Il y a dix ans, je publiais mon premier livre. Comme beaucoup d’autres auteurs, mon travail s’inspire de mon expérience personnelle et utilise des éléments de mon histoire. Après tout, je suis devenue autrice à l’apogée des blogs chrétiens aux États-Unis, alors que des femmes depuis devenues célèbres écrivaient depuis leur table de cuisine sur les luttes de la vie domestique et de la féminité. Le premier article de blog dont j’ai fait la lecture décrivait la douleur de l’accouchement dans tous ses détails sanglants.
Mais l’ouverture d’alors n’est rien comparée au type d’exposition de soi qu’exigent les plateformes contemporaines.
À mesure que les blogs cèdent la place aux réseaux sociaux, le contenu devient à la fois plus mis en scène et, paradoxalement, plus intime. Au lieu d’écrire depuis la table de la cuisine, les influenceurs sont en direct de leur cuisine, de leur salle de bains ou de leur chambre. Rien n’est interdit. Les spectateurs sont invités à suivre tous les aléas de leurs relations personnelles, leurs expériences sexuelles ou leurs doutes religieux. Ensemble, nous nous retrouvons à célébrer les étapes importantes de la vie d’enfants que nous ne connaissons même pas.
Dans le secteur de l’édition, la pression exercée sur les auteurs pour qu’ils dévoilent leur vie privée est liée à la nécessité de stimuler les ventes grâce à leur présence et leur audience en ligne, ce que l’on appelle la « marque personnelle ». L’autrice Jen Pollock Michel, dont la carrière a des parallèles avec la mienne, a récemment déclaré qu’elle envisageait de prendre du recul, non pas par rapport à l’écriture, mais par rapport à l’édition de livres, parce qu’« il y a de moins en moins de moyens de faire connaître un livre qui ne relèvent pas de la promotion de soi ».
Tout cela donne lieu à une culture de l’édition profondément impudique, dans laquelle le dévoilement de soi est considéré comme une vertu.
Qualifier l’autopromotion d’un auteur de problème de pudeur peut sembler incongru. Ce genre de promotion a quelque chose d’artificiel, et peut-être même un peu « malaisant », comme le disent les jeunes, mais impudique ? Si je pense à la pudeur, c’est en partie parce que pour gagner des adeptes dans l’espace bruyant et encombré de nos vies, il faut attirer l’attention des lecteurs. Et un moyen sûr d’y parvenir est de se dévoiler.
Parler de pudeur dans mon contexte américain représente un défi : le mot anglais modesty qui y correspond est souvent mal compris, en particulier dans le cadre de la culture de la pureté. À son meilleur, une certaine « modestie » conduit à une forme d’humble autodérision (dont les réseaux sociaux auraient bien besoin) ; mais malheureusement, la notion a souvent été employée pour faire honte aux femmes à propos de leur corps. Dans un cas comme dans l’autre, nous passons cependant à côté de la manière dont une certaine pudeur pourrait nous aider à nous fixer et maintenir des limites plus saines en ligne. Après tout, la pudeur n’est pas tant une question de ce qui est caché que de à qui l’on cache ce quelque chose.
Ainsi comprise, la pudeur est profondément liée à l’intimité que l’éthicien chrétien et professeur à la Duke Divinity School Luke Bretherton considère comme la pierre angulaire de la communauté humaine. Dans A Primer in Christian Ethics, il présente l’intimité comme la capacité de s’approcher l’un de l’autre dans la vulnérabilité et la confiance. Si l’intimité inclut la sexualité, elle ne se résume pas à cela. Elle est le moyen par lequel nous nous ouvrons à la possibilité de nous lier aux autres et de construire la dépendance mutuelle nécessaire à l’épanouissement.
Mais l’intimité est risquée, car de la même manière qu’elle nous permet de tisser des liens, elle nous expose également à l’exploitation. Lorsque nous nous exposons, nous avons confiance que les autres ne profiteront pas de nous et honoreront le caractère sacré de ce que nous partageons. Lorsque les autres baissent la garde et se dévoilent à nous, nous ne devons pas abuser de leur confiance. Nous devons agir fidèlement les uns envers les autres.
Dans l’idéal, des normes tacites et des conventions communes protègent cette vulnérabilité, mais l’idéal n’est pas la réalité. Les normes non exprimées ne sont même plus reconnues comme normes. Les conventions ne sont pas respectées et les communautés ferment les yeux sur les abus. Loin du paradis, nous devons évaluer qui est digne de confiance et qui ne l’est pas. Nous devons apprendre à connaître les personnes avec lesquelles nous pouvons être vulnérables. À qui pouvons-nous confier ce qui se passe au plus profond de nos entrailles ? Qui honorera notre caractère sacré ?
La relation entre l’intimité, la vulnérabilité et la confiance est au cœur de la pudeur et c’est la raison pour laquelle celle-ci est si nécessaire à nos interactions en ligne. La pudeur — qu’elle soit physique, émotionnelle ou spirituelle — reconnaît le risque inhérent à la nudité dans un monde qui cherche à la profaner. Elle nous couvre tout comme Dieu a couvert l’homme et la femme dans le jardin (Ge 3.21). Nous avons toujours la possibilité de nous dévoiler, mais ce dévoilement dépend en partie du contexte et de la relation.
C’est ce contexte qui explique la pudeur de la passion sexuelle exprimée dans le Cantique des Cantiques, un livre écrit sous forme poétique, comme voilé. La vulnérabilité des amants est sacrée à cause de son absence de protection, à cause de sa liberté. En tant que telle, elle doit être honorée et préservée par la communauté qui l’entoure. Il s’agit notamment de la protéger contre les voyeurs.
Par ailleurs, certains lieux et certaines relations excluent l’intimité, non pas parce que se dévoiler est intrinsèquement mauvais, mais parce qu’on ne peut pas faire confiance à l’endroit ou aux personnes pour nous honorer. Ils abuseront ou mépriseront le caractère sacré de notre dévoilement. Certains espaces, comme les réseaux sociaux, sont intrinsèquement précaires. L’anxiété et l’incertitude que nous y ressentons ne sont pas tant liées à l’idée de nous ouvrir qu’à notre compréhension instinctive du fait que nous ne sommes pas en sécurité lorsque nous le faisons.
La pudeur est également la raison pour laquelle mes lecteurs ne connaîtront jamais tous les détails de ma vie ou de mes cheminements, et pourquoi je refuse d’exposer certaines parties de moi-même en ligne ou par écrit. L’une des premières critiques de mon premier livre suggérait que je ne disais pas tout au lecteur. Elle se résumait à ceci : les idées qui se dégagent de mes écrits témoignent d’une certaine expérience de la vie et même de la souffrance. Le critique se demandait donc d’où venaient ces idées. Qu’est-ce que je ne partageais pas ?
Tout. Et rien.
De la même manière que j’habille mon corps, j’habille aussi mes paroles. La forme de mon cœur est encore perceptible, mais même si les lecteurs peuvent en tracer les contours, je n’en dévoilerai pas la chair. Et tout comme je couvre les blessures physiques pour éviter l’infection, je n’exposerai pas les blessures de mon âme tant qu’elles ne seront pas guéries.
Je ne m’en excuse pas. Certaines choses sont trop sacrées pour être consommées par le tout-venant, quel que soit le nombre de lecteurs qu’elles attireront. Notre douleur, notre chagrin et même notre joie doivent être mis à part et sanctifiés. Eux aussi sont bien vulnérables. Nous choisissons aussi parfois de voiler les plus belles parties de nous-mêmes afin de les préserver pour ceux qui peuvent en percevoir la valeur.
Ma vie a beaucoup changé en dix ans. Je ne cours plus derrière mes petits. Je ne blogue plus. Je vis toujours au même endroit, mais les personnes qui y vivent avec moi ont changé. Je ne jardine plus autant et ma maison est plus silencieuse qu’elle ne l’a jamais été. Je fais partie d’une église locale, mais sans faire partie des responsables. Je suis retournée à l’école. Je devrais probablement mettre à jour ma biographie.
J’ai partagé certains de ces changements avec mes lecteurs, et j’en ai gardé d’autres pour moi — en particulier ceux qui impliquaient une perte ou un deuil — afin d’honorer leur caractère sacré. Lorsque cela s’est avéré nécessaire, je me suis éloignée des réseaux sociaux pour de longues périodes de retrait dans mon cocon douillet, afin que certaines parties de moi se restaurent en privé.
Je me suis souvent demandé ce que nous nous devons les uns aux autres dans cette époque dépourvue de limites. Sans les frontières de l’espace, du temps et de la relation incarnée, comment puis-je savoir qui sont vraiment les miens ? Comment savoir à qui je peux faire confiance ? Il m’est arrivé de me dévoiler en toute innocence et de voir mon ouverture d’esprit se heurter à des épines. Mais au lieu de me protéger en endurcissant mon cœur, je choisis la pudeur. Je choisis de protéger activement les parties plus sensibles de mon être pour qu’elles puissent rester tendres, pour que je puisse rester moi-même.
Le fait de s’exposer constamment en ligne nous désensibilise et nous empêche d’honorer le caractère sacré de notre vie. La pudeur peut aller à l’encontre de la sagesse dominante, mais je crois qu’elle est bénéfique pour mon âme. En reprenant les mots de Marc 8.36-38, je me demande : Que servira-t-il à une femme de gagner le monde entier, si elle perd son âme ? Si même elle vendait tous ses livres, remportait tous les prix et faisait la une des grands journaux, qu’est-ce que cela lui rapporterait ?
Nos histoires et nos âmes sont bien trop sacrées pour être simplement vendues au plus offrant. Elles renferment de la sagesse, certes, mais aussi des personnes et des réalités trop sacrées pour être nommées sur la place publique. Dans la mesure où nous pouvons partager ce que nous avons appris avec le monde, nous devons le faire, mais tout le reste n’est que détails. Une fois révélés, ces détails ne changeront pas la vie du lecteur, mais ils changeront certainement la mienne.
Hannah Anderson est l’autrice de Made for More, All That’s Good et Humble Roots : How Humility Grounds and Nourishes Your Soul.
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