Culture

Mourir à nos selfies

Nous ne verrons jamais la gloire de Dieu si nous ne sommes préoccupés que de notre image.

Christianity Today December 7, 2023
Illustration de Mallory Rentsch/Images sources : Getty/WikiMedia Commons

La mythologie grecque n’est pas le guide ultime de la vie chrétienne, mais j’apprécie les réflexions intelligentes qu’offrent ces antiques récits. Je me suis récemment souvenu de Narcisse, ce jeune homme qui négligeait tous ses autres amours et besoins physiques pour pouvoir fixer sans fin son propre reflet. Dans la version la plus courante de l’histoire, Narcisse finit par mourir assis au bord du bassin où se reflète son image, conclusion tragique et ironique de son amour égocentrique.

Cette vieille tragédie s’applique toujours — et peut-être tout particulièrement — à notre ego et à notre orgueil modernes. Les bassins et les miroirs ne sont de loin pas les seuls obstacles à affronter si nous voulons cultiver l’humilité aujourd’hui.

Nous sommes les porteurs de l’image de Dieu. Pourtant, aidés par nos téléphones et les réseaux sociaux, beaucoup d’entre nous passent plus de temps avec leur reflet que Narcisse lui-même, et certainement plus que nos ancêtres à n’importe quelle autre époque de notre histoire. L’écrasante majorité des adultes américains possèdent aujourd’hui un smartphone. Et avec des milliards d’appareils mobiles en circulation dans le monde, la situation est la même dans de nombreux autres pays. Nous sommes une société de l’« égoportrait », encouragée à se regarder et à s’afficher très régulièrement, dans l’espoir d’attirer plus de « likes » et de renforcer notre « image ».

Nous avons oublié le péril de Narcisse. Mais nous oublions aussi la grâce qui s’exprime à travers son histoire : après la mort de Narcisse, il est transformé en fleur.

À la fin de l’été dernier, j’ai donné un concert dans une ferme horticole campagnarde de l’État de Washington, alors que les dahlias étaient en pleine floraison. Des rangées et des rangées de pompons spectaculaires se balançaient comme des feux d’artifice de velours jaillissant de leurs solides tiges vertes. Accompagnés de la guitare, du piano et de la batterie, nous chantions au coucher du soleil sous une tente blanche, la communauté et les musiciens s’unissant pour élever nos voix par-dessus les fleurs. Nous expérimentions consciemment quelque chose de l’hospitalité de Dieu. C’était comme vivre l’église dans les champs.

Après le concert, une petite fille m’a apporté une poignée de fleurs fraîches : des fleurs violettes arrondies, des silhouettes roses qui ressemblaient à des œillets en désordre, des dahlias anémones alternant blanc et couleur lavande. Les fleurs et la gentillesse de cette petite m’ont charmée. Nous avons échangé quelques mots sur la diversité et la vitalité de chacune d’entre elles et de chacun de nous, tous reflétant la créativité de Dieu.

Jésus dit à ses amis : « Observez comment poussent les plus belles fleurs : elles ne travaillent pas et ne tissent pas ; cependant je vous dis que Salomon lui-même, dans toute sa gloire, n’a pas eu d’aussi belles tenues que l’une d’elles. » (Lc 12.27)

Les fleurs ne se préoccupent pas d’elles-mêmes. Elles sont tout simplement. Le chanteur américain Tom Petty les évoque justement comme un symbole d’insouciance dans sa chanson « You belong among the wildflowers ». Ces beautés fleurissent, dansent dans le vent et font le bonheur du Seigneur, le nôtre et celui des abeilles. Si c’est ce ainsi que Dieu agit avec l’herbe des champs, interroge l’Évangile, combien plus pourra-t-il faire avec nous ?

Dans le mythe, Narcisse connaît une triste fin. Mais il y a peut-être là aussi une grâce.

La grâce est comme une sorte de viseur qui nous aide à savoir où regarder : non pas notre reflet, mais la gloire de Dieu telle qu’elle apparaît même dans nos vies ordinaires. Les cieux parlent de cette gloire dès à présent (Ps 19), et le voir peut nous aider à trouver notre place en tant qu’élément significatif de la belle création de Dieu.

Les fleurs fraîches peuvent se faner, mais cette limite ne les amoindrit pas. Quand je ferme les yeux, je vois encore ces dahlias dans mon esprit, et ils me font réfléchir : quel épanouissement Dieu a-t-il prévu pour moi en ce moment ? Quelle chanson suis-je appelée à chanter en cette saison ? Et qui est la Source céleste qu’évoquent les vers de l’autrice de cantiques Anne Steele ?

Toi la source de la vraie joie, toi que j’adore sans l’avoir vu ! Dévoile à mes yeux tes beautés, que j’apprenne encore à t’aimer.

Ne voir que soi et passer sa vie captivé par son faible rayonnement conduit, en effet, à la mort. Et la mort est toujours une tragédie. Mais regarder à Dieu, c’est voir la résurrection et la vie nouvelle.

La vie de résurrection fleurit par la grâce. Elle nous permet de prêter moins d’attention à nous-mêmes.

Lorsque nous trouvons notre véritable valeur en regardant à Jésus, nous nous libérons du vain reflet de notre propre image, sachant au contraire que nous appartenons à l’unique source de toute vraie joie. Nous sommes libres de nous donner, comme des cantiques dans un champ de dahlias. Nous pouvons porter des fruits magnifiques sans avoir besoin de contempler notre propre beauté, parce que nous sommes vus et pris en compte par celui qui compte plus que tout autre.

Sandra McCracken est autrice, compositrice et interprète à Nashville. Elle est également l’animatrice du podcast The Slow Work produit par CT.

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