Lorsque Karen Roach a entendu pour la première fois la Bible en patois jamaïcain, un créole basé sur l’anglais dans lequel elle a grandi, elle n’a pu s’empêcher de rire.
« La raison pour laquelle on rit, c’est d’abord la façon dont c’est dit et ensuite, parce que ça touche le cœur — ça me rappelle la maison », raconte-t-elle. Elle avait l’impression qu’un variateur de lumière avait soudain été réglé au maximum.
Roach, qui travaille pour Wycliffe Bible Translators à Londres, a grandi dans un quartier de classe moyenne de St. Ann, en Jamaïque, où elle a fréquenté des écoles qui insistaient sur l’emploi de l’anglais. Comme la plupart des Jamaïcains, Roach parlait le patois (également appelé jamaïcain) à la maison et y a appris que « ce qu’on fait dans sa cour, on ne le fait pas à l’extérieur ». Ainsi, lorsqu’elle a entendu parler pour la première fois d’une traduction de la Bible en patois, elle l’a rejetée, arguant que le patois n’était pas une vraie langue mais un argot utilisé par les locaux.
Mais après avoir vu le film Jésus doublé en patois, elle s’est sentie émue. Lors d’une visite en Jamaïque en décembre 2022, elle a mis la main sur un Nouveau Testament jamaïcain — qu’elle a eu du mal à lire car il utilise un alphabet différent — et une bible audio à écouter. « J’ai fréquenté un institut biblique, j’ai obtenu un diplôme en théologie, mais certaines choses que Jésus a dites n’étaient pas claires en anglais », témoigne-t-elle. « Mais quand je les ai entendues en patois, je me suis dit : “Wow, c’est vraiment intéressant.” »
Aux Philippines, Jorge de Ramos a également entendu des rires après avoir demandé à quelqu’un de lire la Bible en taglish lors d’une fête de Noël. (Le taglish est une langue mixte qui combine le tagalog et l’anglais.) « Ce n’est pas irrévérencieux, mais cela s’éloigne vraiment de la lecture extrêmement formelle des Écritures », dit De Ramos, pasteur de l’église baptiste de Capitol City à Quezon City.
Si l’on entend le taglish dans les rues de la métropole de Manille, la Bible est principalement lue en tagalog ou en anglais. De nombreux pasteurs trouvent irrespectueux d’utiliser une langue aussi familière que le taglish pour exprimer la Parole de Dieu, et De Ramos a également eu du mal au début à se défaire d’idées profondément ancrées selon lesquelles les langues ne doivent pas être mélangées.
Il exprime ainsi son dilemme « soit je persiste à être un puriste, soit je m’adapte à la façon dont le public souhaite entendre la Parole de Dieu ». Aujourd’hui, il prêche en chaire en taglish et utilise la traduction taglish dans les lectures des Écritures.
Malgré les grandes différences historiques et culturelles entre le patois et le taglish, tous deux ont remis en question le statu quo concernant les traductions à utiliser dans les églises. Ils ont dû faire face à une vague de réactions négatives, notamment des accusations selon lesquelles les traductions étaient irrévérencieuses, lorsque la Bible Society of the West Indies a publié le Nouveau Testament jamaïcain en 2012 et la Philippine Bible Society a publié le Pinoy New Testament en 2018.
Bien que ces deux traductions soient désormais mieux acceptées, de grandes questions demeurent. Quelle est la langue « correcte » à utiliser pour une bible, et qui a le droit de tracer une démarcation entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ? Même dans les langues considérées comme acceptables, y a-t-il des mots trop vulgaires pour être utilisés dans la Bible ? Y a-t-il des moments où une nouvelle version s’éloigne trop du texte original ?
Ces questions ont été l’objet d’âpres débats au cours de l’histoire de l’Église. Elles revêtent une grande importance spirituelle. Les traductions peuvent changer la façon dont les gens perçoivent Dieu, à qui ils pensent que la Parole de Dieu s’adresse et même s’ils choisissent de se mettre à lire la Bible. La culture, l’histoire, la classe sociale et d’autres préjugés influencent souvent notre perception de l’acceptabilité d’une certaine langue. Mais ce qui est peut-être le plus important, c’est de savoir si la Parole de Dieu parle à ses auditeurs d’une manière qui change leur vie.
Bien avant que les chrétiens ne se demandent s’il faudrait traduire la Bible en patois jamaïcain, ils se sont demandé s’il fallait la traduire dans d’autres langues que le latin. La Vulgate, la version latine de la Bible traduite autour de l’an 405, a été la norme dans le christianisme occidental pendant plus de 1 000 ans, avec pour conséquence que seules les élites religieuses avaient accès à la Parole de Dieu.
À la fin du 14e siècle, John Wycliffe, un professeur à Oxford, et ses collègues traduisent la Vulgate latine en anglais vernaculaire de l’époque parce que « cela aide les chrétiens à étudier l’Évangile dans la langue dans laquelle ils comprennent le mieux la parole du Christ ».
L’Église considéra la traduction comme une hérésie et le roi Richard II interdit les enseignements de Wycliffe en 1382. Les actions de Wycliffe furent jugées si atroces que, 40 ans après sa mort, les autorités déterrèrent ses os et les brûlèrent.
Un siècle plus tard, William Tyndale eut la même vision d’apporter les Écritures au peuple, en traduisant la Bible en anglais à partir de l’hébreu et du grec originaux. Il réussit à traduire le Nouveau Testament et des parties de l’Ancien Testament avant d’être arrêté et exécuté pour hérésie sous le roi Henri VIII. Plus tard, cependant, Henri VIII se convertit au protestantisme, créa l’Église d’Angleterre et autorisa la traduction anglaise de la Bible.
Aujourd’hui, pour ce qui est de l’anglais, on estime qu’il existe environ 900 traductions et paraphrases de la Bible (traductions incomplètes incluses). Comme en français, on y trouve des bibles à équivalence formelle qui cherchent à coller étroitement aux mots et à la grammaire du texte original (comme la version King James) ainsi que des versions à équivalence dynamique qui tentent d’abord de communiquer l’idée du texte original (comme la New Living Translation).
Il existe également des paraphrases, comme The Message et la Living Bible, qui « s’intéressent à l’exactitude de la traduction des pensées, pour exprimer quelque chose comme l’auteur l’aurait fait s’il avait écrit en anglais », expliquait Kenneth N. Taylor, le créateur de la Living Bible, à notre magazine en 1979.
Cela signifie que si les paraphrases sont plus lisibles, elles introduisent également dans le texte les tendances théologiques et commentaires propres de l’adaptateur, ce qui provoque la consternation chez certains chrétiens. Après avoir terminé la Living Bible — un projet qu’il avait lancé pour aider ses enfants à comprendre les lectures bibliques lors des temps de culte en famille — Taylor a eu du mal à trouver un éditeur disposé à accepter son manuscrit. Il a donc décidé de créer sa propre maison d’édition, la Tyndale House Publishers. La Living Bible est devenue un best-seller lors de sa publication en 1971 et s’est vendue à 40 millions d’exemplaires.
Certaines paraphrases apportent des modifications encore plus directes au texte, comme l’ajout d’argot moderne, d’anachronismes et de noms familiers pour les personnes et les lieux afin de s’adapter aux connaissances des lecteurs. Freddy Boswell, ancien directeur exécutif du groupe de traduction de la Bible SIL International, qualifie ces paraphrases de « relectures adaptatives ».
Elles utilisent divers dialectes locaux, comme dans la Aussie Bible australienne (on pourrait traduire ainsi en français l’un de ses passages connus : « L’ange lui dit : “Salut, Marie. Tu es une meuf vraiment spéciale. Tu as tapé dans l’œil de Dieu” »). On y trouve également le Cotton Patch Gospel de Clarence Jordan des années 1960, « une traduction moderne avec un accent du Sud, fervent, terre à terre, riche en humour », selon son éditeur. L’Évangile modernise les noms des personnes et des lieux (en villes américaines du Sud) et change les Juifs et les non-Juifs en « Blancs et Nègres », avec la mort de Jésus par lynchage.
Jordan expliquait que son objectif était de rejouer les événements de l’Écriture afin que les « gens ordinaires » du Sud puissent mieux les comprendre. « [Les traductions] nous ont laissés coincés dans un pays lointain en un passé éloigné », estimait-il. « Nous devons les entendre dans notre langue et à notre époque. Nous voulons être des participants de la foi, pas de simples spectateurs. »
Il peut y avoir confusion si une version n’indique pas clairement qu’il ne s’agit pas d’une « traduction exacte », écrit Boswell, mais il considère que le but des adaptations est de « présenter aux lecteurs et aux auditeurs les “grandes lignes du message” de la Bonne Nouvelle. C’est un pont vers une lecture, un apprentissage et une croissance plus poussés. »
Les locuteurs de la plupart des langues n’ont pas le luxe de choisir parmi des centaines de traductions de la Bible. Des groupes de traduction s’efforcent de rendre la Bible accessible à tous dans le monde, mais, avec des finances et des ressources limitées, ils doivent déterminer sur quelles langues se concentrer.
Compte tenu de l’évolution de la langue et du grand nombre de populations multilingues, cette question peut s’avérer délicate. Peter Brassington, consultant en communication numérique pour les Écritures chez SIL, considère que la principale question est la suivante : « Les gens peuvent-ils comprendre [la Bible] si nous ne la traduisons pas ? »
Les traducteurs réfléchissent également à des questions telles que « Est-ce une langue qui sera encore utilisée dans la prochaine génération ? Dans quelle mesure ce groupe ethnique est-il bilingue ou multilingue ? Comment les gens perçoivent-ils cette langue ? » Et ils creusent plus profondément pour comprendre pourquoi une certaine langue peut être considérée comme méprisable, poursuit Brassington. « Est-ce simplement parce que nous vous le disons depuis plusieurs générations et que vous nous avez finalement crus ? Ou est-ce parce que, oui, vous avez décidé qu’il y avait d’autres fonctions, d’autres endroits auxquels vous voulez réserver cette langue ? »
C’est parfois le cas avec les pidgins (langues formées pour communiquer entre deux langues différentes), les créoles (pidgins parlés comme première langue), les langues mixtes (langues qui naissent au sein d’une population bilingue) et les langues locales qui sont marginalisées par une autre langue régionale majeure.
En Jamaïque, l’idée de créer une traduction de la Bible en patois était impensable pour beaucoup lorsque Faith Linton, membre du conseil d’administration de la Bible Society of the West Indies, l’a suggérée pour la première fois à la fin des années 1960. Cette langue — un mélange d’anglais et d’influences ouest-africaines, taïnos (une langue des Caraïbes), irlandaises, espagnoles et autres — s’est développée pour permettre aux esclaves amenés d’Afrique pour travailler dans les plantations de canne à sucre de communiquer avec leurs maîtres. Après leur émancipation en 1838, les esclaves jamaïcains ont cherché à progresser socialement en parlant anglais.
Après l’indépendance de la Jamaïque en 1962, les Jamaïcains ont estimé qu’il était important de « prouver à la Grande-Bretagne que nous étions capables de nous en sortir, et l’une des façons de le prouver […] était de parler anglais », raconte Bertram Gayle, prêtre anglican à Kingston et traducteur du Nouveau Testament jamaïcain. En outre, « des attitudes négatives ont été inculquées […] à notre peuple à l’égard de la langue jamaïcaine, de la langue des esclaves, des personnes réduites en esclavage ou de tout ce qui est africain ».
Alors que le patois est encore parlé à la maison et dans des contextes informels par plus de quatre millions de personnes dans le monde, l’anglais est la langue officielle de la Jamaïque et est utilisé dans les écoles, le gouvernement et l’Église. « L’anglais est la langue de la réussite pour les Jamaïcains », explique Ruth Smith-Sutherland, directrice exécutive de Wycliffe Bible Translators Caribbean. « C’est ce que les gens veulent entendre à l’église. » Mais cela signifie que de nombreuses personnes ne sont pas en mesure de comprendre pleinement ce qu’elles entendent le dimanche matin ou lisent dans leur bible en version King James.
Linton a continué à faire pression pour une version en patois, et le travail de traduction a finalement commencé en 1993, alors que les a priori négatifs sur la langue s’amenuisaient. Lorsque Gayle a commencé à travailler sur le Nouveau Testament jamaïcain en 2008, on lui a dit qu’il était terminé à 60 pour cent. Pourtant, il a trouvé le matériel de si mauvaise qualité que les traducteurs ont décidé de tout recommencer à zéro.
Ils ont dû faire face à plusieurs autres défis. Le jamaïcain est encore essentiellement une langue parlée, si bien que peu de gens pouvaient lire l’alphabet jamaïcain utilisé dans la traduction. Lorsque l’équipe a terminé le Nouveau Testament trois ans plus tard, le groupe Faith Comes By Hearing (« la foi vient en entendant ») les a aidés à produire une bible audio. Gayle a observé que les gens écoutaient plus la traduction qu’ils ne la lisaient.
Le projet a également été confronté à la réticence des Jamaïcains qui considéraient la traduction de la Bible dans un « anglais approximatif » comme une perte de temps. Le Premier ministre jamaïcain, Bruce Golding, déclarait en 2008 que la traduction « constituait un aveu d’échec » de la part des Jamaïcains dans l’enseignement de l’anglais.
Le journal Jamaica Gleaner publia des lettres à la rédaction se plaignant de la traduction. « J’ai imaginé un dimanche ou un samedi matin où l’on rirait à gorge déployée pendant la lecture de la Parole de Dieu », écrit Christine Ade-Gold. « Le pasteur et les fidèles rentreraient chez eux avec des maux de ventre dus aux rires, sans rien gagner sur le plan spirituel. Ce n’est pas seulement un manque de respect envers Dieu, c’est se moquer de lui. » D’autres estiment que le patois n’a pas le vocabulaire nécessaire pour exploiter les profondes vérités spirituelles de la Bible.
« Nous leur avons donc prouvé qu’ils avaient tort », estime Gayle. « N’importe quelle langue peut communiquer n’importe quoi ; si quelque chose surgit dans une culture particulière, les gens trouvent des moyens de l’identifier et de s’y référer. » L’équipe de traduction a utilisé des expressions pour expliquer des concepts non utilisés en jamaïcain. Par exemple, la crèche où Jésus est né est devenue « la boîte dans laquelle les animaux mangent ». Ils ont également utilisé les structures de mots de base en jamaïcain pour créer de nouvelles expressions faciles à comprendre.
Au cours de la décennie qui a suivi la publication du Nouveau Testament jamaïcain, de plus en plus de Jamaïcains se sont mis à considérer le patois comme une langue dont ils peuvent être fiers. Smith-Sutherland note que la popularité internationale de la musique reggae et des écrivains locaux comme Louise Bennett-Coverley ont contribué à ce changement. « Grâce à nos artistes, cette barrière est tombée », déclare Smith-Sutherland. « Ce n’est donc pas dans nos églises que cela s’est produit, mais dans nos salles de danse. »
Aujourd’hui, la traduction en patois est utilisée dans certaines églises (y compris toutes les églises méthodistes de l’île), entendue à la radio et lue lors d’occasions spéciales, comme la Pentecôte ou les célébrations de l’émancipation et de l’indépendance de la Jamaïque. La Bible Society of the West Indies a vendu 10 000 exemplaires du Nouveau Testament jamaïcain, et une application avec la bible audio a été téléchargée 50 000 fois. Si la plupart des églises anglicanes n’utilisent que l’anglais dans leurs cultes, Gayle s’efforce d’incorporer le patois dans les sermons et les lectures des Écritures dans son église.
Ironiquement, il a constaté que les églises qui utilisent davantage l’anglais dans leurs rencontres — et qui ont tendance à avoir des fidèles issus d’une classe socio-économique plus élevée — acceptent mieux la bible jamaïcaine que les églises rurales qui utilisent davantage le jamaïcain. Sa théorie est que, parce que les habitants des zones rurales considèrent l’anglais comme leur voie de promotion sociale, ils tiennent fermement à lire les Écritures dans cette langue. Mais les églises les plus anglophones n’ont rien à perdre en termes de mobilité sociale en utilisant la bible jamaïcaine.
Si le patois est lié à l’histoire de l’esclavage en Jamaïque, aux Philippines, le taglish est une évolution récente née du colonialisme américain et de la fierté croissante pour la langue nationale, le filipino (un dialecte du tagalog). Contrairement au jamaïcain, le taglish n’est pas un créole ou un pidgin mais une langue mixte, puisque les locuteurs du taglish parlent à la fois anglais et tagalog.
Les Philippines comptent plus de 120 langues, le filipino étant la langue la plus parlée (filipino et tagalog seront utilisés de manière interchangeable dans cet article). Les 300 ans de domination espagnole sur le pays ont également entraîné l’introduction de mots espagnols dans la langue vernaculaire, ainsi que de noms de famille espagnols et d’un créole basé sur l’espagnol.
Au cours des 50 années de colonisation américaine aux Philippines, les Américains ont mis en place un système scolaire public et ont importé la culture américaine, la démocratie et la langue anglaise. Même après l’indépendance des Philippines en 1946, l’anglais était la langue utilisée par le gouvernement, les médias et l’éducation.
Toutefois, lorsque les gens ont commencé à manifester après que l’ancien président Ferdinand Marcos a décrété la loi martiale en 1972, « la langue utilisée pour exprimer la liberté était le philippin », explique Anicia Del Corro, consultante en traduction pour la Philippine Bible Society (PBS). L’usage du tagalog s’est développé, même si la classe éduquée était toujours formée en anglais.
Les deux langues ont alors commencé à se mélanger, donnant naissance au taglish. Del Corro observe que cette langue a pris son essor au tournant du millénaire, stimulée par les SMS et Internet, qui ont fait tomber la barrière entre la façon dont la langue était parlée et la façon dont elle était écrite. Elle est devenue particulièrement importante dans la métropole de Manille, une région composée de 16 villes et de 13 millions d’habitants.
À partir de 2007, la PBS a commencé à organiser des ateliers pour former des traducteurs à la traduction de la Bible en taglish (formellement appelée version pinoy). Il a fallu 11 ans pour effectuer des recherches sur cette nouvelle langue, convaincre le conseil d’administration de la PBS de donner son feu vert au projet et traduire le Nouveau Testament à partir de son grec d’origine. La Bible entière avec l’Ancien Testament a été achevée en juin 2023.
Depuis la première sortie de la version pinoy du Nouveau Testament à la Foire internationale du livre de Manille en 2018, les chrétiens (qui représentent au moins 90 % de la population du pays) ont débattu sans fin de la traduction sur les réseaux sociaux, sur des blogs et en personne. Lors d’une session à micro ouvert organisée par la PBS peu après le lancement de la version, les participants dénonçaient le fait que les mots taglish utilisés dans la bible étaient plus adaptés aux « “tambays” du “kanto” [les passants dans les rues] plutôt qu’aux… lecteurs sérieux de la Sainte Parole de Dieu », rapportait Rei Lemuel Crizaldo, écrivain et théologien qui assistait à l’événement.
Une nouvelle vague de critiques déferla après la publication par une librairie catholique d’une annonce en ligne pour la traduction en 2020. « Des choix de mots trop libres peuvent conduire à ce que le texte ne soit pas pris au sérieux », écrivit un commentateur. D’autres estimèrent que la Bible avait perdu sa « richesse et son sens contextuel » lorsqu’elle avait été traduite en taglish.
La version pinoy a pourtant ses partisans, notamment l’évêque Broderick Pabillo, une figure importante dans ce pays à forte dominante catholique. Il a défendu la traduction dans un article, affirmant : « Nous ne pouvons pas dire que la version pinoy manque de respect envers la parole de Dieu, tout comme nous ne pouvons pas dire que notre taglish manque de respect. » Il estime qu’il est nécessaire que les jeunes de la métropole de Manille s’intéressent à la Bible et « sentent que la Bible leur parle… dans leur langue de tous les jours. »
Les chiffres de vente de la version pinoy du Nouveau Testament ont confirmé ce besoin : au cours de la première année, la PBS a vendu 100 000 exemplaires, soit le plus grand nombre de ventes jamais réalisées pour une nouvelle traduction. À ce jour, la PBS a distribué plus de 500 000 Nouveaux Testaments et 72 000 exemplaires de la Bible complète.
Pabillo, 68 ans, explique que, pendant la liturgie, il s’en tient aux traductions traditionnelles de la Bible, mais que lors des discussions ou des études bibliques, il utilise la version pinoy. Au début, ses paroissiens ont été surpris. Mais, après qu’il leur a expliqué comment la traduction était faite et qu’il a commencé à l’utiliser régulièrement, ils l’ont acceptée et trouvent maintenant la Bible plus facile à comprendre.
Crizaldo, qui est également le coordinateur de la commission théologique de l’Alliance évangélique mondiale, a été surpris de voir la réaction négative contre la traduction. Il pensait que l’acceptation croissante du taglish dans la littérature, y compris dans ses propres livres, aurait adouci la position des gens contre cette langue. « Les jeunes l’ont adorée », se souvient-il. « Mais ce sont les pasteurs qui ont réagi avec véhémence en disant que cela manquait de respect à la Parole de Dieu parce que les jeunes rient en la lisant. »
Crizaldo a découvert que la version pinoy traduisait non seulement les mots mais aussi les émotions de la culture. « Elle ne s’adresse pas seulement à l’esprit, mais elle essaie de capturer la force des émotions », dit-il. « Et je pense que c’est la raison pour laquelle elle touche si bien les gens, en particulier les plus jeunes. »
En matière de langue, on peut faire la distinction entre registre bas (commun ou ordinaire) et registre élevé (formel ou soutenu). Cette catégorisation a dû être prise en compte par les traducteurs du Nouveau Testament en taglish et en patois. Lorsque Del Corro a rencontré pour la première fois sa jeune équipe de traducteurs, elle a souligné que leur bible n’inclurait pas de langage vulgaire ou de tabloïd ou de vocabulaire lié à une sous-culture particulière de la société (comme le Swardspeak, un argot taglish utilisé au sein de la communauté LGBT).
En Jamaïque, Smith-Sutherland a souligné le soin apporté par les traducteurs à s’assurer que la bible en patois soit appropriée dans les contextes religieux. Elle a expliqué que certains des plus jeunes traducteurs souhaitaient inclure davantage de langue de la rue afin que la bible puisse plaire à « un homme de la rue qui ne lit pas de bible ». « J’ai de la sympathique pour cela et je suis prête à aller jusqu’au bout avec eux », explique Smith-Sutherland. « Mais je les retiens lorsque je dis que ce que nous voulons, c’est quelque chose qui soit également liturgique et qui puisse être lu le dimanche matin. C’est donc le genre de corde raide sur lequel nous marchons. »
Ce débat n’est pas nouveau non plus. Des mots qui feraient rougir plus d’un chrétien se trouvent dans les textes originaux grecs et hébreux de la Bible, décrit Andy Warren-Rothlin, conseiller mondial en traduction à United Bible Societies. La plupart de ces mots font référence à des parties du corps, à des excréments ou au sexe. Au 9e siècle, les scribes massorétiques ont inscrit une note dans la marge à côté de plusieurs mots, dont shagal (« violer ») et hărā’îm (« excréments »), exhortant les gens à les remplacer par des euphémismes lors de la lecture de la Bible à haute voix à la synagogue, raconte le spécialiste.
Pour revenir à Wycliffe, les traductions anglaises du siècle dernier ont également épuré des mots que celui-ci n’avait aucun problème à utiliser. Une raillerie d’un soldat assyrien à l’égard des Israélites dans Ésaïe 36.12 est passée d’une insulte les qualifiant de ce que l’on pourrait traduire par des hommes qui « mangent leurs étrons et boivent la pisse à leurs pieds » à des gens qui « mangent leurs propres excréments et boivent leur propre urine » dans la NIV.
« Nos idées évangéliques modernes sur l’utilisation du langage sont beaucoup plus rigides que le texte biblique original lui-même », selon Warren-Rothlin. « La perspective à partir de laquelle nous approchons la chose est elle-même étrange dans la perspective de l’histoire. » Il souligne que les prophètes utilisaient un langage très fort lorsqu’ils parlaient des manières dont Israël s’était éloigné de Dieu, et « il est bien connu que Paul utilise le mot skubalon, que certains pensent signifier quelque chose comme de la m— » en Philippiens 3.8 lorsqu’il compare ses réalisations passées à la connaissance du Christ.
Warren-Rothlin estime que l’influence de la version King James a amené les évangéliques occidentaux à penser que la Bible devait être communiquée dans un langage sophistiqué et « un peu chic ». Lorsqu’ils sont partis comme missionnaires et traducteurs la Bible, ces évangéliques ont répandu cette idée dans les communautés chrétiennes qu’ils avaient fondées.
Si certaines parties de la Bible, comme les Psaumes, appartiennent à un registre élevé, ajoute-t-il, d’autres, comme les Évangiles, devraient être traduites dans un registre narratif normal, et certaines parties des lettres de Paul ont « un registre très bas, très idiomatique ». Les personnages de romans parlent souvent dans des registres différents caractérisant leur place dans la société, « alors pourquoi nos traductions de la Bible ne devraient-elles pas avoir ce même genre de diversité ? », demande le spécialiste.
La traduction allemande Volxbibel (« Bible du peuple ») est l’une des traductions créatives que Warren-Rothlin adore (« Elle fait des choses vraiment farfelues, mais elle fait participer les gens. »). Elle fait partie de la catégorie des traductions adaptatives ; non seulement elle utilise une langue « de la rue » de bas registre, mais elle modifie également la Bible pour y inclure des éléments de technologie anachroniques — Jésus arrive à Jérusalem en moto et donne à Pierre le « code PIN » du royaume.
Martin Dreyer, fondateur du ministère de jeunesse Jesus Freaks (« les fous de Jésus »), a décidé d’écrire la Volxbibel après avoir constaté que les jeunes avec lesquels il travaillait dans un centre de jeunesse à Cologne n’étaient absolument pas familiarisés avec les termes religieux. Lorsqu’il leur a demandé ce que signifiait le péché selon eux, un jeune homme a répondu qu’un week-end de péché consistait à faire la fête et à rencontrer des filles. Après leur avoir dit : « Jésus est mort pour vos péchés », Dreyer se souvient qu’ils lui ont demandé : « Pourquoi ? Il n’aurait pas dû faire cela pour les bons moments que j’ai passés. »
Dreyer, qui venait lui-même d’un milieu punk rock, a donc pris les bibles allemandes de Luther et Elberfelder et a commencé à réécrire le texte scripturaire en utilisant des mots et des idées que les jeunes avec lesquels il travaillait pouvaient comprendre. Le résultat a été la Volxbibel, que l’auteur a autofinancée et publiée en 2005, avec une couverture modelée sur un paquet de cigarettes et un avertissement selon lequel « la lecture peut avoir des effets secondaires radicaux ». Elle en est actuellement à sa huitième édition (de nouvelles éditions sont créées au fur et à mesure que la langue change).
La controverse a éclaté avant même sa publication. Des centaines de chrétiens ont signé des pétitions demandant à son éditeur, R. Brockhaus Verlag, de retirer le livre de la vente. La maison d’édition a donc fondé une filiale distincte pour la Volxbibel afin d’éviter de nuire au reste de ses publications. Christliche Bücherstuben GmbH, une chaîne de librairies chrétiennes associée au mouvement des Frères, ne vend pas la Volxbibel parce qu’elle estime que le livre parle de Dieu « de manière obscène et inappropriée ».
Dans un article, Michael Freitag de l’AEJ, une organisation-cadre pour la jeunesse protestante en Allemagne, voit dans la Volxbibel une « élaboration assez effrayante et embarrassante — linguistiquement, théologiquement et spirituellement », affirmant qu’elle ternit la Bible avec « un choix de mots de mauvais goût », déforme Jésus et ajoute des commentaires à la Bible plutôt que de permettre à la Parole de Dieu de parler d’elle-même.
Au plus fort de la controverse, Dreyer rapporte qu’il recevait environ 600 messages par jour au sujet de la Volxbibel. À un moment donné, un homme âgé a interrompu le sermon dans son église, est monté sur scène et « m’a livré à Satan ».
Pour défendre les obscénités disséminées dans le texte (par exemple, au lieu de péché, Dreyer utilise une expression allemande qui signifie « faire des trucs de m— »), Dreyer renvoie à la langue originale de la Bible. Il note que lorsque Martin Luther a traduit Philippiens 3.8 en allemand, il a utilisé le mot allemand kot (« crottin »), qui a été plus tard remplacé par un mot signifiant « saleté ».
Dans les versions ultérieures de la Volxbibel, Dreyer a décidé de supprimer presque toutes les grossièretés après avoir reçu une note d’une mère qui lui disait que sa fille avait traité son dîner de « m— » après avoir lu le mot dans la Volxbibel. Le seul passage où il l’a conservé est le verset de Philippiens.
Dreyer a modernisé les histoires de la Bible pour les adapter aux lecteurs du 21e siècle. Dans la Volxbibel, les paraboles ont des équivalents modernes, la parabole du semeur étant remplacée par un nouveau logiciel (la graine) planté dans différents types de matériel informatique (le sol). Jésus est né dans un parking, son père lui a donné le « joystick pour ce monde » et les chrétiens sont appelés à être comme un réfrigérateur pour ce monde (puisque, à l’époque de Jésus, le sel avait une fonction de conservation).
« J’ai demandé aux critiques : « Sommes-nous ici pour sauver la langue ou pour sauver les gens ? », raconte Dreyer. « Lorsqu’une seule personne est touchée par cette version loufoque de la Bible, si elle s’intéresse soudainement à cette croyance, trouve de l’espoir et commence à entrer en contact avec Dieu, tout le travail en vaut la peine. »
Et d’après lui, la traduction a eu cet effet. De nombreuses personnes lui ont envoyé des courriels et des lettres d’encouragement, y compris une fille qui a dit qu’elle faisait partie de la scène gothique et ne voyait aucune raison de continuer à vivre. Lorsqu’une tentative de suicide l’a conduite à l’hôpital, une infirmière lui a donné la Volxbibel, qu’elle a lue d’un bout à l’autre. Après cela, elle a prié et trouvé une église. « Toute sa vie est maintenant pleine de lumière et d’espoir », rapporte Dreyer.
Pour conserver la langue à jour, Dreyer a collé la Volxbibel dans un document Google où chacun peut faire des suggestions de modifications, créant ainsi une bible collaborative. Dreyer et son équipe examinent les suggestions pour déterminer celles qu’ils prévoient de conserver, et avant la publication de la prochaine édition, deux ou trois spécialistes de la Bible parcourent le texte pour s’assurer qu’il est suffisamment fidèle à l’original. Cette démarche a également provoqué la consternation des chrétiens, car aucun traducteur professionnel de la Bible n’était impliqué.
L’engouement des médias pour cette bible controversée a permis au livre d’atteindre la 19e place sur la liste des best-sellers en Allemagne. Au total, la Volxbibel s’est vendue à 350 000 exemplaires. Cela a ouvert des portes que Dreyer n’aurait jamais imaginées, notamment en lui donnant l’occasion d’intervenir dans des écoles et des festivals de rock.
Dreyer croit que la Volxbibel est un bon moyen d’initier les gens à la Parole de Dieu et qu’à mesure qu’ils grandissent dans leur foi et veulent mieux connaître Dieu, ils pourront choisir des traductions bibliques plus traditionnelles.
« Il s’agit clairement d’une passerelle d’accès simplifié pour permettre à des personnes non religieuses d’accéder au message de la Bible », explique son auteur. « Je pense que ma vocation est d’amener les gens à sortir de cette zone de non-croyance pour emprunter ce pont vers l’église et le domaine de la croyance. C’est un tract [d’évangélisation] pour ceux qui ne liraient aucun autre tract ».
De nombreux traducteurs de la Bible sont conscients du rôle que peuvent jouer différents types de récits, de paraphrases et de traductions pour rendre la Parole de Dieu claire et accessible au plus grand nombre possible. Comme pour les traductions en patois ou en taglish, avoir une bible dans la langue dans laquelle on vit et pense peut faire une profonde différence spirituelle.
« Personnellement, je crois qu’une bonne traduction de la Bible dans la langue maternelle d’une personne… conduit à une transformation plus rapide que si l’on continue à dire aux gens de lire la Bible dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas vraiment », commente Marlon Winedt, conseiller international en matière de traduction auprès de l’Alliance biblique universelle et consultant pour l’Ancien Testament jamaïcain. « Cette langue ne leur parle pas de la même manière que leur langue maternelle. »
Warren-Rothlin observe que, même si, dans sa vie professionnelle il est très strict sur l’exactitude des traductions, il aime aussi voir les moyens créatifs dont les chrétiens font preuve pour atteindre les non-croyants. En fin de compte, son objectif ultime est d’amener les gens à interagir avec Jésus.
« Je ne vais pas être pointilleux sur chaque détail pour savoir s’il est fidèle au texte source. Ce qui m’importe, c’est que les gens s’intéressent au texte, le lisent, le regardent ou l’écoutent, et qu’ils apprennent à connaître Jésus. Si c’est ce que vous faites, je suis comblé. »
Angela Lu Fulton est éditrice de Christianity Today pour l’Asie du Sud-Est.
Traduit par Emmanuelle Labeau