Mon père m’a appris à aimer ceux que l’Église a déçus

Ce qui peut ressembler à un rejet de la foi cache souvent tristesse et déception.

Christianity Today February 8, 2022
Image: Illustration by Mallory Rentsch / Source Images: Zayne Grantham Design / Lightstock

Cet article a été adapté de la lettrede nouvelles de Russell Moore. Vous pouvez vous y abonner ici (en anglais).

Mon père est décédé il y a un peu plus d’un an. Le premier anniversaire de sa mort a été pour moi encore plus douloureux que le jour de l’événement lui-même. Je suppose que c’est parce qu’à ce moment-là je m'étais tout de suite plongé dans les nécessaires activités qui entourent un décès : la rédaction de l’annonce du décès, de l’éloge funèbre, et les divers préparatifs pratiques pour un enterrement.

Un an après, plus aucune de ces choses n’était devant moi. Il n’y avait que le fait que mon père n’était plus là. Avec toutes les réflexions qui ont accompagné cette année de deuil, je me suis rendu compte d’une chose dont je n’avais pas pris conscience auparavant. Mon père m'a appris à aimer ceux que l’on désigne comme « exvangéliques ».

Aux États-Unis, ce terme désigne des personnes qui ont pris leurs distances avec le christianisme évangélique, déçues ou parfois même traumatisées par celui-ci. Le terme est cependant un peu fourre-tout : il peut aussi bien désigner ceux qui rejettent ouvertement leur foi que des pratiquants fidèles qui ne veulent plus être qualifiés d’évangéliques à cause de toutes les absurdités qu’ils ont vues associées à ce nom.

À 21 ans, j’ai dû annoncer à mon père que je pensais que Dieu m’appelait au ministère chrétien. Dans mon esprit, c’était comme avouer à mes parents que j’étais en état d’arrestation ou que j’avais décidé d’exercer mes dons dans le trafic de drogue. Ce fut sans doute un des jours les plus difficiles de ma vie, parce que je savais que mon père n’approuverait pas cette vocation.

Certes, contrairement à plusieurs de mes connaissances, mon père n’était pas contre l’Église ou la religion. Ce n’était pas non plus parce qu’il voulait me pousser à « réussir » ma vie en gagnant beaucoup d’argent — il ne l’a jamais fait. Quand j’ai finalement osé lui en parler — le soir avant que j’en parle à mon Église, si mon souvenir est bon — il ne l’a pas mal pris, mais il m’a dit : « j’aurais aimé que tu ne t’engages pas sur ce chemin ; je n’ai pas envie de te voir blessé ».

Mon père, voyez-vous, était fils de pasteur.

Au fil des ans, un certain christianisme conservateur a été pour moi source de nombreuses déceptions et crises spirituelles, mais l’Église ne l’est pas. Pour moi, l’Église a été un foyer, un lieu auquel j’appartiens et où je suis accepté tel que je suis. Lorsque je retrouve les odeurs qui accompagnaient le moment du café après le culte, l’école du dimanche ou les camps d’enfants, j’en suis immédiatement apaisé. Les hymnes que nous avons chantés ensemble semaine après semaine exercent sur moi, chaque fois que je les entends encore, l’effet inverse d’un traumatisme. Mais à la différence de mon père, je n’ai pas grandi dans un presbytère.

Son père était son héros. Et bien que mon grand-père soit mort quand j’avais cinq ans, j’ai toujours été élevé dans le souvenir de son ministère. Il avait été le pasteur de mon Église d’origine ; la plupart des gens qui m’ont enseigné à l’école du dimanche, qui ont dirigé mon groupe de jeunes ou qui ont chanté dans notre chorale avaient été conduits au Christ par lui, baptisés par lui ou mariés par lui. Tous le révéraient, et personne ne le faisait plus que mon père. Mais il constituait la toile de fond de la relation conflictuelle de mon père avec l’Église.

Ce soir-là, en parlant de ma vocation, il m’a dit : « écoute-moi bien, parce que ce que je vais te dire maintenant je ne te le répéterais pas une deuxième fois. Je te soutiendrai sans réserve, quoi que tu décides de faire. Mais au fond de moi je voudrais que tu ne t’engages pas dans le ministère, parce que je ne veux pas que tu subisses ce que mon père a enduré ».

Je n’ai jamais compris ce désenchantement de mon père vis-à-vis de l’Église. Mon grand-père ne me semblait pas « blessé » par qui que ce soit. J’avais écouté ses sermons sur cassette et écouté les gens autour de moi parler de lui. Il me semblait plutôt plein de vie et d’énergie. Mais mon père n’avait pas en tête de graves problèmes. Il pensait plutôt à 1001 petites choses. Il avait observé de près l’esprit de compétition darwinien et le cynisme machiavélique qui pouvaient se manifester même dans les plus petites Églises. Je ne suis pas sûr que de telles choses aient même affecté mon grand-père. Mais il avait un enfant qui observait.

Mon père a tenu parole. Il ne m’a plus jamais parlé de ses réticences par rapport à mon engagement dans le ministère. Jamais. Il était toujours là quand je ne prêchais pas trop loin de chez lui et il a assisté à mon ordination. À plusieurs occasions, il aurait pu me dire : « Ne t’avais-je pas prévenu ? », mais il ne l’a jamais fait, pas une seule fois.

Cependant, je prends conscience aujourd’hui que j’ai trop vite jugé mon père pour ce que je considérais comme un manque de spiritualité. J’ignorais ce que c’était que de passer par là où il était passé.

Il allait souvent à l’Église, pendant de longues périodes, puis il se faisait plus rare, avant de s’éloigner. L’unique fois — et ce fut vraiment la seule — où je me suis disputé avec lui, c’était quand, jeune adulte, j’ai émis un commentaire ironique sur sa fréquentation irrégulière de l’Église. Disons simplement qu’il n’était pas content, et que j’ai réalisé qu’il y avait une raison pour laquelle je n’avais jamais discuté de cela avec lui (et ne l’ai pas fait depuis lors). Mais je me souviens l’avoir entendu dire quelque chose comme « tu n’as pas vu ce que j’ai vu ». En effet, je n’avais pas vécu son expérience.

Devenu adulte, j’ai demandé à ma grand-mère pourquoi elle avait insisté pour que je l’accompagne à l’église à chaque réunion : école du dimanche, services religieux, cours de formation, réunions missionnaires, réunions de prière du mercredi soir. Elle m’a répondu : « Je voulais que tu deviennes chrétien ». Lorsque j’ai demandé pourquoi elle tenait aussi à ce que nous manquions la réunion du mercredi une fois par mois, avec cette seule explication : « Pas d’Église ce soir. C’est la réunion d’affaires », elle m’a fait la même réponse : « Parce que je voulais que tu deviennes chrétien ». Elle ne voulait pas que j’assiste au genre d’enfantillages qui pouvaient se produire dans une communauté baptiste qui traitait les aspects terre à terre de son fonctionnement.

Mon père, lui, n’a jamais eu l’occasion d’échapper à ce genre de spectacle. Les « réunions d’affaires » venaient à lui. Elles s’invitaient dans son salon, à sa table de cuisine. Et il savait qu’à tout moment une telle réunion pouvait mal tourner et lui faire perdre sa maison, ses amis et son école. Son père devant quitter les lieux, lui se retrouverait alors en terre inconnue. Mais il y avait peut-être pire encore ! Mon père voyait la personne qu’il admirait le plus supporter avec le sourire les critiques acerbes de ses paroissiens, ces mêmes paroissiens qu’il visiterait plus tard à l’hôpital et dont il consolerait la famille au moment de leur décès. Je n’ai jamais eu à vivre ce genre d’expérience.

Je n’avais jamais pensé à tout cela jusqu’à ce que, au début de l’année 2021, mon fils de 15 ans demande à ma femme si j’avais commis une faute grave puisque j’étais accusé de libéralisme pour ne pas avoir soutenu un politicien que je pensais incompétent, qu’on me reprochait d’être un partisan de la théorie critique de la race pour avoir affirmé que les Afro-Américains disent la vérité lorsqu’ils déclarent que l’injustice raciale pose toujours des problèmes aujourd’hui, ou d’être probablement financé par le milliardaire libéral George Soros puisque je pensais que le système d’immigration devait être amélioré. Et ainsi de suite

J’ai invité mon fils à m’accompagner à l’une de ces « réunions d’affaires » où devaient être exprimés certains griefs contre moi. Quand nous sommes sortis, je lui ai demandé : « Qu’est-ce que tu en penses ? » Et il m’a répondu : « Toute cette réunion était tellement malveillante et stupide. Pourquoi est-ce que nous tenons à faire partie de tout ça ? »

Je n’avais pas de bonne réponse à offrir. Mais en regardant mon fils dans les yeux, j’ai compris deux choses. La première était qu’il n’aurait plus jamais à me demander si j’avais échoué moralement à cause des machinations de certaines personnes. La seconde était que j’allais autant que possible m’assurer qu’il n’ait jamais à percevoir l’Église comme mon père avait dû le faire.

Ce n’est qu’au cours de ces derniers mois que j’ai compris combien j’avais jugé mon père malgré mon amour pour lui et l’admiration que je lui portais. J’avais attribué à une spiritualité déficiente ce qui était essentiellement le résultat d’une souffrance. Ce n’était pas que mon père avait une piètre opinion de l’Église. Mais il avait une haute opinion de son propre père.

Récemment, j’ai eu plusieurs entretiens avec des personnes qui ont grandi dans des Églises évangéliques. Certaines avaient été très engagées et dévouées, mais ont été blessées. Elles ont vu l’Église se retourner contre elles parce qu’elles n’adoptaient pas comme « parole d’Évangile » une idéologie politique particulière ou qu’elles rejetaient le culte de la personnalité. Certaines avaient vu des membres de leur Église en qui ils avaient pleinement confiance se révéler être des hypocrites, voire des prédateurs.

Aucun de ces chrétiens n’est parti parce qu’il voulait s’attirer les faveurs du monde ou par amour de la rébellion. Au contraire, l’attitude de beaucoup d’entre eux n’était pas tant celle du fils prodigue parti dans le pays lointain que celle de son père. Ils attendaient le retour du fils prodigue qu’ils aimaient et voulaient à nouveau embrasser : leur Église.

Ce que je leur ai recommandé était différent de ce que j’aurais à recommander à beaucoup d’entre nous. Je leur ai parlé des dangers du cynisme et de la manière de faire la différence entre l’échec d’une institution et l’échec de celui que cette institution est censée adorer.

À l’un d’eux, j’ai dit : « C’est une chose de regarder à Jésus et aux Évangiles et de décider ne plus pouvoir le suivre. Mais il serait dommage pour toi de ne même plus vouloir prendre en considération les affirmations de l’Évangile sous prétexte qu’une Église qui t’a blessé y croit. D’autant plus quand ton problème est justement que les membres de cette Église ne semblent pas croire ce qu’ils disent croire. Et plus encore lorsque Jésus t’avertit — en Matthieu 24, Marc 13 et Apocalypse 1-3, et par l’Esprit saint dans les lettres de Paul, Pierre, Jean et Jude — que de telles choses arriveraient, et arriveraient en son Nom. »

Mais à vous — à nous — voici ce que je recommanderais : ayons suffisamment confiance en Jésus pour supporter patiemment ceux qui sont blessés, et en particulier ceux qui sont blessés par l’Église. Ne présumons pas que ceux qui sont déçus, en colère ou sur le point de s’éloigner de l’Église le sont toujours parce qu’ils ont une vision erronée du monde ou parce qu’ils voudraient s’engager sur un chemin d’immoralité. Certes, à toutes les époques, il y a des gens à qui ce diagnostic s’applique parfaitement. Mais beaucoup, — peut-être la plupart d’entre eux — ne sont pas comme Judas cherchant à s’enfuir dans la nuit. Ils ressemblent plutôt à Simon Pierre au bord de la mer, demandant : « À qui irions-nous ? » (Jn 6.68) Et comme Pierre ils concluront : « Tu as les paroles de la vie éternelle. Et nous, nous croyons et nous savons que tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant » (Jn 6.68-69). À beaucoup d’entre eux, Jésus dira, comme il l’a aussi dit à Pierre : « j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne disparaisse pas ; et toi, quand tu seras revenu à moi, affermis tes frères » (Lc 22.32).

Ne confondons pas blessure et rébellion, traumatisme et infidélité, cœur brisé et âme sans vie. Si nous voulons convaincre les gens de ne pas abandonner l’Église, nous devons aussi refuser de les abandonner.

Jésus n’a pas besoin de nous pour faire des relations publiques avec les 99 brebis restées dans le pâturage ; il nous veut pour partir à la recherche de celle qui est perdue dans les bois. À un moment ou un autre, cela peut être chacun de nous. Nous serons alors bien heureux de compter sur une Église suffisamment aimante pour nous envoyer quelqu’un qui soit animé d’un esprit de patience, de bienveillance et d’amour et non d’un esprit de jugement, autoritaire et cassant.

Et il se pourrait même que celui qui viendra vous aider dans cette sombre phase de votre vie soit aujourd’hui un exvangélique !

En attendant, manifestons un amour sincère pour ces personnes. Et entretenons le genre de communauté capable d’autre chose que les réunions d’affaires.

Cela a pris 50 ans, mais mon père m’a appris ça.

Russell Moore dirige le programme de théologie publique de Christianity Today.

Traduit par Jacques Lemaire

Révisé par Léo Lehmann

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