Le témoignage est important pour de nombreux chrétiens. Que se passe-t-il alors lorsque vous ne pouvez plus vous souvenir de la façon dont vous avez connu Jésus comme votre Sauveur ou des choses que Dieu a faites dans votre vie ? Le psalmiste dit : « Je me rappelle la manière d’agir de l’Éternel. Oui, je veux me souvenir de tes miracles passés » (Psaume 77.11). Qu’arrive-t-il à notre foi lorsque nous ne pouvons plus nous souvenir ?
La théologienne Tricia Williams a posé cette question à des croyants évangéliques atteints de démence dans son livre What Happens to Faith When Christians Get Dementia? (« Qu’advient-il de la foi quand les chrétiens sont touchés par la démence ? ») paru l’an dernier. D’après les réponses reçues, les souvenirs s’effacent, mais pas la foi.
Williams, éditrice de longue date pour Scripture Union, a commencé à s’intéresser à la pastorale des personnes atteintes de démence à la demande d’un collègue qui voulait aider sa femme. Elle a d’abord élaboré des ressources pour la lecture de la Bible et la prière. Elle a poursuivi ses études en Écosse, en vue de l’obtention d’un doctorat à l’université d’Aberdeen, sous la direction de John Swinton, un éminent spécialiste de la théologie de la démence.
Son travail a « toujours un objectif pastoral », dit-elle. Avec ce nouveau livre, elle souhaite aider les chrétiens à mieux s’occuper des personnes atteintes de démence et à voir comment ce que vivent ces croyants peut s’appliquer au cheminement de foi de chacun. Bien que ce livre soit destiné aux universitaires, elle travaille sur un second ouvrage basé sur ses recherches à destination du grand public.
Elle s’est entretenue avec nous au sujet de ses découvertes et de la manière d’accompagner les personnes atteintes de démence.
Tout d’abord, pourriez-vous nous décrire quelques symptômes de la démence ? En quoi ces symptômes soulèvent-ils des inquiétudes pour les chrétiens ?
La démence est un terme générique. En son sein il existe un groupe de maladies qui présentent souvent des symptômes similaires, notamment au début. Dans mes recherches, mes participants souffraient à la fois de la maladie d’Alzheimer et de démence vasculaire. Il existe également d’autres types de démence.
La personne qui vit avec une personne atteinte de démence remarquera que la concentration devient plus difficile et qu’il y a des pertes de la mémoire de court terme. Puis, à mesure de la progression de la maladie, ce qui peut prendre plusieurs années, la mémoire régresse davantage et les comportements sociaux deviennent de plus en plus difficiles à maîtriser.
Lors d’un atelier que j’organisais avec une Église sur le sujet, les participants manifestaient beaucoup de patience, de souci pastoral et de gentillesse. Mais vers la fin de la réunion, une dame qui était restée silencieuse, ne pouvant manifestement plus se retenir, s’est soudain écriée : « C’est très bien, mais en fait je trouve cela extrêmement embarrassant parce que je ne sais pas comment mon père va se comporter quand nous irons à l’église. »
Certaines des questions clés que les gens se posent sont les suivantes : Qui suis-je ? Si votre capacité relationnelle a disparu et que vous ne pouvez plus penser de manière cohérente, existe-t-il encore une identité personnelle ? Qu’est-ce qui fait de moi un être humain ? Ensuite, pour un croyant, se pose la question : Qu’advient-il de ma foi ? Si je ne peux plus me souvenir, si je ne peux plus confesser mes péchés, mon salut est-il toujours assuré ? Certaines personnes se demandent aussi s’il est encore possible de venir à la foi quand on est atteint de démence.
Vous avez interviewé huit personnes à un stade précoce ou modéré de démence. Pouvez-vous les décrire ?
Elles pouvaient encore me parler. Certaines découvraient tout juste ce que signifiait vivre avec une démence. Une ou deux étaient vraiment fragiles et le simple fait d’essayer de communiquer était un véritable combat pour elles.
Au stade où elles en étaient, toutes ces personnes savaient qu’elles étaient atteintes de démence et pouvaient imaginer ce que cela pouvait signifier. Elles étaient toutes conscientes des images stéréotypées que la société associe à la démence et ressentaient toutes une forme d’appel de Dieu pour parler avec moi.
Je vous en dis un peu plus sur deux d’entre elles : Rosemary et Ron. Ce sont des pseudonymes pour protéger leur vie privée et leurs familles.
Rosemary avait été professeure d’anglais. Elle était pleine d’une énergie bouillonnante et voulait désespérément me parler. Sa conversation était tout d’un jet. Elle m’a dit : « L’essentiel, c’est que je veux que tout cela soit à la gloire de Dieu. » Elle semblait à peine respirer tandis qu’elle me parlait, jusqu’à son « Amen » final. Et il y a réellement eu un « Amen ».
Ron, lui, était beaucoup plus fragile. Il avait séjourné en Rhodésie (aujourd’hui le Zimbabwe) et était « né de nouveau » lors d’une croisade de Billy Graham. Il m’a dit : « Je n’ai pas de mémoire, mais j’en ai. » Par ces mots, il voulait dire ceci : même si beaucoup de choses du quotidien ont disparu, je n’oublierai jamais la présence de Dieu à mes côtés.
Comment avez-vous mené les entretiens ? Était-il difficile pour les gens de se souvenir de la question posée ?
Oui, c’était effectivement compliqué. Pour certaines personnes, il était difficile de se souvenir de la raison pour laquelle cette étrangère était dans leur maison pour leur parler. Les gens oubliaient où nous allions. Parfois, ils me racontaient tout un tas de choses que je ne voulais pas forcément savoir parce qu’ils faisaient toutes sortes de détours. Et ce n’était pas un problème, je les ramenais simplement au sujet, gentiment et respectueusement.
Quelqu’un me disait : « Je peux encore conduire à 100 km/h sur l’autoroute. » Dans ma tête, je me suis dit : « Oui, mais devriez-vous le faire ? » Mais comme la personne me disait cela, j’ai tenté de réfléchir à la raison qui la poussait à le faire. En fait ce qu’elle voulait communiquer, c’était : « Je suis au contrôle. Je n’ai pas besoin d’une attention particulière. Je fonctionne comme tout le monde, merci beaucoup ». Lorsque quelque chose est dit en dehors du sujet, je tente de creuser pour entendre pourquoi.
J’étais constamment en train de réorienter la conversation pour la ramener sur le thème de nos échanges. Dans ma tête, mon cadre était : Quelle a été votre expérience de la foi par le passé, quelle est votre expérience de la foi maintenant, et comment pensez-vous qu’elle sera dans le futur ?
Que signifie la démence pour la foi de ces personnes ?
Certains pensent qu’une fois la démence apparue, le chemin de la foi est terminé, alors qu’en réalité mes recherches ont mis en évidence que la foi reste bien vivante. En fait, les gens m’ont même dit qu’elle était plus forte. Alice m’a ainsi rapporté : « J’avais l’habitude de penser que j’étais assez intelligente. » (Elle était médecin.) « Maintenant, je sais que je ne sais pas grand-chose. Mais je sens que là où il y a moins de moi, il y a plus de Dieu. »
J’ai aussi eu des conversations à propos des progrès dans la foi, et cela peut sembler vraiment étrange. Pourtant, cette possibilité de croissance est bien présente. Dans la désorientation, dans la confusion que la démence apporte dans leurs vies, ces personnes pouvaient encore trouver des occasions de réorientation et d’approfondissement de leurs existences.
Alice m’a dit : « Comment puis-je servir Dieu ? Il m’a fait ce don, et je ferai ce que je peux avec les pains et les poissons qu’il m’a donnés. » Elle a un réel souci et une compréhension de certaines des horreurs que vivent les personnes qui entrent dans la démence sans la foi, et elle continue à leur témoigner à partir de sa propre expérience.
Quelles leçons pouvons-nous tirer des personnes atteintes de démence ?
L’une d’entre elles touche à la mémoire. Nous avons tendance à la considérer comme une mémoire autobiographique et linéaire. Or, la mémoire n’est pas seulement une affaire de faits reliés par des neurones dans le cerveau. Elle est liée à l’ensemble de notre corps. J’écris donc beaucoup sur notre mémoire corporelle. C’est l’exemple classique de la madeleine de Proust, qui racontait que le simple goût de ce biscuit lui rappelait soudainement les souvenirs de chez sa tante.
Ce type de souvenir est également observé chez les personnes atteintes de démence. Je peux penser à toutes sortes d’exemples. La façon dont une personne s’habille. La façon dont elle vous parle. Leur histoire passée est inscrite dans leur corps. Leurs manières, leur politesse (ou son absence). Leur compréhension de la foi, des chants et des hymnes. Tout est là, profondément enraciné dans leur mémoire.
Vous semblez dire que nous comprenons mal la mémoire, en pensant qu’il s’agit uniquement d’une cognition mentale ?
Nous nous trompons, en effet. Nous sommes un tout complexe. Le seul fait que les neurones cessent de fonctionner ne fait pas tout à coup disparaître la personne. Non. La personne entière est là et elle a de la valeur. Il se peut qu’elle soit coupée de nous et qu’il faille plus de patience et d’attention pour communiquer. Mais nous pouvons l’inviter à s’ouvrir et commencer à découvrir que cette personne, comme moi, est chrétienne, qu’elle aime Dieu et qu’elle est peut-être en train d’en apprendre davantage que moi sur Dieu et d’avoir plus confiance en lui.
Naomi Feil, une assistante sociale, a développé la théorie de la validation pour communiquer avec les personnes atteintes de démence avancée. Dans un exemple qu’elle cite, elle travaille patiemment, très patiemment avec une femme jusqu’à ce qu’elles arrivent à chanter ensemble « Jésus m’aime, je le sais ». Au fond, aux tréfonds de nous, il y a des vérités enracinées.
Ma grand-mère était atteinte de démence, et je me souviens que des gens ont chanté des hymnes avec elle jusqu’à la fin.
Les participants à ma recherche ne cessaient de citer des textes des Écritures et des paroles de cantiques. Ces mots sont devenus leur langage. Ces choses sont profondément, très profondément ancrées. Parfois, il suffit de solliciter quelqu’un, de l’aider à entrer dans le moment présent. En prenant un peu de temps, vous découvrez qu’il y a là toute une richesse de vécu et d’expériences spirituelles. Ces personnes ne vont certainement pas se lever devant vous et prononcer un sermon cohérent, mais la vie de Dieu est là et c’est un cadeau pour nous. Nous pourrions avoir des choses à apprendre si nous sommes assez patients pour recevoir les dons que cette personne met en œuvre pour nous.
Comment les chrétiens peuvent-ils prendre soin des personnes atteintes de démence ?
Il nous faut accompagner les personnes atteintes de démence. Certains ont mis ce besoin en évidence. L’une des difficultés pour les personnes seules est tout simplement qu’il est devenu très compliqué d’aller au culte ou de participer à des activités de l’Église. Rosemary — la femme pleine d’entrain, qui ne s’arrêtait jamais de parler — voulait continuer à aller à l’Église et trouvait cela très difficile. Elle se rappelle s’être un jour avancée pour recevoir la communion, puis avoir paniqué parce qu’elle ne se souvenait plus où elle était assise. Elle m’a parlé de sa gêne à l’idée que les gens se disent : « Cette idiote ne sait pas d’où elle vient. »
En pratique, c’est une chose qui peut facilement se régler. Si les gens dans la communauté sont au courant de la situation, quelqu’un pourrait simplement décider d’agir en ami de la personne en question et de la guider pendant le culte si elle en a besoin.
Quant aux membres de la famille de personnes atteintes de démence : laissez d’autres personnes partager le fardeau avec vous. Il arrive que la personne atteinte de démence et celui ou celle qui en prend soin cessent de venir à l’église, et que nous ayons tendance à les oublier. Ils ont parfois l’impression que personne ne pourra les comprendre et se retrouvent épuisés par les soins à prodiguer. Mais tant le membre de la famille que la personne atteinte de démence elle-même ont besoin d’autres membres du corps du Christ, pour porter ensemble le fardeau de la maladie.
Traduit par Denis Schultz
Révisé par Léo Lehmann
–