La plateforme YouVersion propose 18 versions françaises dans lesquelles lire la Bible. Pour les chrétiens, le faire de lire un même verset avec un mot différent ou une syntaxe modifiée — ou dans une version plus contemporaine ou poétique — peut donner un éclairage nouveau à une notion biblique ou renforcer la résonance du passage.
Jost Zetzsche a pu observer cet effet se démultiplier lorsqu’il a commencé à visionner des traductions en langues des signes. Linguiste de formation, il est chargé de l’administration du site proposé gratuitement par l’Alliance biblique universelle Translation Insights & Perspectives (TIPs), un outil en ligne rassemblant des indications de traduction tirées de versions de la Bible publiées dans près d’un millier de langues, parmi lesquelles un grand nombre de langues des signes. Jost Zetzsche croyait au départ que l’ajout de ces langues n’était qu’un aspect complémentaire de son travail d’administration de TIPs.
« Mais quand j’ai commencé à étudier les traductions en langues des signes enregistrées, » explique-t-il, « j’ai été stupéfait de découvrir qu’en tant qu’entendant ces langues pouvaient m’apprendre énormément de choses que je n’avais jamais trouvées dans d’autres langues. »
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Il s’est entretenu avec Ruth Anna Spooner à ce sujet. Elle-même sourde, Ruth Anna est depuis 2019 la traductrice principale de l’équipe en charge de la Traduction chronologique de la Bible en langue des signes américaine et elle est aussi formatrice auprès d’équipes de traduction sourdes dans le monde entier. Jost évoque avec elle la force que dégagent ces traductions en langues des signes quand elles sont regardées par un entendant.
Leur échange a été adapté pour des questions de longueur et de clarté.
Jost Zetzsche : Commençons en parlant d’une différence évidente entre les traductions écrites et celles en langues des signes. Les plus de 400 langues des signes officiellement reconnues dans le monde ont diverses stratégies pour traiter les noms propres. Certaines langues des signes épellent manuellement la plupart des noms et en traduisent certains de manière sémantique ou en se basant sur leur signification ; d’autres, comme la Libras (langue des signes brésilienne), traduisent tous les noms en se basant sur leur signification.
Dans le contexte de la traduction biblique, nous savons l’importance des noms et de leur signification dans les textes originaux, mais cet aspect se perd généralement au moment de leur traduction dans les langues écrites. En revanche, pour ce qui est de leur traduction sémantique dans une langue des signes, ils sont souvent rendus non pas en fonction de leur sens original, mais à l’aide d’autres marqueurs basés sur le sens, et donc souvent d’une façon différente pour chaque langue des signes.
Est-ce que vous pouvez m’aider à comprendre cela ?
Ruth Anna Spooner : Les noms sont en effet quelque chose de fascinant quand on les considère dans les différentes langues. Nous avons tous intégré le fait qu’un même nom peut être prononcé et orthographié différemment d’une langue à l’autre : John en anglais, Juan en espagnol, Giovanni en italien, Jean en français, Johan en néerlandais, Ivan en russe, etc.
Les malentendants attribuent à chaque personne ce qu’on appelle un nom-signe, c’est-à-dire un signe inventé qui lui est attribué de façon unique. Quand on signe, au lieu d’utiliser la version en langue parlée du nom de la personne en question (par exemple : Jean), on utilise son nom-signe pour l’identifier et parler à son sujet. Au lieu d’épeler manuellement « R.U.T.H. A.N.N.A. », on utilise mon nom-signe, ce qui est beaucoup plus efficace et rapide.
Dans la communauté sourde, on a donc l’habitude d’attribuer à chacun un nom-signe unique. Ce signe peut être basé sur l’apparence de la personne, sa personnalité, son passe-temps favori, ou être lié à la signification de son nom.
Dans la culture de la langue des signes américaine, on attribue un nom-signe seulement aux gens qui sont intégrés dans la communauté sourde ou qui sont des figures historiques ou contemporaines souvent présentes dans les discussions (par exemple : William Shakespeare). Comme la plupart des personnages bibliques n’ont pas encore de nom-signe, les équipes de traduction sourdes doivent souvent inventer des noms-signes sur la base de données insuffisantes.
Mais prenons l’exemple de David, à propos de qui nous savons beaucoup de choses. Nous savons que c’était un bel homme, un homme selon le cœur de Dieu, un berger, un musicien, un poète, un guerrier renommé, un roi, un adultère, le père de Salomon, et qu’il a tué un géant. J’ai vu des noms-signes correspondant à David basés sur le signe employé pour dire roi. Ou des noms-signes basés sur ses talents de musicien et de poète. D’autres noms-signes évoquent le jeune berger qu’il était la première fois qu’il apparaît dans le texte biblique, ou le tueur de géant qu’il est devenu. Les variations sont nombreuses et tout dépend de ce que chaque équipe estime être le trait le plus mémorable ou identifiable de David. Or, ce qui est le plus mémorable ou identifiable peut aussi varier d’une culture à l’autre, en fonction des traits de caractère qui sont le plus valorisés dans chaque pays.
Parfois, quand le passage indique explicitement la signification d’un nom (par exemple, Isaac signifie « rire »), une équipe de traduction en langue des signes peut se servir de cette indication pour choisir un nom-signe ayant un rapport avec le signe utilisé pour exprimer ce que son nom signifie.
Dans notre traduction en langue des signes américaine, Jacob, qui était imberbe et glabre, porte un nom-signe qui peut être retraduit littéralement en anglais par « peau lisse sur les bras », alors que son jumeau, Ésaü, qui était connu pour sa pilosité abondante, porte un nom-signe qui signifie « bras laineux ». Ces noms-signes sont plus évocateurs que le simple nom de la personne.
Jost : Les noms signés des personnages bibliques sont un moyen d’en savoir plus sur eux, mais la langue des signes peut communiquer des choses encore plus profondes. Comme la plupart des chrétiens, je cherche à comprendre en profondeur ce que ressentent les personnages bibliques et à saisir comment ils étaient vraiment, même avec la distance historique. J’ai beau avoir conscience que toute traduction est aussi une interprétation, j’ai été ému de voir la force avec laquelle Jésus exprime des émotions par l’intermédiaire du corps du signeur.
Ce phénomène est bien illustré par la façon dont la langue des signes mexicaine (lengua de señas mexicana, ou LSM) rend l’épisode de la femme cananéenne relaté dans Matthieu 15. À la différence de ce que j’ai toujours lu dans le texte écrit, le signeur en LSM montre la profondeur de la conviction, de la joie et de la compassion de Jésus face au raisonnement de la femme cananéenne. Désormais, je ne peux plus imaginer lire ce passage sans avoir à l’esprit cette mise en scène particulièrement intense.
(Regarder la vidéo avec une traduction en anglais.)
Ruth Anna : Dès qu’on voit un sourd signer, on remarque rapidement qu’il est en général très expressif avec son visage et son corps — bien plus que l’entendant moyen s’exprimant dans une langue parlée.
En fait, les entendants ont souvent l’impression que les sourds sont trop expressifs ou excessivement émotifs. Mais ils ne réalisent pas la part énorme de travail grammatical qu’accomplissent les expressions faciales en langue des signes. Une grande partie de la grammaire de la langue des signes est communiquée par le visage. Contrairement à ce qu’on croit, la langue des signes ne s’exprime pas seulement par les mains. Elle s’exprime par les mains, la posture du corps, le visage — tout cela à la fois.
Si on fixe son attention uniquement sur les mains, on passe à côté d’une foule d’informations grammaticales importantes fournies par les expressions faciales. Les sourcils levés ou baissés (et à quel niveau) peuvent transformer une phrase en question, ou une question en remise en cause, ou un simple énoncé en ordre, par exemple. La forme de la bouche et des joues, les mouvements des lèvres, et même ceux de la langue, constituent tous également une partie importante de la grammaire en langue des signes. La position de la tête et le déplacement des épaules d’un côté et de l’autre communiquent eux aussi de nombreuses informations grammaticales et linguistiques importantes.
Jost : J’étais loin d’imaginer tout ça ! Cela dit, quand je regarde les signeurs dans les vidéos, j’ai l’impression de voir aussi énormément d’émotion. Est-ce que j’interprète mal ce que je vois ?
Ruth Anna : Vous voyez effectivement de l’émotion. C’est un autre niveau de complexité. Non seulement une grande partie des expressions faciales remplissent des fonctions grammaticales, mais le signeur use aussi des expressions faciales pour manifester des émotions et, dans le cas d’un récit, pour incarner la personnalité des différents personnages de l’histoire.
En langue des signes américaine, par exemple, un signeur doué peut bouger les sourcils et incliner la tête pour exprimer une question tout en utilisant ses sourcils (ainsi que le reste de son visage) pour exprimer l’émotion qui sous-tend la question. Est-ce qu’il s’agit d’une question agacée ? De colère ? D’une question anodine ? Pleine d’impatience ? De cette manière, les sourcils et le reste du visage communiquent simultanément des informations d’ordre grammatical et émotionnel.
Dans les vidéos disponibles sur TIPs, accompagnées de leur rétrotraduction en anglais écrit, on voit les signeurs utiliser leurs expressions faciales pour communiquer simultanément la grammaire et l’émotion. Les expressions faciales d’ordre émotionnel et grammatical sont souvent entremêlées, à tel point qu’il est difficile — voire impossible — de les séparer en signant. Quand il pose une question, par exemple, le signeur a besoin de savoir s’il s’agit d’une question provenant de la colère ou d’une curiosité sincère pour pouvoir la signer correctement. Comme, en ce qui vous concerne, Jost, vous ne connaissez pas de langue des signes, j’imagine que ce que vous voyez dans les vidéos vous semble excessivement chargé en émotion, ce qui n’est pas surprenant. C’est formidable de voir que vous ressentez si profondément l’impact de la traduction. Mais il y a un tout autre niveau (celui de la grammaire) qui est exprimé et que vous n’êtes sans doute pas en mesure de percevoir.
L’épisode de la rencontre entre Jésus et la femme cananéenne, dans Matthieu 15, présente de nombreux défis pour les traductions en langue des signes. On peut traduire les mots et les phrases, mais en langue des signes, vu qu’il faut incarner les dialogues et les interpréter, il est tout à fait impossible de le faire de manière neutre, sans montrer le ton et ce que ressent le personnage à ce moment-là.
Donc, quand Jésus a dit « Je n’ai été envoyé que vers les brebis perdues du peuple d’Israël », sur quel ton l’a-t-il dit ? Est-ce qu’il le regrettait ? Est-ce qu’il y avait de la sévérité dans sa voix ? Est-ce qu’il plaisantait ou taquinait ? Quel qu’ait été le ton employé, la femme a eu le sentiment qu’elle pouvait quand même venir s’agenouiller devant lui. Donc, qu’est-ce que cela nous dit sur le ton employé par Jésus ? À l’instar des acteurs de théâtre, nous, les traducteurs, devons imaginer, autant que possible, ce qu’il ressentait et le ton qu’il a employé. (Et en plus, pour compliquer les choses, Jésus pourrait aussi avoir employé un ton différent de ce qu’il ressentait réellement à ce moment-là ; si c’est le cas, nous devons le montrer.) Il peut y avoir plusieurs points de vue différents sur la manière dont un verset doit être interprété — en particulier quand il contient un dialogue.
Et ensuite, Jésus dit : « Ce n’est pas bien de prendre le pain des enfants et de le jeter aux petits chiens. » C’est une remarque vraiment étrange — et, là encore, sur quel ton est-ce qu’il l’a dit ? Est-ce qu’il plaisantait ? Est-ce qu’il taquinait, ou testait, la femme cananéenne ? À quel moment est-ce que Jésus a décidé de l’aider ? Avant d’évoquer les brebis perdues d’Israël ? Ou après qu’elle s’est agenouillée devant lui ? Est-ce que Jésus était d’abord réticent à l’idée de l’aider, mais a ensuite été touché par sa foi, ce qui l’a décidé à l’aider ? Ou bien est-ce qu’il savait dès le début qu’il l’aiderait et tient cette conversation simplement pour qu’elle profite à ceux qui se trouvaient autour ?
Jost : Tous ces éléments sont à prendre en compte quand on traduit un texte — ou plus précisément le sens d’un texte — dans une langue écrite, mais c’est vraiment frappant de voir à quel point ces questions d’émotions sont impérieuses quand on traduit en langue des signes.
Ruth Anna : Oui. Pour les traducteurs, tout est basé sur le sens. Les traducteurs sourds savent qu’en raison du caractère nuancé et théâtral de la langue des signes, le fait que le signeur montre trop ou trop peu d’émotions peut modifier considérablement le sens d’un passage. Nous devons donc nous assurer que les expressions de notre visage et les mouvements de notre corps communiquent non seulement les bonnes informations grammaticales, mais aussi le niveau d’émotion approprié à la situation.
Matthieu ne nous donne pas beaucoup d’indications sur le ton ou l’émotion qui étaient ceux de Jésus quand il a prononcé ces paroles. C’est quelque chose que nous devons déduire en nous basant sur les maigres indices du passage. Dans la plupart des traductions écrites que j’ai vues, on peut s’en tirer en gardant un ton assez neutre et en laissant aux lecteurs le soin de faire leurs propres déductions et interprétations. Une telle neutralité n’est souvent pas possible dans les traductions en langue des signes.
Jost : J’ai aussi été ému par la version en langue des signes russe de l’épisode de Marc 2 où le paralytique est descendu à travers le toit par ses amis. Dans cette traduction signée, Jésus observe les efforts déployés par les amis de l’homme en question dès le moment où ils commencent à découvrir le toit. Cela paraît tout à fait logique, mais ce n’est présent que de manière implicite dans le texte écrit. Quand Jésus regarde le paralytique être descendu devant lui, le signeur indique que le cœur de Jésus déborde de compassion — et le mien aussi, du coup. La joie finalement éprouvée par l’homme guéri et par la foule est dépeinte d’une manière contagieuse qu’il est difficile d’imaginer en langage écrit.
(Regarder la vidéo avec une traduction en anglais.)
Ruth Anna : Oui, le fait de voir quelque chose exprimé en langue des signes est souvent beaucoup plus émouvant que de lire des mots sur une page. J’ai beau aimer lire en anglais, il y a quelque chose dans le fait de voir les versets en langue des signes américaine qui fait que ça me percute d’une manière totalement différente.
C’est peut-être en partie lié aux décisions que le signeur doit prendre pour transmettre l’attitude et l’émotion. On peut voir le signeur devenir les personnages, ce qui leur donne une vie et un souffle de manière plus tangible et tridimensionnelle que quand on lit simplement des mots sur une page. L’interprétation du signeur s’apparente presque à un film. C’est quelque chose qu’on a sous les yeux et qu’on ne visualise pas seulement dans sa tête. Cela permet de remarquer des choses auxquelles on ne penserait pas d’habitude ou sur lesquelles on passerait en lisant dans une langue écrite.
Mon équipe et moi-même sommes tous sourds et bilingues en anglais écrit et en langue des signes américaine. Il y a quelques mois, nous avons travaillé sur des passages de l’Ancien Testament qui parlent de la chute de Juda et de la destruction du temple de Jérusalem. On avait lu et analysé ces versets en amont et discuté de la manière de les traduire.
Mais quand on a commencé à filmer et qu’on s’est retrouvés avec quelqu’un qui signait les passages en question, on a tous été stupéfaits de constater à quel point le comportement des Israélites à l’égard de Dieu était vraiment révoltant. Pas étonnant qu’il ait été tellement en colère contre eux. Le simple fait de voir les actions des Israélites prendre vie à travers l’interprétation du signeur les a rendues encore plus répugnantes et douloureuses. Quand on est arrivés au passage relatant la destruction du temple proprement dite, cela nous a fait l’effet d’un coup de poing dans le ventre. On a ressenti le chagrin de ce deuil et de cet exil plus fortement que cela n’avait jamais été le cas en lisant des traductions en anglais.
Même si elle communique le même contenu et le même sens que la traduction en langue écrite, la traduction en langue des signes fait ressortir des niveaux de sens qui ne sont en général pas aussi perceptibles dans les traductions en langue écrite. Des éléments nouveaux et différents sautent aux yeux et touchent différemment.
J’ai été surprise de voir l’impact que les traductions en langue des signes ont eu sur vous. Je me dis parfois que ceux qui ne connaissent pas les langues des signes ne peuvent pas vraiment comprendre ce qu’ils voient. Mais vos observations m’ont fait comprendre que, si un entendant qui ne signe pas prend le temps d’étudier une traduction en langue des signes — pas seulement de jeter un coup d’œil aux vidéos, mais de les étudier comme vous l’avez fait —, alors il peut lui aussi voir les versets d’une manière nouvelle et plus profonde et en tirer des éclairages nouveaux. Il n’est pas nécessaire de connaître la langue des signes pour être touché par la traduction.