Chaque fois que quelqu’un entrait dans la maison de mon enfance dans le nord de l’État de New York, il voyait deux photographies noir et blanc encadrées sur la table de notre salle à manger. Avec un peu de perspicacité, chacun pouvait discerner que notre foyer était irrévocablement et irréparablement lié à l’éternité. Les photos étaient celles de ma mère de 37 ans, Hanna, et de ma sœur de 10 ans, Esther.
Ma mère est morte d’un anévrisme cérébral massif alors que j’avais un an, sept jours seulement après avoir donné naissance à son huitième enfant. Cinq ans jour pour jour après la mort de maman, ma sœur Esther est morte d’un ostéosarcome.
Après la perte de son âme sœur, mon père endeuillé instaura la tradition de laisser une place pour ma mère à chaque repas familial. Cela continua même après le remariage de papa, et aussi longtemps que les enfants vécurent à la maison. Nous avons toujours placé le portrait de maman — elle tient une rose et sourit — au-dessus de l’assiette. Après la mort de ma sœur, sa photo a rejoint celle de maman. Nous leur réservions cette place, quel que soit le nombre de personnes que nous avions invitées ; et si quelqu’un se joignait à nous à l’improviste, nous l’invitions à « utiliser la place de maman et d’Esther ».
De cette façon, et sans m’en rendre compte, j’ai été élevée dans la pratique quotidienne du memento mori. Un memento mori, du latin « souviens-toi que tu vas mourir », est un rappel symbolique du caractère inévitable de la mort. Même si, enfant, je n’aurais pas pu l’exprimer, je savais intuitivement qu’en conservant la mémoire de notre mère et de notre sœur, nous reconnaissions à la fois le caractère définitif de leur absence et la minceur du voile qui nous séparait. Certains de mes amis les plus proches m’ont dit plus tard que cela les faisait réfléchir chaque fois qu’ils entraient dans notre maison : deux membres de la famille qui m’étaient chers n’étaient pas là dans leur corps, mais assurément présents en esprit.
Ayant grandi dans la communion des Églises du Bruderhof, qui a une tradition d’association de la nuée de témoins d’Hébreux 12 à notre foi vivante, j’ai simplement considéré comme acquis que ceux qui étaient morts faisaient toujours partie de la même Église éternelle dont nous, qui continuions à vivre, étions une petite partie. Mon cœur d’enfant, qui avait connu très tôt ce deuil profond, trouvait du réconfort et de l’inspiration dans ces mots du pasteur et théologien allemand C. F. Blumhardt dans Jetzt ist Ewigkeit (« L’éternité, c’est maintenant »), qui étaient souvent partagés comme un rappel de la nature transcendante de l’Église :
Nous devons rivaliser avec ceux qui sont au ciel. Notre tâche est d’offrir la lumière sur terre, dans la faiblesse terrestre ; la leur est d’offrir la lumière dans le ciel, dans la clarté éternelle. Qui en fera le plus ? Soyons vigilants, de peur d’être un jour couverts de honte. C’est la même course, bien que nous soyons placés à des postes différents, et le même objectif. Persévérons ensemble : ils accomplissent leur devoir là-haut, nous faisons le nôtre ici-bas.
Pour moi, il allait de soi que ma mère et ma sœur (ainsi que de nombreux autres êtres chers disparus) étaient liés à notre réalité ici et maintenant ; je les percevais comme une présence aimante, qui me guidait, jamais loin de moi.
Ce sentiment est resté en moi, même si j’ai quitté la maison dans laquelle j’ai été élevée il y a longtemps. Dans les années qui ont suivi, nous avons enterré mon père et ma belle-mère. Au moment de leurs anniversaires ou à d’autres occasions spéciales, leurs photos ornent le mur de ma propre maison, dans le nord de la Nouvelle-Galles du Sud, en Australie. À côté d’eux se trouvent parfois des photos de ma mère, de ma sœur et du père de mon mari. Il n’y a pas de place vide à notre table, mais les vies de ceux que j’ai aimés et qui sont partis avant moi m’inspirent chaque jour. Et je serai toujours reconnaissante à mon père pour la leçon qu’il nous a enseignée, à moi et à mes frères et sœurs : accepter et honorer la réalité de la mort est une pratique porteuse de vie. Plutôt que d’agiter, elle rassure. Plutôt que de faire peur, elle sécurise. Elle fait du deuil un cadeau fournissant le cadre d’une vie plus épanouie.
Aujourd’hui, alors que je célèbre ma vingtième saison pascale en Australie, je médite sur le fait qu’il est naturel de craindre le déclin et la perte, qu’ils soient physiques, moraux, politiques ou relationnels. Mais en même temps, la saison du carême et de Pâques nous rappelle que les choses doivent parfois mourir pour porter une nouvelle plénitude de vie.
Dans l’hémisphère sud, nous fêtons Pâques en automne et le paysage qui m’entoure offre à cette époque de l’année un memento mori évident : c’est la saison du dépérissement, de la mue et de l’affaissement vers le repos hivernal. Les perce-neige, les crocus, les cerisiers en fleurs, les poussins duveteux et les papillons en train d’éclore qui égayaient les fêtes de Pâques de mon enfance de symboles de vie nouvelle et de motifs évidents de résurrection ont disparu. Au lieu de cela, je me retrouve avec l’écorce écaillée des eucalyptus qui se régénèrent, les feuilles qui tombent des arbres que nous avons plantés, les oiseaux chanteurs qui s’en vont et les jours qui raccourcissent. Pâques en Australie me demande d’entrer dans un temps de contemplation plus profond sur la véritable signification des paroles de Jésus : « si le grain de blé ne tombe en terre et ne meurt, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit » (Jn 12.24).
Quel est le « grain de blé » que nous devrions être prêts à laisser mourir en ce moment de notre histoire ? Cette question devrait interpeller chacun d’entre nous personnellement, et nous tous collectivement, en tant qu’Église répandue à travers le monde. Nous vivons à une époque où, dans un grand nombre de nos communautés, l’isolement et la division ont conduit à la mort de liens réconfortants et de riches traditions spirituelles, nous laissant agrippés à des poignées de direction qui ne semblent plus fonctionner. Ou bien nous courons après des figures (ecclésiales ou politiques) dont le charisme nous attire, mais qui, trop souvent, n’ont guère plus à offrir. Nous aimons notre Jésus ressuscité, pas crucifié et mourant ; exalté, pas brisé et enterré. Nous célébrons la récolte, mais rechignons devant le sacrifice.
« Il faut que lui croisse et que, moi, je diminue. » (Jn 3.30) Jean Baptiste nous met au défi et nous montre par où commencer. Serions-nous prêts à nous placer, jusqu’à notre dernier souffle, au service du Christ et de nos « compagnons, en route comme [nous] vers la tombe », pour reprendre l’expression de Charles Dickens, satisfaits de franchir ce seuil sans laisser derrnière nous un héritage visible et héroïque ? À une époque où tout le monde peut s’exprimer avec vigueur sur la plateforme de son choix, sommes-nous prêts à nous asseoir avec ceux qui sont en marge et à simplement écouter ?
Dans mon Église, nous aimons chanter « The Wisp of Straw » (« Le brin de paille ») de Georg Johannes Gick à Noël et à Pâques. Ce chant pénètre au cœur du mystère de la mort permettant que nous puissions vivre. La chanson donne la parole à un brin de paille, reconnaissant d’avoir contribué à offrir un lit pour recevoir Jésus dans la crèche. Mais ce n’est pas tout :
Lorsque tu béniras le vaste monde
jusqu’à ses confins,
je serai un champ mûr
qui attendra ta main.
Avant que tu ne meures pour le bien de tous les hommes
sur la croix élevée,
je serai le pain que tu romps
afin de nous racheter.
Le blé moulu qui forme le pain rompu de la Cène, et les raisins écrasés qui se fondent dans son vin, nous appellent à rejeter ce qui brille et flatte notre orgueil, à nous défaire des modèles d’efficacité axés sur les chiffres, la croissance et le marketing. Le dernier geste d’amour de notre Seigneur avant sa mort et le premier après sa résurrection étaient des gestes de service, dépourvus de gloire : il a lavé les pieds de ses disciples ; il leur a préparé le petit déjeuner. Le Christ ressuscité nous demande d’aller vivre, de marcher et de pleurer aux côtés de ses frères et sœurs blessés et fatigués — et, lorsque notre temps sera écoulé, d’être joyeusement satisfaits de ne plus jamais être mentionnés, sachant que notre travail est celui de Dieu, pas le nôtre.
Le théologien Eberhard Arnold l’a formulé ainsi dans son essai « Obstacles » du livre Called to Community (« Appelés à la communauté ») : « Ce n’est que dans la mesure où toutes nos propres forces sont démantelées que Dieu pourra faire croître les fruits de l’Esprit et construire son royaume à travers nous, en nous et parmi nous. Il n’y a pas d’autre moyen. »
En tant qu’Église mondiale, en tant que communauté locale, en tant qu’individus spirituels, puissions-nous embrasser la mort quotidienne à soi-même comme notre memento mori pour nous conduire à vivre et à aimer plus profondément dans cette vie et dans celle qui vient.
Alors, libérés du besoin obsessionnel et primaire d’être reconnus et fêtés, d’être immortalisés parmi les mortels, nous serons vraiment capables de comprendre les paroles de Jésus après son analogie du grain de blé qui meurt pour prospérer : « Celui qui tient à sa vie la perd, et celui qui déteste sa vie dans ce monde la gardera pour la vie éternelle » (Jn 12.25).
Norann Voll est une fille de fermier originaire de New York. Elle vit maintenant au sein de la Danthonia Bruderhof Community, dans la campagne australienne, avec son mari, Chris, et ses trois fils. Elle écrit pour le magazine Plough sur le discipulat, la maternité et le soutien à l’alimentation.
Cet article fait partie de notre série « À l’aube d’une vie nouvelle » qui vous propose des articles et des réflexions bibliques sur la signification de la mort et de la résurrection de Jésus pour aujourd’hui.