Emad se distingue à plus d’un titre. Il a grandi dans un immense bidonville, mais est devenu directeur d’une succursale bancaire dans une grande ville. La plupart des habitants de sa région sont musulmans et animistes, mais la mère d’Emad, fervente chrétienne, lui a inculqué la passion d’aller à la rencontre de ceux qui se perdent pour leur parler de Christ. Il se trouvait par là en tension avec l’église locale dont il était pasteur, où les croyants lui semblaient ne pas s’intéresser à l’évangélisation.
Après quelques années d’« échec » dans le pastorat, Emad (un pseudonyme), déprimé, s’est un jour retrouvé en train de prier dans une rue poussiéreuse. Là, il a senti l’Esprit saint le diriger vers un chaman. Ce sorcier avait récemment rêvé d’un homme venant lui parler du « Dieu vivant ». Avec enthousiasme, il a présenté Emad à tout son réseau de connaissances et, très vite, des gens ont commencé à venir à Christ.
À cette rencontre entre Emad et ce sorcier, on peut faire remonter l’apparition de 7 000 nouvelles églises dans les dix années qui ont suivi. Le mouvement s’est étendu à cinq groupes de population différents dans trois pays.
En tant que chercheurs dans le domaine de l’implantation d’églises, nous voulions comprendre qui étaient les personnes qui, comme Emad, ont ouvert à la multiplication des disciples de Jésus dans des endroits où il n’y avait que peu ou pas de chrétiens connus. Ces personnes sont ce que nous appelons des « leaders pionniers ».
Nous voulions également comprendre un groupe exceptionnel dont fait partie Emad : environ 1 500 leaders pionniers dans le monde dont les disciples ont fait des disciples qui ont à leur tour fait des disciples au point de donner naissance à au moins 100 nouvelles églises. Ce sont ceux que nous appelons les « catalyseurs de mouvement ».
Emad et les autres participants à notre étude n’ont accepté d’y contribuer qu’à condition que leurs réponses soient anonymes et que leurs noms complets ne soient pas publiés, ce qui est une pratique courante dans la recherche. En outre, nombre de ces pionniers travaillent dans des régions peu sûres pour les évangélistes.
Selon notre recherche, divers éléments de la personnalité de ces catalyseurs de mouvement se rejoignent pour expliquer en partie ce qui se passe lorsque les nouveaux croyants se multiplient de façon exponentielle dans un endroit d’où ils étaient auparavant absents. Nos travaux ont permis d’identifier 21 qualités qui caractérisent la plupart de ces catalyseurs de mouvements et les distinguent de leurs pairs qui n’ont pas été à l’origine de tels mouvements de discipulat.
Tout cela n’enlève évidemment rien à l’action première de l’Esprit saint à travers la puissance de l’Évangile. Aucune combinaison particulière de traits et de qualités personnelles ne peut être à lui seul à l’origine d’un mouvement. Mais puisque Dieu a choisi d’agir à travers les hommes et les femmes qu’il appelle, les qualités qu’ils manifestent et qu’ils cultivent font partie de son œuvre dans le monde. Il nous incombe d’entretenir ces qualités chez eux.
Bien que les causes conduisant à l’apparition d’un mouvement ne puissent être réduites à une formule, les données empiriques suggèrent que partout où il y a un mouvement débouchant sur de nombreux nouveaux chrétiens et de nombreuses nouvelles églises, il y a aussi un missionnaire pionnier avec un ensemble de certains traits notables.
Deux des trois caractéristiques les plus fréquemment observées sont la prière intense pour le salut des membres de la communauté en question et l’accent sur la formation de disciples.
La troisième est le charisme.
Depuis des millénaires, les gens considèrent que le charisme est au cœur de la conduite d’un groupe. Plus récemment, la recherche sur le « leadership transformationnel » a permis de constater que le charisme est l’une des rares qualités qui semblent être partout valorisées chez les dirigeants. Toute une école de pensée s’est consacrée à ce que le spécialiste en management Robert House a appelé en 1977 le « leadership charismatique ».
Mais qu’est-ce que le charisme ? Nous avons constaté que, chez les catalyseurs de mouvement, le charisme est une combinaison de confiance en soi, d’agissements désintéressés et de capacité à influencer les autres par sa personnalité (plutôt que par son statut ou son titre). Les gens se sentent honorés d’être associés à de tels leaders.
Il n’y a en somme rien de surprenant à ce que les catalyseurs de mouvements soient marqués par le charisme. Selon notre définition, ils sont à la pointe des transformations personnelles et sociales à grande échelle par le biais de l’Évangile.
Cependant, plus d’un parmi nous a eu des expériences négatives avec des leaders très charismatiques.
Ce qui soulève la question suivante : comment le charisme peut-il rester une bonne chose plutôt qu’une simple source de pouvoir pour un individu ? Dans notre recherche, nous avons considéré le charisme non pas comme un don autonome, mais comme quelque chose qui est complété et façonné (ou non) par d’autres qualités. Nous avons constaté que ces potentiels garde-fous du charisme étaient liés à la fois à la vie intérieure des personnes et à leurs compétences interpersonnelles.
Les disciplines spirituelles sont normalement invisibles pour les autres. Pourtant, elles agissent puissamment pour influencer notre personnalité publique.
L’une des façons dont les catalyseurs de mouvements fondent leur charisme est leur discipline privée d’« écoute de Dieu ». Ils vivent dans une position de dépendance à l’égard de Dieu qui les amène à prendre régulièrement le temps d’attendre sa direction pour leur vie et leur ministère. Cette habitude constitue un puissant antidote spirituel à l’égoïsme qui peut contaminer un leader charismatique.
Une autre qualité qui marque les pionniers de notre étude est une forte tendance à la conscienciosité, l’un des cinq grands traits de personnalité qui ont été validés par la recherche en psychologie. Le sens des responsabilités de ces personnes est un élément assez stable de leur caractère. Cette nature consciencieuse empêche les leaders charismatiques d’agir de manière trop impulsive et de donner la priorité à leurs propres caprices.
Nous avons constaté que les catalyseurs de mouvement sont des personnes qui font preuve d’une autodiscipline marquée, qui s’efforcent de dépasser les attentes des autres et qui contrôlent et dirigent leurs propres impulsions.
Si toute personne en position d’autorité doit savoir contrôler ses impulsions — ce qui fait partie de la conscienciosité — la chose est peut-être encore plus importante pour les leaders charismatiques. Les leaders charismatiques se retrouvent souvent à l’œuvre au-delà des cadres organisationnels ou hiérarchiques. Ils ont donc d’autant plus besoin de se maîtriser.
La façon dont les catalyseurs de mouvement sont centrés sur les autres est le deuxième garde-fou qui empêche leur charisme de déraper.
Dans notre étude, les catalyseurs de mouvement semblaient avoir un niveau inhabituellement profond d’amour pour les autres. En général, ces individus ne veulent pas utiliser les gens pour des raisons égoïstes. Mais au-delà de cela, les catalyseurs de mouvement s’intéressent réellement à la vie et au bien-être des autres, et ils l’expriment par des moyens que ces personnes peuvent ressentir.
Un autre trait stable des Big Five, l’agréabilité, façonne également le charisme des catalyseurs de mouvement. Nos recherches ont montré qu’ils sont plus soucieux de l’harmonie sociale que la moyenne des implanteurs d’églises, qu’ils sont généralement des compagnons agréables et qu’ils sont prêts à faire des compromis lorsqu’ils interagissent avec d’autres personnes. L’agréabilité empêche les leaders charismatiques de dominer les autres.
Enfin, on peut également observer une valeur tempérante dans leur propension à donner des responsabilités aux autres, une caractéristique légèrement plus prononcée chez les catalyseurs de mouvement que le charisme lui-même.
Les responsables qui n’œuvrent pas à l’autonomisation de ceux qui les entourent ont tendance à accumuler eux-mêmes le pouvoir, attirant les responsabilités comme un aimant. Mais les catalyseurs du mouvement que nous avons étudiés ont délibérément opéré dans l’esprit inverse, en renonçant librement au contrôle. Ils ont confié des responsabilités à d’autres, quitte à risquer l’échec.
Un leader très charismatique de notre étude montre à quel point cette démarche peut être délibérée :
Chaque fois qu’une crise survenait, je me disciplinais pour aller voir les responsables que notre équipe formait et leur dire : « Vous devez partir et prier à ce sujet, prier jusqu’à ce que vous obteniez une réponse. Et quand Dieu vous dira ce qu’il faut faire, venez me le dire. » Bien sûr, j’ai toujours eu peur qu’ils me fassent quelque chose de bizarre. Mais vous savez quoi, cela a toujours porté du fruit. Ils priaient jusqu’à ce qu’ils entendent le Saint-Esprit, qui leur donnait toujours quelque chose d’étonnant qui était biblique et qui correspondait bien à la culture du pays.
Bien entendu, il existe différents types de responsables pour différentes situations. Le profil d’un catalyseur de mouvement efficace peut ne pas être celui d’un bon responsable pour une église moribonde dans une société imprégnée de tradition chrétienne. Une personne manquant de ce type de charisme peut aussi conduire une église vers la fécondité.
Néanmoins, nos recherches montrent que les responsables ayant porté un nombre de fruits exceptionnel ont généralement une personnalité charismatique. Elles démontrent également que le charisme seul ne suffit pas.
Mais dans les meilleures conditions — lorsque les leaders charismatiques ont d’autres qualités qui régulent leur vie intérieure et ont développé l’amour des gens, une personnalité agréable et un souci de responsabiliser les autres — une telle personnalité peut être une force pour que l’Évangile prenne racine dans de nouveaux croyants, de nouvelles églises et de nouveaux responsables.
Emanuel Prinz est consultant en développement et chercheur en mouvements ecclésiaux. Il est l’auteur de Movement Catalysts et blogue sur Catalytic Leadership.
Gene Daniels et sa famille ont implanté des églises en Asie centrale pendant 12 ans. Il effectue des recherches sur le ministère dans le monde musulman et écrit sous un pseudonyme pour des raisons de sécurité.