Les chrétiens arméniens appellent à l’aide. Alors que leurs cousins ethniques de l’enclave caucasienne du Nagorny Karabakh approchent les deux mois de blocus presque total imposé par de prétendus activistes écologistes d’Azerbaïdjan, leurs voix commencent à trouver de l’écho.
« Tout le monde sait que c’est le régime Aliyev », explique Biayna Sukhudyan, une neurologue pédiatrique piégée dans cette région montagneuse un peu plus grande que le Luxembourg que les Arméniens appellent Artsakh. « Il n’y a pas de temps pour attendre et laisser faire le prochain génocide, parce que c’est un génocide. »
La médecin parle du président azerbaïdjanais Ilham Aliyev, et plusieurs enquêtes ont établi le lien entre les manifestants et son gouvernement. Lorsque le blocus a commencé le 12 décembre, des déclarations officielles attribuaient cette entreprise de longue haleine à une protestation contre l’exploitation illégale d’or et de cuivre sur ce territoire, toujours occupé mais revendiquant de longue date son indépendance.
En 2020, l’Azerbaïdjan lance une guerre qui durera 44 jours pour reprendre une région contrôlée de facto depuis trois décennies par des Arméniens de souche. Après la dissolution de l’Union soviétique, l’Artsakh s’était déclaré État indépendant et, avec l’aide militaire arménienne, avait longtemps pu tenir le Haut-Karabakh et d’autres territoires azerbaïdjanais, en attendant les négociations de paix.
Au terme de combats sanglants, une force azerbaïdjanaise considérablement améliorée au fil des années, aidée notamment par des drones venus de Turquie, a reconquis les trois quarts du territoire en question La Russie a servi de médiateur pour un cessez-le-feu, et ses troupes de maintien de la paix surveillent le corridor de Latchine — la seule route reliant les plus de 100 000 habitants assiégés de l’Artsakh à l’Arménie et permettant de livrer les 400 tonnes de nourriture et de médicaments qui répondent à leurs besoins quotidiens.
Depuis la fin de la guerre, Biayna Sukhudyan se rend tous les deux mois dans le Haut-Karabakh, qui manque de médecins spécialistes. Cette fois, dans un contexte de pénurie aiguë, elle a été contrainte de rester.
D’autres, dont des enfants, sont empêchés de rentrer.
« Je suis venue à Erevan pour une opération des yeux », racontait le mois dernier Maral Apelian, 13 ans, qui vit en Artsakh. « Tout ce que je veux, c’est retourner auprès de ma famille à la maison ».
« Laisse aller mon peuple », appelait-elle, évoquant Moïse.
« Laisse aller mon peuple ! » Le cri a été repris immédiatement par des dignitaires religieux arméniens.
« Les Arméniens de l’Artsakh sont confrontés à une catastrophe humanitaire », déclarait le Catholicos Karékine II, patriarche suprême de l’Église apostolique arménienne, au troisième jour du blocus. « De telles actions provocatrices ont pour but le nettoyage ethnique. »
Un jour plus tard, son homologue ecclésiastique au Liban faisait appel au fameux mot : génocide.
« Nous assistons à des mesures délibérées et concrètes en vue du nettoyage ethnique et du génocide de la population arménienne d’Artsakh », estimait le Catholicos Aram Ier, dont le Saint-Siège en Cilicie représente les survivants du Levant qui ont fui le premier génocide arménien en Turquie. « La nécessité d’une action humanitaire immédiate est cruciale. »
Karékine a également déclaré tendre la main à ses collègues par-delà les dénominations chrétiennes.
Le pape François a dirigé une prière pour le Nagorny Karabakh le 18 décembre. Un consortium d’organisations de défense des droits des Arméniens a émis une alerte [warning] au génocide le lendemain, arguant que les 14 facteurs de risque selon les critères des Nations Unies étaient présents.
D’autres organes de premier plan ont ensuite réagi. Sans reprendre le terme d’alerte, une déclaration commune du Conseil œcuménique des Églises et de la Conférence des Églises européennes a exprimé leur sympathie active.
« On assiste là un modèle de comportement manifeste de l’Azerbaïdjan contredisant toute déclaration de bonne volonté », écrivaient-ils le 20 décembre. « Dans ces circonstances, les craintes des Arméniens d’un nouveau génocide à leur encontre ne peuvent être écartées. »
Un jour plus tard, le Conseil national des Églises aux États-Unis formulait les choses en termes religieux.
« Dans une saison où nous célébrons la naissance de Jésus dans une froide étable », dit le texte, « il est particulièrement horrible que des civils soient coupés du monde en plein hiver. »
Un mois plus tard, beaucoup tirent de plus en plus la sonnette d’alarme.
Le 13 janvier, Barnabas Aid a lancé un appel à l’aide, déplorant que la question soit « rarement rapportée par les médias internationaux ». Et le 17 janvier, Christian Solidarity International (CSI) s’est joint à la baronne Cox du Royaume-Uni pour écrire une lettre au président Joe Biden.
« Vous êtes le premier président américain à reconnaître le génocide arménien », déclarent-ils. « Nous vous demandons instamment de ne pas permettre qu’un autre génocide arménien se produise sous vos yeux. »
La missive mentionne également l’héritage culturel et religieux en jeu. De nombreuses églises et des monastères vieux de plusieurs siècles émaillent la région, l’Arménie ayant été, en 301 apr. J.-C., le premier État à adopter le christianisme comme religion officielle. L’Azerbaïdjan affirme toutefois que nombre de ces bâtiments ne sont pas du tout arméniens, mais appartiennent à une population albanaise caucasienne apparentée mais ethniquement distincte.
Les spécialistes rejettent cette affirmation, tandis que des rapports font état des efforts déployés par l’Azerbaïdjan pour détruire ou altérer ce patrimoine.
Une semaine plus tard, le Philos Project écrivait également au président américain en des termes plus politiques.
« Votre administration a promis de placer les droits de l’homme au centre de sa politique étrangère », pouvait-on lire. « Nous vous demandons instamment de tenir cette promesse, et d’éviter un second génocide arménien en prenant dès maintenant des mesures décisives. »
Le même jour, le 25 janvier, le Philos Project s’est joint à CSI, International Christian Concern (ICC), In Defense of Christians, et 10 autres organisations pour annoncer la Save Karabakh Coalition (SKC). Deux jours plus tard, ils ont tenu une conférence de presse et ont manifesté devant l’ambassade d’Azerbaïdjan à Washington.
« Alors que le monde reste largement silencieux », déclarait Justin Murff, directeur exécutif du Bureau anglican pour les affaires gouvernementales et internationales, « les forces azerbaïdjanaises tentent agressivement d’expulser la communauté chrétienne historique de leur patrie séculaire ».
Des personnalités politiques ont également fait une apparition rassemblant les deux bords politiques américains, avec à leur tête Brad Sherman, un démocrate de Californie.
« L’Azerbaïdjan [tente] de forcer la population arménienne de souche de l’Artsakh à quitter son foyer en lui rendant la vie […] impossible », déclarait-il. « La tactique est le blocus. L’effet est la privation pour les civils. L’objectif est le nettoyage ethnique. »
Sam Brownback, ancien ambassadeur itinérant des États-Unis pour la liberté religieuse internationale, a déploré les efforts qu’il avait déployés par le passé en tant que sénateur du Kansas pour abroger la section 907 de la loi de 1992 sur le soutien à la liberté, qui déclarait que l’Azerbaïdjan était le seul État postsoviétique à ne pas pouvoir recevoir d’aide américaine directe.
De nombreux participants à la conférence de presse du 27 janvier ont appelé à un pont aérien humanitaire.
« Je ne peux tout simplement pas imaginer », déclarait Jeff King, directeur exécutif de l’organisation ICC, « qu’ils oseraient abattre des avions américains. »
L’Azerbaïdjan a toujours qualifié les accusations à son encontre de « sans fondement ». Le jour où la SKC a été annoncé, le président Aliyev a déclaré au secrétaire d’État américain Antony Blinken que plus de 120 véhicules de la Croix-Rouge avaient emprunté cette route depuis le début du prétendu blocus. Une vidéo a montré des troupes russes de maintien de la paix distribuant de l’aide dans une maternité, tandis que les cas d’urgence sont pris en charge.
C’est ce qui s’est passé pour Gayane Beglarian, qui a coordonné avec la Croix-Rouge le transport de sa fille de 5 ans de l’Artsakh vers l’Arménie, puis l’Allemagne, pour un traitement contre le cancer. Mais elle dément la rhétorique azerbaïdjanaise en racontant que les marchés locaux de légumes sont fermés et que la nourriture est rationnée.
« Les premiers jours, nous ne l’avons pas ressenti, mais cela s’aggrave de jour en jour », déclare-t-elle. « Nous voulons rentrer à la maison… mais nous verrons si [la route est rouverte]. »
Dans un récent article, l’assistant du premier vice-président de l’Azerbaïdjan relatait des atrocités commises par les Arméniens pendant leur occupation du Haut-Karabakh, présentant les Azerbaïdjanais comme victimes. Cette campagne serait destinée à faire échouer les négociations de paix en cours, comme il accuse l’Arménie de l’avoir fait au cours des trois dernières décennies.
« L’Arménie a joué le temps, tout comme elle le fait maintenant », considère Elchin Amirbayov. « Parler de paix, préparer la guerre, et répandre la désinformation. »
Ses propos laissent entendre que c’est bien l’Azerbaïdjan qui impose le blocus, puisque c’est lui qui autorise les véhicules de la Croix-Rouge à entrer. Mais il a également appelé l’Arménie à mettre fin à ses activités minières illégales, ainsi qu’à l’utilisation de la route pour importer des armes et des mines terrestres.
D’autres analystes accusent la Russie d’être à l’origine de la crise, en étroite collaboration avec des dirigeants de l’Artsakh. Le Premier ministre arménien, frustré par l’absence d’intervention des forces de maintien de la paix, a qualifié son allié supposé, la Russie, de source de « menaces pour la sécurité » et a annulé les exercices militaires conjoints prévus en signe de protestation.
La Russie a répondu en appelant l’Arménie à reprendre les négociations de paix. Aliyev a prévenu que 2023 serait la dernière année où l’Azerbaïdjan y prendrait part Les dirigeants des deux pays se sont rencontrés l’année dernière à Prague, à Moscou et à Washington, à la suite d’un processus de négociation inhabituel à double voie, alternant entre parrainage russe et occidental.
Lors de l’une de ces rencontres, pour la première fois, l’Arménie a accepté d’envisager une solution fondée sur une déclaration des Nations unies de 1991 reconnaissant l’intégrité territoriale de chaque parti — facilement interprétée comme l’acceptation de la souveraineté azerbaïdjanaise sur le Haut-Karabakh. Une annonce avait été faite, laissant prévoir un accord de paix définitif d’ici la fin de 2022.
Cela n’a pas abouti. Et un sondage Gallup du mois de décembre révélait que céder l’enclave serait profondément impopulaire dans le pays, 97 % des Arméniens trouvant la chose « inacceptable ».
Une déclaration de l’Association missionnaire arménienne d’Amérique (AMAA) illustre ce sentiment.
« Il n’y a que de vains appels à vivre ensemble avec le Turc », déclarait Viktor Karapetyan, représentant de l’AMAA dans le Haut-Karabakh, renvoyant aux origines turciques des Azéris. « Non, mes amis, non, car ils sont eux, et nous sommes des Arméniens, des Arméniens d’Artsakh. »
Malgré les difficultés du blocus, il affirmait que les programmes éducatifs, sociaux et de développement de l’AMAA ont continué sans interruption, en s’appuyant sur les ressources locales.
René Leonian, président de l’Union évangélique arménienne d’Eurasie, a signé l’alerte au génocide du 19 décembre au nom de son organisation d’Églises. Il s’est entretenu avec Viktor Karapetyan et transmet un message similaire, à savoir que le peuple d’Artsakh reste fort.
« Ils sont conscients du danger, mais ont décidé de rester parce que c’est leur terre ancestrale », a déclaré René Leonian à notre magazine. « Même s’ils ont perdu des terres, ils ont le sentiment qu’ils pourront les reprendre, quelle que soit la durée du processus. »
Il prie chaque jour pour la paix et pour de bonnes relations avec la Turquie et l’Azerbaïdjan. Il remet aussi en contexte les remarques de son collègue de l’Artsakh.
« Si l’Azerbaïdjan est sincère, peut-être le processus de paix pourrait-il donner des résultats positifs. » « Mais comment pouvons-nous croire aux paroles de ses dirigeants ? »
Le président Aliyev a toujours déclaré que les résidents arméniens du Nagorny Karabakh seraient traités comme des citoyens au sein d’une nation multiculturelle. Mais il a également menacé de prendre le territoire arménien par la force. Et il y a à ses yeux une direction dans laquelle le blocus n’est pas appliqué :
« Pour quiconque ne veut pas devenir notre concitoyen, la route n’est pas fermée, elle est ouverte », a-t-il déclaré. « Ils peuvent partir… personne ne les en empêchera. Ils peuvent s’en aller sous l’auvent des camions des troupes de maintien de la paix, ou ils peuvent s’en aller en bus. La route est ouverte. »
Cela s’appliquerait probablement aussi à Biayna Sukhudyan, la neurologue pédiatrique. Mais sachant qu’aucun autre spécialiste n’est en mesure de la remplacer, elle continuera à faire face au manque de médicaments et à la pénurie générale de nourriture.
Elle est même en paix d’avoir été séparée de sa fille, qui visite l’Arménie pendant les vacances de son université en Autriche. Mais elle ne voudrait pas que l’on voie en elle une héroïne pour agir de la sorte, car elle admire surtout la force de la population locale qu’elle sert.
« Il y a ici des enfants dans le besoin. » « Je dois rester, et les aider. »
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