Il y a dans le dernier livre de Rod Dreher, Résister au mensonge. Vivre en chrétiens dissidents, beaucoup de vérité, de perspicacité et d’éléments appelant à une sérieuse réflexion.
À son meilleur, le livre force une Église chrétienne de plus en plus fragile et polarisée à répondre de son apathie morale et politique. Toutefois, il manque quelque chose à l’ouvrage de Dreher : une connaissance de soi, une sobriété prudente, une conscience que même ceux qui sont du bon côté peuvent involontairement devenir ce qu’ils cherchent à détruire.
Dreher, chroniqueur pour The American Conservative et sans doute le blogueur conservateur le plus lu sur Internet, ne manque ni d’éloquence ni de sagesse. Il a montré la qualité de sa réflexion dans son livre de 2017, Comment être chrétien dans un monde qui ne l’est plus. Le pari bénédictin, un manifeste largement diffusé appelant les chrétiens occidentaux à réinvestir consciemment dans la construction de leurs propres « communautés de vertu » au lieu d’essayer de gagner une « guerre culturelle » (culture war) par la politique. Le pari bénédictin est un ouvrage poignant qui s’adresse avec force à une Église à la croisée des chemins. Il a trouvé écho auprès de chrétiens avides d’un engagement plus sain envers leur culture.
Malheureusement, la sensibilité spirituelle de ce précédent livre fait souvent défaut dans Résister au mensonge. En fait, l’essentiel du livre n’est pas du tout didactique ou contemporain, mais constitue plutôt une plongée dans le christianisme vécu sous le totalitarisme soviétique. Les rencontres et les conversations de Dreher avec des survivants de l’oppression soviétique et leurs descendants occupent la majeure partie de l’ouvrage. De fait, Dreher attribue son désir de l’écrire à un appel téléphonique reçu d’une famille tchèque, extrêmement préoccupée de la ressemblance des attaques contre la liberté religieuse aux États-Unis avec leur expérience des régimes communistes du 20e siècle.
Deux livres en un
De ses voyages et conversations, Dreher en arrive à un diagnostic sévère : les États-Unis sont déjà soumis de plein gré à un « totalitarisme doux » (soft totalitarianism) par les ennemis des idées religieuses et conservatrices traditionnelles. Il écrit : « Un militantisme progressiste – et profondément anti-chrétien – conquiert peu à peu notre société ; le pape Benoît XVI le décrit comme une “dictature mondiale d’idéologies apparemment humanistes” qui exclut les dissidents et les pousse aux marges ». Dreher présente sa thèse au moyen d’une approche double : chaque chapitre fait entrer le témoignage historique de survivants du communisme en conversation avec l’Occident contemporain, spécifiquement dans la perspective des grandes questions culturelles de liberté religieuse, de sexualité et de liberté d’expression.
Les lecteurs que pourrait rebuter ce type de résumé doivent savoir que Dreher n’avance pas sans preuve. Le chapitre trois, intitulé « Le progressisme comme religion », met en lumière une convaincante similitude entre l’idéologie matérialiste du communisme et la vision du monde qui prédomine sur un campus universitaire américain moyen. L’inquiétude de Dreher à propos d’un progressisme moderne inquisitorial et punitif n’est pas un délire fébrile de la droite ; la même préoccupation a été maintes fois soulevée par des non-conservateurs tels que Jonathan Haidt et Andrew Sullivan (ce dernier ayant récemment été contraint de démissionner de son poste de chroniqueur au magazine New York). S’appuyant sur les observations du philosophe Roger Scruton, décédé en 2020, à propos des cultures totalitaires, Dreher commente :
Les crimes de pensée […] par leur nature même, faisaient de l’accusation et de la culpabilité une seule et même chose […] La portée du crime de pensée contemporain s’étend constamment — homophobie, islamophobie, transphobie, biphobie, grossophobie, racisme, capacitisme, etc. –, au point qu’on ne sait jamais si le terrain sur lequel on s’aventure est sûr ou bien s’il est miné.
Le propos de Dreher apparaît difficile à contredire dans un monde où une fervente adhérente du libéralisme comme J. K. Rowling peut se retrouver face à une opposition déchaînée du seul fait qu’elle croit qu’un homme ne peut pas être une femme ; où le cadre de Mozilla, Brendan Eich, peut perdre son emploi parce qu’il partage la même perspective sur le mariage entre conjoints de même sexe que Barack Obama en 2008 ; un monde où le rédacteur en chef de la rubrique « opinions » du New York Times peut être contraint de quitter son poste au seul motif d’avoir publié un article — celui du sénateur républicain Tom Cotton appelant au déploiement de troupes fédérales pour calmer les troubles de l’été 2020 – que certains employés progressistes du Times trouvaient inadmissible. Dreher a de bonnes raisons de soupçonner le progressisme américain de pratiquer les tests de pureté idéologique d’une façon qui rappelle les abus des régimes marxistes ; ceux qui en doutent devraient prêter attention à la clameur croissante des inquiétudes, qui s’élève bien au-delà des cercles conservateurs typiques.
Si le propos de Dreher s’arrêtait là, Résister au mensonge serait un livre juste, quoique banal. Mais le message du livre n’est pas simplement que les progressistes sont devenus intolérants. Ce qu’il affirme, c’est que cette intolérance — associée à une décadence culturelle généralisée et à l’avènement du « capitalisme de surveillance » — menace ouvertement la vie et les moyens de subsistance des chrétiens traditionnels. Dreher compare les innovations en matière de « services de localisation » de la Silicon Valley au système de « crédit social » de la Chine communiste, et nous prévient que les survivants des régimes meurtriers reconnaissent le visage de leurs ennemis dans la société américaine telle qu’elle se développe.
Le technocapitalisme, écrit Dreher, « reprod[uit] en réalité l’atomisation et la solitude radicale que les gouvernements communistes totalitaires avaient l’habitude d’imposer à leurs peuples captifs pour les contrôler plus facilement ». Là encore, ce sentiment est soutenu principalement par des histoires : celles de personnes comme Kirill Kaleda, un prêtre russe dont la carrière et les perspectives d’avenir ont été détruites à jamais en raison de ses convictions antisoviétiques, ou comme Yuri Sipko, un baptiste russe qui se souvient de ses professeurs d’école contraints de l’endoctriner.
Il y a en réalité deux livres dans Résister au mensonge. Le premier livre est le témoignage historique d’une remarquable résilience spirituelle face à l’Union soviétique. Le deuxième livre est un plaidoyer passionné pour convaincre les chrétiens occidentaux contemporains de se voir dans le premier livre, de ressentir une continuité entre cette histoire et leur présent, et de se préparer aux pressions, à la persécution, et peut-être plus.
Dreher est un journaliste chevronné qui a une grande expérience dans la couverture des batailles pour la liberté religieuse. Compte tenu de cette expérience, Résister au mensonge constitue une démonstration étonnamment faible de l’imminence du totalitarisme « woke ». L’essentiel du livre paraît assez impressionniste, comme si passer d’un témoignage historique soviétique à une analyse culturelle contemporaine, puis revenir à l’histoire soviétique, constituait en soi une preuve suffisante. Dreher reconnaît que la situation religieuse, sociale et politique de l’Europe de la fin du 19e siècle était passablement différente de celle des États-Unis actuels, mais pour lui, cette différence n’est pas vraiment pertinente. Il a une piètre opinion du christianisme américain – « l’esprit thérapeutique a conquis les églises. […] Relativement peu de chrétiens contemporains sont prêts à souffrir pour la foi » — mais il ne dit presque rien sur les formidables (mais pas imperméables) protections juridiques américaines de la liberté religieuse. En fin de compte, il n’offre aucun scénario plausible montrant comment un pays aux institutions juridiques profondément façonnées par la liberté de conscience et une population historiquement religieuse pourraient basculer dans une terreur « woke ».
Un tel scénario pourrait-il se produire ? Peut-être. Mais il y a des alternatives à considérer, comme celle présentée par un autre intellectuel chrétien, Ross Douthat, dont le livre The Decadent Society soutient que la société américaine est bien plus susceptible de s’engluer dans une stagnation politique paresseuse et des enclaves sous-culturelles immuables que de succomber à quoi que ce soit de véritablement totalitaire. La prophétie reste un art difficile ; des personnes qui ont en commun les plus profondes convictions religieuses et sociales peuvent néanmoins interpréter différemment les éléments en jeu. L’argumentaire de Dreher est énoncé avec passion et n’est pas dépourvu d’appuis, mais il n’emporte finalement pas la conviction.
Deux types de mensonges
Nous arrivons ici à un point de divergence entre Le pari bénédictin et Renoncer au mensonge, qui semble beaucoup moins sensible que son prédécesseur aux tentations particulières qui guettent les chrétiens conservateurs. Alors que Le pari bénédictin décrivait comment la poursuite du pouvoir a desservi les croyants, Résister au mensonge donne l’impression que nous devrions consolider notre pouvoir avant que ce ne soit plus possible. Alors que Le pari bénédictin situait les pierres d’achoppement les plus préoccupantes à l’intérieur de l’Église, Résister au mensonge ne laisse aucun doute sur le fait que le danger provient de l’élitisme « woke » de gauche. Le pari bénédictin me confrontait à la nécessité de me placer du bon côté. Résister au mensonge m’assure que je le suis déjà.
Ces critiques proviennent d’une personne qui se reconnaît profondément dans les engagements théologiques de Dreher. Il a tout à fait raison de dire que la culture dominante méprise les chrétiens traditionnels. Son affirmation que notre espace public, après s’être avachi pendant longtemps dans un nihilisme relativiste, est maintenant vulnérable aux tentations de la solidarité collectiviste est irréfutable. Toutefois, en faisant de Résister au mensonge une jérémiade contre les progressistes, Dreher manque une occasion de prêcher l’engagement envers la vérité tant aux révolutionnaires sécularistes qu’aux réactionnaires de droite. Mis à part une poignée de passages sur les péchés des « deux côtés », Dreher est si résolument focalisé sur l’établissement de parallèles entre les dirigeants communistes et les élites libérales qu’il passe à côté de la nature contre-culturelle et non tribale de la foi et de l’identité chrétiennes.
Les chrétiens qui laissent vraiment leurs engagements envers la vérité absolue et la souveraineté divine sur toutes choses façonner leurs intuitions ne se classent pas aisément sur l’échiquier politique. La même Bible qui célèbre l’humanité de l’enfant à naître condamne aussi les mauvais traitements envers l’immigrant et l’étranger. La même Bible qui commande le soutien aux pauvres et la réconciliation dans les conflits ethniques révèle également le dessein d’un Dieu qui crée « l’homme et la femme ». Le même principe biblique de vérité objective confronte à la fois les discours intersectionnels et les récits conspirationnistes d’« élections volées ». En matière de guerre culturelle, la politique d’équité de l’Évangile n’épargne personne.
Nous devons assurément résister aux mensonges : les mensonges que notre époque séculière nous raconte, mais aussi les mensonges que nous nous racontons nous-mêmes. Dreher a des choses utiles à dire dans la première catégorie. J’aurais aimé qu’il en dise plus sur la deuxième.
Samuel D. James est rédacteur en chef adjoint des acquisitions chez Crossway Books, et il blogue sur Letter and Liturgy.
Traduit par Emilie Nkoy
Révisé et édité par Léo Lehmann
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