L’apathie était considérée comme une vertu. Elle est devenue le vice caché de notre culture.

Comment l’acédie est devenue l’ennemi de nos âmes.

Christianity Today January 30, 2023
Illustration par Chidy Wayne

Le concept d’apathie a une longue histoire dans le monde occidental. Notre culture contemporaine n’est pas la seule à avoir vu dans certaines de ses formes quelque chose que l’on pourrait considérer comme « cool ». Les grands philosophes du passé débattaient déjà de sa signification et de sa valeur.

Overcoming Apathy: Gospel Hope for Those Who Struggle to Care

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En réalité, pour certains philosophes grecs, l’apathie était l’une des meilleures choses auxquelles on pouvait aspirer. Le terme grec apatheia signifie « absence de pathē » (passions), et dans la pensée de certains philosophes, le terme de passions désignait souvent des émotions vives telles que l’amour, la peur, le chagrin, la colère, l’envie, le désir, la douleur ou le plaisir qui surviennent en réponse au monde extérieur.

Selon les stoïciens, par exemple, les sages — ceux qui désirent une vie florissante — sont ceux qui sont totalement libres à l’égard des passions. En d’autres termes, les sages ne sont pas à la merci des hauts et des bas de la vie dans ce monde. Ils sont autosuffisants ; les événements extérieurs de la vie « ne font qu’effleurer la surface » de leur esprit, comme le formule Martha Nussbaum dans The Therapy of Desire. Le but de la vie est alors ce que nous pourrions appeler « l’équanimité », ou la tranquillité de l’âme. Même les grands philosophes non stoïciens, comme Aristote, reconnaissaient la valeur de la limitation des passions. On estimait que les « apathiques » jouissaient d’une vie désirable.

Les premiers penseurs chrétiens étaient bien conscients de cette ancienne tradition philosophique valorisant l’apathie. Il est intéressant de noter que, comme leurs prédécesseurs philosophes, ils cherchèrent à appliquer le concept d’apatheia non seulement aux êtres humains, mais aussi à Dieu.

Ceux qui ont un jour suivi un cours d’introduction à la théologie ont peut-être rencontré le terme d’impassibilité dans les débats sur les attributs de Dieu. Impassibilité est une traduction latine du terme grec apatheia, et il s’agissait d’un concept très discuté parmi les pères de l’Église.

Selon le théologien Pavel Gavrilyuk, parler de Dieu comme étant impassible, c’est dire « qu’il n’a pas les mêmes émotions que les dieux des païens ; que son souci des êtres humains est exempt d’intérêt personnel et de toute association avec le mal. » L’impassibilité signifie que Dieu n’est pas submergé par les émotions, et que ses émotions ne peuvent être affectées par quelque chose d’extérieur à lui-même.

S’il peut être approprié d’attribuer des « émotions » à Dieu, l’impassibilité (ou l’apathie divine) exclut celles qui ne lui conviennent pas. Par exemple, lorsque nous parlons de Dieu en tant qu’amour, nous parlons bel et bien d’un Dieu passionné. Mais il s’agit d’une passion impassible, d’un amour qui n’est pas dicté par le monde extérieur. En d’autres termes, Dieu n’est pas soumis à des passions vives comme nous le sommes. Apatheia est une autre façon de parler de l’immuabilité et de la constance de l’affection de Dieu pour tout ce qu’il est et tout ce qu’il a fait.

Selon certains penseurs de l’Église ancienne, l’apathie humaine est un état vertueux et une image de la vertu de Dieu lui-même. Une personne marquée par l’apatheia a maîtrisé ses passions par la discipline et a atteint un véritable amour de Dieu. Selon Évagre le Pontique, un moine du quatrième siècle, « l’amour est le fruit de l’impassibilité ». L’apatheia était quelque chose à rechercher, l’aboutissement d’une vie réfléchie, chaste et bien ordonnée.

Pourtant, le type d’apathie auquel nous sommes confrontés aujourd’hui ne consiste pas à essayer consciemment de s’endurcir contre les hauts et les bas de la vie ou à tenter de cultiver un détachement du monde qui produise un amour pour Dieu. Le concept du christianisme primitif qui, je crois, se rapproche le plus de ce que nous appelons apathie dans mon contexte n’est pas apatheia, mais un autre terme moins reluisant : la paresse (ou acédie).

Le mot de paresseux nous évoque peut-être à une créature arboricole qui se déplace lentement ou quelqu’un qui passerait toute la journée en pyjama à manger des pots de glace sur le canapé. Cependant, les chrétiens ont décrit avec bien plus de richesse ce qu’est la paresse.

Le terme acédie dérive d’un mot grec qui signifie littéralement « indifférence, léthargie, épuisement ou apathie ». L’un des penseurs les plus anciens et les plus influents sur l’acédie est également Évagre le Pontique. Il est connu pour avoir dressé une liste de huit tentations mortelles, qui a ensuite évolué vers ce que nous connaissons sous le nom de sept péchés capitaux. Bien que ce personnage soit inconnu de beaucoup d’entre nous, ses réflexions sont très éclairantes sur les dimensions spirituelles de l’apathie :

L’acédie est une compagne insaisissable qui égare nos pas, la haine de l’assiduité, une lutte contre le calme, un temps orageux pour la psalmodie, une paresse dans la prière, un relâchement de l’ascèse, une somnolence intempestive, un sommeil agité, une oppression de la solitude, une haine de sa cellule, un ennemi des œuvres ascétiques, un adversaire de la persévérance, un musellement de la méditation, une ignorance des Écritures, un associé du chagrin.

L’acédie est un compagnon de tous les instants. Elle cible les pratiques spirituelles censées nous apporter la vie, comme la prière, le calme, la lecture des Écritures, le travail acharné et la persévérance dans le bien. Dans ses instructions pratiques aux moines sur les différents vices, Évagre consacre plus d’espace à la description de l’acédie qu’à tout autre vice.

De même, un autre moine et penseur important, Jean Cassien, décrit l’acédie comme une agitation qui nous pousse à poursuivre tout sauf nos devoirs les plus importants. L’acédie nous distrait. Elle nous rend paresseux et léthargiques face à nos responsabilités spirituelles et pratiques. C’est une paresse sélective qui rend tout le reste attrayant.

Une autrice récente, Nicole M. Roccas, résume bien ce qu’est l’acédie dans Time and Despondency, en soulignant qu’elle peut prendre différentes formes chez différentes personnes. Elle peut par exemple se manifester par (1) l’agitation, l’incapacité à terminer un livre, à prier pendant un certain temps ou à terminer une tâche ; (2) une productivité accompagnée de ressentiment ou d’ennui par rapport aux choses que l’on fait ; ou (3) une tendance à dormir, manger, s’inquiéter et se distraire.

Le fil conducteur de ces différentes manifestations est le manque de sens ou l’absence de but. Les choses sont soit laissées en suspens, soit faites pour de mauvaises raisons, soit faites sans aucun but. Comme l’observe Rebecca Konyndyk DeYoung dans Glittering Vices, le cœur est engourdi à l’égard des « exigences de l’amour », les choses auxquelles Dieu nous a appelés.

Dans Creed or Chaos? Dorothy Sayers dépeint l’acédie comme « le péché qui ne croit en rien, ne se soucie de rien, ne cherche à rien savoir, ne se mêle de rien, ne jouit de rien, n’aime rien, ne déteste rien, ne trouve de but en rien, ne vit pour rien et ne reste en vie que parce qu’il n’y a rien pour quoi il voudrait mourir ». Une indifférence privée de but, sans objectif.

L’acédie, telle que les chrétiens l’ont pensée à travers les âges, est réellement une notion utile pour comprendre ce que nous désignons parfois aujourd’hui comme apathie. Dans le diagnostic de l’âme qu’elle permet, elle indique que ce qui se passe en nous n’est pas seulement psychologique ou émotionnel, mais aussi spirituel. L’acédie semble en effet surtout se caractériser par sa résistance à ce qui est spirituel. N’est-ce pas ce que nous trouvons si troublant dans nos apathies ?

D’importantes recherches psychiatriques ont été menées sur l’apathie, notamment chez les personnes atteintes de maladies graves comme les maladies d’Alzheimer ou de Parkinson.

Toutefois, ces recherches pourraient avoir des applications plus larges pour tous ceux qui tentent de donner un sens à l’apathie. L’une des définitions les plus couramment citées décrit l’apathie comme un manque de motivation qui « n’est pas attribuable à une diminution du niveau de conscience, à un déficit intellectuel ou à une détresse émotionnelle ».

Lorsque le manque de motivation s’accompagne d’une absence d’effort, d’un manque d’intérêt pour l’apprentissage ou d’une absence d’émotion, alors le patient peut être diagnostiqué cliniquement comme souffrant d’une véritable maladie. Certains patients décrivent simplement l’apathie comme « la disparition de l’envie de se lever et de se mettre en route » ou « l’étincelle qui manque ». Ces formules expriment très bien un sentiment que beaucoup d’entre nous connaissent aussi.

Cependant, l’intérêt de ces précisions cliniques réside dans le fait que, à mesure que nous parvenons à mieux définir la maladie, nous apprenons à mieux la traiter. Par exemple, l’apathie recoupe d’autres affections, comme la dépression.

Par ailleurs, les études sur l’apathie ont permis de préciser les différents facteurs qui y contribuent, comme les facteurs environnementaux ou biologiques. Ainsi, les immigrants ou les membres de minorités ethniques s’adaptent parfois aux différences de culture ou de langue en devenant apathiques. Le changement de culture, ou le sentiment d’être isolé au sein d’une culture, interfère avec la poursuite de leurs valeurs ou objectifs, et l’apathie n’est qu’une façon de faire face ou de s’adapter à leur environnement.

Des études montrent également que le type d’apathie qui nous préoccupe est en grande partie une réaction acquise au monde. Ce n’est pas nécessairement quelque chose que l’on aurait de naissance, ni par conséquent quelque chose que l’on serait destiné à endurer pour le reste de sa vie. Des personnes relativement saines, mais apathiques ont perdu tout intérêt pour certaines choses, mais seulement pour certaines. Le psychologue Robert S. Marin définit les formes typiques d’apathie comme une « apathie sélective ».

Notre apathie est l’exact opposé de l’apathie que nos ancêtres louaient.

Qu’est-ce alors que l’apathie ? Quel est précisément cet ennemi qui se dresse contre nous ? Nous sommes à des kilomètres (et des centaines d’années) de la vertu antique de l’apatheia. Notre apathie est l’exact opposé de l’apathie que nos ancêtres louaient. La nôtre est sans amour, la leur était définie par l’amour. La nôtre dénonce l’autodiscipline, la leur l’exigeait.

L’apathie en question n’est ni une dépression profonde, ni un désespoir, ni un découragement. Il ne s’agit pas du mouvement mystérieux du chrétien fidèle qui tâtonne dans l’obscurité vers Dieu. Il s’agit plutôt d’une posture intermédiaire qui oscille entre confusion et désengagement.

L’apathie, comme la littérature psychologique nous l’a fait comprendre, est au fond un déficit de motivation, d’effort, d’intérêt, d’initiative et de désir envers des choses que nous trouvions autrefois importantes. Il s’agit d’un trouble psychologique, peut-être pas de la même ampleur que la dépression clinique, mais tout de même handicapant à sa manière. L’acédie ne fait que décrire le désintérêt que nous éprouvons à l’égard des choses de l’Esprit ; elle donne un nom à la dimension spirituelle de l’apathie.

L’apathie est une maladie psychologique et spirituelle qui se traduit par une baisse prolongée de la motivation, des efforts et des ressentis, ainsi que par une résistance à ce qui pourrait favoriser notre épanouissement et celui des autres.

Dans ce qu’elle a de pécheur, elle s’exprime par l’agitation, le manque de but, la paresse et le manque de joie à l’égard des choses de Dieu. Il ne s’agit pas d’un comportement d’adulte très mature qui serait devenu trop « cool » pour se préoccuper des choses. C’est un problème.

L’Écriture parle du péché comme d’une maladie qui se propage à tous les hommes à partir de sa source en Adam (Rm 5.12) et subsiste en nous, produisant toutes sortes de maux (7.8, 20). Elle déclare également que nous sommes esclaves du péché et que nous devons être libérés de cette captivité (Jn 8.34-36 ; Rm 6.6). Enfin, le péché est décrit comme contraire à la loi (1 Jn 3.4), entraînant la condamnation (Rm 5.18 ; 6.23), et nécessitant une expiation (3.23-25 ; 1 Jn 2.2).

Dans Not the Way It's Supposed to Be, Cornelius Plantinga décrit le péché comme le « saccage » du shalom. Le shalom, d’un point de vue biblique, désigne « épanouissement, plénitude et plaisir universels » — la façon dont les choses devaient être. Nous violons le shalom lorsque nous nous opposons à l’ordre bon que Dieu a établi. Nous le renversons lorsque nous vivons d’une manière qui nuit à notre bien-être et à la joie des autres. Et parce que le shalom concerne en définitive notre relation avec notre créateur, son saccage est dirigé contre Dieu.

Comme l’écrit Plantinga,

Le péché n’est pas seulement la violation de la loi, mais aussi la rupture de l’alliance avec son sauveur. Le péché est la dégradation d’une relation, le deuil de son parent et bienfaiteur divin, la trahison du partenaire auquel on est uni par un lien sacré.

Cette dégradation se produit à travers nos actions et nos attitudes. L’apathie est une maladie de l’âme ; il s’agit d’une déformation du cœur qui doit être guérie. L’apathie, telle que beaucoup d’entre nous la vivent, est une forme de servitude. Nous ne parvenons pas à nous en extraire et nous cédons régulièrement à ses avances.

En définitive, l’apathie, en tant que refus d’aimer celui qui est le plus aimable, est un crime moral et spirituel. C’est un péché au sens le plus fondamental du terme. Ses origines sont peut-être mystérieuses, mais son orientation ne l’est pas. Il s’agit d’une froideur à l’égard de Dieu et d’une indifférence à l’égard des choses qui apportent le shalom — deux choses qui doivent être pardonnées, combattues et guéries.

Nous devrions pleurer notre apathie, mais nous ne la pleurerons pas comme ceux qui n’ont pas d’espérance. Même dans notre apathie, Dieu est avec nous et pour nous.

Uche Anizor est professeur associé de théologie à la Talbot School of Theology. Texte extrait de Overcoming Apathy : Gospel Hope for Those Who Struggle to Care par Uche Anizor ©2022. Utilisé avec la permission de Crossway, un ministère éditorial de Good News Publishers.

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