Cette année, où plus de 50 pays sont appelés au vote — dont beaucoup pourraient modifier les dynamiques géopolitiques — la sortie de Jesus and the Powers (« Jésus et les puissances ») n’est pas le fruit du hasard.
En travaillant ensemble à un autre ouvrage il y a quelques années, N. T. Wright (auteur entre autres de Surpris par l’espérance et divers commentaires bibliques) et Michael F. Bird (Jesus Among the Gods) prenaient conscience du manque de recommandations bibliques sur la manière dont les chrétiens devraient s’engager dans la politique. Ils ont alors décidé de faire quelque chose.
« Nous avions tous deux le sentiment que la plupart des chrétiens d’aujourd’hui n’avaient pas reçu beaucoup d’enseignement sur une vision chrétienne de la politique », raconte Wright. « Jusqu’au 18e siècle, la pensée politique chrétienne était très développée, mais nous l’avons en quelque sorte ignorée au cours des 200 ou 300 dernières années. Il est temps d’y revenir. »
La « porte d’entrée » de la théologie politique, selon Wright, est l’idée que, jusqu’au retour du Christ, « Dieu veut que les humains soient aux commandes ». Et si, selon les Écritures, tous les pouvoirs politiques ont été en quelque sorte « ordonnés par Dieu », les chrétiens sont appelés à « prendre les devants » pour leur demander des comptes.
« L’Église est conçue pour être un modèle réduit de la nouvelle création et pour présenter au monde un symbole — un signe efficace — de ce que Dieu a promis de faire pour lui. Elle doit donc encourager le reste du monde à se dire : “Oh, voilà à quoi devrait ressembler une communauté humaine. Ça devrait fonctionner comme ça.” »
Lorsque l’Église universelle devient « une communauté qui adore le Dieu unique et pratique la justice et la miséricorde », elle donne un « signe aux Césars du monde que Jésus est Seigneur et donc qu’eux ne le sont pas » et un « signe pour les principautés et les puissances que c’est ainsi que l’on est censé être humain ».
Wright aborde avec nous la nécessité d’une plus grande collaboration théologique autour des questions politiques. Pour lui, il est nécessaire de réviser l’eschatologie biaisée qui sous-tend l’éloignement chrétien de la sphère politique et aborder la manière dont l’Église à travers le monde devrait interagir avec les divers empires contemporains à la dérive.
Lors de la conférence de l’Evangelical Theological Society (ETS) de l’automne 2023, j’ai entendu dire que peu d’universitaires travaillaient sur la théologie politique en ce moment. Êtes-vous d’accord avec cette affirmation ?
Oui. Et laissez-moi vous donner un exemple. Lorsque le scénario de la guerre en Ukraine a commencé il y a deux ans, j’ai écrit à deux ou trois grands penseurs chrétiens aux États-Unis en leur disant : « Bon, les amis, vous travaillez sur ce front plus que moi. Que devrions-nous penser à ce sujet ? Si nous avions l’attention du président Volodymyr Zelensky, sans parler de celle de Vladimir Poutine, que devrions-nous leur dire ? » Il ressort clairement de leurs réponses qu’ils étaient très prudents, qu’il s’agit d’un domaine extrêmement difficile et que nous ne savons pas très bien quoi faire.
Cela montre que, même parmi ceux qui ont écrit des livres sur la théologie politique, lorsqu’une crise survient, il n’est pas sûr que quelqu’un ait une feuille de route claire sur la manière dont nous pourrions y faire face. Nous commençons à peine à réfléchir à toutes ces choses et à la manière de structurer notre politique avec sagesse.
On a dit en long et en large, à beaucoup de chrétiens, que la politique est un jeu pourri. On la laisse aux politiciens et aux travailleurs sociaux pendant qu’on enseigne aux gens comment faire leurs prières et aller au paradis. Ces deux mondes ne se rencontrent donc jamais. Mais je pense qu’on en arrive au point où la plupart des chrétiens se rendent compte que cette division n’est tout simplement pas conforme à la Bible ou au témoignage chrétien. En particulier lorsque l’on réfléchit à ce que Jésus entendait par le royaume de Dieu « sur la terre comme au ciel ».
À la fin de l’Évangile de Matthieu, lorsque Jésus dit : « Tout pouvoir m’a été donné au ciel et sur la terre », qu’est-ce que cela nous dit de l’autorité de Jésus sur la terre ? Dans le Nouveau Testament, il semble que Jésus délègue des tâches à l’Église par l’intermédiaire du Saint-Esprit. Non pas que l’Église doive diriger le monde, mais elle a un rôle vital à jouer en disant la vérité aux puissants. Elle doit tendre un miroir au pouvoir et être l’exemple de ce à quoi devrait ressembler la nouvelle création de Dieu.
Dans votre introduction, vous mentionnez que vos travaux antérieurs et ceux de Mike ont en partie inspiré ce livre. Pourriez-vous nous en dire plus sur ses fondements bibliques ou théologiques ?
Ce qui m’a le plus interpellé au cours des deux dernières décennies est le rôle des êtres humains dans la bonne création de Dieu. L’idée de Genèse 1, la création de l’humain à l’image de Dieu, signifie que Dieu s’engage à œuvrer dans le monde par l’intermédiaire des êtres humains.
Dans la théologie occidentale, nous lisons souvent Genèse 1-2 comme si Dieu soumettait les êtres humains à un examen moral auquel ils échouent. Cela fait démarrer le débat sur une mauvaise base, au lieu de se concentrer sur la question suivante : comment Dieu va-t-il gouverner son monde avec sagesse par l’entremise d’êtres humains obéissants et réceptifs si ceux-ci se sont égarés et adorent des idoles ? La réponse est que Dieu les a sauvés de leur idolâtrie afin qu’ils puissent diriger son monde en tant que vice-régents, comme il le souhaite.
Pour moi, un des textes clés qui m’a sauté aux yeux lorsque j’ai commencé à travailler sur ce sujet est celui de Jean 19, où Jésus dit à Ponce Pilate : « Tu n’aurais aucun pouvoir sur moi s’il ne t’avait pas été donné d’en haut. » Jésus reconnaît donc que ce gouverneur romain de second ordre a une autorité reçue de Dieu.
En d’autres termes, oui, les dirigeants ont une autorité donnée par Dieu, et Dieu leur demandera de rendre compte de ce qu’ils en font. L’Église primitive, tout comme les Juifs, pensait qu’il était de sa responsabilité d’avoir un regard critique sur ceux qui sont au pouvoir. C’est comme le témoignage prophétique de Jean-Baptiste disant à Hérode : « Tu dépasses les bornes ». Ou comme celui de Jésus lui-même accusant les dirigeants et les autorités de n’être pas à la hauteur de leurs tâches.
L’engagement chrétien fidèle dans la politique ne consiste pas à dire aux dirigeants : « Dieu ne vous a pas donné autorité. » Il s’agit plutôt de dire : « Nous allons vous questionner sur la manière dont vous utilisez l’autorité que Dieu vous a donnée. » Je soupçonne la plupart des gens dans la plupart des églises du monde occidental — sans parler des autres pays — de ne pas concevoir les choses de cette manière. Mais tant que nous ne l’aurons pas fait, nous ne comprendrons pas quelle devrait être la responsabilité de l’Église.
Comment les chrétiens devraient-ils demander des comptes au gouvernement et s’assurer que les fonctionnaires utilisent leur pouvoir de manière responsable ? Et comment envisagez-vous cela dans une société pluraliste où les gens ont des opinions religieuses et des normes juridiques différentes ?
Prenons par exemple le psaume 72 — auquel je reviens sans cesse, le grand psaume messianique. Certaines personnes s’en méfient, car il serait un psaume « royal » où « tout est au service de l’empire ». Mais en fait, si vous regardez le Psaume 72, il dit : « donne ton esprit de justice au fils du roi ! Qu’il juge ton peuple avec justice, et les malheureux qui t’appartiennent conformément au droit », etc. Puis, à la fin, il est dit : « que toute la terre soit remplie de sa gloire ! ». C’est ainsi que Dieu veut être glorifié.
Il existe une sorte de théologie naturelle mondiale de l’éthique. La plupart des traditions diraient que c’est une bonne idée de s’occuper des plus faibles et des plus vulnérables. Malheureusement, des intérêts particuliers entrent en jeu, car si les plus faibles et vulnérables sont des migrants qui entrent dans votre pays et que vous ne voulez pas plus de monde chez vous, vous dites : « Non, dites-leur de partir, d’aller ailleurs ». Nous avons besoin de politiques sages et réfléchies en matière d’immigration, car tous les pays ne sont pas en état d’accueillir les milliers de personnes qui veulent venir y vivre.
L’Église doit former les gens à réfléchir avec sagesse à toutes ces questions pertinentes. Nous ne devrions pas laisser cette tâche aux économistes professionnels — ou, du moins, nous avons besoin d’économistes professionnels chrétiens. Nous avons besoin de chrétiens qui examinent les questions de développement, de migration ou les énormes problèmes auxquels nous sommes confrontés à l’échelle mondiale et qui conseillent l’Église avec sagesse, afin qu’elle puisse parler en toute sincérité. Pas seulement par petites phrases, comme je suis en train de le faire, bien sûr, mais avec une réelle profondeur et une réelle autorité sur des questions conséquentes.
Que diriez-vous aux chrétiens qui se disent : « De toute façon, ce monde descend tout droit en enfer » — et à ceux qui ne s’impliquent pas parce qu’ils pensent : « L’Église est séparée du monde, c’est un bastion à part » ?
Ce point est intéressant et le tournant apparait au début du 18e siècle. En Grande-Bretagne et en Amérique, beaucoup de choses étaient presque triomphalistes dans le sens où « Nous sommes en train de conquérir le monde et l’Évangile va régner » — pensez au Messie de Haendel et son « il régnera pour les siècles des siècles » qui sonnait très bien dans les années 1740. Mais dans les années 1790, les choses vont changer. L’épicurisme a gagné, la Révolution française a eu lieu, les gens ont pris peur et se sont demandé ce qui se passait.
C’est le siècle des Lumières qui a, selon moi, séparé la religion et la politique. L’épicurisme des 17e et 18e siècles a fondamentalement éloigné le ciel et la terre à des kilomètres l’un de l’autre. Cela permettait aux humains de gérer la terre comme ils l’entendaient, c’est-à-dire généralement dans leur propre intérêt, en excluant tout ce qui était religieux. Et cela a été un désastre.
Ensuite, il y a eu le mouvement dispensationaliste, en particulier en Amérique, et d’autres mouvements similaires avec une eschatologie très négative, selon laquelle la seule chose qui reste à faire est que Dieu abandonne tout et recommence à zéro. De nombreux chrétiens se sont alors tournés vers Platon pour dire : « En fait, nos âmes vont de toute façon s’échapper d’ici et aller ailleurs. » Mais, comme je le dis sans cesse à mes étudiants, le mot « ciel »dans le Nouveau Testament n’est jamais utilisé pour désigner le lieu de notre destinée ultime. Et le mot « âme »n’est jamais utilisé pour désigner les êtres que nous serons dans notre destinée ultime.
On est parti du principe que l’histoire biblique traite de la manière dont les âmes humaines peuvent se frayer un chemin jusqu’à la vision béatifique du paradis. Or, l’ensemble du récit biblique va dans le sens contraire : il s’agit de la manière dont Dieu vient habiter ici, avec les humains. Le chapitre 21 de l’Apocalypse ne dit pas que la demeure des humains est avec Dieu, mais que la demeure de Dieu est avec les humains.
Plus je vieillis, plus je vois en Actes 2 — la descente de l’Esprit remplissant la maison — une scène renvoyant au temple ; elle remonte directement à 1 Rois 8 ou à Exode 14. C’est une façon de dire : « Voilà ce que Dieu a toujours voulu faire. Dieu, le Saint-Esprit, a toujours eu l’intention de vivre avec et dans les êtres humains, et d’agir à travers eux. Et c’est en train de se produire ». C’est une façon totalement différente de faire de la théologie.
La vieille idée selon laquelle Dieu va se débarrasser de la création actuelle — pourquoi se donnerait-il donc la peine de la remettre en état ? — est tout simplement trompeuse. En tant que communauté mondiale, il est urgent que nous réfléchissions de manière plus chrétienne, plus biblique, à l’ensemble du scénario.
N.T. Wright est professeur émérite de recherche sur le Nouveau Testament et le christianisme primitif au St Mary’s College de l’université de St Andrews et Senior Research Fellow au Wycliffe Hall, à Oxford. Son livre le plus récent, coécrit avec Michael F. Bird, s’intitule Jesus and the Powers: Christian Political Witness in an Age of Totalitarian Terror and Dysfunctional Democracies.
Traduit par Anne Haumont