Tout au début de l’Évangile de Jean, la présence éternelle de Dieu est décrite comme Logos, du grec signifiant « Parole ». Dans de nombreuses traductions chinoises de la Bible, y compris la populaire Chinese Union Version (CUV), ce concept est traduit par « Tao » (ou Dao).
En chinois, le mot(道) désigne un enseignement ou un mode de vie aligné sur le ciel. On le traduit souvent par « la Voie ». Dans le taoïsme, tradition philosophique et religieuse qui encourage ses adeptes à rechercher l’immortalité et à atteindre la sagesse face aux circonstances de la vie, le mot Tao fait également référence à l’essence omniprésente de toute la création.
Mais quel est le rapport entre le Tao Parole de Dieu et le Tao du taoïsme ?
Comme je l’ai découvert lorsque je vivais et enseignais dans le pays, de nombreux Chinois ont un cœur sensible et un esprit curieux. Beaucoup sont ouverts aux questions spirituelles. Mais j’étais curieux de savoir pourquoi, pour trouver des réponses, la plupart d’entre eux se tournaient vers les traditions de leurs ancêtres avant d’envisager l’Évangile chrétien. J’ai donc décidé d’étudier les traditions confucéenne, taoïste et bouddhiste. Cela devait également m’aider à mieux partager ma foi dans ce contexte particulier.
Aujourd’hui, en tant que spécialiste du christianisme et des religions chinoises, j’ai une bien meilleure idée de la manière dont philosophie et religion chinoises peuvent à la fois converger vers la pensée chrétienne, mais aussi s’en éloigner. Et je comprends mieux comment les personnes d’origine chinoise font le lien entre leur héritage culturel et leur foi chrétienne.
Au sein du christianisme, il existe une longue tradition de dialogue avec d’autres courants religieux et philosophiques. En Actes 17, Paul est à Athènes et y découvre un monument en hommage à un dieu inconnu. Il s’en saisit pour d’expliquer aux Grecs que le Christ est l’expression et l’accomplissement de certaines de leurs traditions. Plus tard, les premiers pères de l’Église, comme Origène et Augustin, se baseront également sur les philosophies du monde gréco-romain, comme le néoplatonisme, pour mieux comprendre l’Évangile et étendre sa portée à travers l’Europe païenne.
Et ce modèle d’utilisation de la culture comme pont pour révéler la plénitude de l’Évangile s’étendra à la Chine. C’est ainsi qu’au 6e siècle, sous la dynastie Tang, les moines de l’Église assyrienne d’Orient prêcheront le Christ en langage philosophique chinois. Au 16e siècle, le missionnaire jésuite Matteo Ricci adoptera lui les modes de pensée et de discours confucéens pour atteindre les cours impériales de la dynastie Ming.
Parallèlement au confucianisme, la spiritualité chinoise sera façonnée pendant des siècles par le taoïsme, dont l’une des figures les plus importantes et influentes est le philosophe Zhuangzi.
On sait peu de choses sur Zhuangzi, si ce n’est qu’il était un fonctionnaire mineur à Meng (aujourd’hui Shangqiu), en Chine, et qu’il était probablement contemporain de l’érudit confucéen Mencius. Il est cependant considéré comme un penseur taoïste de premier plan qui aurait rigoureusement rejeté le pouvoir politique et l’influence sociale en faveur d’une vie menée dans la simplicité et la contemplation « libre et facile ».
Il est donc essentiel d’étudier les enseignements de Zhuangzi sur le Tao pour comprendre ce que peut être l’Évangile dans le contexte de la culture chinoise. Zhuangzi n’est pas une figure divine à mettre sur le même plan que Jésus-Christ, et ses enseignements ne sont pas non plus sacrés comme les Écritures. Mais, pour les Chinois en quête de spiritualité, ses paroles peuvent réellement mener à la découverte du Nouveau Testament et de Jésus, le Chemin, la Vérité et la Vie.
Le développement du bouddhisme en Chine
L’un des concepts les plus récurrents de Zhuangzi est celui de « vraie personne » (真人). Pour lui, la vraie personne est quelqu’un qui vit en parfaite unité avec le Tao et qui exerce un discernement juste dans toutes les situations. Elle possède à la fois « une sainteté intérieure et une royauté extérieure »(内圣外王), en ce sens que sa maîtrise spirituelle lui confère une majesté supérieure à celle de ceux qui gouvernent par la force.
On retrouve ce concept de vraie personne dans le néo-taoïsme qui se développe à la désintégration de la dynastie Han en 220 après J.-C. Des érudits désenchantés par le confucianisme qui n’avait pas réussi à maintenir l’unité du royaume introduisent ce nouveau mouvement appelé aussi « apprentissage mystérieux »(玄学).
Le néo-taoïsme est un mélange d’enseignements confucéens et taoïstes qui soulignent l’importance de cultiver la vraie personne. Pour étoffer leur pensée, les tenants de cette nouvelle école se tournent vers les idées bouddhistes. Le bouddhisme, entré en Chine sous la dynastie Han, n’avait alors pas réussi à se développer. Il enseignait que les adeptes devaient renoncer à la famille et à la société au profit d’une vie monastique, ce qui était contraire aux sensibilités chinoises de l’époque.
Ce sont les idées de Zhuangzi qui l’ont rendu plus attrayant aux yeux de l’élite chinoise et lui ont permis de se propager dans toute la Chine. Zhuangzi utilisait un langage en résonance avec les pratiques de méditation bouddhistes en ce qu’il encourageait ses disciples à pratiquer le « jeûne du cœur et de l’esprit »(心斋).
S’il a été possible d’utiliser les enseignements de Zhuangzi pour introduire la pensée bouddhiste dans la culture chinoise, les chrétiens pourraient-ils faire de même avec la foi chrétienne ? Comment ceux et celles qui sont en recherche spirituelle et imprégnés d’influences taoïstes pourraient-ils découvrir Jésus dans ce contexte ? Pour répondre à cette question, j’aimerais comparer trois des paroles les plus célèbres de Zhuangzi avec trois passages du Nouveau Testament.
Naître de l’Esprit
Dans la vision du monde de Zhuangzi, la « transformation des choses » se produit au-delà de la raison humaine. L’un de ses enseignements les plus célèbres est tiré d’un rêve dans lequel il est un papillon. En se réveillant, il se demande s’il ne serait pas plutôt un papillon rêvant qu’il est un homme.
À travers le rêve du papillon, Zhuangzi laisse entendre que la nature est beaucoup plus vaste que ce que nous en percevons habituellement. Il existe bien des mystères qui dépassent notre réalité actuelle et que nous ne pouvons pas entièrement comprendre. L’expérience dynamique du réveil d’une réalité à une autre suggère qu’un niveau de conscience « supérieur » peut survenir sans avertissement, sans effort de notre part.
Un Chinois influencé par le taoïsme et le regard de Zhuangzi sur le mystère de la transformation, comprendra plus facilement qu’on ne devient pas croyant par un effort personnel, mais par l’action de l’Esprit.
Ainsi, au chapitre 3 de son évangile, l’apôtre Jean rapporte ces paroles de Jésus à Nicodème : « Si quelqu’un ne naît pas de nouveau, il ne peut voir le règne de Dieu. » Pour Nicodème, « naître de nouveau » semble illogique et impossible. Mais cette naissance est celle de l’Esprit, pas celle du corps, lui répond Jésus.
La puissance de l’Esprit-Saint dépasse de loin celle de la naissance naturelle à laquelle Nicodème pensait. L’Esprit est comme le vent, il souffle où il veut (v. 8). Nous ne pouvons accomplir son œuvre par notre propre force ou notre propre intelligence.
Cultiver les fruits spirituels
Pour Zhuangzi, les actions d’une personne connectée au Tao peuvent se faire presque sans effort. Dans un de ses écrits sur « l’art de nourrir la vie », il parle d’un maître boucher qui manie son couteau de manière instinctive. « Au bout de trois ans, je ne voyais plus le bœuf », explique le boucher. « Maintenant, je procède par l’esprit et je ne regarde plus avec les yeux. La perception et la compréhension se sont arrêtées, et l’esprit va où il veut. »
Pour Zhuangzi, ce qui commence par un effort devient lentement aussi naturel que la respiration. Il en résulte une capacité apparemment surnaturelle à réaliser ce que notre vocation exige de nous.
Dans la présentation de l’Évangile aux Chinois en recherche, le concept d’action sans effort (无为) de Zhuangzi aide à comprendre plus en profondeur l’enseignement de Paul sur le fruit de l’Esprit développé dans son épître aux Galates. Paul nous y encourage à être enracinés dans l’Esprit de Dieu plutôt que dans la chair et de nous « laisser conduire » par l’Esprit puisque nous vivons par lui.
Comment intégrer cela dans la vision chinoise du monde ?
Se laisser conduire par l’Esprit-Saint, c’est lui permettre d’agir en nous chaque jour en demeurant en Christ et en nous imprégnant de sa Parole. Naissent alors, aussi facilement que l’écrivait Zhuangzi et quelles que soient nos difficultés de vie, des manifestations d’amour, de joie, de paix, de patience et ainsi de suite.
Estimer la valeur des choses
Pour Zhuangzi, des choses apparemment insignifiantes peuvent être porteuses d’une grande valeur. Dans un conte à propos de « L’errance libre et facile », un critique compare ses enseignements à un grand arbre inutile : « Vos théories […] ont de l’ampleur, mais n’ont aucune valeur pratique ! »
Et Zhuangzi de lui répondre avec esprit : « [l’arbre] auquel vous me faites l’honneur de me comparer, poussé dans un terrain stérile, grandira tant qu’il voudra, ombragera le voyageur et le dormeur, sans crainte aucune de la hache et de la doloire, précisément parce que, comme vous dites, il n’est propre à aucun usage. N’être bon à rien, n’est ce pas un état dont il faudrait plutôt se réjouir ? »
Pour Zhuangzi, la beauté de cet arbre « inutile » réside dans sa capacité naturelle à s’étendre et à apporter le bien dans le monde. Il critique la tendance de l’humanité à n’attacher de valeur qu’aux choses qui lui sont profitables et affirme que toute la création a une valeur intrinsèque.
Ce récit de Zhuangzi sur la valeur des choses apparemment inutiles nous aide à parler du christianisme dans un contexte chinois. Elle rejoint ce que Jésus raconte du royaume de Dieu et aide à le comprendre.
Dans la parabole du grain de moutarde (Mt 13.31-32), par exemple, Jésus compare le royaume des cieux à un grain de moutarde qui, une fois épanoui, donne un très grand arbre, « plus grand que toutes les plantes potagères, de sorte que les oiseaux viennent habiter dans ses branches. »
Pour Jésus, la beauté d’une minuscule graine de moutarde réside dans sa capacité à devenir un grand arbre offrant un abri aux oiseaux. Comme cette minuscule graine de moutarde, le royaume de Dieu démarre très modestement, mais sa croissance est inéluctable.
La rencontre avec le Tao se fait en chair et en os
En examinant les enseignements de Zhuangzi et la manière dont ils peuvent aider les personnes en recherche à comprendre la foi chrétienne, on perçoit aussi combien ils pointent vers le Christ, qui est pleinement humain et pleinement divin et réalise parfaitement ce que Zhuangzi appelle la vraie personne.
Jésus est lui-même la Voie, ou le Tao : « Au commencement était le Tao, et le Tao était avec Dieu, et le Tao était Dieu […]. Le Tao s’est fait chair et a fait sa demeure parmi nous » (Jn 1.1, 14, d’après la CUV).
Mais témoigner du Christ à travers le langage et les valeurs d’une autre culture, ce n’est pas uniquement communiquer l’Évangile à une culture différente. C’est aussi nous offrir des moyens de mieux comprendre l’Évangile dans notre propre culture. Ainsi, les dictons de Zhuangzi peuvent également nous offrir, à nous chrétiens non chinois, de nouveaux éclariages sur la Parole de Dieu. Souvenez-vous : les premiers théologiens chrétiens utilisaient les philosophies gréco-romaines pour élaborer leurs propos.
Comme l’a dit Augustin, et comme l’a confirmé plus tard Thomas d’Aquin, « toute vérité est vérité de Dieu ». Où que se trouve la vérité, Dieu en est la source (Jn 16.13). Et chaque poteau indicateur de la vérité de Dieu, quelle que soit la culture où il s’ancre, rayonne vers Jésus, espoir de toutes les nations (Mt 12.21).
Easten Law est directeur adjoint des programmes académiques au Centre d’études des ministères d’outre-mer du Séminaire théologique de Princeton.
Des versions antérieures de cet article ont été publiées sur ChinaSource.
Traduit par Anne Haumont