Lorsque George Liele s’embarqua pour la Jamaïque en 1782, il ne savait pas qu’il deviendrait le premier missionnaire américain à l’étranger. Et quand Rebecca Protten transmit l’Évangile à des esclaves dans les années 1730, elle ne se doutait pas que certains spécialistes la considéreraient un jour comme la mère des missions modernes.
Ces deux personnes de couleur étaient trop occupées à survivre — et à éviter la prison — pour se soucier d’entrer dans l’histoire. Mais aujourd’hui, ils conduisent à certaines révisions. Aux États-Unis, leurs histoires aident à repenser la couleur des missionnaires et, comme le déclarait le président du National African American Missions Council (NAAMC), Adrian Reeves, lors d’une conférence de l’organisation Missio Nexus en 2021, à remettre en question l’idée de certains Afro-Américains selon laquelle « les missions sont pour les autres et non pour nous ».
Aujourd’hui, les Afro-Américains représentent moins de 1 % des missionnaires envoyés à l’étranger par les États-Unis. Mais ils étaient là dès le début.
« Nous avons un problème de représentation », estime Adrian Reeves. Mais « lorsque nous partageons avec l’Église noire sa propre histoire et son héritage en matière de missions, il lui est plus facile de se sentir concernée. »
C’est aussi ce qu’a vécu Noel Erskine lorsqu’il a découvert le nom de George Liele dans les archives de la Great Britain Baptist Missionary Society. L’historien de l’université Emory raconte que, ayant grandi en Jamaïque, il n’avait jamais vraiment pensé que des missionnaires pouvaient être noirs.
« Nous avons toujours associé les missionnaires aux Blancs », dit-il. « Ils sont étrangers à la culture. Nous ne sommes pas sûrs de leurs motivations. »
Le Britannique William Carey est souvent considéré comme le père des missions modernes. Adoniram Judson a été vu comme le premier missionnaire américain à partir à l’étranger. Mais George Liele et Rebecca Protten les ont précédés. Leurs histoires ajoutent de la profondeur et de la complexité au récit parfois trop simple de l’histoire des missions. Les défenseurs de ces deux figures estiment qu’elles doivent être valorisées.
En 2021, la Convention baptiste du Sud a ainsi ajouté Liele comme une personne à honorer dans son calendrier officiel des Églises. La NAAMC a instauré un prix annuel, le George Liele Award, décerné à un missionnaire noir. Rebecca Protten, qui a récemment fait l’objet d’une biographie universitaire, a elle été mise en avant lors de la conférence Missio Nexus Leadership 2021.
Deborah Van Broekhoven, historienne baptiste et directrice émérite de l’American Baptist Historical Society, estime que Liele et Protten ont « beaucoup à nous apprendre ».
Mais ils ont été occultés, dit-elle, et l’histoire des missions a besoin d’un cadre plus large. On dit souvent que certaines figures disparues des récits historiques ont été « perdues », mais ce n’est peut-être pas le bon mot pour Liele. « Exclu » serait plus juste.
Erskine aborde le sujet dans un article publié par la revue académique Missiology. Il a découvert que plusieurs années après que Liele ait établi une Église baptiste en Jamaïque, on lui demanda de se rendre en Angleterre pour obtenir l’autorisation de prêcher dans sa propre Église.
La suite est relatée dans le procès-verbal de la réunion de mai 1822 de la Baptist Missionary Society :
« Il est résolu que la commission ne peut approuver la demande de M. Liele que si elle est appuyée par les frères qui nous sont liés et qui sont déjà dans l’île. »
En d’autres termes, Erskine considère que Liele a été « renvoyé en un paragraphe » parce que les Blancs de Jamaïque ne voulaient pas qu’il ait une quelconque autorité. « La suprématie blanche est le pouvoir d’exclure. »
Mais en 2004, un Afro-Américain enseignant de longue date a eu l’idée de ramener Liele dans l’histoire des missions. David Shannon a réuni une équipe de 20 historiens, enseignants et pasteurs noirs et blancs pour écrire un livre à son sujet.
« David Shannon a jugé cette histoire importante, non seulement parce qu’elle avait été négligée, mais aussi parce qu’elle parlait de rédemption et de construction de ponts », explique Van Broekhoven, qui a contribué au projet.
Malheureusement, Shannon n’a pas vécu assez longtemps pour voir la publication en 2012 de George Liele’s Life and Legacy: An Unsung Hero. Il est décédé en 2008.
Selon Jon Sensbach, historien à l’université de Floride, qui a écrit un livre sur Protten en 2005, le retour de celle-ci dans le récit a posé d’autres problèmes. Il entendit parler d’elle pour la première fois alors qu’il faisait des recherches sur le travail des moraves sur l’île de Saint-Thomas. Il découvrit une brève référence à une femme métisse qui avait amené des centaines de personnes asservies dans l’Église.
Grâce à un travail minutieux, Sensbach a pu déterrer une histoire plus vaste et montrer comment l’évangélisation pratiquée par Protten défia les esclavagistes blancs et les propriétaires de plantations qui craignaient que le message évangélique ne sape l’ordre esclavagiste. Il découvrit qu’elle avait eu une influence déterminante sur la manière dont les chrétiens de ces régions parlaient de la nouvelle naissance.
« Ce modèle impliquait que le christianisme est une religion de renaissance spirituelle, d’égalité spirituelle », explique Sensbach. « Pour une population asservie, opprimée, battue, à qui l’on disait qu’elle était non seulement inférieure, mais qu’elle n’était peut-être même pas pleinement humaine, c’était un message libérateur. »
Protten, qui s’installa en Saxe avec les moraves, devint diacre en 1746 et pourrait être la première femme noire ordonnée dans le christianisme occidental. Plus tard, elle partit en tant que missionnaire morave en Côte d’Or africaine.
Le fait de redonner aux Noirs leurs rôles de premier plan dans l’histoire des missions apporte un important correctif, mais n’efface pas les complexités de la participation des missions à une histoire de racisme et d’oppression.
Protten, par exemple, fut un jour emprisonnée parce que son message risquait de déclencher une rébellion d’esclaves. Elle défia également le système en épousant un morave blanc. Mais Sensbach se demande aussi si elle aurait éventuellement participé à une forme de « génocide culturel » lorsqu’elle créa par la suite une école dans un avant-poste militaire danois dans l’actuel Ghana.
« Peut-être, peut-être pas », conclut l’historien.
Liele se distinguait par sa conviction que les Jamaïcains étaient suffisamment humains pour recevoir l’Évangile. Et il connut la prison pour sa prédication. Mais il réduisit également des personnes en esclavage en Jamaïque. Plus tard, il proposa un compromis dans son Église, autorisant les esclaves à s’y marier — une protection subtile contre la rupture des mariages par les propriétaires d’esclaves — tout en admettant que les esclaves devaient obéir à leurs propriétaires, qui pouvaient à tout moment séparer « ce que Dieu a uni ».
« Liele est compliqué », dit Erskine. « C’est un survivant. »
Mais Liele montre aux chrétiens d’aujourd’hui que l’on peut œuvrer pour le bien en des temps de discorde, estime Van Broekhoven.
« Liele n’a pas abordé le racisme de front — il ne pouvait pas le faire. » « Mais il a certainement trouvé des solutions de contournement. En ce sens, je considère qu’il a très bien réussi, grâce à ces solutions de rechange, à établir en Jamaïque une Église qui perdure jusqu’à aujourd’hui. »
Selon Savannah Kimberlin, chercheuse pour le groupe Barna, ces questions compliquées sont exactement ce dont les jeunes de couleur veulent discuter lorsqu’ils envisagent de travailler dans le cadre d’une mission.
« De nombreux jeunes membres de minorités ethniques [aux États-Unis] souhaitent vraiment se mobiliser », rapporte-t-elle. « Ils espèrent que leur appartenance ethnique fera partie de la conversation. Ils veulent discuter de l’histoire des missions, des bons et des mauvais côtés, s’ils souhaitent s’engager dans cette voie. »
Brent Burdick, ancien missionnaire aux Philippines qui enseigne aujourd’hui la mission au séminaire théologique Gordon-Conwell, a entendu parler de Liele par Colleen Damon-Duval, une missiologue afro-américaine qui travaille dans le domaine de la diversité et de l’inclusion.
Elle l’a convaincu, raconte-t-il, que les Afro-Américains constituaient une part importante de l’histoire et de l’avenir de la mission. Aujourd’hui, il voit ces compatriotes afro-américains comme un « géant endormi » qui aura encore un rôle important à jouer dans la proclamation de l’Évangile.
« Ils ont beaucoup à offrir au monde. »
Rebecca Hopkins est journaliste et vit dans le Colorado.
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