Au cours des dernières décennies, des évangéliques qui ont étudié la foi au Moyen Âge ont fait beaucoup pour retrouver la variété et la richesse de celle-ci. Pourtant, cette période reste souvent perçue par le grand public comme un « âge sombre » de stagnation artistique et culturelle. Dans Jesus through Medieval Eyes: Beholding Christ with the Artists, Mystics, and Theologians of the Middle Ages (« Jésus à travers des yeux médiévaux. Contempler Christ avec les artistes, mystiques et théologiens du Moyen Âge »), Grace Hamman, autrice et chercheuse indépendante, fait revivre cette époque aux croyants d’aujourd’hui. Greg Peters, professeur de théologie médiévale et spirituelle à la Biola University en Californie, s’est entretenu avec elle au sujet de ses efforts pour mieux faire connaître et apprécier les chrétiens du Moyen Âge.
Qu’est-ce qui vous a donné envie d’écrire ce livre ?
L’idée m’est venue au cours de la période du COVID-19. Je venais d’avoir un bébé et de quitter le monde académique et je me sentais triste de laisser derrière moi la littérature médiévale sans savoir ce qui allait suivre. J’ai commencé à réfléchir à la manière dont je pourrais permettre à des personnes extérieures au monde universitaire de découvrir la littérature médiévale d’une manière attrayante. Cela a ouvert la voie à une série de mon podcast, Old Books with Grace, où j’ai exploré les différentes façons dont les hommes et femmes du Moyen Âge dépeignent Jésus et parlent de lui. À partir de là, je me suis dit que je pourrais continuer à travailler sur ce thème. Je n’avais pas envie d’arrêter.
Dans ce livre, vous examinez sept représentations de Jésus au Moyen Âge. Avez-vous un ou deux favoris ?
C’est difficile à dire ! Mais l’image qui me vient à l’esprit est celle de Jésus en tant que mère. Des contemplatives médiévales comme Julienne de Norwich et Marguerite d’Oingt s’inspiraient d’une tradition monastique préexistante qui représentait le Christ de cette manière. Pour des oreilles chrétiennes modernes, cela peut sonner vaguement New Age ou hétérodoxe. Mais cette image est profondément ancrée dans les Écritures, notamment lorsque Jésus parle de lui-même comme d’une mère poule (Mt 23.37). On la retrouve également dans la Bible dans l’imagerie de la littérature de sagesse.
Des auteurs monastiques ont mis en avant cette image et tentaient de réfléchir à ce qu’elle pouvait signifier en matière d’exercice d’une autorité compatissante. Ensuite, des auteurs mystiques comme Julienne ont offert de magnifiques développements à cette idée. Cela a changé ma façon de penser la nature de l’amour de Dieu et de me penser moi-même en tant que créature incarnée. L’image m’a aidé à approfondir l’humilité et à accepter le don de mes limites dans ma position de petit enfant du Christ.
L’intérêt d’une autre image — Jésus en tant que juge — m’a surprise, car je redoutais d’écrire à ce sujet. Il est difficile d’imaginer que la justice absolue et la miséricorde éternelle puissent aller de pair. Mais les médiévaux se sont inspirés de cette image de manière très intéressante, tant dans leur art que dans leur poésie.
L’une des images les plus problématiques pour le public évangélique pourrait être celle de Jésus en tant qu’amant. Comment, dans le contexte de notre culture contemporaine hypersexualisée, pouvons-nous comprendre au mieux les expressions médiévales de notre désir pour le Christ et de son désir pour nous ?
C’est un autre chapitre avec lequel j’ai beaucoup lutté. Ces images sont fermement ancrées dans les Écritures. Ces thèmes étaient très populaires au Moyen Âge. Les écrivains médiévaux ont repris tout ce langage de l’Apocalypse, du Cantique des Cantiques et des Évangiles qui dépeint Jésus comme un époux ou un amant. J’ai pris ce constat comme une invitation à comprendre pourquoi ils l’utilisaient avec tant d’enthousiasme et pourquoi cela nous met mal à l’aise dans la culture hypersexualisée d’aujourd’hui.
Il est important de s’en tenir fermement au caractère métaphorique de l’idée de Jésus en tant qu’amant. Les problèmes commencent lorsque nous essayons de l’associer de manière trop précise aux fonctions corporelles ou à ce qui se passe dans la chambre à coucher. Il y avait une sorte d’universalité dans cette image. En étudiant l’époque médiévale, j’ai vu que cette image n’était pas réservée aux femmes ou aux moines et nonnes qui avaient fait vœu de ne pas se marier. Toutes sortes de gens la reprenaient.
Je pense que c’est parce que l’intimité et le désir des amants vont au-delà de ce que le langage de l’amitié peut exprimer. Il y a quelque chose d’une mise à nu et d’une pleine vulnérabilité. Rien n’est caché devant Dieu et pourtant il vous aime tel que vous êtes, avec toutes vos particularités de créature. Ce désir est si puissant qu’il culmine dans la Croix et la Résurrection. Il existe de magnifiques poèmes médiévaux dans lesquels le Christ est dépeint comme un chevalier amoureux, blessé pour sa fiancée. Beaucoup d’entre nous ont eu des expériences malheureuses dans des groupes de jeunes véhiculant une mentalité du style « Jésus est mon petit ami », ou des choses du genre. Mais l’imagerie médiévale revêt une tendresse réelle et surprenante qui résiste à ce type de sexualisation problématique.
Y a-t-il d’autres images médiévales de Jésus que vous auriez aimé inclure ? Pourquoi ?
J’aurais aimé explorer davantage l’image de Jésus en tant que bébé, car les médiévaux étaient très intéressés par la façon dont Dieu avait pu venir sur terre, grandir et se développer comme les autres êtres humains. Il existe une longue tradition d’artistes médiévaux qui ont représenté Jésus sous les traits d’un petit homme plutôt que d’un petit bébé, non pas parce qu’ils ne savaient pas dessiner les bébés, mais parce qu’ils réfléchissaient sincèrement à l’étrangeté de la représentation de Dieu sous cette forme.
Tout au long du livre, vous formulez certaines critiques à l’égard de l’Église contemporaine. Comment voyez-vous le christianisme médiéval éclairer nos défis actuels ?
Lorsque je mets en relation l’Église contemporaine avec la chrétienté médiévale, je m’inquiète du risque d’une certaine arrogance. Nous sommes constamment tentés de penser que notre époque de l’histoire chrétienne est celle qui a enfin compris l’Évangile.
Bien entendu, cette tentation apparaît également au Moyen Âge, comme à toutes les époques de l’histoire de l’Église. Mais les auteurs médiévaux parlaient souvent de la littérature — qu’elle soit théologique, pratique ou poétique — comme d’une sorte de miroir. Celui qui s’y penche se voit différemment. L’orgueil et l’arrogance sont difficiles à mettre en évidence, car nous pensons naturellement que nous avons raison, que ce soit sur la foi ou d’autres sujets. Mais lorsqu’on examine d’autres périodes et qu’on lit attentivement leur littérature, on commence à percevoir certaines des façons dont nous sommes devenus trop rigides ou complaisants dans notre vision de Dieu et de nous-mêmes.
Dans la littérature médiévale, je vois parfois la tentation pour les croyants de l’époque d’utiliser Jésus ou de le façonner à leur ressemblance. Mais c’est une tentation qui est encore puissamment à l’œuvre aujourd’hui. On peut instrumentaliser Jésus pour obtenir tout ce que l’on veut dans la sphère privée comme dans la sphère publique. On peut le domestiquer au point que tout ce que nous faisons paraît bon parce que nous pensons que Jésus est comme nous et que nous sommes comme lui.
C. S. Lewis a dit un jour que la lecture de la littérature du passé était comme une fraîche brise marine soufflant dans nos esprits encrassés. En lisant des écrits médiévaux avec un esprit ouvert, on vit cette expérience rafraîchissante de commencer à remettre en question des choses que l’on croyait acquises sur le monde.
En fin de compte, comment espérez-vous que les lecteurs réagiront à votre livre ?
C’est peut-être évident, mais j’espère que ce livre aidera les gens à aimer Jésus. Je suis toujours encouragée lorsque je vois à quel point d’autres personnes aiment Jésus, que ce soit aujourd’hui ou dans le contexte de l’histoire chrétienne. Je veux que les lecteurs voient l’Église à l’œuvre en des époques et des endroits imparfaits, tout comme elle l’est aujourd’hui.
Pour moi, ce projet a été une école d’amour. J’aimais déjà l’Église médiévale en raison de mes études, mais cet amour n’a fait que croître pendant la rédaction du livre. J’espère que les lecteurs auront un aperçu de la beauté qu’on peut y trouver.
Ensuite, j’espère vraiment qu’ils iront lire quelque écrit médiéval pour eux-mêmes ! Essayez de vous procurer une traduction de Julienne de Norwich ou du magnifique livre de prières de Thomas d’Aquin, ou allez voir de l’art médiéval. Saisissez cette bénédiction de pouvoir entendre ces voix du passé chrétien.