les personnes qui tentaient de fuir vers l’Ouest. Plus de 300 personnes trouvèrent la mort dans ces tentatives.

Lorsque Honecker se hisse à la tête du parti communiste et prend le contrôle de l’État en 1971, il s’efforce de libéraliser l’Allemagne de l’Est. Il orchestre l’économie pour fournir à la jeunesse de nouveaux produits et accorde plus de liberté aux auteurs et aux artistes.

Honecker conclut également un accord avec l’Église protestante. Il lui offre une place dans la vie est-allemande et l’espace public, y compris une émission hebdomadaire sur la radio d’État, en échange d’un engagement à ne pas le critiquer ou critiquer le gouvernement. Les responsables luthériens d’Allemagne de l’Est acceptent de fonctionner comme une « Église au sein du socialisme », mais le dictateur communiste ne respectera pas toujours sa part du marché.

La Stasi continue d’espionner Holmer et presque tous ses dix enfants se verront refuser l’accès à l’enseignement supérieur. Ils avaient de bonnes notes et étaient qualifiés pour intégrer l’école secondaire supérieure qui les préparerait à l’université. Mais lorsqu’ils déposèrent leurs demandes, elles furent rejetées sans explication. Le département de l’éducation était justement dirigé par Margot Honecker, parfois surnommée « la sorcière violette » en raison de sa coiffure.

Cependant, malgré la colère ressentie face à ce traitement, la famille prend l’habitude de s’en remettre à Dieu et de pardonner aux autorités qui leur rendent la vie difficile. Ils y voient ce que Jésus veut pour eux.

À un moment donné, Holmer se retrouve même à prier pour Erich Honecker. Il pense au pouvoir du dirigeant communiste, aux louanges, aux flatteries et aux applaudissements dont il fait l’objet partout où il se rend, et au mal que cela peut faire à son âme.

Il a besoin d’aide, se dit alors Holmer. Je lui parlerais volontiers de l’Évangile si j’en avais l’occasion.

Puis, à la surprise générale, le régime est-allemand commence à vaciller. Le parti communiste tente alors de rétablir la stabilité en forçant Honecker à partir. Un mois plus tard, la foule se lance à l’assaut du mur de Berlin. Le parlement décide de mettre fin au contrôle du parti unique, écartant ainsi les communistes du pouvoir, et un procureur ouvre un procès contre le dirigeant déchu. Honecker est accusé de trahison, de détournement de fonds et d’abus de pouvoir. Il est assigné à résidence. Mais le pouvoir législatif commence à saisir les biens du parti et Honecker se retrouve sans domicile fixe.

Après un court séjour à l’hôpital, Honecker est contraint de s’en aller. N’ayant nulle part où aller et craignant d’être tué par quelque attroupement, il se tourne vers l’Église luthérienne pour obtenir de l’aide. À l’époque, Holmer supervise un institut à Lobetal, dans la banlieue de Berlin, où l’on s’occupe de personnes handicapées. Il consulte sa femme, Sigrid, et les enfants qui vivent encore avec eux, puis propose son aide. Ils libèrent deux pièces à l’étage et accueillent les Honecker.

« C’était un couple sans défense, plutôt désespéré », se souviendra-t-il plus tard. « Nous y avons longuement réfléchi, mais nous avons estimé qu’il ne fallait pas commencer cette nouvelle étape dans la haine et le mépris, mais avec la réconciliation. »

La maison des Holmer est rapidement submergée par l’engouement médiatique. Photographes et journalistes s’efforcent d’obtenir images et citations du pasteur et de son étrange invité. Des manifestants se présentent également pour protester contre le pasteur et demander que Honecker soit puni.

Pas de grâce pour Honecker ! clame alors une pancarte.

Holmer tente de les faire changer d’avis.

Il rappelle à ses voisins qu’il y se trouve en ville une statue de Jésus qui cite Matthieu 11.28 : « Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés, et je vous donnerai du repos. » Il leur rappelle le Notre Père, qu’ils priaient à l’église tous les dimanches, demandant à Dieu de leur pardonner comme ils pardonnaient aux autres.

« Écoute, mon gars », lui criera un homme, « Ce n’est pas la question. »

Holmer et sa famille protègent et prennent soin du dictateur déchu pendant 10 semaines. Le pasteur constatera que Honecker n’est pas très intéressé à lui parler de ses erreurs ou d’entendre la manière dont il pourrait obtenir le pardon de Dieu par la foi en Christ.

« M. Honecker », lui dit-il un jour, « le socialisme a commis une erreur. Le socialisme suppose que les gens sont bons, mais ils ne le sont pas. Tout le monde est égoïste. Jésus a dit que nous étions des pécheurs. C’est pour cela que Jésus voulait changer les cœurs. Et lorsque les cœurs seront changés pour le bien — pour la foi, l’espoir et l’amour, mais aussi pour l’honnêteté et la responsabilité — alors nous aurons les conditions pour le bien. »

En avril, Honecker quitte le pays et se rend dans un hôpital soviétique pour y être soigné d’une tumeur maligne au foie. Rattrapé dans une tentative de fuite, il se battra avec succès pour que son affaire soit rejetée par la Cour suprême du nouveau gouvernement allemand et passera ses derniers jours au Chili. Il ne manifesta jamais d’intérêt pour le message de Holmer, mais lui et sa femme remercièrent le pasteur et sa famille pour leur gentillesse et continuèrent à leur envoyer une carte de Noël chaque année.

Uwe Holmer retourna dans l’ombre et passa le reste de sa vie à s’occuper tranquillement de ceux qui étaient dans le besoin. Il s’installa dans la petite ville de Serrahn, où il prit soin de personnes souffrant de toxicomanie et d’alcoolisme. Il prêchait dans les églises locales lorsque les pasteurs étaient en vacances et se rendait régulièrement au Kazakhstan et au Kirghizistan pour enseigner les chrétiens locaux.

Holmer devint membre du conseil d’administration de l’Alliance évangélique allemande et exhorta les chrétiens de toutes les confessions à s’unir autour du Christ et du message central de l’Évangile : vos péchés sont pardonnés.

« Le monde déborde de péchés, de haine et de conflits, de guerres et d’impiété. » « Il a désespérément besoin de la grâce et du pardon offerts par la croix et la résurrection de Jésus. »

En 2022, l’histoire d’Uwe Holmer et de sa famille a fait l’objet d’un film réalisé par Jan Josef Liefers, bien connu du public allemand pour son rôle dans la série policière Tatort. Le film, Honecker und der Pastor a également été diffusé en français sous le titre Le refuge du dernier président.

« Parfois, la réalité est plus excitante que n’importe quelle fiction », commente le réalisateur. « Si je vous disais qu’un dictateur déchu a dû demander de l’aide aux plus méprisés de son peuple opprimé, vous penseriez qu’il s’agit d’un beau conte de fées. Mais cela s’est réellement produit. »

La première épouse d’Uwe Holmer, Sigrid, était décédée en 1995. Il laisse derrière lui ses dix enfants, ainsi que sa seconde épouse, Christine, et ses cinq enfants.

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Books

La mise en péril du plan américain de lutte contre le VIH inquiète les chrétiens africains.

Les habitants des pays où le programme PEPFAR a sauvé des millions de vies se sentent laissés de côté dans les débats en cours aux États-Unis.

L’hôpital copte du Kenya distribue des médicaments financés par le PEPFAR.

L’hôpital copte du Kenya distribue des médicaments financés par le PEPFAR.

Christianity Today September 27, 2023
Brent Stirton/Getty Images

Les chrétiens africains luttant contre la propagation du VIH/sida, que ce soit dans des établissements de santé ou dans le cadre d’un ministère chrétien, suivent avec inquiétude des débats en cours au Congrès américain. Ceux-ci pourraient en effet avoir des répercussions directes sur leurs programmes sur le terrain.

Le 30 septembre est la date limite fixée pour la réautorisation du Plan présidentiel d’aide d’urgence à la lutte contre le sida (PEPFAR), un programme de lutte contre le VIH/sida financé par les États-Unis qui soutient actuellement 20 millions de patients sous traitement, principalement en Afrique subsaharienne. Certains groupes pro-vie américains s’opposent à cette réautorisation quinquennale au motif que l’administration Biden aurait « détourné » le programme au profit de la promotion et de la pratique d’avortements ainsi que pour assouplir les lois africaines en la matière. Les acteurs africains du programme affirment qu’ils n’ont rien vu de tel.

« Nous assurons le Congrès des États-Unis que l’affirmation selon laquelle le PEPFAR soutient ou promeut l’avortement est pour nous étrange, infondée et malheureuse », écrit un groupe de 350 responsables d’Église africains, une majorité d’évangéliques et quelques catholiques, dans une lettre adressée au Congrès le 15 septembre dernier. « Nous voudrions vous assurer, vous et le public américain, que nous n’avons vu aucun indice qu’une telle chose se soit produite. »

Le texte insiste sur la nécessité de cette réautorisation quinquennale, sans laquelle « notre peuple sera laissé dans la crainte de l’avenir ». Parmi les signataires figuraient des pasteurs, des responsables de réseaux évangéliques et des directeurs médicaux d’hôpitaux chrétiens.

Le Congrès a reconduit le PEPFAR tous les cinq ans depuis que l’ancien président George W. Bush avait lancé le programme en 2003, mais cette année, la reconduction semble clairement menacée.

Le PEPFAR conservera son financement actuel même sans réautorisation, de sorte que le Congrès disposera d’un peu de temps pour trouver un accord. Mais l’absence de réautorisation remettra en question les projets de santé à long terme ainsi que certains autres aspects du programme. Les experts africains en matière de santé estiment que cela pourrait avoir des conséquences imprévisibles sur le terrain, laissant notamment craindre aux patients que les médicaments dont dépend leur vie soient rendus inabordables.

Avant le lancement du PEPFAR, Nkatha Njeru dirigeait une clinique VIH à l’hôpital Nazareth, un hôpital missionnaire historique situé à l’extérieur de Nairobi, au Kenya. L’institution a été l’un des premiers établissements de santé à distribuer des médicaments antirétroviraux, qui étaient coûteux et difficiles à obtenir à l’époque.

Après l’avènement du PEPFAR, les prix des médicaments ont chuté de manière spectaculaire et des centres comme celui dirigé par Nkatha Njeru ont pu traiter un nombre exponentiel de patients. Au cours de la première année de financement par le PEPFAR, la clinique est passée d’une cinquantaine de patients à environ 1 200. « Nous ne parlons pas de “personnes vivant avec le VIH”. Il s’agit de personnes que je peux nommer », témoigne-t-elle.

Elle ne dirige plus la clinique, mais les tensions actuelles au Congrès la rendent « très anxieuse ».

Depuis 20 ans, dit-elle, les patients savent qu’ils peuvent aller chercher leurs médicaments tous les mois. Même une brève interruption de l’accès aux médicaments, qui suppriment la charge virale, favoriserait de possibles infections.

« Si [les patients] ne savent pas s’ils recevront leur prochaine dose, cela va aussi créer de la panique », affirme-t-elle. « Et nous ne savons pas ce que les gens feront — ils pourraient s’inscrire dans plus d’une clinique, juste pour pouvoir se créer une réserve de médicaments. Et il est évident que cela serait désastreux. »

De nouveaux groupes pro-vie américains ont annoncé la semaine dernière leur opposition à la réautorisation quinquennale. Americans United for Life, March for Life, National Right to Life, Catholic Vote, Students for Life of America et le groupe de pression de Focus on the Family ont rejoint The Heritage Foundation, Susan B. Anthony Pro-Life America et le Family Research Council dans leur opposition à une reconduction pour plusieurs années.

Le 19 septembre, ces groupes ont exprimé leur position dans une lettre adressée aux leaders républicains du Congrès, déclarant que, bien qu’eux-mêmes souhaitent la poursuite du PEPFAR, le Président Biden avait « détourné » celui-ci « pour promouvoir l’avortement dans les pays africains ». Ces associations parlent de « néocolonialisme ».

Leur argumentaire reprend celui du représentant Chris Smith, un républicain longtemps grand défenseur du PEPFAR, mais mécontent que celui-ci ait été exempté de la Mexico City Policy (sauf sous l’administration Trump). Cette règle interdit aux groupes internationaux financés par le gouvernement fédéral de pratiquer ou de promouvoir l’avortement au moyen d’autres fonds.

Les associations souhaitent que la réautorisation comprenne davantage de restrictions labélisées « pro-life », comme celle de Mexico City. Le programme bipartisan PEPFAR a toujours été fragile, mais il s’agit du péril le plus sérieux de ses 20 années d’existence.

Pour étayer leur position, les groupes pro-vie américains citent une lettre datant de juin et émanant d’un autre groupe de plus de 100 responsables d’Église africains, dont bon nombre de catholiques, préoccupés de la possibilité que le PEPFAR fasse la promotion de l’avortement. Mais la lettre ne s’oppose pas à la reconduction du programme.

Dans le texte, ces responsables évoquent leur inquiétude que le programme « soutienne des principes et des pratiques de planification familiale et de santé reproductive, y compris l’avortement, qui violent nos convictions fondamentales concernant la vie, la famille et la religion. » Les groupes pro-vie considèrent fréquemment l’expression « santé reproductive », notamment employée dans un document stratégique du PEPFAR publié en septembre 2022, comme un nom de code pour l’avortement.

« Nous demandons au PEPFAR de rester fidèle à sa mission initiale et de respecter nos normes, nos traditions et nos valeurs », indique la lettre de juin.

L’administration Biden a depuis précisé que la « santé reproductive » dans le contexte du PEPFAR se référait uniquement aux « services de prévention, de dépistage et de traitement du VIH », à « l’éducation, au dépistage et au traitement des infections sexuellement transmissibles », au dépistage et au traitement du cancer, ainsi qu’à « la prévention et au traitement de la violence fondée sur le genre ».

« Le PEPFAR ne finance pas d’avortements », peut-on lire dans une note ajoutée au document de l’administration.

Nkatha Njeru, qui dirigeait la clinique de lutte contre le VIH au Kenya, est aujourd’hui directrice générale de la Plateforme des associations chrétiennes de santé en Afrique, qui représente environ 10 000 hôpitaux missionnaires et établissements de santé confessionnels dans 32 pays d’Afrique subsaharienne, où se concentrent les programmes du PEPFAR. Son organisation a signé une autre lettre adressée au Congrès par 35 organisations confessionnelles travaillant en Afrique pour appuyer la réautorisation.

Certains des établissements de son réseau travaillent à la mise en œuvre du PEPFAR ; beaucoup d’entre eux dispensaient des soins en matière de VIH/sida avant l’existence du programme. Les établissements de santé confessionnels représentent une grande partie — parfois une majorité — des établissements de santé dans les pays d’Afrique subsaharienne.

Nkatha Njeru nous a rapporté qu’aucune des organisations américaines pro-vie qui s’opposent à la réautorisation ne l’avait contactée pour lui faire part de ses préoccupations.

Elle considère que le PEPFAR est d’une telle ampleur qu’il existe évidemment un « risque » de mauvaise utilisation des fonds, mais que le programme fait l’objet d’une vigilance plus étroite que d’autres programmes d’aide à l’étranger.

« La surveillance la plus rigoureuse à laquelle j’ai été confrontée concernait le financement par le PEPFAR », témoigne-t-elle. « Nous, les chrétiens, ne devrions surtout pas banaliser les questions liées à la protection de la vie. [… Mais] nous n’avons pas encore eu d’indice que l’argent du PEPFAR ait été utilisé pour des raisons pour lesquelles il n’était pas prévu. »

La clinique VIH autrefois dirigée par Mme Njeru, qui comptait 50 patients avant la mise en place du PEPFAR, en compte aujourd’hui 5 000 sous traitement antirétroviral. Elle traite actuellement environ 300 mères enceintes séropositives pour que leurs bébés soient séronégatifs, un autre aspect du programme PEPFAR.

Dans leur lettre du 15 septembre, les responsables d’Église africains déclarent que le programme PEPFAR « a réussi à protéger nos familles et nos enfants au-delà de nos plus grandes espérances ».

« Cela a été une réponse à la prière », écrivent-ils. « Nous avons tous connu la terreur du VIH/SIDA, soit par la perte d’un membre de notre famille, soit par la perte de membres de nos communautés. Le PEPFAR n’a pas seulement apporté un soulagement au fléau du VIH/SIDA, mais aussi de l’espoir pour notre avenir. »

« Nous prions pour que vous écoutiez nos humbles voix. […] L’espérance de vie augmente, le nombre d’orphelins diminue, les naissances en bonne santé augmentent dans les établissements de soins de santé et d’autres problèmes de santé sont reconnus et traités là où ils ne l’avaient jamais été auparavant. »

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Ne vous conformez pas aux habitudes de l’IA.

Si nous faisons notre travail comme des robots, les robots finiront par nous le prendre.

Christianity Today September 26, 2023
Image créée à l’aide de l’IA/Modifications par Abigail Erickson/Images sources : Getty

Au cœur de l’été, une vidéo de 19 secondes issue du Forum économique mondial de Davos, en Suisse, a fait le buzz sur Twitter (aujourd’hui X). La grande question politique et économique du 21e siècle serait la suivante : « À quelles fins avons-nous besoin des êtres humains ? » Elle est posée par l’historien israélien Yuval Harari qui déclare, en outre : « À l’heure actuelle, la meilleure idée que nous ayons eue est de les maintenir heureux à l’aide de drogues et de jeux vidéo. »

Les écrits plus généraux d’Harari ne soutiennent pas les perspectives dépeintes dans cette vidéo, et ces 19 secondes ne donnent évidemment pas une idée complète de sa vision de l’avenir. Mais quelle qu’ait été l’intention de l’historien, sa question devient de plus en plus cruciale à mesure que les technologies liées à l’intelligence artificielle envahissent la vie quotidienne.

À quoi servent les humains ? À quoi sert l’IA ? « Quels problèmes voulons-nous que ChatGPT et d’autres jouets et outils d’IA résolvent ? L’IA nous rendra-t-elle de bons services ? Ou bien devrons-nous finalement nous soumettre à la machine ? » s’interrogeait dernièrement Jeffrey Bilbro, auteur et professeur au Grove City College, en Pennsylvanie, dans la revue Plough.

J’ai réfléchi à tout cela dans le contexte de mon propre travail, car des lecteurs me demandent sans cesse si je pense que des programmes comme ChatGPT pourraient remplacer les journalistes. Quelques entreprises de médias, notamment BuzzFeed, ont déjà annoncé qu’elles utiliseraient l’IA pour produire encore plus d’articles de divertissement à un coût encore plus bas qu’auparavant. Les médias plus sérieux, qui produisent des informations solides et des analyses approfondies, feront-ils de même ?

Au risque de paraître trop optimiste, je pense que non. L’IA prendra en charge une partie du travail journalistique, oui, mais pas celui qu’il serait le plus important que nous lisions. L’IA ne remplacera pas le correspondant de guerre, le reporter à la réunion du conseil scolaire, l’intellectuelle publique curieuse de tout ou encore l’essayiste alimentant de nombreux échanges. Je pense que les rédactrices et rédacteurs humains deviendront la marque de fabrique des médias de haute qualité et de prestige (qui ne sont pas nécessairement les mêmes), tout comme un service humain soigné et personnalisé est aujourd’hui la marque de fabrique des restaurants et des hôtels de luxe.

L’IA, quant à elle, se chargera de la collecte d’informations numériques bon marché, récupérées dans des reportages humains et ensuite réassemblées en des synthèses dépassées et de mauvaise qualité. Elle produira un contenu médiocre à partir d’un matériau de base de piètre qualité produit dans les « fermes à contenus » que sont certains sites d’informations de seconde zone.

« L’IA est particulièrement apte à remplacer le travail humain […] dans des situations où les humains se sont déjà conformés, volontairement ou non, au modèle de la machine », estime L. M. Sacasas, observateur chrétien du monde de la tech. « Construisez un système technosocial qui exige que les humains agissent comme des machines et, comme par magie, il s’avèrera que les machines peuvent finalement remplacer les humains avec une relative facilité. »

Ce que signifie se conformer au modèle de la machine dans notre travail varie bien sûr en fonction de l’emploi que nous occupons. Pour moi, faire un travail « machinal » pourrait consister à ne prêter aucune attention à la qualité de mon vocabulaire, à négliger certains faits, à utiliser des raccourcis dans mon argumentation — tout ce qui permet d’aller plus vite, d’augmenter le volume de production et de réduire les coûts.

Dans d’autres secteurs d’activité les détails spécifiques seront différents, mais les valeurs directrices de rapidité implacable, de conformisme bureaucratique, de paresse face à la complexité et de négligence du bien élémentaire des êtres humains seront les mêmes. La plupart des machines sont des outils moralement neutres, mais elles devraient être dirigées par les besoins et les modèles humains, et non l’inverse.

Se conformer au modèle d’une machine pourrait être une façon typiquement moderne de « se conformer au modèle de ce monde », soit se rendre insensible à la volonté de Dieu qui est bonne, agréable et parfaite, manquer de sagesse, oublier la miséricorde de Dieu et se montrer peu enclin à l’adorer et à le servir (Rm 12.1-13).

Être transformés par le renouvellement de notre intelligence n’est pas chose facile. Mais l’IA et les technologies qui s’y rapportent n’en sont pas la première cause. Comme le disait déjà C.S. Lewis dans Les fondements du christianisme, nous avons toujours eu des difficultés sur le chemin de la sanctification, « parce que nous n’avons pas la moindre idée des choses extraordinaires que Dieu veut accomplir à travers nous ». Mais il est clair que l’IA apporte son lot de défis dans notre marche avec le Christ, avec de nouvelles possibilités de nous comporter en deçà de ce qu’est notre humanité et de nous déformer d’étranges manières.

La promesse de l’IA, comme celle de nombreuses machines, est de nous libérer du travail humain pour réaliser de meilleures choses. Certains travaux sont certainement bons à pouvoir laisser de côté. Mais il ne nous faudrait pas manquer ce que Bilbro appelle une « lutte disciplinée et laborieuse » qui nous façonne et nous fortifie et contribue à notre sanctification. Éviter cela ne nous rendra pas plus libres, mais risque plutôt de nous affaiblir et de nous mener sur le chemin du vice.

Traduit par Anne Haumont

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Books

Les Arméniens de l’Artsakh ont-ils besoin de plus de soutien « chrétien » ?

Après le retour de l’aide humanitaire — et l’assaut de l’Azerbaïdjan — dans l’enclave caucasienne du Haut-Karabakh, les défenseurs des populations locales débattent de l’utilité de mettre l’accent sur leur foi.

Un responsable religieux dirige une prière lors d’une manifestation organisée par le Comité national arménien d’Amérique devant le Capitole à Washington.

Un responsable religieux dirige une prière lors d’une manifestation organisée par le Comité national arménien d’Amérique devant le Capitole à Washington.

Christianity Today September 25, 2023
Bryan Olin Dozier/AP Images

Lundi 18 septembre, après neuf mois de blocus, l’aide humanitaire parvenait enfin aux chrétiens arméniens du Haut-Karabakh. Mais dès le lendemain, mettant fin à trois années de cessez-le-feu tendu après la guerre de 2020, l’Azerbaïdjan a repris ses assauts contre l’enclave montagneuse du Caucase.

Le mercredi les forces séparatistes locales se sont rendues et ont promis leur désarmement. La région reviendra donc presque certainement sous la souveraineté d’une nation voisine dont les Arméniens craignent qu’elle ne prépare un génocide, comme le soupçonne aussi un ancien procureur général de la Cour pénale internationale.

Des milliers de personnes se sont massées à l’aéroport de Stepanakert, la capitale, pour se préparer à partir.

Les soutiens de l’Arménie sont désemparés. Mais une question se pose à eux : de ces trois adjectifs — humanitaire, arménien ou chrétien — quels ont été les plus efficaces pour susciter l’action en faveur de la région ? Dans cette nouvelle phase du conflit, quel sera le facteur le plus déterminant pour mobiliser davantage de soutien ?

Nous avons interrogé six experts en matière de liberté religieuse sur les meilleures pratiques en matière de soutien des chrétiens.

Contexte :



Un jour seulement avant l’assaut par l’Azerbaïdjan, la Croix-Rouge internationale confirmait que de l’aide était entrée au Nagorny Karabakh en provenance des deux pays voisins. Les séparatistes arméniens avaient convenu avec les autorités azerbaïdjanaises d’ouvrir simultanément le corridor de Latchine et la route d’Agdam.

La route de Latchine fait le lien avec l’Arménie par l’ouest et, avant le blocus, elle permettait l’acheminement de 400 tonnes de marchandises par jour vers ce que les Arméniens considèrent comme leur territoire ancestral de l’« Artsakh », qui abrite plusieurs églises et monastères anciens. Agdam, une ville fantôme en cours de reconstruction que l’Azerbaïdjan a reconquise avec des parties du Haut-Karabakh pendant la guerre de 2020, se trouve à l’est.

En décembre dernier, de prétendus activistes écologistes soutenus par le gouvernement azerbaïdjanais avaient mis en place un barrage sur le corridor de Latchine, barrage ensuite transformé en point de contrôle par les autorités azerbaïdjanaises soulignant leur souveraineté internationalement reconnue pour empêcher de présumés flux d’armes vers l’enclave.

La Russie avait négocié la fin de la guerre de 2020 et ses forces de maintien de la paix avaient été chargées de veiller sur le flux de marchandises le long du corridor. Leur échec a suscité la colère de l’Arménie, qui a récemment réagi en en organisant des exercices militaires avec les États-Unis.

La démographie religieuse régionale est complexe, car l’Arménie, première nation chrétienne du monde depuis l’an 301, est proche de la Russie orthodoxe et de l’Iran chiite face à un Azerbaïdjan chiite plus favorable à l’Occident et proche de la Turquie sunnite et de l’État juif d’Israël.

Outre les armes, l’Azerbaïdjan a bloqué le transit de la nourriture, des divers biens et des médicaments. Certaines familles n’avaient droit qu’à une miche de pain par jour. L’approvisionnement en gaz a été coupé, un cinquième des entreprises ont fermé et, le mois dernier, un premier décès dû à la malnutrition a été rapporté.

La Cour internationale de justice a décidé d’obliger l’Azerbaïdjan à lever le blocus en février dernier, tandis que la Cour européenne des droits de l’homme s’était rangée dès décembre du côté de la population locale.

Les négociations entre les deux nations n’ont pas abouti à un accord de paix. Toutefois, l’Azerbaïdjan a déclaré qu’une fois l’enclave réintégrée sous sa souveraineté, la minorité arménienne jouirait de tous les droits des citoyens dans un État multiethnique et multireligieux.

Cependant, le président azerbaïdjanais, Ilham Aliyev, a également déclaré que tout Arménien qui ne veut pas vivre sous la souveraineté de l’Azerbaïdjan devait partir. De nombreux soutiens de l’Arménie ont interprété le blocus comme une tentative de lent nettoyage ethnique. Au cours des derniers développements, le président Aliyev a mis l’accent sur l’ouverture de couloirs humanitaires, y compris pour quitter le territoire vers l’Arménie.

D’où était partie la première avancée du début de semaine ?

Une semaine avant l’accord en question, le secrétaire d’État américain Antony Blinken appelait le président Aliyev pour lui faire part de son « inquiétude face à la détérioration de la situation humanitaire ». Selon le compte rendu officiel du département d’État américain, le haut diplomate n’a toutefois prononcé ni le mot « chrétien » ni le mot « arménien ». La religion et l’appartenance ethnique ont été totalement laissées de côté.

Toutefois, une de nos sources estime que les activités de Blinken en Azerbaïdjan ont augmenté après la visite en Arménie, en juin, de Sam Brownback, ancien ambassadeur itinérant des États-Unis pour la liberté religieuse à l’international. Lors d’une audition du Congrès sur les droits de l’homme au Nagorny Karabakh, après son retour, Brownback tenait un tout autre langage en appelant à une action législative.

« 120 000 chrétiens sont asphyxiés, bloqués par l’Azerbaïdjan ».

Son voyage avait été organisé par le projet Philos, qui s’efforce de garantir les droits de citoyenneté des minorités chrétiennes et leur possibilité de « s’épanouir » localement. Pour Robert Nicholson, président et fondateur de l’association, certains soutiens chrétiens en Occident sont curieusement réticents à l’idée de mettre en avant la question de la foi.

« Les chrétiens commettent souvent l’erreur de penser que la chose chrétienne à faire est de ne pas défendre spécifiquement les chrétiens. ». « Mais l’amour pour les frères est le marqueur prééminent de la foi du Nouveau Testament, raison pour laquelle je redouble d’ardeur dans mon soutien. »

Comme toutes les sources interrogées, Nicholson refuse de caractériser la question du Haut-Karabakh comme une persécution des chrétiens par les musulmans. Cependant, une forme de sectarisme religieux reste en jeu, car l’Arménie et l’Azerbaïdjan vivent de part et d’autre dans une fusion entre identité religieuse et ethnique. Face aux tentatives de l’Azerbaïdjan d’effacer la foi historique de l’enclave, Nicholson considère qu’il serait inapproprié de négliger le statut de chrétiens de ses habitants.

Tant les préoccupations humanitaires que la solidarité religieuse étaient mentionnées dans la lettre ouverte adressée par Philos au président Joe Biden en janvier. Mais dans ses efforts bipartisans pour influencer la politique étrangère des États-Unis, le mot « chrétien » est parfois stratégique.

« Les meilleurs interlocuteurs sur cette question ont été les démocrates », dit Nicholson. « Les républicains conservateurs qui s’identifient comme chrétiens ne semblent pas avoir suivi, et nous essayons de les intégrer. »

Tel est le cas de Joseph Daniel, responsable du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord pour International Christian Concern (ICC), qui s’occupe du dossier arménien pour l’association. Le travail d’ICC en matière de politique publique est toutefois secondaire par rapport à la sensibilisation de l’Église, son site web persecution.org ayant davantage pour but d’inciter de croyants à se préoccuper de la question. Bien qu’une telle approche facilite la collecte de fonds, elle les place à ses yeux dans une sorte de « bulle chrétienne ».

Mais pour l’Arménie, l’étiquette religieuse n’est pas suffisante en elle-même.

« Les chrétiens ne doivent pas se ranger du côté de leurs coreligionnaires pour cette seule raison », dit Daniel. « Mais plaider pour la préservation de l’héritage chrétien a une valeur, indépendamment des convictions personnelles. »

ICC a refusé plusieurs demandes d’activistes arméniens visant à mettre en avant leur cause lorsque le problème était essentiellement militaire, voire humanitaire. Mais même à l’époque soviétique, lorsque la nation était communiste, Daniel considère que la défense d’un peuple souffrant qui se considère comme chrétien aurait été la bonne chose à faire.

« Qui sommes-nous pour déterminer le pourcentage de foi individuelle nécessaire ? », demande-t-il. « Mais là où la lumière existe, même altérée, Dieu peut encore l’utiliser pour l’Évangile. »

C’est la principale motivation de l’Association missionnaire arménienne d’Amérique (AMAA), fondée en 1918 en partie pour s’occuper des survivants du génocide arménien en Turquie. Leurs efforts d’évangélisation se concentrent sur leur famille ethnique, mais leur engagement n’est en aucun cas dirigé contre l’Islam.

« Nous avons fait l’expérience de l’amour, de l’accueil et de la solidarité des Arabes musulmans après le génocide », raconte Zaven Khanjian, directeur exécutif de l’AMAA. « La ferveur religieuse est simplement manipulée par des parties cherchant à provoquer un embrasement. »

Par conséquent, lorsque l’AMAA parle de l’Artsakh au reste du monde, l’accent est mis sur les droits de l’homme et l’ethnicité.

« Les chrétiens d’Amérique ont une obligation de soutenir l’Arménie contre une volonté claire et crédible de nettoyage ethnique », dit Khanjian. « Mais ce qui touche tout le monde, c’est l’humanisme, et l’État, religieusement neutre, a l’obligation de défendre les valeurs de liberté et de justice dans le monde entier. »

Il en va de même pour les chrétiens, affirme Michel Abs, et notamment au Moyen-Orient.

En tant que secrétaire général du Conseil des Églises du Moyen-Orient (MECC), il a défendu les droits des chrétiens syriaques, mais aussi des Yézidis zoroastriens, des chiites alaouites hétérodoxes et des Palestiniens, dont la plupart sont musulmans. Ce qui compte, dit-il, ce n’est pas leur foi spécifique, mais leur citoyenneté régionale. Ainsi, dans la lettre du Conseil concernant le blocus de l’Artsakh, il n’est fait aucune mention de la religion.

« Tout le monde au Moyen-Orient sait que nous sommes attachés à la présence chrétienne dans la région », dit Abs. « Vouloir seulement mettre en avant notre identité religieuse devant l’Occident, c’est faire bon marché de notre foi, et nous montrer comme un peuple pleurnicheur. »

Au contraire, forts de l’amour du Christ, les chrétiens doivent défendre tout le monde. Lorsque les siens font fausse route, dit-il, il les conseille en conséquence. Le monde devient une mosaïque et les spécificités chrétiennes doivent nous rassembler.

« La croix est notre source d’inspiration », dit Abs. « Nous ne devons pas crucifier les autres. »

Selon Wissam al-Saliby, une approche se montre particulièrement fructueuse.

« Notre engagement place l’être humain — créé à l’image de Dieu — au-dessus de toute autre distinction », explique le porte-parole de l’Alliance évangélique mondiale (AEM) aux Nations unies. « Des diplomates ont fait l’éloge de nos efforts multiconfessionnels et nous ont dit qu’ils étaient plus efficaces que tout ce qui se concentre sur une seule religion. »

En Inde, par exemple, des musulmans et des hindous ont récemment été impliqués dans des actions de sensibilisation.

Représentant plus de 140 alliances nationales, Saliby explique que l’AEM est guidée par les préoccupations des évangéliques locaux. Dans certains pays, le message est distinct, si les évangéliques souffrent de manière spécifique. Dans d’autres pays, la dynamique interconfessionnelle actuelle ou historique pousse les responsables à s’éloigner d’un engagement œcuménique. Dans d’autres cas encore, les croyants se retrouvent dans des camps opposés, ce qui fait de l’instauration de la paix une priorité.

Mais lorsque c’est possible, comme dans le cas du Haut-Karabakh, la collaboration est la meilleure solution. La déclaration de l’AEM au Conseil des droits de l’homme des Nations unies en mars a été publiée conjointement avec le Conseil œcuménique des Églises et ne mentionne pas spécifiquement le christianisme.

« Nous défendons la liberté, les droits de l’homme et la dignité pour tous », explique Saliby. « C’est parfois plus facile à dire qu’à faire, c’est pourquoi nous devons discerner dans la prière la meilleure façon de nous exprimer et de nous engager auprès des autorités. »

Ce même processus a conduit Stefanus Alliance International à ne pas s’exprimer du tout en faveur du Haut-Karabakh. Mission chrétienne norvégienne et organisation de défense des droits de l’homme, son contexte européen favorise le langage de la liberté de religion ou de croyance, qui n’est pas en jeu dans le blocus.

« Si l’on veut jouer une carte, la carte religieuse peut permettre d’obtenir un soutien », analyse Ed Brown, secrétaire général américain de Stefanus, à propos des tendances dans la défense des chrétiens aux États-Unis. « Mais elle peut aussi exacerber les tensions et alimenter le problème à long terme. »

La religion est un facteur dans l’enclave, souligne-t-il, mais ce n’est qu’un facteur parmi d’autres. Les griefs historiques dans le Caucase remontent à des décennies et chaque partie a souvent diabolisé l’autre. Dans le cas du Haut-Karabakh, les Arméniens souffrent réellement et méritent d’être soutenus. Mais un travail honnête en matière de droits de l’homme doit également reconnaître les abus que les leurs ont commis par le passé en tant que puissance occupante.

Les victimes dans une situation peuvent devenir des agresseurs dans une autre, observe Brown, et la défense des droits doit s’adapter en conséquence.

Bien que l’étiquette religieuse ne soit pas au centre du conflit dans la crise actuelle, pourrait-il être utile de la mettre en avant dans d’autres ?

« Cela dépend, et je pense que nous avons besoin des deux approches. » « Mais en fin de compte, quel que soit le contexte, il est difficile de savoir ce qui fonctionnera le mieux. »

Quelles que soient les raisons qui avaient finalement poussé Antony Blinken à s’impliquer, à peine 21 heures après avoir salué dans un tweet l’accord d’aide humanitaire, le secrétaire d’État américain se trouvait à appeler à une cessation immédiate d’hostilités « inacceptables ». Quatre heures plus tard, il déclarait avoir parlé directement à Aliyev.

L’Azerbaïdjan a tout de même poursuivi sa route.

Toutes les actions de soutien n’ont-elles servi à rien ? Les Arméniens déplorent que les puissances occidentales ne cessent de « mettre en garde », mais ne parviennent pas à lier l’agression à des conséquences spécifiques. Aujourd’hui, face à une nouvelle phase du conflit, eux et leurs alliés prévoient encore de redoubler d’efforts.

Nicholson, le président du Philos Project, se sent conforté dans son évaluation de la situation et son soutien aux Arméniens.

« L’Azerbaïdjan a montré son vrai visage au monde, et nous, porte-paroles, sommes ceux qui avons contribué à le rendre visible. » « Cela montre ce qu’un petit groupe de personnes engagées peut faire, avec l’aide de Dieu. »

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Les églises marginalisées du Maroc s’engagent auprès des victimes du séisme.

Les croyants de ce pays où la foi chrétienne autochtone n’est pas officiellement reconnue servent leurs compatriotes déplacés à la recherche d’un refuge et de la volonté de Dieu.

Une femme passe devant les décombres d’un bâtiment endommagé lors du tremblement de terre au Maroc.

Une femme passe devant les décombres d’un bâtiment endommagé lors du tremblement de terre au Maroc.

Christianity Today September 19, 2023
Carl Court / Getty

Après le violent tremblement de terre qui a frappé le Maroc le 8 septembre dernier, des chrétiens locaux et étrangers ont également participé aux opérations de secours.

Près de 3 000 personnes sont mortes et plus de 5 000 ont été blessées. D’une magnitude de 6,8 sur l’échelle de Richter, il s’agit du tremblement de terre le plus puissant que la nation nord-africaine ait connu depuis 1969 et le plus meurtrier depuis 1960.

Loin de l’épicentre situé près de la ville historique de Marrakech, un groupe de croyants rassemblés se posaient tous la même question.

« Personne ne demande jamais aux victimes de catastrophes pourquoi cela leur est arrivé à eux », raconte Youssef Ahmed, l’un des responsables de l’Église du Nord de Tanger, située à près de 550 kilomètres de là. « Mais quand on y est soi-même confronté, tout le monde veut comprendre la volonté de Dieu. »

Le culte de cette église de maison a duré beaucoup plus longtemps que d’habitude.

Bien que le Maroc ne reconnaisse que l’islam et le judaïsme comme religions nationales, les croyants locaux affirment généralement que le gouvernement les autorise à pratiquer leur culte paisiblement chez eux, sous une surveillance protectrice, mais soutenue. L’alcool et le porc, interdits par la charia, sont également en vente libre dans le pays. Environ 15 % des citoyens se déclarent non religieux, mais seuls 25 % expriment leur confiance dans les responsables religieux.

« Nous ne sommes pas soumis à des restrictions au Maroc », explique Youssef Ahmed. « Il faut juste éviter de créer des nuisances. »

Le dernier rapport du département d’État américain sur le Maroc indique que, si l’« atteinte à la religion islamique » est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison, il n’y a pas de cas connu de chrétien condamné en vertu de cette loi.

Mais ce dimanche-là, ces anciens musulmans avaient d’autres préoccupations.

« Pourquoi cela est-il arrivé ? Impossible de le savoir. Est-ce à cause du péché ? Impossible de le savoir. S’agissait-il d’un test, comme pour Job ? Impossible de le savoir », a répété Ahmed qui dirigeait la discussion. « Tout ce que nous savons, c’est que Dieu a permis que cela se produise et que ses voies sont justes. Nous gardons confiance en lui. »

Après ces temps de mise au point et d’encouragement, ils se sont engagés au service de leurs compatriotes.

La communauté fait partie de l’Union des églises chrétiennes, fondée par Youssef Ahmed en 2010 et composée de 36 communautés membres. Les fidèles se sont rendus dans le sud avec des provisions pour voir ce qu’ils pouvaient faire.

En tentant d’atteindre des villages isolés dans les montagnes de l’Atlas, où de nombreuses maisons en briques ont été détruites, ils ont été repoussés par des barrages routiers qui n’autorisaient l’accès qu’aux membres de la famille. Poursuivant leur route jusqu’à la place Jemaa al-Fnaa à Marrakech, ils ont découvert une immense foule rassemblée là dans la crainte de répliques. Ils se sont rapidement joints à la multitude de Marocains – et de touristes – qui distribuaient de l’eau et des couvertures.

Une grande partie de ce site du 9e siècle inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO, avec notamment la mosquée médiévale de Koutoubia qui surplombe la place, est restée intacte. Mais un minaret moins connu s’est effondré, de même que des portions du mur d’enceinte du 12e siècle. La mosquée de Tinmel a également été gravement endommagée. Elle avait été construite par la dynastie almohade dans une vallée de l’Atlas à une centaine de kilomètres de Marrakech avant que le califat berbère ne conquière la ville et ne se dirige vers l’Espagne,

Un pasteur marocain estime que l’Église compte aujourd’hui environ 80 % de Berbères.

Pendant ce temps, depuis la ville d’Agadir, à 240 kilomètres au sud-ouest de l’épicentre, Rachid Imounan essayait lui aussi d’apporter son aide. À la tête d’un réseau local d’environ 150 chrétiens, il a travaillé avec sa communauté pour distribuer de la nourriture, des vêtements et des médicaments, ainsi que pour rendre visite aux blessés à l’hôpital de la ville. Audacieux lorsque la chose est possible, il s’est efforcé d’apporter un « message spirituel réconfortant » sur le salut.

« C’est ce que la Bible nous enseigne : être ensemble dans la joie et la tristesse », dit Rachid Imounan. « Nous n’avons pas grand-chose, mais nous avons une force spirituelle. »

L’Association marocaine des droits humains, avec le Département d’État américain, estime à 25 000 le nombre de citoyens chrétiens dans le pays, tandis que des responsables étrangers estiment que la communauté des expatriés compte environ 10 000 protestants et 30 000 catholiques romains.

Le dimanche qui a suivi la tragédie, le pape François s’est joint à la solidarité internationale et a prié pour les victimes du tremblement de terre. « Nous sommes aux côtés du peuple marocain », a-t-il déclaré, alors que le Vatican proposait son aide.

En 2016, le Maroc avait accueilli des centaines de responsables musulmans pour publier la Déclaration de Marrakech, s’engageant à protéger les minorités chrétiennes historiques alors que l’État islamique ravageait la Syrie et l’Irak. En 2019, François s’était rendu dans le royaume dans le cadre de ses efforts de rapprochement avec le monde musulman. En juin dernier, lors d’une conférence parlementaire mondiale, le roi du Maroc Mohammed VI a réitéré l’engagement de son pays à garantir le « libre exercice du culte » à tous les chrétiens étrangers.

Le 15 septembre, il faisait un don de 100 millions de dollars de sa fortune personnelle pour venir en aide aux victimes du tremblement de terre.

Youssef Ahmed rapporte que les églises protestantes internationales de Tanger, Casablanca et Marrakech se sont jointes à l’effort général.

Il en va de même pour PM Internacional (PMI), une agence missionnaire latino-américaine travaillant dans les pays musulmans. En collaboration avec de nombreux autres collègues, ils ont établi un camp de base pour distribuer des fournitures d’urgence tout en collectant des fonds pour venir en aide aux personnes déplacées.

« Nous essayons d’être les mains et les pieds de Jésus, d’incarner son amour », témoigne le coordinateur de terrain de PMI, qui a requis l’anonymat conformément à la politique de l’agence. « Et comme encouragement à l’Église, nous constatons chaque jour une plus grande unité, car les expatriés et les croyants locaux travaillent ensemble. »

Ces derniers ne peuvent légalement pas agir seuls.

« L’église n’est pas enregistrée et n’est donc pas en mesure d’apporter une aide officielle », explique Adam Rabati, président de l’Union des chrétiens marocains, qui regroupe 65 communautés de maison. « Nous avons toujours été rejetés par nos familles et par la société conservatrice. »

Vivant à 300 kilomètres au nord de l’épicentre, à Rabat, il rapporte que sa maison au village a également été endommagée par le tremblement de terre. Alors que son union cherche à aider les personnes déplacées, il fait campagne depuis longtemps pour obtenir la reconnaissance officielle des chrétiens locaux et des droits religieux en matière de mariage, d’enterrement et d’éducation des enfants.

Si leur situation s’était clairement détériorée au cours de la décennie précédente sous la gouvernance de politiciens islamistes, Adam Rabati affirmait en 2021 que les croyants devraient encore se battre pour leurs revendications sous le gouvernement libéral nouvellement élu.

Portes Ouvertes classe le Maroc au 29e rang de son Index mondial des nations où il est le plus difficile d’être chrétien. La loi interdit « d’ébranler la foi d’un musulman ».

Une jeune croyante de 25 ans, fille et petite-fille de pasteur, partage l’avis de Rabati. Lorsqu’elle était étudiante, elle s’irritait de devoir mémoriser le Coran et les rituels de prière islamiques, et ne parlait à personne de sa véritable foi.

« Le christianisme marocain est très fragile », estime-t-elle en parlant de l’impact de la non-reconnaissance. « Nous vivons notre foi en secret et pratiquons notre culte dans la clandestinité. »

Mais le tremblement de terre pourrait faire sortir certains chrétiens locaux de leur isolement.

La maison de la jeune femme, qui vit à Casablanca, a tremblé, mais n’a subi aucun dommage matériel. Pour des raisons de sécurité, elle a préféré l’anonymat pour elle et l’organisation avec laquelle elle travaille, mais avec cette agence et d’autres chrétiens, elle a distribué de la nourriture, des vêtements, des tentes et d’autres produits de première nécessité.

Partout où elle va dans la région, elle est confrontée à la mort. Sur les routes de montagne quasi infranchissables qui mènent aux villages isolés, elle a vu d’autres conducteurs basculer. Dès son arrivée sur place, elle s’est trouvée confrontée à une réalité saisissante : la puanteur des corps en décomposition coincés sous les décombres.

Le travail de secours la tient éveillée jusqu’à 2 heures du matin, et ce pour une raison bien précise : « Il est très important pour nous, en tant que chrétiens, d’avoir un impact positif sur notre société et de montrer au monde qui est Jésus. »

L’association Al Yassamine existe pour la même raison.

Elle a été créée en 2007 par Mustafa Soussi, un ancien militant islamiste qui souhaitait que sa foi en Christ rayonne dans le monde. En application de Jacques 2.26 — la foi sans les œuvres est morte — son organisation œuvre pour le développement durable précisément dans les régions marocaines dévastées par le tremblement de terre. Il est originaire de Taroudant, à 240 kilomètres au sud de Marrakech.

Connue pour ses responsables chrétiens, Al Yassamine a été la première à entrer en scène.

Comme d’autres croyants, Mustafa Soussi a distribué de la nourriture, des vêtements et des médicaments, en se rendant d’abord dans les zones reculées qui n’avaient pas encore été atteintes par le gouvernement ou d’autres organismes de secours. Mais contrairement aux autres chrétiens que nous avons pu interroger, son groupe est officiellement enregistré auprès des autorités compétentes.

« Nous ne pouvons pas participer aux secours en cas de tremblement de terre au nom de l’Église », explique Soussi. « Mais en tant qu’association, nous avons légalement le droit d’aider les personnes touchées. »

Il emploie des musulmans côte à côte avec des chrétiens, et aide les uns et les autres sans faire de distinctions. Moins soucieux de témoigner verbalement que d’incarner Matthieu 7.16 — vous les reconnaîtrez à leurs fruits — Soussi ne sert pas en tant que croyant en Jésus, mais en tant que citoyen prêt à répondre à toute question sur sa foi.

Mais il a une motivation prépondérante : « C’est mon pays qui a fait de moi ce que je suis aujourd’hui. Je veux que nous comprenions que le Maroc n’est pas réservé aux musulmans. »

Originaire d’une famille pieuse, ses parents et ses frères et sœurs ont refusé de lui parler après sa conversion au christianisme en 1994. Neuf ans plus tard, lui et d’autres donnaient à leur église de maison le nom du prophète Job, s’identifiant ainsi à la persévérance de cette figure de l’Ancien Testament face à de grandes souffrances.

Mais en 2009, la famille de Soussi l’a à nouveau accueilli et cherche même à entendre ce qu’il a à dire.

La figure de Job, évidemment, convient bien à des périodes de désastre national. Lorsque les collègues de Youssef Ahmed ont distribué leur eau aux déplacés à Marrakech, comme Mustafa Soussi, ils n’ont fait aucune distinction religieuse particulière.

Ils espéraient cependant susciter une réflexion sur la volonté de Dieu.

« Tout ce que nous leur avons dit, c’est : Dieu vous aime », raconte Ahmed. « Mais cela peut ouvrir des conversations : S’il m’aime, pourquoi est-ce arrivé ? »

Certains se sont engagés sur cette voie, d’autres pas. Avec tous, les croyants se sont efforcés d’agir avec sagesse, sachant que le gouvernement pouvait les surveiller. Mais il n’y a pas de loi interdisant de parler aux gens, dit Youssef Ahmed, et les actes sont plus éloquents que les paroles.

« Les musulmans sont nos voisins. Nous n’avons peut-être pas d’impact visible pour l’instant, mais nous plantons une graine. »

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France : une majorité de chrétiens soucieux du changement climatique.

Dans une nouvelle étude commandée par A Rocha France, un nombre écrasant de répondants protestants et catholiques affirment que « Prendre soin de la Terre c’est aussi prendre soin de mon prochain. »

Christianity Today September 19, 2023
Francois Mori / AP Images / Edits by Christianity Today

La plupart des chrétiens français — 92 % des catholiques et 87 % des protestants — pensent que l’environnement et le changement climatique devraient être plus présents dans la vie de leur paroisse ou de leur communauté locale. La moitié d’entre eux — 52 % des catholiques et 58 % des protestants — estiment que l’Église devrait s’exprimer sur les questions environnementales et le changement climatique.

C’est ce qui ressort d’un nouveau sondage réalisé par l’Institut français de l’opinion publique (IFOP), l’organisation à but non lucratif Parlons Climat et l’organisation chrétienne de défense de l’environnement A Rocha France, qui révèle pour la première fois la façon dont les croyants français perçoivent la crise climatique actuelle.

L’enquête explore la relation entre la pratique religieuse et les positions relatives à l’écologie au sein de la population française, offrant un aperçu de l’engagement individuel, du rôle attendu de l’Église et du lien entre l’intensité de la pratique religieuse et la volonté d’agir en faveur de l’environnement.

Bien que l’étude ne reflète pas l’ensemble des positionnements des chrétiens français à l’égard des préoccupations environnementales, elle éclaire la manière dont les catholiques et les protestants peuvent percevoir le changement climatique et le rôle de l’Église dans ce domaine, estiment les chercheurs.

Les résultats suggèrent que la communauté protestante française est de plus en plus préoccupée par le changement climatique, 80 % des protestants interrogés étant d’accord pour dire que nous devons « changer nos modes de vie radicalement dès maintenant pour lutter contre la dégradation de l’environnement et le changement climatique ».

Parmi les chrétiens favorables à une plus forte présence du thème dans leur Église, 42 % des répondants catholiques et protestants sont d’accord pour dire que ce serait une bonne idée d’inviter « des associations ou des experts afin d’échanger sur le sujet », mais seul un tiers (30 % des catholiques, 33 % des protestants) estiment que le changement climatique devrait être abordé dans le cadre « du sermon du prêtre/message du pasteur ».

« Ce type d’enquête, tout à fait habituel dans certains pays comme aux États-Unis par exemple, est une première en France », affirme Jean-François Mouhot, directeur d’A Rocha France. « Les résultats […] nous permettront d’identifier les points de résistance et de mieux communiquer l’importance des questions écologiques et climatiques au public chrétien, ce qui est l’objectif principal d’A Rocha. »

Un nombre écrasant de répondants chrétiens (92 % des catholiques, 90 % des protestants) sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « prendre soin de la Terre c’est aussi prendre soin de mon prochain ». Par ailleurs, une majorité de répondants chrétiens (71 % des catholiques, 76 % des protestants) déclarent avoir participé à des marches pour le climat et à des actions locales de protection de l’environnement (73 % des catholiques, 77 % des protestants).

Près de deux tiers des catholiques et des protestants (65 % et 62 % respectivement) pensent que le changement climatique est principalement dû à l’activité humaine. En outre, 85 % des catholiques et 80 % des protestants sont d’accord pour dire qu’un changement radical est nécessaire pour lutter contre la dégradation de l’environnement.

Cependant, l’enquête montre qu’environ la moitié des catholiques et des protestants (53 % et 49 % respectivement) affirment ne pas savoir quoi faire face à la dégradation de l’environnement et au changement climatique. Une minorité de catholiques et de protestants (respectivement 20 % et 27 %) ont également déclaré que « mes réflexions écologiques et spirituelles se nourrissent l’une et l’autre ».

Si la majorité des participants ont exprimé un désir concret d’engagement environnemental, même au sein de leur Église, le rôle des institutions humaines et institutions religieuses sur ces questions semble plus discuté.

« Ce qui est intéressant en France, c’est que plus un chrétien est pratiquant, plus il est susceptible d’être sensible aux questions environnementales », observe Jean-François Mouhot. « Pour les protestants [pratiquants], il y a une demande de déclarations claires de la part des institutions protestantes, et je pense que le consensus [entre eux] sera d’autant plus clair qu’une déclaration officielle aura été faite. »

Le bilan est cependant « nuancé par la présence d’un contre-discours environnemental chez certains participants, influencé principalement par une perspective négative quant à la relation entre l’écologie et la religion », estime A Rocha France. « Cette perception défavorable semble constituer l’obstacle majeur pour ceux qui résistent à l’intégration de préoccupations environnementales au sein de leur cadre religieux. »

En France, les partis politiques et diverses associations à but non lucratif s’expriment souvent sur les questions environnementales, mais il s’agit ici de la première étude quantitative sur les chrétiens français et la manière dont ils envisagent l’action environnementale dans le contexte de leur vie ecclésiale. Les catholiques représentent 29 % de la population française et les protestants seulement 3 %, selon l’Institut national de la statistique et des études économiques et la Fédération protestante de France.

Le rapport a été réalisé auprès de trois échantillons de répondants regroupant ensemble près de 2 000 personnes, dont un échantillon non représentatif de chrétiens, comprenant 484 catholiques se déclarant comme pratiquants et 379 protestants. La pratique religieuse effective au sein de ces groupes est variable. 31 % des catholiques et 44 % des protestants affirment assister régulièrement à une messe ou un culte. 23 % des catholiques et 42 % des protestants déclarent « pratiquer personnellement votre religion (prière, lecture de la Bible, louange, contemplation…) » au moins une fois par semaine.

L’IFOP note que « les échantillons Protestants et Catholiques ne peuvent être considérés comme représentatifs au sens statistique du terme, il s’agit d’échantillons de convenance. » A Rocha France et Parlons Climat voient également cette limite : l’étude ne peut pas décrire entièrement ce que la population chrétienne française en général pense de l’environnement et il ne s’agit pas nécessairement d’un échantillon représentatif. Mais l’étude donne toutefois une meilleure idée de ce les catholiques pratiquants et les protestants perçoivent ces questions, estime A Rocha.

Ce travail, initié par Parlons Climat et A Rocha France, fait suite à des recherches préparatoires impliquant de nombreuses organisations chrétiennes en France ainsi qu’à des études académiques antérieures.

Parlons Climat et A Rocha sont « très heureux de publier aujourd’hui cette étude complétée, nourrie de nombreux entretiens préalables avec des acteurs chrétiens et universitaires », a déclaré Lucas Francou Damesin, co-fondateur de Parlons Climat. « Comprendre la spécificité du regard des catholiques et des protestants sur la transition écologique nous semble être un enjeu essentiel. »

Jean-Marc Mouhot, lui, se réjouit d’une opportunité « pour mieux communiquer et mobiliser [les chrétiens] sur le sujet du changement climatique. »

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Un pasteur russe s’est opposé à l’invasion de Poutine. Cela lui a coûté son Église.

Mikhail Manzurin priait pour l’Ukraine pendant les cultes. Il est aujourd’hui réfugié aux États-Unis.

Mikhail Manzurin

Mikhail Manzurin

Christianity Today September 12, 2023
Photographie de Rita Harper pour Christianity Today

En septembre 2022, cinq jours après l’annonce de la mobilisation par le président russe Vladimir Poutine de 300 000 réservistes militaires pour poursuivre l’invasion de l’Ukraine, Mikhail Manzurin a pris un bus pour le Kazakhstan et n’est pas revenu.

Le jeune homme de 25 ans parcourait les réseaux sociaux russes sur son téléphone lorsqu’il a vu un message de son ancien pasteur : les personnes qui fuient la Russie pour éviter l’appel sous les drapeaux sont comme des « rats fuyant un navire en train de couler », écrivait ce pasteur. « Ce sont des lâches. »

Manzurin a commenté le message : « Sache que tu parles de moi. Je viens également de quitter la Russie. »

Ce pasteur avait été « comme un père » pour Manzurin et sa femme, Nailia, 27 ans. Il avait accompagné cette dernière depuis qu’elle s’était convertie au christianisme et avait été le pasteur des Manzurin pendant des années avant de placer Mikhail à la tête de leur église à Moscou pour pouvoir lui-même implanter une communauté dans une autre ville.

Quelques mois plus tard, en décembre, lorsque Poutine a signé un projet de loi rendant illégal le fait de promouvoir, de « louer » ou de s’identifier à la communauté LGBT, ce pasteur et de nombreux autres évangéliques russes ont applaudi. La Russie, écrivait le pasteur des Manzurin sur les réseaux sociaux, se porte beaucoup mieux que les « États-Unis mourants », un pays qui « répand les ténèbres et le péché ».

Mikhail a répondu par des questions : « Peut-on vraiment dire cela d’une nation entière ? Et si tu dis que les États-Unis et l’Europe répandent les ténèbres et le péché, que répand la Russie en ce moment ? La vérité et la lumière ? »

Peu après ce commentaire, le pasteur le bloquait pour tous ses comptes sur les réseaux sociaux.

C’est l’une des nombreuses précieuses relations que les Manzurin ont perdues en raison de leurs opinions divergentes sur la guerre en Ukraine. Mikhail raconte qu’ils aiment toujours ce pasteur et qu’il leur manque. « Mais nous ne pouvons plus l’appeler notre pasteur. Nous avons des positions complètement différentes. »

Cette rupture entre les Manzurin et ce pasteur est une représentation miniature de la division plus large entre évangéliques en Russie au sujet de la guerre en Ukraine. Les critiques publiques des Manzurin à l’égard de la guerre ne leur ont pas seulement coûté des relations : elles les ont mené jusqu’à demander l’asile politique aux États-Unis avec leurs deux fils, tous deux âgés de moins de trois ans.

Les premiers décomptes effectués par les pays accueillant des émigrés russes, dont les États-Unis, indiquent qu’au moins 500 000 Russes ont quitté le pays depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022. Le nombre réel pourrait atteindre un million.

Le coût spirituel de la guerre pour la Russie est plus difficile à quantifier. Cette situation a rompu les relations étroites qui existaient depuis longtemps entre les Églises ukrainienne et russe. Depuis l’effondrement de l’Union soviétique, l’Ukraine a envoyé plus de missionnaires et d’implanteurs d’églises en Russie que n’importe quel autre pays. Plus de la moitié des églises évangéliques de Russie ont été fondées et sont dirigées par des Ukrainiens. Les relations entre les chrétiens des deux pays étaient cependant déjà tendues depuis que la Russie avait annexé la Crimée en 2014 et soutenu les séparatistes prorusses dans la région du Donbass.

Après l’invasion russe de 2022, Pavlo Tokarchuk, un pasteur baptiste ukrainien de Lviv qui a grandi en Russie en tant qu’enfant de missionnaire, déclarait à CT que les Ukrainiens ont le sentiment qu’il est pratiquement impossible de poursuivre une réelle relation avec les églises russes, dont beaucoup sont soit silencieuses, soit favorables à la guerre.

« Je n’ai jamais ressenti autant de colère de ma vie », déclarait-il. « Je ne vois pas comment les Ukrainiens pourraient envoyer des missionnaires en Russie maintenant. Il est plus facile d’envoyer des missionnaires en Chine qu’en Russie. Les relations entre les églises russes et ukrainiennes sont vraiment, vraiment endommagées, et cela durera pendant des générations. »

Au sein des églises évangéliques russes, les divergences d’opinions sur la guerre — et sur la manière dont les chrétiens doivent réagir — ont également divisé les communautés. Une église appelée Maison du Père, qui compte moins de 50 membres, a attiré plus de 130 000 vues sur YouTube lorsqu’elle a publié une vidéo condamnant la guerre comme « le mal sous une enveloppe humaine » et accusant d’autres églises russes d’être complices de la dévastation.

« Je m’adresse à l’Église russe avec la douleur au cœur : vous êtes responsables », déclare le pasteur dans la vidéo, assis devant la chaire avec 21 autres membres de sa communauté. Il raconte que, depuis des années, il dénonçait les actes d’injustice commis dans le pays, mais « vous êtes restés silencieux, et maintenant il y a des fissures (dans l’Église). Si vous vous étiez levés, il n’y aurait pas de morts, il n’y aurait pas de larmes aujourd’hui […] des millions de personnes en Ukraine ne souffriraient pas aujourd’hui. »

Il y a un peu plus d’un an, les Manzurin auraient reproché à cette église d’être « trop politique », mais depuis Mikhail a appelé le pasteur de la Maison du Père et s’est excusé de ne pas avoir soutenu la communauté : « Je suis désolé. Je me suis trompé. Nous devons être chrétiens partout, pas seulement à l’église, mais aussi en tant que citoyens. »

C’est ce que Mikhail a essayé de faire. Aujourd’hui, lui et sa famille en paient le prix.

Mikhail a grandi dans la ville où se trouve l’église Maison du Père, une ville située à la frontière entre la Russie et le Kazakhstan, appelée Orsk. Sa mère était la seule croyante de la famille. Lorsqu’il s’installe à Moscou pour ses études, Mikhail se sent mal à l’aise et perdu. Il commence à lire la Bible et devient rapidement chrétien.

Nailia ManzurinPhotographie de Mike Kane pour Christianity Today
Nailia Manzurin

Nailia rencontre également Dieu en tant qu’étudiante à Moscou, alors qu’elle se sentait solitaire et le cœur vide. Sa sœur, première convertie de sa famille tatare musulmane, lui envoie les sermons d’un pasteur ukraino-américain russophone de Seattle qui gagnait en popularité dans les pays du monde postsoviétiques. Nailia participe alors à une retraite chrétienne de trois jours dans la banlieue de Moscou et vit ce qu’elle décrit comme une expérience transformatrice : « Je suis allée à la retraite en robe moulante et talons hauts, et j’en suis ressortie complètement changée. »

Mikhail et Nailia se sont rencontrés à la Moscow Good News Church, l’une des plus grandes églises évangéliques de Russie, lors d’une rencontre de prière matinale. Peu de jeunes adultes étaient prêts à se réveiller pour prier à 6 heures du matin, et ceux qui le faisaient — généralement moins d’une douzaine, parfois seulement Mikhail et Nailia — se distinguaient évidemment.

Ils ne tardent pas à se remarquer l’un l’autre : Mikhail, un grand blond aux yeux clairs, et Nailia, une brune aux yeux de biche. Il l’invite à prendre un café. Après plusieurs rendez-vous autour d’un café, Mikhail pose la grande question : il avait étudié le mandarin à Hohhot, dans le nord de la Chine. Depuis lors, il se sentait appelé à devenir missionnaire en Chine. Irait-elle avec lui ?

« Pourquoi pas ? », répond Nailia.

Mikhail avait 21 ans lorsqu’ils se sont mariés, et Nailia 23. Ils étaient jeunes et pleins de rêves. Mikhail gagnait bien sa vie en tant que professeur d’anglais et de mandarin, et ils étaient ensemble pasteurs d’une communauté moscovite appelée Kingdom Glory Church, qu’ils considéraient comme un lieu de préparation avant un futur travail missionnaire en Chine.

Puis, le 24 février 2022, leur pays a envahi l’Ukraine.

Les Manzurin, comme la plupart des gens dans le monde, se sont réveillés ce matin-là et ont regardé les nouvelles avec stupeur. Il y avait des signes que quelque chose se préparait. Le dimanche précédant l’invasion, alors qu’ils se rendaient à l’église, ils avaient vu des chars d’assaut sur la route. Mais personne dans leur entourage n’y avait prêté attention ; l’intérêt de tous semblait fixé sur les Jeux olympiques d’hiver et le scandale du dopage de la patineuse artistique Kamila Valieva.

Selon les médias d’État russes, l’attaque contre l’Ukraine était justifiée : l’Ukraine avait attaqué la Russie en premier et la Russie déracinait le nazisme de l’Ukraine et sauvait les citoyens ukrainiens d’origine russe de l’oppression de l’État. Ils expliquaient que le président ukrainien Volodymyr Zelensky était un toxicomane et un homosexuel, et que l’Ukraine était le dernier rempart contre l’immoralité libérale de l’Occident et devait être sauvée.

Pendant ce temps, les Manzurin entendaient de tout autres choses de la part des chrétiens ukrainiens, qui publiaient sur Instagram des vidéos pleines de larmes montrant ce que les missiles russes faisaient à leurs quartiers. Voilà ce qui se passe, disaient-ils. C’est diabolique. Si vous êtes un frère ou une sœur en Christ, dites quelque chose.

Les chrétiens de Russie se sont rapidement divisés en plusieurs factions. Certains ont soutenu activement Poutine, d’autres l’ont fait passivement ou par leur silence. Certains opposants restent aussi silencieux. Seule une très petite minorité a ouvertement condamné la guerre.

Au fur et à mesure que les histoires horribles se succèdent en Ukraine, Mikhail et Nailia se sentent de plus en plus troublés. Doivent-ils s’exprimer ? « C’était une question très sérieuse pour moi », se souvient Mikhail. Après avoir prié et jeûné pendant une semaine, il a pris une décision : « Il y avait quelque chose en moi qui faisait que je ne pouvais pas rester silencieux. »

Au début, Mikhail voulait se joindre aux manifestations antiguerre dans les rues. Mais Nailia, qui était enceinte de leur deuxième enfant, s’y est opposée. Mikhail a donc pris la parole en chaire. Chaque dimanche, il priait pour l’Ukraine, mais ne priait pas pour la victoire de la Russie. Après le culte, à l’heure du thé avec les membres de la communauté, il s’exprimait librement sur le mal qu’il pensait de ce que la Russie faisait à l’Ukraine.

Les membres les plus âgés de l’église, en particulier ceux qui conservent une certaine nostalgie de l’ère soviétique, se sont effarouchés. « Oh, tu es trop jeune », lui ont-ils dit. « Tu ne peux pas comprendre. »

Certains membres ont tenté de débattre avec lui en s’appuyant sur les Écritures. Mikhail raconte qu’un membre lui a dit : « Poutine est comme Josué. Josué a aussi tué des gens, mais c’était la volonté de Dieu. » D’autres interrogeaient : « La Bible ne dit-elle pas qu’il faut bénir les autorités et non les maudire ? Nous devons bénir notre président et prier pour lui, et non le critiquer. »

Au moment de sa conversion, Mikhail pensait que les chrétiens ne devaient pas s’impliquer dans la politique, mais se concentrer sur les questions spirituelles. Son ancien pasteur, l’Américain Rick Renner, fondateur de l’église Good News Church de Moscou, en était le modèle. Dans une déclaration publique datant d’avril 2022, par exemple, Renner écrivait : « Je ne me suis jamais permis de faire une déclaration politique […] Dieu m’a appelé à enseigner la Parole de Dieu aux gens, quel que soit l’endroit où ils vivent ou la langue qu’ils parlent. Et si j’utilise ma notoriété à d’autres fins, cela signifie que je m’éloigne de l’appel de Dieu. »

Mikhail et Nailia Manzurin ont fui la Russie et résident aujourd’hui à 40 minutes au sud de Seattle.Photographie de Mike Kane pour Christianity Today
Mikhail et Nailia Manzurin ont fui la Russie et résident aujourd’hui à 40 minutes au sud de Seattle.

Dans un sermon prononcé quelques mois plus tard, Renner prêchait que Dieu est un Dieu d’ordre et qu’il ne tolère pas le désordre ou le manque de respect. « Dans le Nouveau Testament, jamais, pas une seule fois, nous ne trouvons une approbation du manque de respect pour l’autorité », déclarait-il. « En fait, je trouve tout à fait frappant que le Nouveau Testament, du début à la fin, enseigne le respect et la soumission dans tous les domaines de la vie. » Il exhortait les chrétiens à « s’abstenir de prononcer des paroles laides et irrespectueuses » qui « ne reflètent pas l’attitude de Jésus-Christ » à l’égard de leurs autorités.

D’après ce que Mikhail a pu constater, la majorité des évangéliques en Russie soutiennent ouvertement ou tacitement Poutine. Même sa mère et la sœur de Nailia, à qui les Manzurin attribuent leur conversion, ont exprimé leur soutien à la guerre. (Sa mère a depuis changé d’avis.) Parfois, Mikhail s’est demandé s’il n’avait pas tort d’être aussi critique.

Poutine s’est longtemps présenté comme un défenseur des valeurs chrétiennes, fustigeant les nations occidentales pour leur adhésion à la culture LGBT et leur abandon de leurs racines religieuses et culturelles. De nombreux évangéliques, comme le pasteur qui a bloqué Mikhail sur les réseaux sociaux, perçoivent un changement de valeurs culturelles au niveau mondial et voient en Poutine un leader fort pour une période comme celle-ci.

Quatre jours après l’annonce de ses plans par Poutine en septembre 2022, le dirigeant pentecôtiste Andrey Dirienko déclarait qu’il avait remercié Dieu lorsqu’il avait entendu l’annonce. Il a lu à haute voix 1 Samuel 8, dans lequel les Israélites demandent à Samuel de leur donner un roi, affirmant que le passage « souligne le droit du roi à lever une armée. C’est le droit biblique du roi. On ne peut pas dire le contraire. » Ce pasteur d’une mégaéglise au nord de Moscou et conseiller religieux du Kremlin compare Poutine à Gédéon, qui a répondu à l’appel de Dieu en levant une armée.

Ilya Fedorov, pasteur de la mégaéglise moscovite Glory of God, déclarait lors d’une conférence : « Le monde gît dans le mal, mais la Russie est un pays béni […] Poutine est le seul à se dresser contre le mal. »

Durant cette période, plus les Manzurin s’expriment contre la guerre, plus leur communauté se rétrécit, jusqu’à ce que, certains dimanches, ils soient seuls à se présenter. Lorsque certains parents des élèves de Mikhail voient ses messages antiguerre sur les médias sociaux, ils plaignent au directeur de l’école d’enseignement linguistique, qui réprimande Mikhail pour son manque de patriotisme et de foi. Mikhail se sent obligé de démissionner et se concentre sur l’enseignement en ligne. Mais même là, les parents d’au moins un élève découvrent ses opinions sur la guerre avec l’Ukraine et ne veulent plus de lui.

Une nuit d’avril 2022, quelques mois après l’entrée des soldats russes en Ukraine, Mikhail fait un rêve. Dans ce rêve, le pasteur ukrainien américain de Seattle dont Nailia écoutait les sermons à l’université écrivait aux Manzurin pour leur demander de venir servir dans son église à Seattle. Lui et sa famille se retrouvaient alors dans un aéroport avec des billets d’avion pour les États-Unis. Il ne leur restait que trois heures avant le départ lorsqu’ils réalisaient qu’ils n’avaient pas de visa. Mikhail se réveille stupéfait. Dieu voulait-il qu’ils s’installent en Amérique ? « Prions à ce sujet », conseilla Nailia.

En mai, Nailia était enceinte d’environ huit mois lorsque les Manzurin décident de fermer leur église et de retourner à Orsk, la ville natale de Mikhail. Ils avaient besoin de l’aide de leur famille pour s’occuper des enfants, mais sentaient aussi qu’il était temps de passer à une nouvelle saison, même s’ils ne savaient pas encore laquelle.

Les Manzurin attendent leur première audience d’asile politique, prévue pour juillet 2024.Photographie de Mike Kane pour Christianity Today
Les Manzurin attendent leur première audience d’asile politique, prévue pour juillet 2024.

Puis, le 21 septembre 2022, le président Poutine déclare une « mobilisation partielle » des réservistes des forces armées russes pour soutenir la lutte en Ukraine. À l’époque, les troupes russes en Ukraine faiblissaient après une contre-attaque vigoureuse des forces ukrainiennes qui avaient repris plusieurs milliers de kilomètres carrés de territoire. Le ministre russe de la Défense dénombrait plus de 5 900 victimes russes en Ukraine (alors que le Pentagone les estimait à l’époque à 15 000).

L’appel à la mobilisation a terrorisé de nombreux Russes. Bien que Poutine ait déclaré que seuls les réservistes ayant déjà suivi une formation militaire seraient enrôlés, la rumeur circulait que la réalité du terrain était différente. Les Manzurin entendent des récits selon lesquels les autorités arrêtent les conducteurs au hasard, les font sortir de leur véhicule et les forcent à s’enrôler. Mikhail arrête alors de conduire pendant les journées. Que se passerait-il si la police russe l’arrêtait dans la rue et fouillait dans ses comptes sur les réseaux sociaux ? Il avait entendu parler de personnes arrêtées ou disparues pour s’être exprimées. Cette nouvelle mobilisation n’était qu’un signe de plus que les choses allaient empirer pour les gens comme lui.

Les Russes fuyaient déjà la répression de Poutine contre les opposants à la guerre et les retombées économiques des sanctions et des pertes commerciales liées à l’invasion. Dans la semaine qui a suivi l’annonce de la mobilisation, plus de 200 000 Russes quittent le pays, passant au Kazakhstan ou en Géorgie, ou se dirigeant plus à l’ouest vers l’Europe.

À Orsk, les Manzurin voient des kilomètres de files de véhicules attendant pendant des jours pour entrer au Kazakhstan voisin.

Habitant de la région, Mikhail connaît un moyen plus rapide de franchir la frontière. Le 26 septembre 2022, il paie 10 dollars pour un billet de bus et se retrouve au Kazakhstan en quatre heures. Une semaine plus tard, après avoir préparé tous les documents nécessaires, Nailia et les garçons — Mark et le petit Filip, âgé de quatre mois — le rejoignent. Ensemble, ils prennent le train pour l’Ouzbékistan où, pendant plus d’un mois, ils partagent un appartement d’une chambre avec la famille d’un autre pasteur qui avait fui la Russie.

Les Manzurin ne se sentent pas en sécurité en Ouzbékistan, un pays postsoviétique entretenant des liens économiques et culturels étroits avec Moscou. Ils envisagent de s’installer en Turquie ou en Géorgie, deux destinations populaires pour la diaspora russe en plein essor.

Des amis les informent alors qu’ils attendent à la frontière entre les États-Unis et le Mexique pour entrer aux États-Unis.

Mikhail se souvient à ce moment-là de son rêve à propos d’un départ à Seattle. Il décide de solliciter la direction de Dieu. Pour atteindre l’Amérique du Nord, ils ont besoin d’argent. Il sollicite un prêt à sa banque en Russie. Il demande 15 000 dollars, certain que la banque refusera, puisqu’elle avait refusé sa dernière demande de 1000 dollars seulement.

À sa grande surprise, la banque approuve le prêt. Mikhail y voit un signe de Dieu. Il réserve des billets d’avion pour Mexico via Dubaï. Il ne sait pas comment se rendre de Mexico à la frontière des États-Unis, mais il cherche sur Google des organisations caritatives chrétiennes et trouve un ministère appelé Practice Mercy, basé à McAllen, au Texas. Il contacte sa fondatrice et directrice, Alma Ruth, qui le met en relation avec des amis à Mexico et dans la ville frontalière de Reynosa. C’est ainsi que fin novembre, ces amis accueillent les Manzurin à l’aéroport et pourvoient à ce qu’ils soient en sécurité, nourris et logés.

Quelques semaines auparavant, les Manzurin n’avaient jamais entendu parler de Reynosa. Ils faisaient à présent partie des quelques 150 familles russes qui, selon Ruth, espéraient passer de Reynosa aux États-Unis. Alma Ruth explique qu’elle a commencé à voir des migrants russophones à la frontière il y a environ deux ans, mais depuis la guerre, puis la nouvelle mobilisation par Poutine, leur nombre a explosé. De nouvelles entreprises ont vu le jour pour exploiter cette situation, avec des publicités en russe promettant de l’aide pour immigrer au Mexique.

Les Manzurin ont passé environ 40 jours dans un Airbnb à Reynosa, en attendant que les autorités américaines traitent leur demande d’immigration pour raisons humanitaires dans un programme permettant à certains étrangers de vivre temporairement aux États-Unis, généralement en raison d’une crise humanitaire. Au cours des mois qui ont suivi leur départ de Russie, leurs garçons n’avaient dormi que dans une poussette et un siège auto.

Le 9 janvier 2023, les Manzurin ont finalement traversé le pont McAllen séparant le Mexique des États-Unis pour démarrer une nouvelle vie. Ils ont demandé l’asile politique, un statut d’immigration qui offre une voie sûre vers la résidence permanente.

En Russie, on avait averti les Manzurin que personne en Amérique ne serait disposé à les aider. Au contraire, grâce aux relations d’Alma Ruth, à chaque endroit, de Mexico à Seattle, des chrétiens locaux les ont accueillis avec des sourires et des cadeaux. L’église nazaréenne de Rio Valley leur a permis de séjourner dans sa salle paroissiale pendant trois semaines. À Austin, le pasteur principal de l’église Hope Community Church, Aaron Reyes, les a accueillis chez lui pendant plus d’une semaine.

À leur arrivée à Seattle, l’unique bagage des Manzurin a fait place à trois valises, deux nouvelles poussettes, deux nouveaux sièges auto et plusieurs ensembles de vêtements pour les garçons. L’église Transformation Center Church, la communauté russophone dont rêvait Mikhail, les a hébergés dans une maison d’hôtes pendant plusieurs semaines, jusqu’à ce qu’ils puissent s’installer dans un logement plus durable.

(En juin, le bureau du procureur général de Russie a classé cette église, qui est liée à un réseau d’églises en Europe de l’Est, comme « indésirable ». Elle a accusé l’église de collecter des dons pour soutenir l’armée ukrainienne et de prendre part à des « activités anti-russes ». Le ministère a déclaré que l’église constituait une « menace » pour la sécurité de la Russie et que toute personne en Russie qui l’aiderait pourrait faire l’objet de poursuites judiciaires.)

Lorsqu’ils ont finalement trouvé un appartement de trois chambres à Kent, à environ 40 minutes au sud de Seattle, les gens leur ont fait don d’un canapé, d’une cafetière, de deux lits d’enfant et d’une pièce pleine de jouets. Lorsqu’ils se sont retrouvés à court d’argent, un inconnu qui avait lu leur histoire sur les comptes de réseaux sociaux de Practice Mercy a payé leur loyer pour le mois d’avril.

« Nous nous attendions au pire », raconte Mikhail. C’est ce que la propagande russe lui avait communiqué toute sa vie sur les Américains. « Mais nous étions véritablement entre les mains de Dieu grâce à ces personnes. »

La première audience de la demande d’asile des Manzurin est prévue pour juillet 2024. Si le juge de l’immigration ne leur accorde pas l’asile, ils devront quitter le pays. Entre temps, chaque mois, la prochaine échéance de loyer se profile.

Mais peut-être à cause de leur jeunesse — ou de leur foi — ils sont toujours le couple ardent, visionnaire et plein de rêves qui avait fait connaissance lors de réunions de prière matinales à Moscou, il n’y a pas si longtemps.

Ils n’ont pas oublié leur rêve initial.

Mikhail a récemment envisagé de postuler à un poste de serveur dans un restaurant chinois local, dans l’espoir de pratiquer son mandarin. Il prévoit également d’inscrire ses fils à des cours de tennis de table.

« Parce que quel pays est fou de tennis de table ? »

La Chine.

Sophia Lee est rédactrice internationale pour Christianity Today.

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