Aux sources du courage moral d’Alexeï Navalny

Le dissident russe assassiné était prêt à persévérer malgré son isolement, sachant que se tramait une plus grande histoire dans laquelle il ne serait jamais seul.

Alexei Navalny se tient à proximité d’agents des forces de l’ordre dans un couloir d’un centre d’affaires qui abrite les bureaux de sa Fondation anticorruption, à Moscou.

Alexei Navalny se tient à proximité d’agents des forces de l’ordre dans un couloir d’un centre d’affaires qui abrite les bureaux de sa Fondation anticorruption, à Moscou.

Christianity Today February 22, 2024
Dimitar Dilkoff/Contributeur/Getty

Ce texte a été adapté de la newsletter de Russell Moore. S’abonner ici (en anglais).

Le président russe Vladimir Poutine vient d’assassiner un autre chrétien. Ce n’était qu’un pas parmi d’autres dans le projet de Poutine de protéger « l’Occident chrétien » de l’impiété. Après tout, nous a-t-on rappelé, on ne peut pas créer un empire nationaliste chrétien sans tuer des gens.

Avant que le monde n’oublie le cadavre d’Alexeï Navalny dans le froid glacial d’une colonie pénitentiaire de l’Arctique, nous devrions y prêter attention — en particulier ceux d’entre nous qui suivent Jésus-Christ — pour réfléchir à ce qu’est réellement le courage moral.

Navalny était peut-être le dissident anti-Poutine le plus connu au monde. Il a maintenant rejoint les nombreux ennemis de Poutine « soudainement décédés ». Il avait survécu à un empoisonnement en 2020, s’était rétabli en Europe et était finalement retourné dans son pays d’origine en sachant ce qui l’attendait. Parlant de sa dissidence et de sa volonté d’en assumer les conséquences, Navalny avait fait référence à plusieurs reprises à sa profession de foi chrétienne. De nombreux médias ont récemment relayé une transcription de son procès de 2021 sur le site Meduza dans laquelle Navalny explique en des termes bibliques frappants ce que signifie souffrir pour ses convictions.

« Le fait est que je suis chrétien, ce qui fait de moi le sujet de moqueries constantes au sein de notre Fondation anticorruption, car la plupart de nos membres sont athées, et j’ai moi-même été un athée militant », déclarait Navalny. « Mais maintenant, je suis croyant et cela m’aide beaucoup dans mes activités, car tout devient beaucoup plus facile. »

« Il y a moins de dilemmes dans ma vie, parce qu’il y a un livre dans lequel, en général, il est plus ou moins clairement écrit ce qu’il faut faire dans chaque situation », expliquait-il. « Il n’est pas toujours facile de suivre ce livre, bien sûr, mais je m’y efforce. »

Navalny déclarait notamment être motivé par ces paroles de Jésus : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés ! » (Mt 5.6)

« J’ai toujours pensé que ce commandement spécifique était plus ou moins un appel à agir », expliquait-il. « Ainsi, même si je n’apprécie pas vraiment l’endroit où je me trouve, je n’ai aucun regret d’être revenu ou de faire ce que je fais. Ce n’est pas grave, parce que j’ai fait ce qu’il fallait. »

« Au contraire, j’éprouve une réelle satisfaction », a-t-il ajouté. « Parce qu’à un moment difficile, j’ai fait ce qui était demandé par les instructions et que je n’ai pas trahi le commandement. »

Ces paroles pourraient sembler un peu simplistes à certains. Après tout, pourrait répondre un incroyant, la plupart des membres du mouvement prodémocratie et anti-tyrannie dont Navalny faisait partie ne croyaient pas, eux, aux « instructions » de l’Écriture. Et Poutine lui-même est soutenu par les principaux dirigeants de l’Église orthodoxe russe, dont certains sont aussi disposés que n’importe quel prophète de cour à parer son assassinat du langage de la vertu et de la civilisation chrétiennes. (Bien qu’il y ait aussi des exemples de dissidence croyante.)

Mais cette réponse ne tiendrait pas compte de ce que Navalny voulait dire. Il ne disait pas que les chrétiens sont courageux et que les non-croyants ne le sont pas. Il existe de nombreuses preuves du contraire, en Russie comme dans bien d’autres pays.

Navalny avait toutefois reconnu que l’attrait de la lâcheté morale fait que ceux qui font preuve de courage se retrouvent bien souvent isolés. On peut toujours rassurer sa conscience en se disant qu’il est pour l’instant plus prudent de se taire. Navalny comprenait la terreur que suscite l’idée d’être relégué en dehors du groupe, d’être considéré comme un traître par ses compatriotes et comme un hérétique par ses coreligionnaires.

Pour résister à l’attrait de la foule, il faut un autre motif que l’espoir de saisir une opportunité nouvelle de « succès » politique. Navalny comprenait qu’il fallait, comme le disait le missionnaire évangélique Jim Elliot, accepter de se faire « étranger ».

« Pour une personne moderne, tout ce commandement — “heureux”, “assoiffé”, “affamé de justice”, “car ils seront rassasiés” — peut bien sûr sonner très pompeux », expliquait Navalny. « Cela sonne un peu étrange, pour être honnête. »

« Les gens qui disent de telles choses sont censés, franchement, avoir l’air fous », soulignait-il. « Des gens fous, étranges, assis là avec des cheveux ébouriffés dans leur cellule et essayant de se remonter le moral avec quelque chose, bien qu’ils soient seuls, des solitaires, parce que personne n’a besoin d’eux. »

« Et c’est la chose la plus importante que notre gouvernement et l’ensemble du système essaient de dire à ces personnes : vous êtes seul. » « Vous êtes un solitaire. Il faut d’abord intimider, puis prouver que l’on est seul. »

Ce faisant, Navalny ne témoignait pas seulement de ses propres motifs d’aller à l’encontre de la norme — il contredisait également la nature même de la conception poutinienne du christianisme. Dans un régime de ce genre, être « chrétien », c’est être russe (ou toute autre variante locale dans d’autres contextes). Être « chrétien », c’est être une personne « normale », qui ne veut pas sortir du rang ou exposer sa conscience à des pensées susceptibles de lui causer des difficultés.

Après l’assassinat de Navalny, The Free Press a publié des lettres échangées entre lui et le célèbre ancien dissident soviétique Natan Sharansky, qui purgea sa peine dans la même colonie pénitentiaire de l’Arctique pendant certaines des années les plus périlleuses du régime communiste. Des passages bibliques sont cités tout au long et Navalny plaisante en se demandant à « quel autre endroit passer la semaine sainte » que dans le complexe pénitentiaire que le vieil homme appelle son « alma mater ».

C’est là, je crois, la racine du courage moral de Navalny, de sa volonté de tenir même seul, de sa volonté de mourir. Ce n’est pas seulement qu’il connaissait des versets de la Bible. Le patriarche pro-Poutine de l’Église orthodoxe russe en connaît sans doute plus. C’est la façon dont il semblait connaître l’Écriture. Il semblait connaître non seulement les simples « instructions » de Jésus sur la faim et la soif de justice, sur le fait d’être heureux dans la persécution, mais aussi l’histoire plus vaste qui les sous-tend. Il savait que ces mots étaient étranges. Il savait qu’ils paraissaient fous.

Dans l’introduction de son recueil de poèmes sur la joie, le poète Christian Wiman note que les premiers auditeurs du message du Nouveau Testament, offensés par l’étrangeté de ce qu’ils entendaient, « auraient très bien pu simplement rentrer chez eux en passant devant des rangées de cadavres crucifiés spécialement conçues pour éradiquer tout espoir ou joie subversive. » L’étrangeté revêt ici une réelle importance. Personne ne peut entendre ce que dit Jésus lorsqu’il qualifie de « heureux » les oubliés, les persécutés, les pauvres et les méprisés, sans comprendre pourquoi sa propre famille pensait qu’il était fou (Mc 3.21).

C’est probablement la raison pour laquelle Navalny discernait si clairement les méthodes du régime de Poutine pour faire en sorte que les dissidents se sentent étranges, fous et solitaires : Navalny l’avait déjà vu auparavant, dans un Empire romain qui faisait la même chose avec ses croix.

Les personnes qui font preuve de courage moral, qu’elles soient croyantes ou non, ont toutes sortes de motivations pour justifier leurs convictions. Mais, quelle que soit la motivation, on ne peut pas faire preuve de courage moral sans être prêt à se retrouver chassé de ce que l’on appelle « ma maison » ou « mon peuple ». Mais voici le joyeux paradoxe : personne n’est jamais seul lorsqu’il fait partie d’une histoire plus grande, lorsqu’il appartient à un ensemble plus vaste.

Il existe une vaste nuée de témoins dans laquelle nous retrouvons Élie et Jérémie, Pierre et Paul, saint Maxime et Dietrich Bonhoeffer, et d’innombrables autres qui sont morts apparemment abandonnés, passant pour fous en leur temps (Hé 12.1). Ce sont de telles personnes — et non les évêques « chrétiens allemands » du Reich ou le patriarche orthodoxe qui encourage Poutine — qui ont semé les graines de la génération suivante de chrétiens.

Avoir « faim » ou « soif », c’est constater qu’il manque quelque chose, que les satisfactions offertes ne sont pas suffisantes. Comme le soulignait C. S. Lewis, l’appétit même pour ces choses est un signe que ce dont on a faim, ce dont on a soif, existe bien quelque part.

C’est une chose que l’on peut parfois même percevoir depuis un goulag. C’est étrange. C’est fou. Mais c’est ce qu’au moins une Personne que je connais appelle être « heureux »

Russell Moore est rédacteur en chef de Christianity Today et dirige son projet de théologie publique.

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