Le fondateur d’International House of Prayer, Mike Bickle, accusé d’abus sexuels

D’anciens responsables font état de ce qu’ils considèrent comme des accusations crédibles émanant de plusieurs femmes sur plusieurs années.

Mike Bickle

Mike Bickle

Christianity Today October 30, 2023
Fournie par IHOPKC

Mike Bickle, fondateur de la Maison internationale de prière de Kansas City (abrégé IHOPKC en anglais), fait l’objet d’accusations d’abus sexuels et spirituels qui se seraient étendus sur plusieurs décennies et concerneraient de nombreuses femmes. Le responsable de 68 ans a été accusé d’inconduite sexuelle « où l’alliance du mariage n’a pas été respectée », selon une déclaration publiée samedi par un groupe d’anciens dirigeants de l’IHOPKC qui ont enquêté sur ces accusations.

Bien qu’initialement choqués, ils ont jugé les accusations crédibles sur la base des « témoignages collectifs et concordants » de « plusieurs victimes ».

La mégaéglise charismatique de Bickle, qui propose des temps de prière et des cultes 24 heures sur 24 depuis sa création en 1999, a été informée de ces accusations vendredi, selon le Kansas City Star qui a obtenu un enregistrement de l’annonce.

Stuart Greaves, directeur exécutif d’IHOPKC, a déclaré au personnel que l’équipe responsable « prenait la situation très au sérieux ».

Les auteurs de la déclaration — les anciens membres de l’équipe de direction et du conseil d’administration Dwane Roberts et Brian Kim, ainsi que l’ancien pasteur de la Forerunner Christian Fellowship Wes Martin — ont déclaré qu’ils avaient d’abord tenté de confronter directement Bickle à ces accusations, comme la Bible l’indique en Matthieu 18. Bickle aurait selon eux refusé de les rencontrer, puis aurait ensuite tenté d’intimider et de discréditer les victimes.

Le Kansas City Star rapporte que Bickle avait prêché le dimanche précédent sur les fausses accusations.

Dans son sermon, il expliquait que, selon Apocalypse 12.10, « l’arme la plus efficace de Satan à la fin des temps est l’accusation » et qu’il transforme « des insinuations murmurées en accusations hostiles qui détruisent des vies et des relations », selon des notes du sermon rapportées par le site The Roys Report.

Bickle affirmait également que « l’Église approche de l’heure la plus glorieuse et la plus difficile de l’histoire, le dragon (cheval noir) soufflant sur de nombreuses personnes pour qu’elles s’accusent et se trahissent les unes les autres ».

Stuart Greaves a fait référence à ce passage du sermon lors de l’annonce au personnel : « Nous demandons de ne pas se référer au “cheval noir” dans cette situation, afin de limiter la douleur des personnes touchées. Nous nous préoccupons avant tout de ceux qui souffrent et sont traumatisés, de notre famille spirituelle, de Mike et Diane, ainsi que de la famille Bickle. »

Mike Bickle a accepté de s’abstenir de prêcher et d’enseigner pendant que l’Église fait appel à « des parties extérieures pour évaluer et arbitrer les accusations », ont annoncé les responsables du ministère pendant le culte de dimanche et sur les réseaux sociaux.

Les responsables qui avaient enquêté sur les accusations contre Bickle ont déclaré qu’ils estimaient que ses actes « ne respectaient pas les normes bibliques applicables aux responsables de l’Église » et qu’il avait notamment utilisé son autorité spirituelle pour manipuler les victimes. Leur déclaration précise que les femmes qui se sont manifestées « n’avaient rien à gagner en partageant leur expérience, si ce n’est la recherche de la vérité, du repentir, de la miséricorde et de la grâce ».

Ils ont affirmé que Bickle, qui n’a pas réagi publiquement aux récents développements, a nié toutes les accusations.

Mike Bickle a commencé son ministère pastoral à Kansas City dans les années 1980 et 1990 ; son église a quitté la dénomination Vineyard au milieu des années 1990 lorsque Bickle est devenu plus charismatique et a commencé à avoir des opinions différentes sur la prophétie et l’intercession. À l’époque, il était en lien avec des « prophètes » locaux, dont Paul Cain et Bob Jones. (Les deux ont été touchés par des scandales : Jones — sans lien avec l’université Bob Jones — a admis s’être rendu coupable d’inconduite sexuelle et d’abus spirituels, et Cain a fait l’objet de mesures disciplinaires en raison de son comportement homosexuel et de son alcoolisme.)

Au sein de l’IHOPKC, Bickle met l’accent sur le jeûne, la prophétie, le monde spirituel et la fin des temps. Certains assimilent son ministère aux charismatiques indépendants, bien qu’il ait rejeté l’étiquette de la « Nouvelle Réforme apostolique ». Au début du mois, il est apparu dans l’émission Strang Report du magazine Charisma pour partager une parole prophétique concernant la guerre en Israël. Au début de l’année, il organisait un jeûne pour le « salut d’Israël », qui, selon lui, entraînera le second avènement.

Le personnel d’IHOPKC compte environ 2 000 personnes, tous des missionnaires à temps plein qui collectent leurs propres soutiens, selon le site web du ministère. Lors de l’annonce de la direction de l’IHOPKC, certains ont demandé plus de transparence, affirmant qu’il y avait « plus à partager », a rapporté le Kansas City Star.

Dwane Roberts, l’un des auteurs de la déclaration de samedi, dirige aujourd’hui la Maison de prière de Florianópolis, au Brésil. Son église a annoncé qu’elle prenait ses distances avec Bickle pour le moment.

« Notre cri et notre prière sont que nous soyons forts et que nous ne permettions pas à ces événements d’ébranler notre foi, ou de décourager nos cœurs, dans le cheminement de l’édification d’une église qui prie et attend le retour de l’Époux », a écrit l’église. « Nous nous engageons à une transparence totale et à la vérité et nous partagerons plus d’informations au fur et à mesure que les faits seront clarifiés. »

Certains anciens membres de l’IHOPKC ont affirmé que l’église était coercitive et ressemblait à une secte ; les responsables ont répondu qu’elle était dirigée par des anciens, qu’elle avait mis en place des mécanismes de contrôle pour ses responsables et qu’elle s’engageait à assurer la sécurité contre les abus sexuels, émotionnels, physiques et spirituels.

Il y a plus de dix ans, la Maison internationale de prière avait fait l’objet d’une attention minutieuse après qu’une agression sexuelle et un meurtre aient eu lieu au sein d’un groupe d’étudiants qui avaient formé leur propre « communauté religieuse ». Le ministère avait également été poursuivi par la chaîne américaine de restaurants IHOP pour contrefaçon de marque.

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Books

L’étonnante persistance culturelle du dispensationalisme

En tant qu’école théologique, cette approche est en déclin. En tant que force culturelle et politique, elle est plus influente que jamais.

Christianity Today October 25, 2023
Illustration by Mallory Rentsch / Source Images: WikiMedia Commons / Getty

Pour la remise de mon diplôme de fin d’études, mon père a fait le voyage du Texas au Minnesota. Lors d’un rassemblement précédant la cérémonie, il discutait avec mon référent des travaux de celui-ci dans le domaine de l’herméneutique biblique. « Mais », demanda-t-il, perplexe, « est-ce que vous ne lisez pas simplement la Bible pour la comprendre ? Ne signifie-t-elle pas simplement ce qu’elle dit ? »

Sept ans plus tard, [en février de cette année,] la candidate républicaine à la présidence Nikki Haley lançait sa campagne en prononçant un discours introduit par le télévangéliste, auteur et activiste John Hagee. Après avoir commencé par une prière, celui-ci a fait l’éloge de Haley, qui brigue le poste de commandant en chef des États-Unis, en la qualifiant de « défenseuse d’Israël ».

À la même époque, je travaillais sur un article concernant le scepticisme des évangéliques américains à l’égard de l’origine humaine des changements climatiques. La question inévitable à laquelle je tentais de répondre était celle-ci : les évangéliques pensent-ils qu’il est normal de maltraiter la terre parce que nous attendons tous l’enlèvement ? Comme le formulait l’animateur de la chaîne Fox News Sean Hannity en 2022, « si [le monde] doit vraiment prendre fin dans 12 ans, au diable tout cela ! Faisons une grande fête pour les dix dernières années, et ensuite nous rentrerons tous à la maison pour voir Jésus. »

Le lien entre ces trois sujets est le thème d’un nouvel ouvrage perspicace de Daniel G. Hummel : The Rise and Fall of Dispensationalism: How the Evangelical Battle over the End Times Shaped a Nation (« L’ascension et la chute du dispensationalisme : comment la bataille évangélique sur la fin des temps a façonné une nation »). Le dispensationalisme est souvent réduit à son aspect eschatologique, mais comme le démontre Hummel dans son étude sur les deux siècles de son développement ecclésial, scientifique, politique et culturel, « la fin des temps n’est qu’une dimension de la théologie du dispensationalisme et de son héritage plus large ».

Qu’il s’agisse du modèle d’interprétation biblique invoqué par mon père se référant au « simple sens » du texte, du présupposé de Hagee selon lequel le soutien à l’État d’Israël est une qualification clé pour la présidence américaine, ou de l’idée largement répandue que les évangéliques ne se soucient pas d’une planète que nous nous attendons à voir consumée, si quelque chose de ce genre vous est familier, dit Hummel, « alors vous avez été exposé à des schémas de pensée qui ont été profondément façonnés par le dispensationalisme ».

La thèse de son ouvrage est ambitieuse : Hummel affirme que le dispensationalisme n’a pas seulement façonné le fondamentalisme ou l’évangélisme américain, mais les États-Unis dans leur ensemble. Aujourd’hui encore, écrit-il, le dispensationalisme reste « l’une des traditions religieuses américaines les plus persistantes et les plus populaires, une tradition qui enseignait aux chrétiens d’attendre avec impatience la venue d’un royaume de Dieu qui effacerait les royaumes guerriers des hommes, mais pas maintenant ».

Mais cette école de pensée s’est également propagée bien au-delà des murs de l’Église, à tel point que « les Américains de toutes origines » ont « une vision fondamentalement prémillénariste de l’avenir », une attente sécularisée « d’un déclin de la cohésion sociale et de menaces existentielles croissantes qui se termineront par une catastrophe induisant un changement d’ère ». En tant qu’école de théologie formelle, le dispensationalisme a fortement décliné au cours des 50 dernières années. Mais en tant que force culturelle et politique, son influence est plus forte que jamais. En ce sens, nous sommes tous aujourd’hui un peu dispensationalistes.

Cinq traits distinctifs

Le livre de Hummel est fouillé, mais facile d’accès. Il écrit dans une prose claire et accessible aux lecteurs non spécialistes et son intérêt pour le dispensationalisme n’est pas seulement académique. Élevé dans une famille dont les étagères théologiques étaient garnies d’auteurs dispensationalistes, il travaille aujourd’hui pour une organisation universitaire chrétienne à l’université de Wisconsin-Madison et a déjà écrit pour notre magazine.

Bien qu’il ne soit pas dépourvu de perspective d’auteur, cet ouvrage n’est donc pas fondamentalement polémique. Il ne prend pas non plus le ton de l’anthropologue cultivé bravant l’arrière-pays fondamentaliste. Hummel n’est jamais méprisant à l’égard de ses sujets, mais il ne tente pas de dédouaner certaines idées de liens avec le dispensationalisme que leurs adeptes pourraient trouver embarrassants. Rise and Fall est un livre bien fait et sa « grande contribution », comme l’écrit l’auteur de The Scandal of the Evangelical Mind, Mark A. Noll, dans une préface élogieuse, « est de prendre une histoire que “tout le monde connaît” et de montrer que ce que “tout le monde connaît” effleure à peine la surface ».

Cette histoire commence par la définition de la portée du dispensationalisme en tant que théologie. Dans l’esquisse de Hummel, il se distingue par cinq traits principaux, avec en premier lieu sa fameuse chronologie de la fin des temps : l’enlèvement, la tribulation, l’antichrist, la préservation divine d’un reste d’Israël, le second avènement, Armageddon, l’enchaînement de Satan, le règne de 1000 ans du Christ à partir de Jérusalem, une seconde défaite de Satan, le jugement dernier et une éternité de félicité avec Dieu — pour les principaux événements.

Quels sont les autres traits du dispensationalisme ? Le dispensationalisme tire son nom de l’élément qui s’est avéré le moins influent dans la culture américaine en général : sa théorie du temps, qui divise l’histoire humaine en « une série de dispensations qui se concluent inévitablement par l’incapacité des humains à remplir leurs obligations envers Dieu ». Dans la plupart des approches, il y a sept dispensations au total, et nous sommes au bout de la sixième. La théorie du système dispensationaliste à propos de l’humanité est étroitement liée à cela : elle est strictement divisée entre deux peuples de Dieu d’une part — l’Église et Israël, dont les objectifs célestes et terrestres respectifs sont à jamais distincts — et « les nations » d’autre part, soit tous les autres.

Le dispensationalisme comprend également « une herméneutique biblique propre ». Cependant, celle-ci a évolué au fil du temps, de premiers investissements « dans les lectures symboliques, allégoriques et typologiques de l’Écriture » jusqu’à l’insistance des 20e et 21e siècles sur les lectures « simples », « de bon sens » ou « littérales » qui tend à « assimiler les lectures non littérales des textes prophétiques à un rejet de l’inerrance ».

Finalement, le dispensationalisme a une approche distincte du salut, un élément qui rivalise avec son eschatologie dans son influence sur les idées populaires au sein du mouvement évangélique. Ce modèle de la « grâce gratuite » est à l’arrière-plan de l’accent sur la « prière du pécheur » à prononcer une fois pour toutes ou de l’idée d’« accepter Jésus dans son cœur » aux pieds de quelque évangéliste. Comme l’explique Hummel, le système « a abaissé la barre du salut à tout juste un peu plus que l’assentiment mental d’un moment donné à l’affirmation selon laquelle Jésus est Sauveur » et a bouleversé « les compréhensions américaines plus larges de la notion de “nouvelle naissance” ».

Une fois cette description posée, Hummel passe à l’histoire proprement dite. Il retrace le développement du dispensationalisme en partant des prédicateurs des Frères de Plymouth comme John Nelson Darby dans l’Irlande rurale, passant ensuite par les églises institutionnelles comme le complexe Moody de Chicago pendant l’ère de la reconstruction et l’âge doré [d’après la guerre de Sécession], jusqu’aux controverses entre fondamentalistes et libéraux du début du 20e siècle et l’essor au milieu de ce siècle de ce que nous appelons aujourd’hui l’évangélisme. (Notre magazine fait quelques apparitions dans le récit, et Billy Graham, notre fondateur, y tient une bonne place.)

La seconde moitié de cette chronologie, à partir de 1920 environ, sera certainement la plus intéressante pour bon nombre de lecteurs, ou du moins ceux qui abordent le livre en tant qu’observateurs du monde évangélique contemporain. Faisant apparaître de nombreux personnages qui façonnent encore activement les États-Unis, on a là un compte-rendu accablant de la popularisation du dispensationalisme. Le dispensationalisme vulgarisé que la plupart des Américains connaissent aujourd’hui a été façonné, selon Hummel, « non pas par des théologiens, mais par des personnes théologiquement peu intéressées ou analphabètes », ce qui a eu des effets délétères sur le mouvement évangélique et sur la société américaine dans son ensemble.

La cohérence politique du dispensationalisme au fil des décennies est particulièrement frappante. Le terme même de conservateur en tant qu’étiquette à la fois politique et théologique, aujourd’hui très ancrée dans nos réalités, a des racines dispensationalistes. Le concept de « système mondial » (« world system »), utilisé par une ancienne génération de dispensationalistes pour désigner « les institutions, organisations et pouvoirs structurels interdépendants dirigés par les élites qui ont gouverné le monde » — n’a pas changé depuis cent ans. Les accents de l’évangéliste Billy Sunday qui insistait en 1918 pour dire que « aucun homme ne peut être fidèle à son Dieu sans être fidèle à son pays » trouveraient aisément leur place dans de nombreux discours de campagne républicains de 2024. En 1923, la prédicatrice pentecôtiste Aimee Semple McPherson devançait de loin la franchise Dieu n’est pas mort avec un sermon intitulé « Le procès du professeur d’université libéral moderne contre le Seigneur Jésus-Christ ».

Même la dernière mode conspirationniste de droite [à propos d’un prétendu futur envisagé par le Forum économique mondial] — Vous ne posséderez rien. Et vous serez heureux. Vous mangerez les insectes. Vous vivrez dans une capsule. — était préfigurée par l’auteur de la série de romans Left Behind, Tim LaHaye, qui affirmait en 1983 que l’objectif des « Illuminati, des Bilderbergs, du Council on Foreign Relations et, plus récemment, de la Commission trilatérale » était de « réduire le niveau de vie dans notre pays afin qu’un jour les citoyens américains fusionnent volontairement avec l’Union soviétique ». Le « pop dispensationalisme » a offert dans les générations précédentes « un sens cosmique à la mobilisation des électeurs chrétiens », observe Hummel, et il en va de même aujourd’hui.

Trois questions

Les derniers chapitres de l’ouvrage ramènent son récit à des souvenirs très récents et me laissent avec trois grandes questions : l’une qu’il soulève et deux autres que j’aurais aimé qu’il aborde au moins brièvement.

La première de cette seconde catégorie est d’ordre historique. Hummel indique clairement que la question des précédents théologique est depuis longtemps un point de discorde autour du dispensationalisme en général et de la doctrine de l’enlèvement en particulier. Dès le début, Darby « insista sur le fait que [ses innovations] étaient des redécouvertes plutôt que des nouveautés », et jusqu’à la fin du 20e siècle, les dispensationalistes et leurs détracteurs « s’accusèrent mutuellement de manquer de précédents prémodernes […] les deux parties revendiquant le soutien des premiers pères ».

Comme le note Hummel, le reconstructionniste chrétien Gary North, aujourd’hui décédé, encouragea des recherches « visant à discréditer les origines de [la doctrine de] l’enlèvement en les faisant remonter à une adolescente mentalement instable, Margaret MacDonald, qui eut des visions en 1830, et à qui John Nelson Darby aurait volé l’idée d’un enlèvement imminent ». Hummel qualifie cette histoire d’origine de « théorie du complot [que] des experts impartiaux ont jugée […] improbable », mais il ne précise pas comment Darby est arrivé à l’idée de l’enlèvement ni dans quelle mesure ses affirmations sur la longue histoire théologique de cette doctrine sont fondées.

Deuxièmement, Hummel montre comment les bouleversements politiques passés ont joué un rôle dans le changement de la perspective américaine dominante sur la fin des temps. Par exemple, « l’époque du consensus postmillénariste [parmi les chrétiens américains] a pris fin dans les années 1860 », écrit-il, car « de nombreux évangéliques ayant vécu la [guerre civile] et ses conséquences » ont estimé que « la correction des maux sociaux modernes [était] une entreprise trop difficile et, en tout état de cause, une tâche secondaire par rapport à l’évangélisation ». Contre le dispensationalisme, cependant, certains membres de la première droite religieuse, estimant que la victoire politique était à portée de main, « rejetaient l’idée d’un enlèvement imminent et d’un royaume futur, qu’ils considéraient comme incompatibles avec une l’urgence de leur organisation politique ».

Mais Hummel ne se demande pas si un changement comparable n’est pas en train de se produire à mesure que le nationalisme chrétien et d’autres idéologies illibérales gagnent du terrain. Si vous avez un nouvel espoir d’établir une gouvernance explicitement chrétienne, que vous croyez (comme l’a dit l’ancien président Donald Trump en mars) que la prochaine élection présidentielle est « la bataille finale » pour l’Amérique, que vous vous attendez sincèrement à « reprendre » votre pays, y a-t-il de la place pour l’enlèvement de l’Église dans votre plan décennal ? Le sociologue Samuel Perry a émis l’hypothèse sur Twitter que « nous pourrions assister à une recrudescence du postmillénarisme dans les cercles de la droite chrétienne, car le postmillénarisme fournit une meilleure justification aux objectifs nationalistes chrétiens que la vision prémillénariste dominante ». J’ai eu l’occasion de m’entretenir de ce sujet avec Perry et Hummel pour un autre article.

Finalement, Rise and Fall se termine par une observation stimulante :

Dans le sillage de l’effondrement du dispensationalisme [académique], la vision eschatologique de l’Église américaine s’est brouillée. « Bien », pourraient s’exclamer les détracteurs du système : mieux vaut une vision vague qu’une vision erronée. Pourtant, l’histoire du dispensationalisme ne permet pas de porter un jugement aussi simple.

Le vide théologique laissé par le dispensationalisme — l’une des rares tentatives soutenues de créer un système théologique fondamentaliste au vingtième siècle — n’est pas resté vide. Les évangéliques, et plus largement les Américains, n’ont fait que multiplier les spéculations apocalyptiques depuis l’effondrement de la théologie dispensationaliste dans les années 1990. Les vestiges du dispensationalisme populaire ont été projetés dans un océan d’apocalyptiques déchaîné mêlant prophètes de la fin de l’anthropocène, extrémistes de la théorie du remplacement, trolls de QAnon, pessimistes technologiques et néo-malthusiens.

Malgré tous les problèmes que l’apocalyptique théologique a posés au 20e siècle, il est probable que l’apocalyptique irréligieuse du 21e siècle s’avérera encore plus problématique.

En tant que sceptique du dispensationalisme, c’est une question à laquelle je vais devoir réfléchir : Les chrétiens sont-ils mieux lotis après la chute du dispensationalisme qu’avant ?

En d’autres termes, sommes-nous passés à une vision vague, fidèle et fructueuse de la fin des temps, ou avons-nous plutôt plongé dans un océan de visions trompeuses ? Attendons-nous sincèrement le retour du Christ, peu importe le calendrier ? Quels que soient leurs défauts, les dispensationalistes n’ont jamais manqué de redire avec ferveur : « Viens, Seigneur Jésus. »

Bonnie Kristian est directrice éditoriale pour les idées et les livres chez Christianity Today. Elle est l’autrice de Untrustworthy : The Knowledge Crisis Breaking Our Brains, Polluting Our Politics, and Corrupting Christian Community .

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La violence antisémite et ses honteuses justifications.

Nous devons nous soucier de toutes les victimes de la guerre, qu’elles soient israéliennes ou palestiniennes. Et cela implique de rejeter activement la haine du peuple juif.

Un manifestant brandit une pancarte lors du rassemblement All Out for Palestine à Times Square, New York.

Un manifestant brandit une pancarte lors du rassemblement All Out for Palestine à Times Square, New York.

Christianity Today October 23, 2023
Hailey Swanson/AP Images

Au lendemain des massacres commis par le Hamas en Israël le jour de Sim'hat Torah, des foules se retrouvaient dans le quartier new-yorkais de Times Square pour un rassemblement organisé par les Socialistes démocrates d’Amérique. Un orateur s’exprimait ainsi : « Notre résistance a pris d’assaut les colonies illégales et a franchi les frontières coloniales en parapente. » La foule a répondu par des applaudissements nourris.

On célébrait là sans équivoque l’assaut sur plusieurs fronts mené par des terroristes contre des villes israéliennes, des kibboutzim (villages agricoles progressistes et communautaires) et un festival de musique en plein air. Les membres du Hamas ont assassiné plus de 1 400 Israéliens, violé, torturé et blessé des milliers d’autres, et enlevé environ 200 otages. La plupart des victimes étaient des civils, et beaucoup étaient des enfants, des personnes âgées ou des nourrissons. La grande majorité d’entre eux étaient juifs.

Ce rassemblement de Times Square ne représente pas un cas isolé d’activisme pro-Hamas. Aux États-Unis, des manifestations pro-Hamas ont notamment été organisées par la section de Chicago de Black Lives Matter et par Students for Justice in Palestine à l’université d’État de Californie à Long Beach et à l’université de Louisville. Dans chaque cas, le matériel promotionnel incluait des images de parapentes — une référence non pas à la cause palestinienne en général, mais à cette attaque spécifique du Hamas contre des milliers d’Israéliens innocents.

L’organisation mère de ces groupes universitaires a qualifié l’assaut initial du Hamas de « victoire historique pour la résistance palestinienne », encourageant ses membres non seulement à se rassembler, mais aussi à envisager une « confrontation armée avec les oppresseurs ».

Cette guerre n’en est qu’à ses débuts. Il peut être difficile de distinguer la vérité du mensonge et de discerner exactement pourquoi ce type d’activisme — présenté à tort par ses partisans comme en faveur des opprimés — est très problématique. Mais nous aurons une vision morale plus claire de la situation en nous remémorant l’histoire sombre que ce moment fait ressurgir.

On pourrait se demander comment la conscience peut être déformée à un point tel qu’elle justifie ou même célèbre une violence aussi horrible. En me montrant généreux, je peux envisager que l’apparent différentiel de pouvoir entre Israéliens et Palestiniens façonne une partie de cette réponse. Il ne fait aucun doute (comme l’a souligné le journaliste juif Bari Weiss la semaine dernière) qu’une incohérence idéologique à l’œuvre sur les campus américains en est également dans une large mesure responsable. Mais nous ne pouvons pas ignorer une autre raison plus subtile et plus universelle derrière au moins certaines de ces réactions : l’antisémitisme.

D’une certaine manière, l’antisémitisme est aussi vieux que l’Exode, lorsque les Israélites furent réduits en esclavage par Pharaon (Ex 1.9-10) ou menacés de destruction par les Amalécites (Ex 17.8-9 ; Dt 25.17-18). La haine des Juifs parce qu’ils sont juifs — parce qu’ils refusent de s’assimiler — est au cœur du livre d’Esther et est restée fréquente sous les régimes assyrien et romain. Ce même antisémitisme a également joué un rôle lorsque les Romains ont mis à sac Jérusalem après l’échec d’une révolte juive en l’an 70, poussant les Juifs à se disperser hors de Judée et à travers tout le Moyen-Orient, l’Afrique, la Russie et l’Europe.

Au fil des siècles, les Juifs ont continué jusqu’à aujourd’hui à résister à l’assimilation, en conservant et en développant leurs pratiques religieuses, leur langue et leurs coutumes. Comme l’a décrit l’auteur Walker Percy, la résilience du peuple juif est une sorte de miracle historique :

Lorsque l’on rencontre un juif à New York, à La Nouvelle-Orléans, à Paris ou à Melbourne, il est remarquable que personne ne considère ce fait comme remarquable. Que font-ils ici ? Mais il est encore plus intéressant de se demander, s’il y a des Juifs ici, pourquoi il n’y a pas de Hittites. Où sont les Hittites ? Pouvez-vous me montrer un seul Hittite à New York ?

Mais cette même résilience et cette résistance à l’assimilation continuent de susciter la méfiance et la haine ou, autrement dit, cet antisémitisme ancestral.

D’une certaine manière, cela n’est pas surprenant. Comme l’ont montré des biologistes, nous sommes programmés pour ressentir de l’anxiété face aux étrangers. Ce qui les distingue — leur langue et leurs habitudes sociales — déclenche une alerte dans notre cerveau nous signifiant que nous pourrions être en compétition avec eux pour des ressources limitées.

Mais en tant que chrétiens, nous sommes invités à résister à cette impulsion. Une prescription biblique qui traverse les deux Testaments nous appelle à aimer notre prochain et à prendre soin des immigrants et des étrangers (p. ex. Dt 1.16 ; Mt 25.35). Cette idée va à l’encontre de notre nature humaine (déchue). On le voit bien dans toutes les justifications que les chrétiens ont inventées pour éviter d’aimer ceux qui leur sont étrangers. Malheureusement, le traitement que nous avons réservé au peuple juif au cours de l’histoire en est un bon exemple.

Le christianisme était d’abord une histoire d’hommes et de femmes juifs qui reconnaissaient un homme juif comme le Fils de Dieu. Ils lisaient des livres saints juifs et beaucoup continuaient à observer les pratiques religieuses juives.

Pourtant, au 4e siècle, les origines juives du christianisme ont été éclipsées par le mépris de responsables ecclésiastiques tels qu’Ambroise de Milan, qui qualifia les Juifs d’« odieux assassins du Christ ». Les chrétiens ne devraient « jamais cesser » de chercher à se venger du peuple juif, déclarait Ambroise, allant même jusqu’à affirmer que « Dieu a toujours détesté les Juifs. Il est essentiel que tous les chrétiens les détestent ».

Toutes ces affirmations sont des mensonges antisémites. Toutes sont également antichristiques. Tout l’Ancien Testament montre l’amour de Dieu pour Israël en tant que tribu mise à part dans un monde déchu et Paul indique clairement dans Romains 9 que cet amour de Dieu pour Israël n’a pas pris fin, même si un « nouvel Israël » a vu le jour en Christ.

L’allégation selon laquelle les Juifs auraient « assassiné » Jésus va également à l’encontre des paroles du Christ, qui dit à propos de sa vie : « Personne ne me l’enlève, mais je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner et j’ai le pouvoir de la reprendre. Tel est l’ordre que j’ai reçu de mon Père. » (Jean 10.18) Dire que les juifs ont « assassiné » Jésus, c’est traiter Jésus de menteur.

Mais les mensonges sont séduisants, surtout lorsqu’ils servent à atténuer l’anxiété ou la peur. L’idée reçue selon laquelle « les Juifs ont assassiné Jésus » s’est imposée et a perduré pendant des siècles, servant de justification à l’hostilité envers nos prochains juifs. Dans les périodes de bouleversements sociaux de l’histoire, les Juifs ont régulièrement servi de boucs émissaires, accusés de tous les maux, de l’instabilité politique à la peste noire.

Au 19e siècle, le prisme de compréhension des événements historiques est passé du récit chrétien à de nouvelles notions comme le darwinisme et l’idée de progrès de l’histoire sous l’impulsion de l’homme (un sujet que j’ai récemment abordé dans un article de CT). Mais l’antisémitisme n’a pas disparu pour autant, il a simplement changé de forme. Au lieu d’une inflexion historique et chrétienne, l’antisémitisme occidental a pris une tournure « scientifique ».

Une nouvelle rhétorique présentait les Juifs comme une race étrangère rivalisant avec les autres nations et les spoliant de leurs richesses. La « question juive » (comme on a fini par l’appeler) relevait en fait de l’anxiété collective des nations européennes qui ne voulaient pas offrir une place aux Juifs en tant que citoyens égaux.

Cette rhétorique s’est intensifiée au 20e siècle et les nazis se sont appuyés sur des siècles d’histoire antisémite pour présenter les Juifs comme une « maladie » ou une « vermine ». Il est terrible, mais essentiel, de noter qu’aussi profond et dépravé que soit l’antisémitisme nazi, la réponse majoritaire des pays alliés de l’Allemagne nazie ou conquis par elle — tels que la Pologne, la France et l’Italie — a été la collaboration dans le mauvais traitement des Juifs.

En de très nombreux endroits, les Juifs ont été rassemblés par les autorités locales, dépouillés de leurs biens et de leurs terres, forcés de s’installer dans des ghettos et internés jusqu’à ce qu’ils puissent être entassés dans des trains et envoyés dans les camps de la mort. Pour les nazis, il s’agissait de la « solution finale à la question juive ».

Cette semaine, lorsque nous avons vu des images d’une horreur inimaginable en Israël — des Juifs torturés et brûlés vifs, des parents contraints d’assister à la mort de leurs enfants — cette histoire est plus que jamais d’actualité. Israël existe en partie pour prévenir ces horreurs. Le fait qu’elles aient pu se reproduire et que certains Occidentaux peinent à réagir ou s’en réjouissent est le signe d’une profonde décadence morale.

Le vocabulaire que nous utilisons en ce moment est important. Avant que les propagandistes nazis ne qualifient les Juifs de « vermine » à exterminer, on les décrivait comme des étrangers et on les rendait apatrides — on leur refusait une place dans le monde. Il nous faut comprendre que lorsque les manifestants pro-Hamas scandent « Du fleuve à la mer, la Palestine sera libre », ils ne se contentent pas de défendre le sort des Palestiniens ordinaires. Ils appellent à l’éradication de l’État juif et, implicitement, à la violence envers les Juifs israéliens. Et lorsque les alliés idéologiques du Hamas qualifient les citoyens israéliens vivant dans des kibboutzim centenaires de « colonisateurs » ou de « colons blancs », ils sous-entendent que les Juifs seraient des étrangers sans liens historiques légitimes avec la terre. Il s’agit toujours du même antisémitisme aliénant.

J’avoue avoir été particulièrement troublé par l’iconographie des parapentes. Telle a été la méthode utilisée pour attaquer (entre autres) le festival de musique où plus de 260 jeunes Israéliens — pour la plupart juifs — ont été tués alors qu’ils se réunissaient pour célébrer la cause de la paix. Ils ont été abattus en plein champ. Des femmes ont été violées à côté des cadavres de leurs amis et enlevées à Gaza pour y attendre des horreurs inconnues. C’est à ces crimes que nous devrions associer ces parapentes, tout comme nous associons les nazis aux fours crématoires crachant leur fumée, aux fosses communes et aux corps empilés comme du bois coupé. Brandir ces pancartes avec un parapente, c’est comme brandir une croix gammée.

Être horrifié par le massacre d’Israéliens innocents ne nécessite pas de nier la souffrance du peuple palestinien. Et se préoccuper des Palestiniens innocents ne nécessite pas de se montrer froid ou insensible face aux horreurs de l’antisémitisme et du Hamas. Nous pouvons condamner le Hamas tout en demandant des comptes aux dirigeants israéliens qui ont alimenté la violence, encouragé les extrémistes de droite et excusé les violations du droit international. Les chrétiens devraient se distinguer par leur volonté de s’opposer à toute injustice et de prendre soin des victimes, qu’elles soient israéliennes ou palestiniennes.

Cela implique de comprendre que les Palestiniens ont subi de grandes injustices de la part du gouvernement israélien — ainsi que de la part d’États voisins comme l’Égypte, la Jordanie, l’Iran, le Liban, la Syrie et l’Arabie saoudite et du Hamas et de l’Autorité palestinienne elle-même. Mais cela implique aussi un rejet actif de l’antisémitisme.

Comme me l’a dit un ami juif peu après les attentats, « nous savons tous ce qui va arriver. Aujourd’hui, les gens sont horrifiés. Demain, ils feront ce que les gens font depuis des siècles. Ils accuseront les Juifs. Ce n’est qu’une question de temps. »

Cela a déjà commencé. J’espère et je prie que les chrétiens puissent jouer leur rôle en s’y opposant.

Mike Cosper est directeur responsable des podcasts pour Christianity Today.

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Books

Zoom sur l’hôpital chrétien frappé par l’explosion qui a tué des centaines de Gazaouis.

L’explosion du 17 octobre a touché un établissement dirigé par des anglicans « au milieu de l’une des régions les plus troublées du monde ».

Des Palestiniens récupèrent des objets du bâtiment de l’hôpital baptiste Al-Ahli lourdement endommagé après un bombardement dans la ville de Gaza, le 18 octobre 2023.

Des Palestiniens récupèrent des objets du bâtiment de l’hôpital baptiste Al-Ahli lourdement endommagé après un bombardement dans la ville de Gaza, le 18 octobre 2023.

Christianity Today October 19, 2023
Photo : Belal Khaled/Anadolu via Getty Images

Des centaines de Palestiniens ont été tués mardi 17 octobre lors d’une explosion dans la cour du seul hôpital chrétien de Gaza, l’hôpital arabe Al-Ahli.

Le ministère palestinien de la Santé dirigé par le Hamas, qui a estimé le nombre de morts à plus de 500, impute à Israël la responsabilité du drame survenu dans la ville de Gaza. Les Forces de défense israéliennes (FDI) ont elles déclaré que l’explosion était due à un tir de roquette raté du Jihad islamique, un groupe militant associé au Hamas. Le président des États-Unis, Joe Biden, en visite en Israël mercredi, a mentionné l’existence de données du ministère de la Défense américain qui confirmeraient les dires d’Israël.

L’hôpital Al-Ahli a été fondé par des missionnaires anglicans et existe dans la région depuis 1882. Pendant quelques décennies, au milieu du 20e siècle, il a été géré par des missionnaires américains de la Convention baptiste du sud. Il dépend actuellement du diocèse épiscopal anglican de Jérusalem.

Connu aussi sous le nom d’Al-Ma’amadani (ou « le baptiste » en arabe), il s’agit de l’un des 22 hôpitaux du nord de la bande de Gaza. Après l’ordre d’évacuation des environs par Israël, des centaines de Palestiniens s’y sont réfugiés. Selon des reportages, des familles s’abritaient dans la cour où a eu lieu l’explosion.

« Nous sommes ici comme un instrument entre les mains de Dieu pour montrer l’amour de Jésus-Christ pour tous les peuples. Nous sommes fiers que, dans tous les conflits, cet hôpital ait été là pour soulager les souffrances des blessés et des pauvres, et pour aider ceux qui avaient besoin d’un cœur compatissant », exposait récemment Suhaila Tarazi, directrice de l’hôpital Al-Ahli, dans un appel lancé à des sponsors chrétiens.

« Cet hôpital restera un lieu de réconciliation et d’amour. L’histoire de cet hôpital montre que nous sommes tous les enfants d’un seul Dieu, que nous soyons chrétiens, musulmans ou juifs. »

Suhaila Tarazi, une chrétienne arabe venue de Caroline du Sud, fait face au taux de chômage élevé, aux coupures d’électricité et aux troubles divers depuis 30 années qu’elle se trouve à Gaza. Quelques semaines avant la guerre entre Israël et le Hamas, l’hôpital chrétien était déjà débordé et manquait de fonds. La directrice expliquait à un groupe que sa journée de travail commençait à 8 heures le matin et se terminait à 4 heures du matin le lendemain.

« Nous n’avons pas les moyens de payer les salaires du personnel à temps plein. » « Le simple fait d’essayer d’obtenir le carburant dont nous avons besoin pour faire fonctionner les générateurs ajoute une nouvelle couche de difficultés et de souffrances apparemment insurmontables. Nous manquons de médicaments. Nous sommes à court de fournitures. Nous manquons d’équipements médicaux essentiels. Nous manquons de personnel. Que pouvons-nous faire d’autre que de travailler jour et nuit ? Je suis épuisée. »

Avant l’explosion de mardi, l’hôpital avait déjà subi des dommages. Le service d’information de la Communion anglicane rapportait qu’il avait été touché samedi par des tirs de roquettes israéliens, endommageant deux étages de son centre de cancérologie et blessant quatre membres du personnel. Justin Welby, l’archevêque de Canterbury, a publié un communiqué indiquant que l’hôpital manquait de matériel médical et ne pouvait pas évacuer ses patients gravement malades et blessés.

Mercredi, Justin Welby a qualifié l’explosion survenue à l’hôpital de « violation du caractère sacré et de la dignité de la vie humaine ».

« Il s’agit d’une violation du droit humanitaire, qui stipule clairement que les hôpitaux, les médecins et les patients doivent être protégés », a-t-il déclaré. « C’est pourquoi il est essentiel que nous fassions preuve de retenue dans l’attribution des responsabilités avant que tous les faits ne soient clarifiés. »

Après l’explosion de mardi, environ 350 blessés ont été envoyés dans un hôpital voisin, qui était déjà lui-même submergé. L’incident a déclenché des protestations dans les pays arabes, où les manifestants réclament la fin des frappes aériennes israéliennes. En conséquence, la Jordanie a annulé un sommet prévu avec Joe Biden.

« Dans une unité sans faille, nous dénonçons avec véhémence ce crime et le condamnons avec la plus grande fermeté. Les premières informations sur la tragédie de l’hôpital de l’Église à Gaza nous ont plongés dans la tristesse, car il s’agit d’une transgression profonde des principes mêmes de l’humanité. Les hôpitaux, désignés comme des lieux sacrés en vertu du droit international, ont été profanés par les forces militaires », ont écrit les patriarches et les chefs des Églises de Jérusalem dans une déclaration commune.

Plus d’un million de Palestiniens ayant reçu l’ordre de fuir leurs maisons, les gens sont désespérément à la recherche de fournitures de première nécessité, de nourriture et d’eau. Après l’explosion de l’hôpital, Israël a autorisé l’entrée dans la bande de Gaza de la première aide humanitaire en provenance d’Égypte depuis 10 jours.

Ailleurs dans la région, à la suite des attaques terroristes du Hamas du 7 octobre, plusieurs ministères juifs messianiques se sont mobilisés pour aider les membres de l’armée israélienne et pour former un « centre de réponse et de secours d’urgence » pour les Israéliens fuyant les attaques à la frontière. Dans le cadre de leur travail, ils ont collecté des dons, distribué des fournitures aux soldats et envoyé de la nourriture aux familles déplacées.

Au cours de sa longue histoire à Gaza, Al-Ahli a maintenu une présence chrétienne et s’est plusieurs fois trouvé pris entre deux feux dans le conflit en cours.

Selon la thèse de maîtrise de Carlton Carter Barnett III, historien de la médecine au Moyen-Orient, les missionnaires anglicans qui ont ouvert l’hôpital en 1882 y voyaient l’occasion d’apporter l’Évangile aux musulmans, notamment des pauvres, des habitants de la campagne et des femmes.

Le personnel des premiers temps de l’hôpital lisait régulièrement des versets de la Bible et priait avec les patients. Ils prenaient soin des musulmans qui ne voulaient pas mourir « sous un toit chrétien » en les emmenant à l’extérieur de l’hôpital le moment venu, mais pas avant d’avoir offert une dernière fois le message du salut. Les missionnaires britanniques eurent plus de succès dans l’évangélisation des élèves de l’école primaire située dans l’enceinte de l’hôpital.

En 1954, le Foreign Mission Board (aujourd’hui International Mission Board) de la Convention baptiste du sud a acheté l’hôpital, l’a rebaptisé Gaza Baptist Hospital et y a offert des soins pendant les trois décennies suivantes. Bien que le prosélytisme soit illégal à Gaza, les missionnaires baptistes considéraient ce travail comme une bonne occasion de partager l’Évangile et ouvrirent la seule école d’infirmières de Gaza avec la mission à l’esprit.

L’hôpital baptiste de Gaza a soigné les Palestiniens blessés lors de la crise de Suez en 1956 et d’autres incidents dans la région. Pendant que l’Égypte gouvernait Gaza de 1957 à 1967, le président égyptien Gamal Abdel Nasser a visité l’hôpital pour lui exprimer sa reconnaissance pour son travail.

Pendant la guerre des Six Jours en 1967, l’institution a continué à fonctionner bien qu’elle se soit trouvée au milieu d’importants échanges de tirs. Les fenêtres ont été brisées, plusieurs murs se sont effondrés et un membre du personnel a été blessé. Les missionnaires utilisèrent l’église baptiste de Gaza (l’ancien sanctuaire anglican) pour accueillir des lits d’hôpitaux supplémentaires, tandis que 500 personnes y avaient trouvé refuge.

À la fin des années 1970, la Convention baptiste a rendu l’hôpital aux anglicans, qui l’ont placé sous la tutelle du diocèse épiscopal anglican de Jérusalem. Les nouveaux exploitants ont donné à l’institution son nom actuel, l’hôpital arabe Al-Ahli, et le personnel baptiste a continué à y travailler jusqu’en 1987, pendant ce qu’ils ont gardé en mémoire comme un temps d’exacerbation des sentiments antichrétiens, jusqu’à une tentative d’assassinat du directeur intérimaire de l’hôpital par les Frères musulmans.

En 1980, un Palestinien lance deux grenades derrière un mur de l’hôpital, tuant trois personnes, dont un officier israélien et un passant arabe, et en blessant d’autres. En 1989, nous évoquions « l’hôpital Ali Arab géré par l’épiscopat » comme un exemple de partenariat entre Palestiniens chrétiens et missionnaires américains pour aider les victimes de l’escalade de la violence dans la région.

L’église baptiste de Gaza, qui reste la seule communauté évangélique de Gaza, se réunissait dans l’enceinte de l’hôpital jusqu’à ce que la seconde Intifada rende trop difficile la présence d’une église à proximité immédiate de la salle des urgences, rapporte Hanna Massad, un ancien pasteur de l’église qui travaillait en tant que technicien de laboratoire à Al-Ahli.

« Ce qui s’est passé hier est difficile à imaginer », témoigne-t-il. « Ces précieuses personnes sont venues chercher un abri parce qu’elles pensaient qu’elles seraient plus en sécurité dans un hôpital chrétien. »

Le diocèse de Jérusalem gère des établissements médicaux à Gaza, en Cisjordanie, à Jérusalem, en Jordanie et au Liban. Selon le diocèse, l’hôpital offrait « certains des meilleurs soins médicaux disponibles » au « milieu de l’une des régions les plus troublées du monde », notamment des dépistages gratuits du cancer du sein et le premier programme de formation des médecins de Gaza à la chirurgie mini-invasive.

Le responsable baptiste local Bader Mansour relève que de nombreux articles de presse continuent à décrire l’hôpital comme « baptiste », en dépit de sa direction actuelle.

« Il semble que certains à Gaza se souviennent encore de l’ancien nom et de la contribution des baptistes au service de la population de Gaza, qui se poursuit aujourd’hui par l’intermédiaire de l’église baptiste de Gaza », écrit-il.

Depuis qu’elle travaille à l’hôpital, Suhaila Tarazi a assisté au traitement de centaines d’enfants handicapés des suites des violences du conflit israélo-gazaoui de 2014. Il y a cinq ans, elle a dû faire face à une forte baisse de l’aide américaine à l’agence des Nations unies responsable des Palestiniens, ce qui a fait chuter le nombre de lits disponibles à l’hôpital de 80 à 50.

Entre-temps, la population chrétienne de Gaza, qui a parfois été confrontée à l’hostilité et à la violence de ses voisins musulmans, ne compte plus qu’un millier de personnes.

Depuis les attaques du 7 octobre du Hamas contre Israël, plus de 1 400 personnes ont été tuées en Israël et plus de 3 000 à Gaza, selon les autorités.

« Le chrétien arabe peut être un médiateur entre les juifs et les musulmans, l’Occident et le Moyen-Orient. Pour nous, le christianisme, c’est la paix et l’amour pour tous », dit Suhaila Tarazi telle que citée par Don Liebich dans Memos from the Mountains. « Mais nous craignons que Jésus ne trouve pas un seul disciple lorsqu’il reviendra. L’Église doit aider les chrétiens à rester sur place. C’est la terre du christianisme et de tous Ses disciples. Les chrétiens devraient être là pour aider et donner un bon exemple de ce qu’est le christianisme. »

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Books

L’Arménie s’efforce d’aider 100 000 réfugiés de l’Artsakh chassés par la guerre.

Comment les Arméniens de toutes obédiences tentent de secourir leurs compatriotes du Haut-Karabakh victimes, selon eux, d’une épuration ethnique. Et qu’en pensent les chrétiens d’Azerbaïdjan.

Deux femmes déplacées du Haut-Karabakh discutent dans un abri temporaire en Arménie.

Deux femmes déplacées du Haut-Karabakh discutent dans un abri temporaire en Arménie.

Christianity Today October 17, 2023
Diego Herrera Carcedo/Stringer/Getty

Karolin est l’une des 30 000 enfants arméniens qui se retrouvent sans foyer – à nouveau.

Fuyant l’enclave montagneuse du Haut-Karabakh face aux assauts de l’Azerbaïdjan le mois dernier, la jeune fille de 12 ans a fait une rencontre inattendue. Après avoir traversé le corridor de Latchine vers l’ouest, jusqu’à Goris en Arménie, elle s’est soudain retrouvée face à une travailleuse humanitaire qu’elle connaissait bien.

Arpe Asaturyan, fondatrice de Frontline Therapists (FLT), était elle aussi stupéfaite. Parmi les 100 000 réfugiés de ce que les Arméniens considèrent comme leur terre ancestrale, l’Artsakh, elle retrouvait une enfant déjà déplacée trois ans plus tôt. Un lien particulier s’était formé avec Karolin, alors âgée de 9 ans, qui l’avait serrée bien fort dans ses bras avant de rentrer chez elle.

Située sur le territoire internationalement reconnu de l’Azerbaïdjan, l’enclave arménienne du Haut-Karabakh a connu en 2020 une guerre sanglante de 44 jours. Plus de 6 000 soldats sont morts avant qu’un cessez-le-feu soutenu par la Russie ne laisse aux autorités locales arméniennes le contrôle d’une partie seulement des terres qu’elles gouvernaient auparavant.

Karolin et sa famille y sont retournés malgré tout, dans l’espoir de préserver leur présence plurigénérationnelle sur ces terres. Après avoir souffert de malnutrition pendant un blocus de neuf mois imposé par l’Azerbaïdjan, ils ont finalement emprunté la route de Latchine, la seule reliant l’enclave à l’Arménie, à bord d’un convoi de voitures et d’autobus roulant au ralenti pendant trois jours.

Au cours de la semaine et demie qu’a duré l’exode, les habitants de l’Artsakh ont traversé la frontière au rythme de 15 000 par jour.

Mais les retrouvailles douces-amères avec Karolin sont loin d’être le pire des épreuves endurées par Arpe Asaturyan. Dans le chaos de la relocalisation et le brouillard de la guerre, plusieurs mères ont dit à leurs enfants qu’ils retrouveraient leur papa en Arménie.

En tant que professionnelle, Arpe Asaturyan a été chargée de leur annoncer la mort de leurs pères.

« C’est déchirant, et vous savez que ce sera le pire jour du reste de leur vie. » « Avec tout ce qui s’est passé, il est difficile de trouver la foi. »

Lorsque la guerre de 2020 a éclaté, cette Californienne a laissé derrière elle un cabinet florissant dans le domaine du conseil en traumatologie pour rejoindre son peuple d’origine et s’occuper des soldats de retour au pays et de celles que le conflit a laissées veuves. Soutenue financièrement par la diaspora arménienne, elle supervise une petite équipe de thérapeutes rémunérés et bénévoles qui offrent gratuitement des services de santé mentale.

Mais dans les semaines qui ont suivi le conflit du mois dernier, son bureau s’est transformé en centre humanitaire. Vingt camions d’aide ont déjà été envoyés à Goris et à un camp d’été de refuge au centre de l’Arménie, où elle a rencontré Karolin pour la première fois.

« Ils savent que leur vie là-bas était précaire — ils ont même plastifié leurs documents », raconte la thérapeute. « C’est encore la phase de choc, mais le chagrin est mis de côté, car les mères endeuillées doivent maintenant se battre pour trouver un emploi. »

Le gouvernement arménien s’était initialement préparé à accueillir 40 000 personnes déplacées de l’Artsakh ; c’est le nombre de personnes qui se sont présentées en une seule journée, le 27 septembre. Le total des réfugiés représente 3,4 % de la population arménienne et s’ajoute aux quelque 35 000 réfugiés déjà présents. Et cela sans compter les 65 000 Russes au moins qui ont fui en Arménie en raison de la guerre en Ukraine, faisant grimper les prix de l’immobilier de 20 %. Les loyers se sont envolés.

Le gouvernement arménien verse une indemnité de réinstallation de 260 dollars par personne et promet une aide mensuelle de 100 dollars pour couvrir le loyer et les charges. Le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés a demandé une aide internationale de 97 millions de dollars, et les États-Unis ont ouvert la voie en promettant plus de 11,5 millions de dollars.

« Des cacahuètes », commente Marina Mkhitaryan, directrice exécutive de l’Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB), une organisation vieille de 180 ans qui entretient des liens institutionnels avec l’Église apostolique arménienne. « Le niveau de soutien ne fait qu’ajouter l’insulte à la blessure. »

En partenariat avec World Central Kitchen, l’UGAB a contribué à fournir 80 000 paquets de nourriture chaude à ceux qui en ont le plus besoin. Bientôt, l’organisation passera à des paquets de nourriture sèche afin que les familles puissent cuisiner leurs propres repas pendant quatre jours. Mais l’accent est mis sur l’intégration, en donnant aux personnes déplacées des outils pour vivre par leurs propres moyens.

Un centre logistique apporte son aide pour des questions telles que les documents officiels, l’ouverture de comptes bancaires et la compréhension du système fiscal. L’UGAB s’est associée à une agence locale pour l’emploi afin d’aider les personnes déplacées à trouver un travail et de leur offrir une formation à l’entrepreneuriat et aux compétences nécessaires pour occuper des postes simples dans le secteur des technologies de l’information, très développé en Arménie.

Cependant, soucieuse des termes employés, Marina Mkhitaryan veut plus que la stabilité pour les anciens résidents de l’Artsakh.

« Il s’agit de personnes déplacées qui finiront par retourner dans leur patrie historique », dit-elle. « Le terme réfugié implique une situation de non-retour, ce qui n’est pas ce que nous voulons. »

Le pasteur Vazgen Zohrabyan estime qu’un retour ne sera possible qu’en tant que citoyens azerbaïdjanais.

« Mais il n’y a pas d’espoir qu’ils y retournent maintenant », dit-il. « Ma première préoccupation est de savoir où ils vont vivre. »

L’église évangélique de la ville d’Abovyan, qui compte 400 familles, a ouvert ses portes, fourni des douches chaudes et posé des matelas sur le sol pour autant de personnes que possible. Au total, ils ont aidé 300 personnes à trouver un abri temporaire sur le site et ailleurs, et ont continué à fournir de la nourriture à 150 familles.

Nombreux sont ceux qui ont fui pour sauver leur vie, laissant derrière eux des photos de famille, des chaussures et leurs papiers.

Pendant la guerre de 2020 et dans ses suites, l’association Samaritan’s Purse et d’autres l’ont aidé à venir en aide à 12 000 familles. L’organisation caritative basée aux États-Unis est de retour en Arménie, mais le financement actuel du soutien offert par la communauté d’Abovyan est à présent assuré par un pasteur pentecôtiste argentin d’origine arménienne.

Mais Vazgen Zohrabyan arrive au bout de ses ressources et presque au bout de sa foi.

« Nous avons prié pour la victoire et nous avons pensé que Dieu nous la donnerait », rapporte-t-il. « Cela a été une leçon très douloureuse : Jésus n’est pas mort pour une terre, mais pour les âmes de ces précieuses personnes. »

Dimanche dernier, 40 réfugiés de l’Artsakh ont proclamé leur foi en Christ. La première campagne de secours organisée par Zohrabyan en 2020 avait conduit à la foi 70 nouveaux croyants, qui étaient retournés dans l’enclave pour y implanter une église sœur. Il leur rendait visite une fois par mois jusqu’à ce que le blocus rompe le lien physique.

Selon lui, de nombreux Arméniens rejettent la responsabilité sur la Russie.

Sans excuser l’Azerbaïdjan, l’analyse courante estime que le voisin du nord joue un côté contre l’autre pour asseoir son pouvoir dans la région. Inquiet de la démocratisation de l’Arménie, le Kremlin fomenterait des troubles par l’intermédiaire des partis d’opposition, qui affirment que la nation chrétienne historique ne peut survivre que si elle est liée à Moscou.

De nombreux Arméniens sont frustrés que la Russie se soit tenue à l’écart alors que l’Azerbaïdjan rompait le cessez-le-feu. Cinq Casques bleus russes ont même été tués au cours de l’opération, sans qu’aucune protestation ne soit émise.

Le Premier ministre Nikol Pachinian a récemment invité les forces américaines à participer à des exercices militaires conjoints et a joint l’Arménie à la Cour pénale internationale (CPI), où le président russe Vladimir Poutine est accusé de crimes de guerre. Ayant vu ses collègues évangéliques réduits au silence en Russie, Zohrabyan craint qu’un projet d’union politique avec Moscou ne nuise de la même manière aux croyants de son pays. Mais il ne fait pas non plus confiance à l’Occident en tant qu’allié de remplacement pour l’Arménie.

Tout est déterminé par des intérêts, estime-t-il, et non par des valeurs communes.

« Nous sommes soumis à une pression énorme. » « Priez pour nous — nous voulons voir la lumière au bout de ce tunnel. »

Il est possible qu’il y en ait, à l’intérieur même du pays.

« Nous disons que nous voulons récupérer nos terres en Turquie, mais nous n’avons pas encore rempli l’Arménie », dit Aren Deyirmenjian, directeur pour l’Arménie de l’Association missionnaire arménienne d’Amérique (AMAA), évoquant l’exode qui a suivi la Première Guerre mondiale et le génocide arménien. « Nous avons là une occasion en or. »

L’AMAA a participé aux premiers efforts de secours, en ouvrant d’abord sa petite église de Goris aux réfugiés, puis en fournissant un hébergement à court terme à 500 personnes dans un camp d’été et dans dix autres centres à travers l’Arménie. Un millier d’autres personnes ont bénéficié d’une aide alimentaire, vestimentaire et médicale.

Mais Deyirmenjian a commencé à planifier à moyen terme. La capitale Erevan étant déjà surpeuplée, les réfugiés devraient être réinstallés dans l’arrière-pays rural, estime-t-il. L’AMAA prévoit un projet de remplacement des actifs — par exemple, fournir cinq vaches à un agriculteur de l’Artsakh qui a laissé cinq vaches derrière lui.

L’Arménie compte de nombreux villages sous-peuplés ou dépeuplés prêts à les accueillir. Il s’agit de « zones stratégiques », dit-il, car l’Azerbaïdjan a émis des revendications de la région méridionale de Syunik, qui a grand besoin d’être développée.

« Nous sommes pressés de toutes parts », dit Deyirmenjian en évoquant 2 Corinthiens 4, « mais non écrasés […] Voilà pourquoi nous ne perdons pas courage. »

Le cessez-le-feu de 2020 prévoyait l’ouverture d’un corridor parallèle à la frontière de l’Arménie avec l’Iran, reliant l’Azerbaïdjan à son enclave non contiguë du Nakhitchevan, qui partage quelques kilomètres de frontière avec la Turquie. La proposition initiale prévoyait que des soldats de la paix russes garderaient le corridor. Quelle que soit la manière dont ce passage serait négocié, l’Arménie craint cependant une menace pour sa souveraineté territoriale.

L’Azerbaïdjan a menacé de recourir à la force et a déployé des troupes à la frontière sud. C’est pour cette raison, selon Deyirmenjian, que de nombreux réfugiés de l’Artsakh hésitent, à juste titre, à se réinstaller dans cette région, de peur d’être à nouveau déplacés. Erevan paraît bien préférable, mais beaucoup parlent d’un asile possible au Canada, en Russie ou à Chypre.

L’AMAA a eu des réunions avec le ministère arménien des Affaires sociales et constate une convergence avec la stratégie du gouvernement. Si les habitants de l’Artsakh peuvent devenir autosuffisants dans la région de Syunik, l’Arménie en tant que nation tirerait parti de ces 100 000 habitants supplémentaires.

Même si leur présence en Arménie est une injustice historique.

« D’abord les affamer, puis les effrayer pour qu’ils s’enfuient », résume Aren Deyirmenjian. « La stratégie de l’Azerbaïdjan a été parfaitement exécutée, mais, quels que soient les moyens utilisés, il s’agit d’un nettoyage ethnique. »

Les statuts de la CPI stipulent que le déplacement « forcé » ne se limite pas à la force physique, mais inclut la menace ou d’autres abus de pouvoir. Melanie O’Brien, présidente de l’International Association of Genocide Scholars, a estimé que le blocus du Haut-Karabakh avait créé un tel « environnement coercitif ».

L’Azerbaïdjan a cependant toujours déclaré que les Arméniens de l’enclave seraient accueillis comme des citoyens à part entière. Des soldats ont été photographiés en train d’offrir du chocolat aux enfants, tandis que les nouvelles autorités ont ouvert un abri pour les habitants vulnérables restés sur place.

Une équipe des Nations unies en visite dans le Haut-Karabakh a déclaré n’avoir entendu aucun rapport de violence contre les civils et n’avoir vu aucune preuve de dommages causés aux hôpitaux, aux écoles ou aux infrastructures agricoles. Bien que des rumeurs d’atrocités aient circulé dans les villages, les témoignages recueillis par les journalistes auraient révélé que la plupart des réfugiés n’ont pas rencontré un seul soldat.

Human Rights Watch a interrogé plus de deux douzaines de réfugiés et de fonctionnaires, mais n’a pas signalé d’abus et a déclaré que les gens avaient fui « dans la peur et la panique ». Une femme a déclaré que les autorités locales lui avaient demandé de partir dans les 15 minutes. Une autre femme a demandé l’administrateur de son village si elle pourrait revenir plus tard et on lui a répondu que si elle finissait massacrée, ce ne serait pas de leur responsabilité.

« Personne ne les a poussés à quitter le territoire », estime un pasteur azerbaïdjanais, qui a demandé l’anonymat pour s’exprimer sur des questions politiques. « J’espère qu’ils reviendront. »

L’organisation américaine Freedom House qualifie Azerbaïdjan de pays « non libre », classé au treizième rang dans son index des états les moins ouverts au monde.

Le pasteur se remémore l’époque où les Arméniens et les Azerbaïdjanais vivaient côte à côte en paix. Les gens normaux ne se haïssent pas, dit-il, mais ceux qui ont perdu leur maison ou des membres de leur famille dans le conflit sont devenus amers. Il rappelle que lorsque les Arméniens ont pris le contrôle du Haut-Karabakh en 1994, 500 000 réfugiés azerbaïdjanais ont fui l’enclave et 186 000 autres ont quitté l’Arménie.

Environ 30 000 personnes ont été tuées des deux côtés et 350 000 Arméniens ont quitté l’Azerbaïdjan.

« Je pense que des incidents [contre les Arméniens] ont pu se produire », estime un autre dirigeant chrétien azerbaïdjanais, qui a demandé l’anonymat en raison du caractère sensible de la situation. « Mais par rapport à l’histoire du conflit, cette prise de contrôle a été très pacifique. »

Selon lui, il est peu probable que les soldats azerbaïdjanais voient d’un bon œil les Arméniens, dont il est également compréhensible qu’ils se méfient des promesses officielles de traitement équitable. Mais ayant vu son pays musulman évoluer vers un régime laïque qui accorde la liberté aux musulmans convertis à la foi chrétienne, il pense que les Arméniens seraient les bienvenus et protégés.

S’ils reviennent, la région sera prospère d’ici cinq ans, estime-t-il. Le Haut-Karabakh étant revenu sous la souveraineté de l’Azerbaïdjan, il a exprimé l’espoir que les deux nations puissent désormais conclure un traité de paix.

Nikol Pachinian a indiqué qu’il était prêt à participer à des négociations, dont il estime la probabilité de réussite à 70 %. Selon notre source azerbaïdjanaise, des avantages économiques découleraient des échanges commerciaux, et des oléoducs pourraient relier les deux pays à la Turquie et à l’Europe.

« Ils n’étaient pas obligés de partir. Mais je peux imaginer un avenir où les Arméniens et les Azerbaïdjanais voyageront librement entre les deux pays. »

Un troisième responsable chrétien azerbaïdjanais s’est montré laconique dans son évaluation de cet exode.

« J’entends les nouvelles officielles des deux côtés. Je n’en sais pas plus. »

Eric Hacopian, analyste politique arménien de la Fondation Civilitas, rejette les comptes-rendus officiels qui absolvent l’Azerbaïdjan de toute épuration ethnique.

« La visite des Nations unies a fait l’objet de pas mal de plaisanteries », rapporte-t-il. « Personne ne prend leur rapport au sérieux. »

Notant que le rapport émane du bureau azerbaïdjanais de l’organe, qui a investigué après que les atrocités ont été commises et dissimulées, Hacopian déclare qu’il a vu des vidéos d’abus postées par les soldats eux-mêmes. Et si seule une poignée d’Arméniens est restée sur le territoire pour témoigner, la plus grande omission de l’ONU a été de ne pas se rendre dans les villages de campagne que les habitants ont fuis.

La vérité éclatera, dit-il.

C’est le prochain grand projet d’Arpe Asaturyan. En collaboration avec une équipe de spécialistes internationaux, elle envisage une recherche académique comparant le traumatisme de 2020 au traumatisme vécu par les réfugiés aujourd’hui. En vue d’être revue par des pairs et publiée de manière professionnelle dans une revue réputée, elle évaluera les récits de témoins oculaires pour établir des faits.

Nombreux sont ceux qui lui ont raconté de seconde main des histoires de viol, de décapitation et de mort par le feu. Des SMS anonymes leur affirmaient qu’il leur restait 24 heures avant la fermeture définitive du corridor de Latchine, puis étaient suivis d’autres messages les encourageant à s’intégrer en Azerbaïdjan. Mais une grand-mère qui, avec son mari, s’était d’abord assise sous le porche de leur maison, fusil à la main, pour défendre leur terre, a raconté les raisons de leur départ.

Ils ont battu une femme enceinte, dit-elle, et elle est ensuite décédée d’une hémorragie interne.

Les responsables du Haut-Karabakh ont indiqué que dix civils, dont cinq enfants, ont péri lors de l’offensive azerbaïdjanaise qui a tué au moins 200 soldats. Au moins 400 autres personnes ont été blessées.

Pour celles-ci et les 100 000 autres déplacés, les opérations de secours se poursuivent.

L’UGAB réaménage une partie de son centre à Erevan pour accueillir 170 autres déplacés de l’Artsakh. L’AMAA continuera à payer les salaires de ses 79 employés d’Artsakh pendant une année entière. L’église d’Abovyan prépare les nouveaux croyants au baptême et à la vie de disciple. Parallèlement aux accompagnements réguliers, Frontline Therapists fournit une aide d’urgence à plus de 500 familles.

Mais pourquoi sont-ils là, et non dans leur patrie historique ? Même les moines ont quitté leurs monastères. Ce serait la première fois en 1 700 ans que l’on n’entendra pas de prières chrétiennes arméniennes dans l’Artsakh.

« Il existe un instinct naturel qui pousse à protéger sa vie et sa famille », dit Arpe Asaturyan. « Mais la façon dont ils sont partis… quelque chose s’est passé. »

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L’histoire méconnue de l’évolution des évangéliques à propos d’Israël

Les réponses des responsables évangéliques à la nouvelle guerre entre Israël et le Hamas se construisent depuis 50 ans.

Manifestation de solidarité avec Israël pendant la guerre du Kippour en 1973.

Manifestation de solidarité avec Israël pendant la guerre du Kippour en 1973.

Christianity Today October 17, 2023
William Lovelace/Stringer/Getty

Les effroyables attaques perpétrées contre Israël le 7 octobre ont eu lieu presque 50 ans jour pour jour après le début de la guerre du Kippour. Les hostilités avaient alors commencé après l’invasion surprise d’Israël par l’Égypte, la Syrie et la Jordanie le 6 octobre 1973. Cette fois, la violence a démarré par un assaut brutal du groupe terroriste Hamas.

La comparaison entre les deux a des limites. Néanmoins, il est révélateur d’observer la façon dont les évangéliques (et en particulier les évangéliques américains) ont réagi à ces crises à 50 ans d’intervalle et de voir ce qui a changé et ce qui reste identique. Les évangéliques s’intéressent de plus près au Proche-Orient aujourd’hui qu’à l’époque, et leurs approches de la question se sont diversifiées.

Quelques jours seulement après le début du conflit, on entendait déjà des réactions de personnalités évangéliques de premier plan face aux actes de violence et aux prises d’otages sans précédent du Hamas. Le rédacteur en chef de CT, Russell Moore, appelait les chrétiens à « se tenir aux côtés d’Israël attaqué », tandis que la déclaration de l’Association nationale des évangéliques américains (NAE) condamnait la violence des deux côtés.

Samuel Rodriguez, président de la National Hispanic Christian Leadership Conference [un important mouvement hispanophone chrétien aux États-Unis] déclarait sur Twitter/X : « Le Hamas est le nouvel ISIS et il faut l’arrêter ! » Shane Claiborne, pacifiste et militant évangélique, a lui critiqué Israël et le Hamas pour avoir « fait des choses qui ne conduisent pas à la paix ». Greg Laurie, pasteur de la Harvest Christian Fellowship en Californie, estimait lui que l’attaque du Hamas avait une dimension prophétique.

Ces réactions ne sont pas surprenantes. Aujourd’hui, nous tenons pour acquis que des dizaines, voire des centaines, d’associations évangéliques, d’organisations paraecclésiastiques, d’églises et de responsables chrétiens se prononceront sur cette situation tragique, et que ces déclarations varieront dans leurs approches.

Mais cela n’a pas toujours été le cas, et notamment pas avant la guerre du Kippour. Au cours des 50 dernières années, un véritable écosystème de ministères et de groupes de pression s’est développé autour des relations israélo-palestiniennes, dont certains sont explicitement sionistes chrétiens ou propalestiniens.

Bien sûr, des agences missionnaires dédiées au Proche-Orient existent depuis plus de deux siècles. L’action évangélique et le soutien aux efforts humanitaires dans la région ont été présents tout au long des nombreuses guerres de l’ère moderne. Mais la préoccupation centrale pour le conflit israélo-palestinien est un développement historique du mouvement évangélique plus récent que beaucoup ne le pensent.

Ce phénomène relève d’une convergence de tendances et de facteurs propres aux évangéliques et son étude met en lumière la manière dont les réactions évangéliques ont été façonnées par le contexte politique et géopolitique plus large.

En 1973, un cercle relativement restreint de responsables exerçait l’essentiel de l’influence dans les médias et auprès des institutions lorsqu’il s’agissait de parler du Proche-Orient au nom des « évangéliques ». La visibilité médiatique des évangéliques se résumait à un petit réseau sioniste chrétien naissant, forgé dans les premières années de l’existence de l’État d’Israël. Ce réseau a pris de l’importance après la guerre des Six Jours de juin 1967, qui a vu Israël vaincre de manière décisive ses voisins arabes.

Nombre de ces intervenants connaissaient personnellement Billy Graham ou gravitaient dans les cercles environnants. Le fondateur de CT fut un véritable pivot dans les relations entre Juifs et évangéliques dans l’après-guerre. Il joua un rôle crucial en coulisses en octobre 1973 (pendant la guerre du Kippour) en encourageant le président Nixon à donner le feu vert au plus grand pont aérien de l’histoire des États-Unis pour aider Israël.

En dehors de Graham, les réactions évangéliques de 1973 représentaient un éventail d’opinions beaucoup plus restreint qu’aujourd’hui. Les évangéliques américains ont rapidement et systématiquement pris la défense d’Israël. Arnold T. Olson, alors président de la NAE et président de longue date des Églises évangéliques libres d’Amérique, décrivit l’attaque contre Israël comme « une nouvelle preuve des profondeurs dans lesquelles l’esprit humain peut sombrer ».

G. Douglas Young, le fondateur canadien de l’American Institute of Holy Land Studies (aujourd’hui Jerusalem University College), une école d’études supérieures à Jérusalem, comparait les défis auxquels Israël était confronté en temps de guerre à ceux des Juifs d’Allemagne dans les années 1930, affirmant que le relatif silence des chrétiens au cours de la deuxième semaine de la guerre rappelait le silence des Églises pendant l’Holocauste.

Malgré l’initiative de Graham auprès de Nixon, le Christianity Today de l’époque eut probablement l’analyse la moins partisane, dénonçant l’invasion, mais reconnaissant qu’une « réticence à abandonner toute partie substantielle de ses acquisitions des Six jours » faisait qu’Israël avait « laissé derrière lui les germes d’un autre conflit ».

Au cours de la décennie suivante, tout un écosystème d’organisations sionistes chrétiennes allait émerger et éclipser, du moins en nombre, les autorités évangéliques de 1973. L’élan initié par des personnalités comme Olson et Young, relativement proches de Graham, allait bientôt être transformé par une nouvelle série d’organisations fondamentalistes et pentecôtistes.

Il s’agissait de conservateurs plus motivés sur le plan idéologique (et eschatologique) et disposant de bien plus de ressources et de membres que la dénomination d’Olson et l’école supérieure de Young. Outre cela, leur accord allait au-delà des positions théologiques — et des recommandations de la politique américaine à l’égard d’Israël — pour s’étendre au soutien de politiciens israéliens émergents de droite tels que Menachem Begin.

Jerry Falwell Sr, Pat Robertson et le jeune John Hagee s’engagèrent dans un activisme pro-Israël dès la fin des années 1970. En 2006, Hagee fondait Christians United for Israel, une organisation de lobbying, dont Falwell est alors membre du conseil d’administration.

À cette époque, les chrétiens sionistes américains, pour la plupart évangéliques, étaient prêts à être représentés en tant que bloc électoral par une organisation faîtière concentrée sur ce seul sujet. Aujourd’hui, l’organisation de Hagee revendique plus de 10 millions de membres.

Si l’avènement d’un sionisme chrétien organisé constitue une évolution déterminante dans la manière dont les évangéliques envisagent aujourd’hui le conflit israélo-palestinien, ce n’est pas toute l’histoire. Un mouvement parallèle, quoique plus modeste, voit également le jour après la guerre de 1973, donnant une voix à la critique du sionisme chrétien et à la solidarité avec les chrétiens palestiniens au sein de la gauche évangélique naissante.

Des revues comme The Post-American (aujourd’hui Sojourners) commencent alors à critiquer les approches théologiques et politiques des évangéliques pro-Israël. Dans les années 1980, des figures internationales comme John Stott encouragent — par l’intermédiaire du Mouvement de Lausanne et d’autres — les organisations évangéliques à lutter contre le sionisme chrétien et à nouer des relations avec les chrétiens palestiniens.

L’organisation Evangelicals for Middle East Understanding (« Évangéliques pour la compréhension au Moyen-Orient ») fut créée en 1986. Sabeel, un centre de théologie dont le siège se trouve en Cisjordanie, fut fondé en 1989 par le théologien anglican palestinien Naim Ateek, spécialiste de la théologie de la libération. Ces dernières années ont également vu le jour le Bethlehem Bible College, la conférence Christ at the Checkpoint qui y est associée et un réseau croissant d’organisations propalestiniennes.

L’équilibre entre les défenseurs d’Israël et les défenseurs des Palestiniens reste loin d’être atteint. Les sionistes chrétiens n’ont jamais été aussi organisés et unifiés qu’au cours de la dernière décennie et demie. Ils ont incontestablement contribué à ce que l’ancien président Donald Trump accomplisse un de leurs objectifs de longue date en déplaçant l’ambassade des États-Unis en Israël à Jérusalem en 2018.

Après les attentats terroristes perpétrés ce mois-ci par le Hamas, l’International Fellowship of Christians and Jews, une organisation juive soutenue principalement par des chrétiens évangéliques, s’est immédiatement engagée à verser une aide de 5 millions de dollars. L’organisation Christians United for Israel de John Hagee a également promis d’« affronter et de vaincre tout élu à Washington qui tenterait de saper la capacité d’Israël à se défendre » dans la guerre contre le Hamas.

Pourtant, il semble que les jeunes évangéliques sont plus ouverts aux arguments politiques palestiniens (ce qui ne veut pas dire qu’ils soutiennent le Hamas) ou se désintéressent complètement de la question. Des organisations pro-Israël comme Passages — inspirée par les populaires voyages de l’organisation Birthright Israël pour les étudiants juifs américains — tentent d’enrayer ce changement, mais les résultats des sondages continuent de montrer un fossé générationnel. En 50 ans, le paysage s’est considérablement modifié.

Une partie de cette situation est moins liée à la situation au Proche-Orient qu’aux changements politiques intervenus aux États-Unis. Le réalignement partisan en matière de politique étrangère est un élément majeur de cette histoire, tout comme la croissance des groupes de pression nationaux tels que l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC). Le soutien à Israël, même s’il reste largement bipartisan pour la plupart des Américains, revêt de plus en plus l’aspect d’un des nombreux champs de bataille de la guerre culturelle opposant les conservateurs aux progressistes et les jeunes à leurs aînés.

Le développement d’Internet et des réseaux sociaux fait que les évangéliques sont plus que jamais au courant de la vie quotidienne des Israéliens et des Palestiniens. Cependant, ce que nous savons nous parvient par le filtre des organisations et des médias que nous suivons. Un fidèle téléspectateur du Christian Broadcasting Network (nettement pro-Israël avec une émission dédiée à ce sujet) aura une compréhension des événements actuels étonnamment différente de celle d’un autre chrétien qui reçoit des informations de Sabeel ou de B'Tselem, une organisation pacifiste basée à Jérusalem.

Le tourisme évangélique en Israël s’est maintenu à un niveau élevé, permettant à des milliers de visiteurs de vivre une expérience de première main (même si pas nécessairement représentative) de la vie en Israël et dans les territoires contestés. En outre, la croissance du leadership pentecôtiste dans les cercles évangéliques conservateurs — de Hagee à l’activiste juif messianique Michael David (Mike) Evans en passant par l’auteur populaire Joel Rosenberg — a ouvert la voie à un sionisme chrétien qui s’est développé au-delà de l’Amérique pour devenir un mouvement mondial.

Mais la situation au Proche-Orient a aussi beaucoup évolué. Je pense notamment à la longue influence politique du Premier ministre israélien Benyamin (Bibi) Netanyahou (un favori du sionisme chrétien), l’élargissement des colonies juives dans les territoires palestiniens contestés, l’influence régionale croissante de l’Iran et le comportement violent et despotique du Hamas et de l’État islamique, entre autres acteurs problématiques de la région.

Les premiers jours du nouveau conflit en Israël ont clairement montré à quel point la perception de la situation parmi les évangéliques a changé depuis 1973 et comment celle-ci a fini par capter bien plus de notre attention. La guerre en cours entre Israël et le Hamas pourrait bien conduire à de nouvelles évolutions.

Daniel G. Hummel travaille à Upper House, un centre d’études chrétiennes sur le campus de l’université du Wisconsin à Madison. Il est l’auteur de Covenant Brothers: Evangelicals, Jews, and U.S.-Israeli Relations.

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Comment faire dépérir la plante vénéneuse qu’est le Hamas ?

Point de vue d’un chrétien palestinien sur la tragédie survenue en Israël et la manière de s’attaquer aux racines du problème.

Des partisans du mouvement islamiste Hamas.

Des partisans du mouvement islamiste Hamas.

Christianity Today October 17, 2023
NurPhoto / Contributor / Getty

Cet article est publié sous pseudonyme pour la sécurité de l’auteur.

L’attaque dont Israël a été victime est à l’échelle du 11 septembre. Menée par le Mouvement de résistance islamique, communément appelé Hamas, elle a anéanti aussi bien les Juifs que les Palestiniens. Aucun mot ne peut décrire la tristesse et l’horreur face à ces actes. Mais nous ne devons pas permettre à ce terrible événement d’obscurcir notre vision ou de nous pousser à la vengeance contre les civils.

Il est insultant de me demander si, en tant que chrétien palestinien et citoyen israélien, je condamne cette violence. Je la condamne évidemment. Je voudrais aussi partager avec mes frères chrétiens mon point de vue sur la manière dont nous pourrons stopper le terrorisme à la racine, en pensant non seulement à la réponse militaire immédiate d’Israël, mais aussi aux questions à plus long terme sur la justice, la sécurité et la dignité donnée par Dieu aux Israéliens et aux Palestiniens.

L’attaque brutale menée contre des civils israéliens a eu lieu 16 ans jour pour jour après qu’un employé de la Société biblique palestinienne à Gaza, Rami Ayyad, a été enlevé et assassiné parce que des islamistes radicaux pensaient qu’il faisait un travail missionnaire. Malgré des demandes de l’opinion publique que les dirigeants du Hamas à Gaza trouvent les assassins, personne n’a été tenu pour responsable de sa mort.

Le meurtre de Rami n’a toujours pas été officiellement élucidé à ce jour, et il a conduit certains chrétiens palestiniens à quitter Gaza. Il semblerait que l’enlèvement et l’assassinat étaient le fait d’une faction radicale que les dirigeants du Hamas ne voulaient pas confronter ou tenir pour responsable.

Une décennie et demie plus tard, nous nous trouvons face à un nouveau cycle de violence, cette fois encore bien plus féroce et complexe. L’assaut du Hamas est d’une atrocité et d’une ampleur sans précédent, et la réponse d’Israël doit tenir compte de plus d’une centaine d’otages israéliens à Gaza et d’un deuxième front dans le nord d’Israël, où les forces israéliennes combattent déjà le Hezbollah libanais (soutenu par l’Iran et lié au Hamas).

Lorsque j’ai commencé à rédiger cet article, les combats se déroulaient principalement dans le sud du pays, autour de Gaza. Le soir venu, j’ai fait une pause pour me rendre à une réunion de prière spéciale parmi des églises évangéliques situées au nord. Soudain, une sirène a retenti, signalant l’infiltration d’un drone du Hezbollah. J’ai passé quelques coups de fil et nous avons immédiatement basculé vers une réunion virtuelle. Une cinquantaine de chrétiens y ont participé, implorant Dieu d’arrêter l’effusion de sang. Nous avons appris plus tard que la sirène était une fausse alerte.

Après la révélation de l’ampleur de la catastrophe initiale, j’ai envoyé des messages d’encouragement et de condoléances à un certain nombre d’amis juifs, messianiques ou non. Une réponse a attiré mon attention. Un ami juif messianique m’a écrit qu’il soupçonnait que la réponse israélienne serait extrêmement rigoureuse, car l’attaque du Hamas a ravivé chez les juifs le souvenir de l’Holocauste.

Ce traumatisme historique et l’horreur nouvelle du carnage perpétré par le Hamas rendent très vraisemblable qu’Israël donne suite à la promesse du Premier ministre Benyamin Netanyahou de « réduire en ruines tous les endroits où le Hamas se cache et opère », ce qui, en raison de la petite taille de Gaza, signifie que l’ensemble du territoire sera ravagé et qu’un très grand nombre de civils innocents seront tués.

Je comprends le besoin de représailles d’Israël et les voix qui appellent à écraser le régime du Hamas. Je prie cependant pour que ne soient pas blessés des innocents, et je crains que cette réponse ne s’attaque pas aux racines du problème à Gaza — et qu’elle puisse même s’avérer contre-productive en prolongeant le cycle de la violence et de la haine. Il est très délicat de parvenir à s’exprimer avec sagesse au milieu de telles effusions de sang. Néanmoins, j’aimerais essayer.

En me tournant vers l’avenir, vers une époque où la violence actuelle aura pris fin, je me demande comment nous pourrions rendre inconcevable que des êtres humains se comportent de manière aussi brutale que l’a fait le Hamas avec son agenda religieux fanatique.

Certains chrétiens pensent que cette violence est inhérente à l’islam. Je ne le pense pas. Pourquoi les musulmans de Malaisie ou de Tunisie, par exemple, n’agissent-ils pas de la sorte ? Non, il se passe ici quelque chose de différent. La plante vénéneuse du Hamas a pu prendre racine chez nous grâce aux conditions favorisées par la mauvaise approche du gouvernement israélien à l’égard des Palestiniens.

Historiquement, certains dirigeants israéliens ont même été prêts à renforcer le Hamas pour contrer le Fatah, laïc et plus modéré. D’anciens responsables israéliens ont par le passé déclaré au New York Times et au Wall Street Journal avoir reçu l’ordre d’aider le Hamas à « faire contrepoids » au Fatah. [Dans la suite des attaques, le quotidien israélien] Haaretz a rappelé qu’en 2019, Netanyahou déclarait aux membres de son parti que « soutenir le Hamas » contribuerait à empêcher la création d’un État palestinien en « isolant les Palestiniens de Gaza des Palestiniens de Cisjordanie ».

De nombreux Palestiniens veulent un État, car la situation de Gaza était déjà désastreuse avant le début de la guerre. Gaza est densément peuplée et très pauvre. La moitié de la population vit dans la pauvreté et beaucoup sont au chômage.

Gaza est actuellement « complètement assiégée », mais elle fait l’objet d’un blocus depuis 16 ans. Les Nations unies rapportent que 95 % des habitants de Gaza n’ont même pas d’eau potable et que la plupart d’entre eux ne disposent pas non plus d’un accès fiable à l’électricité. Telle est la situation des plus de 2 millions d’habitants de Gaza. Ils n’ont pas de statut étatique et n’ont aucune perspective de changement. Les Palestiniens de Gaza vivent sans la dignité fondamentale à laquelle tous les êtres humains ont droit en tant qu’enfants de Dieu.

La situation des Palestiniens de Cisjordanie, dirigée par le président Mahmoud Abbas issu du Fatah, n’est guère meilleure que celle de Gaza. Là, le gouvernement israélien restreint de plus en plus les déplacements des Palestiniens et étend les colonies israéliennes dans les territoires contestés. Certains colons sont également des extrémistes violents : plus de 700 attaques de colons contre des civils palestiniens ont été signalées au cours de cette seule année.

Le sentiment des Palestiniens que rien ne changera n’a fait que s’accroître tandis que Netanyahou se rapprochait de la conclusion d’un accord facilité par les États-Unis pour normaliser les relations diplomatiques d’Israël avec l’Arabie saoudite, la perle tant convoitée des accords d’Abraham. L’accord visait à « isoler et supprimer la question palestinienne ». Netanyahou avait auparavant écrit que le « chemin de la paix » au Moyen-Orient « contournerait » les Palestiniens, qui n’auraient pas la possibilité d’opposer leur « veto » à l’accord. Netanyahou espérait ainsi mettre fin au conflit israélo-palestinien sans concéder ne serait-ce que le minimum demandé par les Palestiniens.

C’est sur ce terreau que les mouvements idéologiques islamistes haineux ont pu prospérer. Dans cet environnement de haine, de racisme et de violence, le Hamas a abusé les jeunes avec de fausses promesses. Sans espoir à l’horizon, les adhérents du Hamas en Palestine ont sombré dans l’obscurité et permis à l’organisation de faire des Israéliens eux aussi des victimes de cette situation.

Mais les choses ne doivent pas nécessairement continuer ainsi. En tant que chrétiens, nous croyons au pouvoir de la rédemption. Si l’on offre un réel espoir d’avenir à ce pays, ces mouvements de haine s’étioleront. Pour une paix durable, nous devons respecter l’image de Dieu présente tant dans les Israéliens que les Palestiniens.

Est-ce trop demander que de ne pas voir cette situation comme un jeu à somme nulle [où l’on ne gagne que si l’autre perd] ? Les Israéliens et les Palestiniens ne devraient-ils pas pouvoir tous vivre dans la dignité voulue par Dieu ? Notre objectif devrait être non seulement la sécurité, mais aussi l’épanouissement de tous, et non aux dépens les uns des autres.

Tamir Khouri est le pseudonyme d’un Palestinien chrétien et citoyen israélien de la région de Galilée en Israël.

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Guerre en Israël : les chrétiens locaux entre colères et rappel à l’Évangile

Face aux milliers de morts provoquées par les attaques terroristes, évangéliques palestiniens et juifs messianiques partagent leur étonnement, leur tristesse et leurs prières pour la paix et la justice.

À gauche : Des victimes parmi les forces israéliennes luttant contre les militants islamistes du Hamas. À droite : Les suites des frappes aériennes israéliennes sur Gaza.

À gauche : Des victimes parmi les forces israéliennes luttant contre les militants islamistes du Hamas. À droite : Les suites des frappes aériennes israéliennes sur Gaza.

Christianity Today October 12, 2023
picture alliance / Ahmad Hasaballah / Stringer / Getty / Adaptations par CT

À l’heure où nous concluons cet article, au moins 1 200 Israéliens et 1 100 Palestiniens ont été tués. Outre le nombre impressionnant de victimes de ces premiers jours de guerre entre Israël et le Hamas, c’est aussi la brutalité du Hamas qui a choqué le monde.

Plus de 200 jeunes ont été tués lors d’un festival, des fermes et des villages entiers ont été frappés par la terreur armée, et environ 150 otages restent menacés de mort si les bombardements israéliens sur la bande côtière ne cessent pas.

Un arrêt des opérations israéliennes étant peu probable, le nombre de victimes augmentera très certainement.

Israël a appelé 360 000 réservistes et s’apprête à lancer une offensive terrestre dans la bande de Gaza. Dans les suites d’une stratégie militaire consistant à répondre au terrorisme par l’écrasement, les conflits passés dans cette bande de terre de 40 kilomètres aujourd’hui assiégée ont déjà produit de très nombreuses victimes. Les affrontements de 2014 avaient fait 73 victimes israéliennes et 2 100 victimes palestiniennes.

De leur côté, de nombreux Israéliens vivent dans la peur. Depuis le retrait unilatéral d’Israël de Gaza en septembre 2005, la Jewish Virtual Library a recensé 334 décès dus au terrorisme et au moins 20 648 tirs de roquettes et d’obus de mortier sur le territoire israélien.

Au milieu de ces chiffres dramatiques, les chrétiens locaux se rejoignent sur certains terrains, au-delà des clivages ethniques. Christianity Today a interrogé trois juifs messianiques, trois évangéliques palestiniens et deux chrétiens de Gaza qui se trouvent actuellement hors de leur bande côtière natale.

Étonnement partagé

« Le niveau de haine et de méchanceté affiché dans ces actes est vraiment choquant », dit Eli Birnbaum, directeur d’une branche de l’organisation Juifs pour Jésus à Tel-Aviv et à Jérusalem. « Il s’agit d’une situation sans précédent depuis des décennies, qui a profondément ébranlé la population. »

Les attaques dans son quartier ont été si intenses, dit-il, que les gens restent à l’intérieur. En communication constante avec sa famille, ses amis et 50 membres du personnel à temps plein, il estime que les siens font de leur mieux pour rester en contact et s’encourager.

Le samedi de l’attentat, la communauté chrétienne à laquelle il appartient s’est réunie pour prier. Incertains sur les orientations à prendre, ils ont distribué des recommandations de prière pour un retour en bonne santé des otages. Certains membres ont simplement allumé des bougies.

Juifs pour Jésus a collecté des biens de première nécessité pour les familles déplacées et les soldats à la frontière.

Au moins un Juif messianique est mort pour sa nation. David Ratner a été qualifié de héros de guerre par son commandant, sauvant la vie de cinq autres soldats tandis que leur poste était pris d’assaut par 400 combattants du Hamas. Atteint à la nuque par une balle, il aurait encore poursuivi le combat pendant huit heures.

Eli Birnbaum a recommandé à ses enfants de s’opposer fermement au développement de la haine. Il exhorte les Israéliens à rechercher la justice sans la vengeance. Il demande à chacun de rester sincèrement préoccupé par le sort des Juifs et des Palestiniens, tout en priant pour Gaza et sa libération du Hamas.

« Que pouvons-nous faire pour représenter le Seigneur alors que notre pays est en crise ? » réfléchit-il. « Merci de prier pour nous, afin que nous choisissions judicieusement comment faire briller sa lumière dans cet endroit bien sombre en ce moment. »

Grace Al-Zoughbi, enseignante palestinienne en théologie, est également à la recherche de cette lumière.

« L’Église essaie de s’accrocher à toutes les lueurs d’espoir qu’elle peut trouver », décrit-elle. « La situation est profondément troublante et les atrocités commises sont effroyables. »

Elle a également été secouée par les tirs de roquettes venus du nord qui ont atterri près de sa maison à Bethléem. Les familles se sont précipitées à l’épicerie pour faire des provisions, craignant une escalade. Au sein d’une population déjà en difficulté et entravée dans ses possibilités, elle explique que la perte du tourisme qui est à craindre risque d’aggraver l’état lamentable de l’économie. L’Église cherche à aider autant que possible.

Sa réaction immédiate a été de prier avec ferveur pour la fin du conflit.

« Seigneur, prends tout le mal, brise-le comme du verre et réduis-le à néant », supplie Grace Al-Zoughbi. « Nous gardons l’espoir qu’un jour prochain, tes voies prévaudront. »

Elle encourage les croyants des deux camps à être des artisans de paix. Elle exhorte les chrétiens du monde entier à éviter les « représentations mensongères » de la situation. Quant à elle-même, elle se concentre sur le Psaume 122 : « Priez pour la paix à Jérusalem. Que tous ceux qui t’aiment soient en sécurité. »

Éloignement partagé

Hanna Massad, ancien pasteur de l’église baptiste de Gaza, se tourne lui vers un verset laconique du psautier : « Fais-nous grâce, éternel, fais-nous grâce, car nous n’en pouvons plus d’être méprisés » (Ps 123.3).

Après 30 ans de service en tant que premier pasteur né localement, Hanna Massad s’en est allé après les violences de 2007 durant lesquelles il avait enduré des attaques contre son église et l’enlèvement et le meurtre d’un animateur de jeunesse dans la librairie chrétienne affiliée. Il a fait l’expérience directe du militantisme et comprend la peur des Israéliens.

Aujourd’hui citoyen américain, en plus des accompagnements post-traumatiques hebdomadaires qu’il prodigue sur Zoom et de l’interaction quasi quotidienne avec les membres de l’église, il se rend trois fois par an à Gaza pour distribuer de l’aide et prodiguer des encouragements.

Sa dernière visite s’était achevée il y a deux semaines, avec un traitement légèrement meilleur que d’habitude de la part des autorités israéliennes, rapporte-t-il. Dans un souci de réciprocité avec les États-Unis pour l’entrée sans visa, les administrations frontalières ont simplifié les procédures pour les citoyens américains ayant aussi la nationalité palestinienne. En passant par Jéricho, l’attente au contrôle de sécurité n’a duré qu’une heure cette fois-ci.

« Nous ne sommes pas traités selon une dignité commune, » dit Massad, « mais en fonction du document que nous portons. »

Pour la plupart des Palestiniens, poursuit-il, cela se solde par l’humiliation. Sous blocus depuis 2007, 50 % de la population de Gaza est au chômage, 65 % vit en dessous du seuil de pauvreté et seuls 17 000 des 2,3 millions d’habitants sont autorisés à chercher du travail en Israël. Leur nombre varie en fonction de l’évolution de la politique et leur traitement aux points de contrôle est beaucoup plus éprouvant que celui vécu avec un passeport américain. Les autres sont bloqués.

« C’est une vaste prison », dit Hanna Massad. « Et généralement, à chaque visite, la situation est un peu plus grave qu’avant. »

Avec la guerre, Israël a déclaré qu’il couperait l’approvisionnement en eau et en électricité de Gaza. La frustration s’accumule ; alors que son père avait espéré un jour la création d’un État palestinien, Massad qui a maintenant 60 ans se demande si cela arrivera un jour. Mais les chrétiens locaux ne soutiennent la violence d’aucun des deux camps.

« Ce n’est pas le respect de notre dignité que nous recherchons », dit Massad. « Notre exemple est Jésus. Et chaque fois que quelqu’un le rencontre vraiment, Dieu remplit ce cœur d’amour pour toute l’humanité. »

Même lorsque sa maison est détruite.

L’appartement familial de Khalil Sayegh, un autre habitant de Gaza, a été touché par une roquette israélienne. Les siens trouvent maintenant refuge dans l’une des trois églises de la bande de Gaza, déplacés comme 250 000 autres personnes abritées dans des écoles ou d’autres installations. L’Organisation mondiale de la Santé a appelé à la mise en place d’un corridor humanitaire.

« Ils s’en sont sortis de justesse », rapporte-t-il, « pensant que la maison était l’option la plus sûre. »

Actuellement aux États-Unis, Khalil Sayegh est partie prenante de l’initiative Agora qui vise à travailler conjointement avec d’autres Palestiniens et Israéliens pour promouvoir une culture de démocratie constitutionnelle. Il s’est dit heureux de voir les Américains condamner les attaques du Hamas. En même temps, il se dit déçu que les souffrances de son peuple aient été si aisément ignorées.

Le texte biblique qui réconforte Sayegh est le Psaume 73, dans lequel le psalmiste se ravise après avoir été sur le point de céder à l’envie que lui inspirent les méchants prospères : « Tu réduis au silence tous ceux qui te sont infidèles. Pour moi, mon bonheur, c’est de m’approcher de Dieu. Je place mon refuge en toi, Seigneur » (v. 27-28).

Dans la paix que lui donnent ces paroles, son message est clair.

« Ne cédez pas à la haine, au tribalisme ou à la vengeance. » « Travaillez dur pour mettre fin non seulement à cette série de violences sanglantes, mais aussi à l’injustice structurelle de l’occupation, afin que nous puissions vivre en paix. »

Colère partagée

Jaime Cowen, avocat juif messianique, s’indigne des changements structurels qui menacent Israël depuis maintenant plusieurs mois. Depuis son retour au poste de Premier ministre avec une coalition d’extrême droite comprenant d’anciens terroristes juifs, dit-il, Benyamin Netanyahou a divisé le pays en essayant de bouleverser le système judiciaire israélien.

Tout en essayant de se présenter comme un artisan de la paix avec le monde arabe, Netanyahou a encore attisé la colère de la communauté palestinienne marginalisée dans son pays en autorisant de nouvelles implantations illégales.

« Il allait forcément se passer quelque chose, et c’est ce qui est arrivé cette fois-ci », a déclaré Jaime Cowen dans un communiqué vidéo. « C’est une période très dangereuse pour le pays. »

Il prie pour la défaite rapide du Hamas, dont une des motivations pourrait avoir été de contrecarrer les efforts de rapprochement de Netanyahou avec l’Arabie Saoudite. Mais la véritable menace se situe au nord, estime-t-il, avec les milliers de missiles de précision du Hezbollah prêts à atteindre les villes israéliennes les plus éloignées. Une fois la guerre terminée, Cowen espère que le gouvernement démissionne et qu’une commission soit chargée de déterminer les causes des échecs « colossaux » de l’administration en matière de renseignement et de préparation militaire.

« D’ici là, la tristesse et la colère sont profondes », témoigne-t-il, « face à la terrible perte de vies humaines dans des familles juives innocentes. »

Des évangéliques palestiniens se sont portés volontaires pour apporter leur aide. La Convention des églises évangéliques en Israël a annoncé que tout croyant messianique déplacé est le bienvenu dans les familles de ses membres.

Le président de la convention, Botrus Mansour, prêchait en ces termes dans son église de Nazareth : « Que pouvons-nous faire en tant que citoyens arabes palestiniens chrétiens d’Israël dans un moment comme celui-ci ? La réponse est Jésus. »

Depuis sa localité en relative sécurité au nord — il lui suffit de maintenir son abri en état —, il préparait un message sur la gouvernance des églises avant que la guerre ne le fasse changer d’orientation. Une grande partie du culte a été consacrée à la prière, et il a encouragé les fidèles avec une citation de François d’Assise : « Seigneur, fais de moi un instrument de ta paix. » Malgré les sentiments douloureux qui les habitent, les chrétiens doivent être des artisans de paix.

Même s’ils fulminent, et dans de multiples directions.

« Les gens sont en colère contre l’attaque brutale du Hamas », dit Botrus Mansour. « Mais ils ont aussi le sentiment que la violence continuera tant qu’il n’y aura pas de solution équitable au conflit. »

Comme Cowen, il prie pour que Dieu remplace les dirigeants actuels. Il nous fait également part d’un texte qui le réconforte en Lamentations 3.22-23 : « les bontés de l’Éternel ne sont pas épuisées, ses compassions ne prennent pas fin ; elles se renouvellent chaque matin. Que ta fidélité est grande ! »

L’Évangile en partage

« Rien dans cette situation n’est juste ou bon », dit Lisa Loden, membre juive messianique de l’Institut pour la paix et la justice de Bethléem. « Mais il y a un fort désir de voir le Seigneur utiliser ces événements pour attirer les gens à lui. »

Vivant dans la ville côtière de Netanya, au nord de Tel-Aviv, Lisa Loden codirige une communauté de croyants qui a déjà organisé de nombreux rassemblements de prière depuis le début de la guerre. Ils implorent la miséricorde de Dieu pour les civils d’Israël et de Gaza. Ils prient pour leurs dirigeants, les otages et ceux qui ont perdu des proches.

Ils prient pour une fin rapide du conflit, pour la justice et pour que les chrétiens des deux côtés ne se distancient pas les uns des autres. Elle lance également un appel aux croyants du monde entier :

« Ne vous pressez pas de prendre parti. » « Mais entrez dans un véritable dialogue pour chercher une issue à ce conflit insoluble. »

Depuis Ramallah, le pasteur Munir Kakish, président du Conseil des églises évangéliques locales de Terre sainte, a tenu des propos similaires.

« Priez pour les deux parties. » « Nous ne pouvons pas voir ses desseins, mais [Dieu] est souverain. »

Son église était pleine, et il a donné à sa congrégation sous le choc un message sur la prière, accompagné de cantiques mettant l’accent sur la paix de Dieu. Certaines familles ont émigré de Gaza et s’inquiètent pour leurs proches restés sur place.

En attendant, de peur qu’une incursion israélienne dans la bande de Gaza ne déclenche un soulèvement en Cisjordanie et un bouclage de la ville, Munir Kakish s’est assuré de faire des provisions et a travaillé avec un épicier local pour préparer des colis de nourriture.

Il pourrait y avoir de nombreuses victimes à venir.

Mais son dernier mot concerne la géographie. La lutte pour le territoire passe à côté de l’essentiel.

« Si l’un des deux camps s’emparait des terres de la Méditerranée jusqu’au Pacifique, mais n’a pas Jésus, cela ne serait rien. » « Ils auront toujours besoin de Jésus. »

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Des chrétiens cherchent à étendre les visites en Terre sainte aux « pierres vivantes ».

Les croyants arabes veulent que les visiteurs chrétiens rencontrent leurs frères et sœurs en Israël.

Christianity Today October 10, 2023
Illustration de Tara Anand

Jack Sara observe régulièrement passer devant sa maison des bus de chrétiens américains faisant le tour de son pays. Il les voit s’arrêter, descendre quelques minutes pour prendre des photos, puis remonter dans leur bus et repartir.

Il se demande pourquoi ils ne viennent jamais lui parler.

« La terre du Christ n’est pas qu’un musée », rappelle le pasteur évangélique et président du Bethlehem Bible College en Israël. « Il y a toujours une Église qu’ils pourraient rencontrer, avec laquelle ils pourraient prier et échanger et recevoir de l’encouragement. »

Chaque année, 400 000 Américains visitent des sites religieux en Israël. Ils vont marcher là où Jésus a marché et découvrir le pays de la Bible : le Jourdain, la mer de Galilée, le site traditionnel de la Nativité, des arrêts au mont Carmel, au tombeau du roi David et au mont des Oliviers d’où le Christ serait monté au ciel. Pourtant, peu de ces pèlerins religieux sont en contact avec les chrétiens habitants en Terre sainte.

Environ 180 000 chrétiens vivent en Israël, soit un peu moins de 2 % de la population. Trois sur quatre sont arabes. On trouve des catholiques byzantins, romains et maronites, des orthodoxes orientaux, des orthodoxes coptes, des chrétiens arméniens et un petit nombre de protestants comme Jack Sara.

Le pasteur est un Palestinien qui a grandi dans un foyer de tradition chrétienne dans la vieille ville de Jérusalem. Au début des années 1990, il fait une profession de foi personnelle et consacre sa vie au Christ au sein de la Jerusalem Alliance Church. Aujourd’hui, en tant que président de l’école qu’il a fréquentée pour approfondir sa foi chrétienne, il espère mettre en contact davantage de chrétiens du monde entier avec les églises évangéliques bien vivantes d’Israël.

Le collège biblique propose des cours en ligne pour permettre la découverte de Jérusalem, de Bethléem ou encore de la Galilée. L’école forme également des chrétiens locaux au métier de guide touristique et collabore avec un ministère américain pour faciliter différents types de voyages en Terre sainte.

D’autres souhaitent également élargir l’expérience des touristes en Israël. La Christian HolyLand Foundation est un ministère à but non lucratif affilié à l’Église chrétienne indépendante qui soutient les responsables d’églises en Israël et aide à financer des projets d’églises et de communautés. Ils organisent également des voyages.

La fondation veut inviter les croyants à envisager différemment l’idée de « marcher là où Jésus a marché », explique son directeur exécutif Matt Nance. Comme le lui a fait remarquer un jour un chrétien palestinien, Jésus a promis d’être avec ceux qui se rassemblent en son nom. Il ne s’est pas préoccupé des pierres mortes sous ses pieds. Mais il se souciait beaucoup de ceux que l’un de ses disciples désignera plus tard comme « pierres vivantes » (1 P 2.5).

Les gens « passent complètement à côté de là où Jésus marche aujourd’hui », faisait observer à Nance ce chrétien palestinien. « Il ne marche pas avec des pierres mortes. Il marche parmi les gens, et il vit avec nous nos épreuves, nos douleurs et nos possibilités de participer à la mission du royaume. »

Matt Nance, qui est aujourd’hui établi à Knoxville, dans le Tennessee, sait personnellement à quel point un voyage en Terre sainte peut être bénéfique. Lorsqu’il était étudiant à l’université, il a séjourné pendant un an en Allemagne et, pendant une pause, il s’est rendu en Israël et en Jordanie. Le sac au dos, se déplaçant souvent en auto-stop, il y a fait de nombreuses visites touristiques, mangé bien des falafels au bord de la route et assimilé autant de choses que possible sur la vie et la culture.

« Je suis tombé amoureux de cette partie du monde », nous témoigne Nance, « et j’ai décidé que je voulais aller y vivre si je le pouvais. »

En 2012, il s’installe en Jordanie avec sa femme, Susan, et ils y vivent pendant huit ans. Ils s’immergent dans une communauté chrétienne locale et Nance travaille sous la direction d’une église sur place.

Ce séjour en Jordanie lui a permis de voir d’un autre œil les circuits touristiques en Terre sainte, dont les détours emmènent régulièrement les chrétiens en Jordanie et en Égypte. Nance, comme Sara, a vu tous ces bus de croyants qui ne s’arrêtaient jamais pour entrer en contact avec une communauté locale. Il en ressent une certaine tristesse pour eux.

« Ils n’ont tout simplement pas fait l’expérience de ce qu’est la vie dans cette région aujourd’hui. » « Si vous n’êtes que dans votre bus, dans les restaurants et les hôtels pour touristes, vous passez à côté d’une culture magnifique et vous n’apprenez pas non plus à connaître les défis et les épreuves de ceux qui vivent dans cette partie du monde. »

Les voyages en Terre sainte organisés par des entreprises à but lucratif sont bien sûr limités par la nécessité de faire des bénéfices. Ils s’adressent à des consommateurs, répondent à la demande et ne prescrivent pas aux touristes ce qu’ils devraient faire lors de leur voyage en Israël. Matt Nance s’est cependant demandé si une organisation à but non lucratif qui mettrait l’accent sur la valeur spirituelle de la relation avec les chrétiens locaux pourrait attirer les croyants vers un autre type d’expérience.

De retour aux États-Unis, il a commencé à travailler avec la Christian HolyLand Foundation pour organiser des voyages qui accordent une grande importance à ces liens entre chrétiens.

Après une interruption due à la pandémie, la Christian HolyLand Foundation organise des voyages pour les églises afin de leur permettre de célébrer un culte avec d’autres croyants en Israël. Ils partagent un repas et participent parfois même à la récolte des olives.

Ken Nelson, présentateur de télévision à la retraite à Indianapolis, qui s’était rendu en Israël avec la Christian HolyLand Foundation avant le COVID-19, raconte que la participation à une récolte d’olives a été un moment particulièrement mémorable du voyage. Il frappait les branches des arbres avec un bâton pour faire tomber les olives mûres, comme on le lui avait expliqué.

« Il ne s’agissait pas seulement de marcher dans les pas du Christ. Nous avons rencontré des chrétiens arabes. Des personnes bien réelles qui consacrent leur vie, ici même en Terre sainte, à Jésus-Christ. Nous avons assisté à un culte local avec les pasteurs locaux. Nous avons frappé des mains avec eux. Nous avons chanté avec eux. […] Et vous savez qui était dans la pièce avec nous ? L’Esprit du Christ. »

Chaque voyage comprend entre 10 et 15 personnes, généralement toutes issues d’une même communauté. Les groupes visitent certains des sites religieux les plus célèbres comme ils le feraient avec d’autres voyages organisés. Ils sont cependant conduits par des guides chrétiens — dont certains ont été formés au Bethlehem Bible College — et interagissent avec des historiens, des théologiens, des archéologues et des chrétiens locaux.

Dave Mullins, pasteur de la Colonial Heights Christian Church à Kingsport (Tennessee), a participé à un voyage et en est revenu très heureux de ces contacts personnels.

« Voir leur cœur pour le royaume a eu un impact considérable. Toutes les personnes avec lesquelles j’ai eu des contacts ont été extrêmement chaleureuses et aimantes. »

Cette expérience a également approfondi son regard sur le conflit israélo-palestinien. Il ne pense pas avoir de réponse aux crises actuelles, mais ce voyage l’a amené à réfléchir. « Attends une minute », s’est-il dit, « ce sont mes frères et sœurs en Christ qui subissent des épreuves terribles dans un pays où ils sont nés. »

Le pasteur a particulièrement aimé entendre parler de la manière dont les chrétiens contribuent à encourager la réconciliation entre les Arabes et les Juifs. Il espère emmener un groupe de son église en Terre sainte l’année prochaine.

Jack Sara se réjouit du nombre de chrétiens étrangers qui prient pour la paix à Jérusalem, sa ville. Mais lorsqu’il voit ces bus aller et venir, il s’inquiète de ce que certains ne prient pas pour tous les habitants.

« On les voit sympathiser avec un certain groupe de personnes plutôt qu’un autre, prendre position du côté israélien ou juif et s’opposer aux Palestiniens », témoigne-t-il.

S’il peut les mettre en contact avec le vécu des chrétiens à Jérusalem et dans le reste d’Israël, ils rencontreront des Palestiniens qui ne sont pas des ennemis de la paix, mais qui aiment Jésus et prêchent la bonne nouvelle du Prince de la paix depuis de nombreuses années.

« Quand on parle de chrétiens palestiniens, on parle de chrétiens qui sont ici depuis 2 000 ans », dit Sara. « Le christianisme n’a jamais quitté ce pays »

Adam MacInnis est journaliste au Canada.

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Heureux les riches, car ils peuvent limiter le temps d’écran de leurs enfants.

Trop de technologie est néfaste pour les enfants. Mais oublierions-nous les familles qui ont moins de moyens pour s’en passer ?

Christianity Today October 10, 2023
Illustration by Mallory Rentsch / Source Images: Unsplash / Getty

Mon mari et moi sommes intransigeants en ce qui concerne les enfants et la technologie. C’est vrai, nos jumeaux aînés n’ont que quatre ans. Vous pourriez vous dire que nous ne sommes pas sur le terrain depuis assez longtemps pour crier victoire, et ce serait tout à fait juste. Toutefois, même si l’exigence du smartphone à l’adolescence est la grande bataille technologique de l’éducation moderne, passer le cap de la petite enfance sans écran n’est pas non plus une mince affaire.

En effet, je ne peux pas dire qu’il a été facile de réduire strictement le temps d’écran de nos enfants. À de très nombreuses reprises, j’ai ressenti l’attrait des divertissements numériques sur eux. Lorsque l’on a deux nourrissons qui crient, la perspective de passer quelques minutes sans pleurs au moyen d’une vidéo sur YouTube peut terriblement ressembler à la Terre promise, scintillant de l’autre côté du Jourdain.

Mais il m’a été relativement facile d’éviter l’écran, car notre famille est chanceuse à bien des égards. Mon mari et moi travaillons tous deux à domicile, avons des horaires semi-flexibles et pouvons nous permettre de faire garder nos enfants à temps plein. Je peux résister au recours à l’écran pour m’offrir un moment de bienheureuse paix parce que j’ai beaucoup de moments de ce genre, comme maintenant, où je peux écrire seule, dans mon bureau, dans une maison calme.

Telle n’est pas la norme pour tous les parents de jeunes enfants, en particulier ceux qui ont plus de contraintes pratiques que moi : monoparentalité, longs trajets, faibles revenus, handicap ou maladie persistante dans la famille, garde d’enfants peu fiable, inadéquate ou inabordable, moins d’aide de la part de la famille et des amis proches, ou moins de soutien tangible de la part d’institutions locales telles que l’église et l’école.

Cette réalité m’amène à m’inquiéter de la façon dont nous communiquons le consensus émergent selon lequel l’utilisation excessive de la technologie est néfaste pour les enfants, et en particulier si nous le faisons dans le cadre de l’église.

D’une part, il est bon que nos sociétés en général — et les chrétiens en particulier — se rendent compte à quel point l’utilisation excessive des smartphones, des médias sociaux et d’autres écrans peut nuire à notre santé mentale, émotionnelle et spirituelle.

Je suis reconnaissante pour le travail de personnes comme le psychologue social Jonathan Haidt, sa collègue Jean Twenge et des auteurs chrétiens, dont Alan Noble et Andy Crouch, qui ont contribué à tempérer notre optimisme naïf à propos de réseaux comme Facebook et, plus généralement, nos habitudes en matière numérique.

Je suis heureuse que nous comprenions de plus en plus que nos habitudes en matière de technologie et de médias nous transforment. Elles rivalisent même avec l’Écriture et les pasteurs en qui nous avons confiance quant à la manière dont nous gérons notre vie. Je suis ravie qu’il soit de plus en plus courant de recommander, comme je l’ai déjà fait en détail, de limiter l’utilisation de certaines technologies par nous et nos enfants et d’adopter de bonnes pratiques numériques afin de laisser place au développement des vertus intellectuelles.

Mais je sais aussi que je fais partie de ceux « à qui l’on a beaucoup donné » (Lc 12.48). On peut donc légitimement attendre plus de moi. Mais qu’en est-il des familles moins bien loties qui ne peuvent pas passer le cap de la petite enfance sans écran ?

J’ai grandi dans une telle famille. Ma mère était célibataire. Quand j’étais petite, elle me plaçait parfois devant la télévision pour pouvoir faire de l’exercice. Évidemment, j’adorais me plonger dans les épisodes des Looney Toons ou me laisser conduire par la douce voix de M. Rogers. Je ne fais pas la même chose avec mes enfants quand je vais courir, mais c’est parce que je n’en ai pas besoin : mon mari peut tenir la maison. Ma mère n’a jamais eu cette possibilité, car mon père n’était pas là.

J’ai reçu un exemple plus contemporain de ce genre de situation avec l’un de mes amis, Austin, qui travaille au Texas comme pasteur auprès de la jeunesse.

Pendant plusieurs années, m’a raconté Austin, son église a recommandé un livre très populaire d’Andy Crouch, The Tech-Wise Family: Everyday Steps for Putting Technology in Its Proper Place (« Une famille avisée face à la technologie. Des gestes quotidiens pour placer la technologie à la juste place »), aux familles des adolescents qui participaient au groupe de jeunes.

Mais pour une partie de ces familles, qu’il décrit comme « principalement issues de la classe ouvrière », « avec une poignée de parents célibataires », les suggestions de Crouch n’étaient tout simplement pas viables comme elles l’étaient pour les « familles assez éduquées, essentiellement composées de cols blancs et bénéficiant de conditions de vie stables » de la communauté

« Bon nombre des solutions proposées dans The Tech-Wise Family reposent sur l’hypothèse d’une famille nucléaire stable ayant un certain niveau d’éducation, des moyens à disposition et un accès à des attractions publiques gratuites ou peu coûteuses », analysait Austin lors de notre conversation par courrier électronique. Mais en dehors de « quelques parcs publics, il n’y a pas grand-chose à faire de bon marché ou gratuit » dans sa ville et « beaucoup des familles avec lesquelles nous travaillions faisaient face à un certain degré d’instabilité avec peu de revenus disponibles et/ou un faible niveau d’éducation. »

En fin de compte, la « poignée de familles qui ont suivi notre recommandation de lire le livre l’ont rapidement abandonné parce qu’elles ont réalisé qu’il n’avait pas été écrit pour elles et pour leur vie. » Même s’ils avaient essayé, ils n’auraient pas pu suivre les conseils de Crouch.

La première fois qu’Austin m’a raconté cette histoire, j’ai été mortifiée de réaliser à quel point j’avais ignoré ce facteur des différentes classes sociales lorsque je lisais et recommandais moi-même The Tech-Wise Family. (Pire encore, j’étais restée inconsciente à ce sujet même après avoir lu et apprécié de nombreux articles soulignant que la limitation du temps passé devant un écran était devenue un « marqueur social » pour les parents de la classe moyenne et supérieure comme moi.)

Par exemple, Crouch consacre un chapitre à l’aménagement de la maison pour favoriser les bonnes habitudes. Il y a là d’excellents conseils — à condition d’avoir l’espace nécessaire. Il suggère de « déplacer la télévision dans un endroit moins central » que le salon. C’est une très bonne idée, et je l’ai fait. C’est possible pour moi parce que nous vivons à Pittsburgh, où l’effondrement démographique post-industriel fait que les vieilles maisons délabrées sont tout à fait abordables, et nous avons donc installé la télévision dans une chambre d’amis.

Mais combien de personnes disposent d’une chambre d’amis ? Combien disposent d’un quelconque « emplacement moins central » qui pourrait abriter une télévision ?

Austin, lui, était plus conscient de ces réalités. Il avait travaillé en tant que technicien de lutte contre les nuisibles, principalement dans les quartiers défavorisés. À l’époque où il a quitté cet emploi, il a lu un livre sur le marché de l’attention, qui intégrait une brève parenthèse sur le fait que l’auteur, selon la paraphrase d’Austin, « ne voulait pas que ses solutions privent d’un iPad une mère célibataire vivant dans un appartement miteux, alors que cet iPad est peut-être la seule chose de valeur qu’elle possède pour le travail, l’école et les loisirs. »

« Ayant régulièrement pénétré dans les appartements de mères célibataires et d’autres familles dont le bien le plus précieux était leur télévision, leur console de jeux, leur smartphone, leur iPad ou leur PC », raconte Austin, « ce commentaire m’est tombé dessus comme une tonne de briques. »

Ce n’est pas que les effets délétères du temps d’écran n’ont pas d’importance dans ces circonstances — ou que les familles du groupe de jeunes qui ont abandonné l’approche d’Andy Crouch n’avaient pas besoin d’être accompagnées concernant l’utilisation de la technologie, analyse Austin. C’est que le discipulat doit tenir compte de leurs circonstances, dont certaines pourraient ne pas changer.

Depuis notre conversation, j’ai essayé de garder à l’esprit les familles du groupe de jeunes d’Austin lorsque j’écris sur les bonnes pratiques numériques, même si je ne suis pas sûre d’avoir bien réussi. Comme l’observe Austin, « ces recommandations sont accueillies différemment s’il s’agit de conseils asymétriques », c’est-à-dire si elles émanent d’une personne ayant les moyens privilégiés de mener ces batailles s’adressant à quelqu’un qui ne dispose pas des mêmes ressources. Et une certaine asymétrie (ou, du moins, un certain manque d’adaptation) pourrait bien être inévitable lorsque les propos émanent d’une journaliste comme moi, qui écris à des personnes dont je ne vois pas le visage et ne connais pas la vie.

Mais il n’en va pas de même pour l’église locale. Les pasteurs et personnes engagées dans le ministère, comme Austin, peuvent offrir des recommandations fondées sur les besoins et les contraintes spécifiques de personnes qu’ils connaissent et qu’ils aiment. Plutôt que de tenter d’orienter « les adolescents utilisateurs de smartphones » en général, ils peuvent aider cet adolescent qui a ces habitudes et cette vie de famille. Ils peuvent veiller à ce que soit observé l’avertissement de Jésus, dans Matthieu 18.6, concernant le risque de faire trébucher « l’un de ces petits ».

Bonnie Kristian est directrice éditoriale pour les idées et les livres chez Christianity Today.

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