Lundi 18 septembre, après neuf mois de blocus, l’aide humanitaire parvenait enfin aux chrétiens arméniens du Haut-Karabakh. Mais dès le lendemain, mettant fin à trois années de cessez-le-feu tendu après la guerre de 2020, l’Azerbaïdjan a repris ses assauts contre l’enclave montagneuse du Caucase.
Le mercredi les forces séparatistes locales se sont rendues et ont promis leur désarmement. La région reviendra donc presque certainement sous la souveraineté d’une nation voisine dont les Arméniens craignent qu’elle ne prépare un génocide, comme le soupçonne aussi un ancien procureur général de la Cour pénale internationale.
Des milliers de personnes se sont massées à l’aéroport de Stepanakert, la capitale, pour se préparer à partir.
Les soutiens de l’Arménie sont désemparés. Mais une question se pose à eux : de ces trois adjectifs — humanitaire, arménien ou chrétien — quels ont été les plus efficaces pour susciter l’action en faveur de la région ? Dans cette nouvelle phase du conflit, quel sera le facteur le plus déterminant pour mobiliser davantage de soutien ?
Nous avons interrogé six experts en matière de liberté religieuse sur les meilleures pratiques en matière de soutien des chrétiens.
D’où était partie la première avancée du début de semaine ?
Une semaine avant l’accord en question, le secrétaire d’État américain Antony Blinken appelait le président Aliyev pour lui faire part de son « inquiétude face à la détérioration de la situation humanitaire ». Selon le compte rendu officiel du département d’État américain, le haut diplomate n’a toutefois prononcé ni le mot « chrétien » ni le mot « arménien ». La religion et l’appartenance ethnique ont été totalement laissées de côté.
Toutefois, une de nos sources estime que les activités de Blinken en Azerbaïdjan ont augmenté après la visite en Arménie, en juin, de Sam Brownback, ancien ambassadeur itinérant des États-Unis pour la liberté religieuse à l’international. Lors d’une audition du Congrès sur les droits de l’homme au Nagorny Karabakh, après son retour, Brownback tenait un tout autre langage en appelant à une action législative.
« 120 000 chrétiens sont asphyxiés, bloqués par l’Azerbaïdjan ».
Son voyage avait été organisé par le projet Philos, qui s’efforce de garantir les droits de citoyenneté des minorités chrétiennes et leur possibilité de « s’épanouir » localement. Pour Robert Nicholson, président et fondateur de l’association, certains soutiens chrétiens en Occident sont curieusement réticents à l’idée de mettre en avant la question de la foi.
« Les chrétiens commettent souvent l’erreur de penser que la chose chrétienne à faire est de ne pas défendre spécifiquement les chrétiens. ». « Mais l’amour pour les frères est le marqueur prééminent de la foi du Nouveau Testament, raison pour laquelle je redouble d’ardeur dans mon soutien. »
Comme toutes les sources interrogées, Nicholson refuse de caractériser la question du Haut-Karabakh comme une persécution des chrétiens par les musulmans. Cependant, une forme de sectarisme religieux reste en jeu, car l’Arménie et l’Azerbaïdjan vivent de part et d’autre dans une fusion entre identité religieuse et ethnique. Face aux tentatives de l’Azerbaïdjan d’effacer la foi historique de l’enclave, Nicholson considère qu’il serait inapproprié de négliger le statut de chrétiens de ses habitants.
Tant les préoccupations humanitaires que la solidarité religieuse étaient mentionnées dans la lettre ouverte adressée par Philos au président Joe Biden en janvier. Mais dans ses efforts bipartisans pour influencer la politique étrangère des États-Unis, le mot « chrétien » est parfois stratégique.
« Les meilleurs interlocuteurs sur cette question ont été les démocrates », dit Nicholson. « Les républicains conservateurs qui s’identifient comme chrétiens ne semblent pas avoir suivi, et nous essayons de les intégrer. »
Tel est le cas de Joseph Daniel, responsable du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord pour International Christian Concern (ICC), qui s’occupe du dossier arménien pour l’association. Le travail d’ICC en matière de politique publique est toutefois secondaire par rapport à la sensibilisation de l’Église, son site web persecution.org ayant davantage pour but d’inciter de croyants à se préoccuper de la question. Bien qu’une telle approche facilite la collecte de fonds, elle les place à ses yeux dans une sorte de « bulle chrétienne ».
Mais pour l’Arménie, l’étiquette religieuse n’est pas suffisante en elle-même.
« Les chrétiens ne doivent pas se ranger du côté de leurs coreligionnaires pour cette seule raison », dit Daniel. « Mais plaider pour la préservation de l’héritage chrétien a une valeur, indépendamment des convictions personnelles. »
ICC a refusé plusieurs demandes d’activistes arméniens visant à mettre en avant leur cause lorsque le problème était essentiellement militaire, voire humanitaire. Mais même à l’époque soviétique, lorsque la nation était communiste, Daniel considère que la défense d’un peuple souffrant qui se considère comme chrétien aurait été la bonne chose à faire.
« Qui sommes-nous pour déterminer le pourcentage de foi individuelle nécessaire ? », demande-t-il. « Mais là où la lumière existe, même altérée, Dieu peut encore l’utiliser pour l’Évangile. »
C’est la principale motivation de l’Association missionnaire arménienne d’Amérique (AMAA), fondée en 1918 en partie pour s’occuper des survivants du génocide arménien en Turquie. Leurs efforts d’évangélisation se concentrent sur leur famille ethnique, mais leur engagement n’est en aucun cas dirigé contre l’Islam.
« Nous avons fait l’expérience de l’amour, de l’accueil et de la solidarité des Arabes musulmans après le génocide », raconte Zaven Khanjian, directeur exécutif de l’AMAA. « La ferveur religieuse est simplement manipulée par des parties cherchant à provoquer un embrasement. »
Par conséquent, lorsque l’AMAA parle de l’Artsakh au reste du monde, l’accent est mis sur les droits de l’homme et l’ethnicité.
« Les chrétiens d’Amérique ont une obligation de soutenir l’Arménie contre une volonté claire et crédible de nettoyage ethnique », dit Khanjian. « Mais ce qui touche tout le monde, c’est l’humanisme, et l’État, religieusement neutre, a l’obligation de défendre les valeurs de liberté et de justice dans le monde entier. »
Il en va de même pour les chrétiens, affirme Michel Abs, et notamment au Moyen-Orient.
En tant que secrétaire général du Conseil des Églises du Moyen-Orient (MECC), il a défendu les droits des chrétiens syriaques, mais aussi des Yézidis zoroastriens, des chiites alaouites hétérodoxes et des Palestiniens, dont la plupart sont musulmans. Ce qui compte, dit-il, ce n’est pas leur foi spécifique, mais leur citoyenneté régionale. Ainsi, dans la lettre du Conseil concernant le blocus de l’Artsakh, il n’est fait aucune mention de la religion.
« Tout le monde au Moyen-Orient sait que nous sommes attachés à la présence chrétienne dans la région », dit Abs. « Vouloir seulement mettre en avant notre identité religieuse devant l’Occident, c’est faire bon marché de notre foi, et nous montrer comme un peuple pleurnicheur. »
Au contraire, forts de l’amour du Christ, les chrétiens doivent défendre tout le monde. Lorsque les siens font fausse route, dit-il, il les conseille en conséquence. Le monde devient une mosaïque et les spécificités chrétiennes doivent nous rassembler.
« La croix est notre source d’inspiration », dit Abs. « Nous ne devons pas crucifier les autres. »
Selon Wissam al-Saliby, une approche se montre particulièrement fructueuse.
« Notre engagement place l’être humain — créé à l’image de Dieu — au-dessus de toute autre distinction », explique le porte-parole de l’Alliance évangélique mondiale (AEM) aux Nations unies. « Des diplomates ont fait l’éloge de nos efforts multiconfessionnels et nous ont dit qu’ils étaient plus efficaces que tout ce qui se concentre sur une seule religion. »
En Inde, par exemple, des musulmans et des hindous ont récemment été impliqués dans des actions de sensibilisation.
Représentant plus de 140 alliances nationales, Saliby explique que l’AEM est guidée par les préoccupations des évangéliques locaux. Dans certains pays, le message est distinct, si les évangéliques souffrent de manière spécifique. Dans d’autres pays, la dynamique interconfessionnelle actuelle ou historique pousse les responsables à s’éloigner d’un engagement œcuménique. Dans d’autres cas encore, les croyants se retrouvent dans des camps opposés, ce qui fait de l’instauration de la paix une priorité.
Mais lorsque c’est possible, comme dans le cas du Haut-Karabakh, la collaboration est la meilleure solution. La déclaration de l’AEM au Conseil des droits de l’homme des Nations unies en mars a été publiée conjointement avec le Conseil œcuménique des Églises et ne mentionne pas spécifiquement le christianisme.
« Nous défendons la liberté, les droits de l’homme et la dignité pour tous », explique Saliby. « C’est parfois plus facile à dire qu’à faire, c’est pourquoi nous devons discerner dans la prière la meilleure façon de nous exprimer et de nous engager auprès des autorités. »
Ce même processus a conduit Stefanus Alliance International à ne pas s’exprimer du tout en faveur du Haut-Karabakh. Mission chrétienne norvégienne et organisation de défense des droits de l’homme, son contexte européen favorise le langage de la liberté de religion ou de croyance, qui n’est pas en jeu dans le blocus.
« Si l’on veut jouer une carte, la carte religieuse peut permettre d’obtenir un soutien », analyse Ed Brown, secrétaire général américain de Stefanus, à propos des tendances dans la défense des chrétiens aux États-Unis. « Mais elle peut aussi exacerber les tensions et alimenter le problème à long terme. »
La religion est un facteur dans l’enclave, souligne-t-il, mais ce n’est qu’un facteur parmi d’autres. Les griefs historiques dans le Caucase remontent à des décennies et chaque partie a souvent diabolisé l’autre. Dans le cas du Haut-Karabakh, les Arméniens souffrent réellement et méritent d’être soutenus. Mais un travail honnête en matière de droits de l’homme doit également reconnaître les abus que les leurs ont commis par le passé en tant que puissance occupante.
Les victimes dans une situation peuvent devenir des agresseurs dans une autre, observe Brown, et la défense des droits doit s’adapter en conséquence.
Bien que l’étiquette religieuse ne soit pas au centre du conflit dans la crise actuelle, pourrait-il être utile de la mettre en avant dans d’autres ?
« Cela dépend, et je pense que nous avons besoin des deux approches. » « Mais en fin de compte, quel que soit le contexte, il est difficile de savoir ce qui fonctionnera le mieux. »
Quelles que soient les raisons qui avaient finalement poussé Antony Blinken à s’impliquer, à peine 21 heures après avoir salué dans un tweet l’accord d’aide humanitaire, le secrétaire d’État américain se trouvait à appeler à une cessation immédiate d’hostilités « inacceptables ». Quatre heures plus tard, il déclarait avoir parlé directement à Aliyev.
L’Azerbaïdjan a tout de même poursuivi sa route.
Toutes les actions de soutien n’ont-elles servi à rien ? Les Arméniens déplorent que les puissances occidentales ne cessent de « mettre en garde », mais ne parviennent pas à lier l’agression à des conséquences spécifiques. Aujourd’hui, face à une nouvelle phase du conflit, eux et leurs alliés prévoient encore de redoubler d’efforts.
Nicholson, le président du Philos Project, se sent conforté dans son évaluation de la situation et son soutien aux Arméniens.
« L’Azerbaïdjan a montré son vrai visage au monde, et nous, porte-paroles, sommes ceux qui avons contribué à le rendre visible. » « Cela montre ce qu’un petit groupe de personnes engagées peut faire, avec l’aide de Dieu. »
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