D’après les experts, nous ne sommes pas très prompts à enlever nos souliers.
Traditionnellement, le Jeudi saint commémore la dernière Cène célébrée par Jésus. Dans certaines traditions chrétiennes, ce moment intègre le lavement des pieds tel que nous le décrit Jean 13. Jésus lave en effet les pieds de ses disciples et leur dit : « Si donc je vous ai lavé les pieds, moi, le Seigneur et le Maître, vous aussi vous devez vous laver les pieds les uns aux autres ; car je vous ai donné l’exemple, afin que, vous aussi, vous fassiez comme moi j’ai fait pour vous. » (Jn 13.14-15)
Au sein des églises américaines, il ne semble pas y avoir de recherches récentes sur la pratique de ce rituel. Seule une enquête réalisée en 2009 révèle un déclin de la pratique dans une dénomination anabaptiste, et ce malgré l’importance que cette tradition lui accordait. Selon plusieurs théologiens et pasteurs que nous avons interviewés, le lavement des pieds serait aujourd’hui une chose rare, même dans les églises qui l’associent étroitement au Jeudi saint ou même à leur piété plus ordinaire.
La plupart des traditions évangéliques considèrent Jean 13 comme un témoignage de l’amour absolu de Jésus plutôt que comme un commandement visant à instituer un rituel. Dans mon contexte, la chose est apparue clairement dans les débats autour d’un spot de la campagne He Gets Us, diffusé lors du Super Bowl de cette année et mettant en scène des lavements de pieds vécu entre personnes d’horizons très différents.
D’autres traditions, comme le pentecôtisme, qui incluent le lavement des pieds dans certaines rencontres, ne le pratiquent plus très souvent. « En dehors du service du Jeudi saint, la pratique est peu répandue », déclare Lisa Stephenson, une théologienne de l’université Lee, qui a effectué des recherches sur cette thématique, en particulier dans les églises pentecôtistes.
À l’église presbytérienne d’Eastminster à Columbia, en Caroline du Sud, on pratique le lavement des pieds tous les deux ans. Cela peut être « un signe visible d’une grâce invisible », nous dit Ben Sloan, pasteur responsable de la mission dans cette église. Il ajoute en riant : « Je ne voudrais pas qu’on me lave les pieds toutes les semaines. »
Le pasteur se souvient que, lors de son ordination, ses examinateurs lui avaient demandé combien il y avait de sacrements. Il avait répondu deux : le baptême et la cène. Ses examinateurs lui avaient alors rétorqué : « Et le lavement des pieds ? »
« Cela m’a laissé perplexe », nous raconte-t-il. « J’ai répondu que je pensais que quand, dans le passage de Jean 13, [Jésus] dit : “Je vous donne un commandement nouveau, c’est de vous aimer les uns les autres”, il s’agit d’aimer plus que de se laver physiquement les pieds. Il s’agit de servir l’autre. »
Dans d’autres dénominations, comme chez les catholiques (qui n’ont que récemment autorisé que des femmes prennent part à ce rituel), les épiscopaliens, les anglicans, les méthodistes et les luthériens, le lavement des pieds a lieu lors de l’office du Jeudi saint, mais la participation des fidèles reste facultative.
Par contre les pentecôtistes, les anabaptistes et les baptistes réguliers considèrent que le lavement des pieds est un rituel qui peut être pratiqué toute l’année. Les plus assidus sont probablement les adventistes du septième jour qui associent généralement le lavement des pieds à la cène qui a lieu chaque mois lors du culte.
Un recueil de chants anabaptiste, vieux de 500 ans et toujours utilisé par les amish, contient un hymne de 25 strophes en lien avec le lavement des pieds.
Mais même dans les traditions ayant un certain historique de lavement rituel des pieds, la pratique se perd. Certaines d’entre elles ne l’exercent même plus du tout.
« Parmi nos assemblées, certaines pratiquent le lavement des pieds, tandis que d’autres ont abandonné ce rite ou ne l’ont jamais observé », peut-on lire sur le site Internet de l’Église mennonite américaine. « Les assemblées ne sont encouragées à pratiquer le lavement des pieds que comme symbole de service et d’amour les uns envers les autres. »
L’enquête de 2009 sur ce rite, publiée dans Mennonite Quarterly Review, révélait que les trois communautés qui le pratiquaient le plus fréquemment étaient des églises hispaniques de New York, du New Jersey et du Texas.
Mais dans l’ensemble, l’enquête soulignait un déclin du lavement des pieds chez les mennonites. « Craignant que les jeunes membres ou les nouveaux ne se sentent mal à l’aise, de nombreux pasteurs ont renoncé au lavement des pieds à sa place plus traditionnelle dans la célébration de la cène le dimanche matin pour le faire lors d’une rencontre en soirée ou à un autre moment plus discret de la liturgie », écrit le chercheur Bob Brenneman.
Les premières confessions de foi protestantes, comme la Confession Belge et la Confession de foi de Westminster, affirment qu’il n’y a que deux sacrements : la cène et le baptême.
Jean Calvin considérait que le lavement des pieds lors des services religieux était une pratique de « papistes ». Dans son commentaire sur Jean, il le qualifiait de « cérémonie vaine et dépourvue de sens » et de « manifestation de bouffonnerie ». Il craignait que ce rite annuel ne permette aux participants de se sentir « libres de mépriser leurs frères pendant le reste de l’année ».
Le théologien réformé R. Scott Clark soutient dans son livre sur les pratiques religieuses que le lavement des pieds n’était pas un rituel pratiqué à l’époque apostolique. D’autres, comme Lisa Stephenson, affirment par contre qu’il s’agissait bien d’une pratique de l’Église primitive.
« Le lavement des pieds était pratiqué en divers endroits de l’Église primitive, à des distances géographiques parfois importantes », écrit-elle dans son article de 2014 intitulé « Getting Our Feet Wet: The Politics of Footwashing ».
De son côté, William Seymour, l’un des pères des mouvements pentecôtistes et charismatiques, soutenait dans le journal The Apostolic Faith l’existence de trois sacrements : le lavement des pieds, la cène et le baptême.
Lisa Stephenson observe cependant que, malgré cette position de Seymour, les pentecôtistes ne pratiquent pas régulièrement ce rituel. D’après son expérience, le déclin de cette pratique est à la fois théologique — avec l’idée que l'exemple de Jésus ici n’est pas à suivre littéralement — et sociologique.
La théologienne fait partie de l’Église de Dieu, une dénomination basée dans le Tennessee et qui pratique le lavement des pieds comme sacrement. Historiquement, ces églises se trouvaient dans le sud des Appalaches parmi une population plutôt pauvre. Mais « comme notre dénomination s’est élargie à la classe moyenne, qu’elle a acquis un meilleur statut social et qu’elle s’est développée sur le plan économique, le lavement des pieds est devenu une pratique inconfortable pour la plupart », nous explique-t-elle. Le rite s’est donc raréfié.
Dans les cours qu’elle donne à l’université affiliée à l’Église de Dieu, elle remarque que les étudiants s’intéressent au lavement des pieds, mais qu’ils ne se sentent pas à l’aise de le pratiquer. Il est aussi évident pour elle que l’essor des « megachurches » rend ce rite plus compliqué à mettre en place.
« Il s’agit généralement de moments très émouvants dans un culte », souligne-t-elle pourtant. « Cela touche la vie des gens de manières surprenantes. »
C’est ce qui ressort aussi de nos entretiens où plusieurs personnes nous ont fait part de ce genre d’expérience.
Richard England se souvient de l’époque où il était aumônier d’adultes porteurs de handicaps dans le comté de Kent, au Royaume-Uni. Comme le lavement des pieds aurait été trop délicat pour ces adultes, ce sont les mains qu’ils se lavaient les uns aux autres dans un grand bol. Il se souvient avoir partagé ce moment avec une femme atteinte du syndrome de Down.
« J’ai pleuré comme un bébé », dit-il. « J’ai ressenti une émotion très proche de celle du lavement des pieds rapporté par l’apôtre Jean et c’était bien plus émouvant que tous les lavements de pieds auxquels j’avais participé jusqu’alors. »
On peut aussi observer que les églises qui continuent à pratiquer ce rite le font avec plus de créativité.
En Caroline du Sud, par exemple, l’église presbytérienne d’Eastminster le fait chaque semaine, mais dans une rencontre à part, pas dans le cadre d’un culte. Depuis plusieurs années, un podologue de l'église a mis en place un service de soins des pieds, car il était régulièrement sollicité pour des gens qui n'avaient pas les moyens de payer. L'église s'est associée à un ministère local qui offrait déjà des repas aux sans-abri et a proposé de faire des soins de pédicure et d'offrir de nouvelles chaussures à tous ceux qui le souhaitaient. Selon le pasteur Sloan, l'idée est que les sans-abri sont plus souvent debout que les autres et n'ont pas forcément accès à des douches. Un certain nombre de médecins travaillent bénévolement pour ce ministère, et leurs hôtes peuvent également bénéficier de soins médicaux gratuits si nécessaire.
« Le lavement des pieds nous rend vulnérables », dit le pasteur. « Cela nous permet de nous ouvrir aux autres d’une manière différente. C’est une vraie leçon d’humilité que de se faire laver les pieds par quelqu’un — et c’est une vraie leçon d’humilité que de laver les pieds d’autrui. »
Lib Foster est bénévole dans le service de pédicure de l’église depuis plus de dix ans. Récemment, elle a lavé les pieds d’un homme qui refusait de lui parler, mais qui l’a autorisée à prier pour lui et s’est mis à pleurer. Le soin des pieds dure environ une demi-heure, ce qui donne aux hôtes et aux bénévoles l’occasion de parler les uns avec les autres.
« C’est incroyable de voir le Saint-Esprit agir dans ce local, alors que nous sommes de vieux presbytériens poussiéreux », se réjouit la bénévole. Selon elle, les gens ont « peur de l’inconfort ou de la gêne », mais il est valorisant de pouvoir dépasser cela. Sa fille exerce le même service de soins dans une église épiscopalienne du centre d’Atlanta.
Même dans les offices du Jeudi saint, la manière dont les églises plus liturgiques pratiquent le lavement des pieds peut varier.
Tel est le cas à l’église anglicane HopePointe de Woodlands, au Texas. Katie Grosskopf, membre de cette église, nous raconte que le Jeudi saint, on dispose autour de la salle de culte plusieurs emplacements équipés pour que les paroissiens puissent se laver les pieds les uns aux autres.
Ce qui se passait en pratique, c’est que les chefs de famille lavaient alors les pieds des membres de leur foyer. Mais Katie Grosskopf est célibataire et se sentait exclue de ce moment de partage. Elle en a parlé au pasteur.
« Après cela, on a communiqué à l’assemblée qu’il fallait tenir compte de la famille de Dieu tout entière et pas seulement de nos familles nucléaires », raconte-t-elle. « Par la suite, une dame plus âgée nous a prises près d’elle, une autre célibataire et moi-même, et elle nous a lavé les pieds en pleurant et en priant. C’était très émouvant. »
Lisa Stephenson plaide pour un renouveau de cette pratique.
« Les chrétiens évangéliques ne sont pas attirés par la liturgie ; nous avons tendance à être des assemblées de la Parole et de l’adoration », dit-elle. « Mais cela n’engage pas notre corps. Or, les rituels sont des moyens d’engager notre être tout entier, corps compris, d’une manière que la louange et l’écoute de la Parole ne font pas. Ils nous invitent à vivre l’histoire autrement que par la Parole et la louange. […] Ces pratiques nous révèlent notre identité, nous touchent et nous réorientent vers ce qui compte, vers ce qui doit être notre raison d’être. »
Traduit par Anne Haumont
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