L’étude de la vie de grandes figures évangéliques m’a rendu moins ambitieux

Si nous voulons éviter de nuire à nos mariages et à nos familles, nous avons à apprendre de nos précurseurs dans la foi.

Christianity Today May 26, 2022
Illustration by Rick Szuecs / Source images: Yagi Studio / Getty / Wikimedia Commons

En 2015, tandis que ma femme jouait avec nos trois enfants sur le terrain de jeu de notre quartier, je découvrais avec stupéfaction un tweet déroutant de l’ancien pasteur Tullian Tchividjian : « Bienvenue dans la vallée de l’ombre de la mort… Dieu merci, la grâce règne ici ».

J’ai rapidement appris que cette déclaration faisait référence aux difficultés conjugales de Tullian Tchividjian et de son épouse qui venaient d’être révélées. Comme tant d’autres, cette figure populaire du renouveau réformé avait été démasquée pour des comportements désastreux qui avaient conduit à la dislocation de son mariage.

Lorsque la nouvelle est tombée, je venais d’accepter un poste de pasteur associé à la Calvary Memorial Church d’Oak Park et j’étais à deux mois du début de mes études de doctorat en histoire chrétienne à la Trinity Evangelical Divinity School.

Pendant les sept années suivantes, j’ai étudié l’histoire des évangéliques. Tout au long de cette période, j’ai prêté une attention particulière à un motif historique que l’on ne peut pas ignorer dans la littérature, d’autant plus que sa répétition et ses conséquences continuent de se manifester dans le monde évangélique du 21e siècle dont je fais partie.

Le phénomène bien trop commun que j’ai découvert est le suivant : les grandes figures évangéliques de l’histoire ont souvent eu une vie personnelle et familiale tragique. Ce schéma m’est apparu à plusieurs reprises alors que je parcourais les biographies de pasteurs, de revivalistes et d’activistes évangéliques.

L’histoire du mouvement évangélique fourmille de récits nous mettant en garde contre les conséquences d’une ambition débridée. Si certains préféreraient passer ces histoires sous silence ou les dissimuler, nous n’y avons aucun avantage. Il serait au contraire sage de tenir compte de ces avertissements pour l’avenir de l’histoire évangélique. Y prêter attention nous incitera peut-être à freiner notre ambition, à fixer des limites et des attentes saines, et à prendre soin de la petite Église que constitue notre foyer.

Personnellement, je veux tirer les leçons des erreurs du passé en protégeant ma famille et en me prémunissant contre des tragédies dont je serais l’auteur.

Récemment, en lisant l’ouvrage Early Evangelicalism : A Global Intellectual History, 1670-1789, de W. R. Ward, je suis tombé sur un segment consacré à la vie d’August Hermann Francke (1663-1727), un personnage qui se trouve aux origines de l’histoire du mouvement évangélique. Francke eut pour mentor le célèbre théologien Philipp Jakob Spener et ouvrit la voie à la deuxième génération du piétisme allemand à la fin du 17e siècle et au début du 18e.

Son activisme public et son travail institutionnel furent diffusés par la presse évangélique et les réseaux de correspondance de l’époque, ce qui lui valut une crédibilité et une estime généralisées parmi les premiers évangéliques. Des évangéliques plus tardifs, comme John Wesley, reproduisirent le modèle d’éthique et de stratégie de travail de Francke dans leurs propres ministères, au détriment de leur vie personnelle.

En effet, alors que Francke se consacrait à un merveilleux travail pour le Royaume, son mariage avec Anna Magdalena Francke souffrait de la déception due à des besoins non satisfaits. Au milieu de leur vie, Anna et August se brouillèrent et, en 1715, leur séparation fut rendue publique. Ward laisse également entendre qu’August, trop occupé à satisfaire ses ambitions théologiques, n’accordait que peu d’attention à leur fille, Sophia.

Ainsi, alors que le ministère évangélique public et l’activisme de Francke étaient florissants, la santé de son foyer périclitait. Il m’a semblé que quelque chose n’allait pas : il devait y avoir un décalage entre le ministère public de Francke et sa vie spirituelle privée.

En lisant ce récit de l’histoire de Francke, j’ai tweeté : « En tant qu’historien, mes nombreuses lectures sur la vie privée tragique de grandes figures de l’histoire du mouvement évangélique m’ont rendu beaucoup moins ambitieux. Aucun accomplissement ne vaut le sacrifice d’une famille épanouie ».

Mais l’histoire qui a suscité ce tweet n’était que la plus récente dans une longue liste d’autres tragédies rencontrées au cours de mes recherches.

Une des figures du courant évangélique qui a attiré ma curiosité est Abraham Kuyper. Tout comme pour l’anglican C. S. Lewis, certains historiens seraient réticents à l’idée de présenter Kuyper comme un pionnier délibéré du mouvement évangélique. Néanmoins, les deux personnages ont fortement influencé le développement de la pensée évangélique moderne, y compris la mienne.

Abraham Kuyper (1837-1920) était à la fois précoce et ambitieux. Il s’est fait connaître pour son éthique protestante du travail et son engagement en faveur d’une mission chrétienne qui vise à transformer l’ensemble de la société. De nombreux penseurs évangéliques ont fait l’éloge oral ou écrit de cette figure centrale de l’histoire ecclésiastique, mais la majorité d’entre eux ne racontent pas toute l’histoire.

On se souvient souvent de Kuyper chez les évangéliques pour la citation suivante : « Il n’y a pas un seul centimètre carré du domaine de l’existence humaine dont Christ, souverain sur toutes choses, ne clame pas : “C’est à moi !”. ». Et pourtant, il a lutté pour que cela soit vrai dans le domaine de sa vie personnelle et familiale.

Kuyper souffrait d’une anxiété et d’une dépression handicapantes, qui le clouaient parfois au lit. Il apprit à faire face aux symptômes du surmenage en se retirant fréquemment pour de longues périodes de solitude lors de congés et de randonnées. Sa femme et ses enfants, eux, se retrouvaient ainsi privés de sa présence pendant de longues durées, alors qu’il se remettait des rigueurs de son travail missionnaire.

Malheureusement, Francke et Kuyper ne sont que la partie émergée de l’iceberg de ce que les familles évangéliques ont payé pour l’éthique de travail protestante réformée de leurs proches.

Récemment, quelqu’un m’a demandé de donner quelques exemples. C’est un peu à contrecœur que j’ai cité quelques noms, certains que je connais grâce à mes propres recherches dans les archives et d’autres que j’ai découverts dans les travaux d’autres historiens. Le problème de citer des noms et de se laisser passionner pour « qui l’a fait » est que cela pourrait conduire à une curiosité historique voyeuriste ou improductive, plutôt qu’à une discussion saine.

Je crois que ce dont les évangéliques ont réellement besoin est moins de se laisser fasciner par les côtés sombres de nos héros déchus de leur piédestal que d’apprécier davantage la fidélité tranquille, jour après jour, des pasteurs, des professeurs, des revivalistes et des activistes qui ont réussi à nager à contre-courant de puissants courants sociaux et culturels de leur époque qui exigeaient souvent des résultats et des performances irréalistes.

Tout au long de l’histoire, les leaders évangéliques ont porté un lourd poids, et ils continuent de supporter les attentes irréalistes de nombreuses institutions, maisons d’édition et ministères qui dominent le monde évangélique. Avec le temps, certains de ces leaders cèdent aux tentations qui accompagnent la notoriété et finissent par renoncer à leur bon sens. Et malheureusement, il arrive aussi que les organisations évangéliques cèdent à l’avarice au nom du succès. Elles prennent trop volontiers à leur compte les échecs privés de leurs dirigeants qu’elles choisissent de dissimuler.

Lorsque j’observe le rendement professionnel de certains pairs évangéliques, je prie sincèrement pour que Dieu les protège, eux et leurs familles. Bien que je me réjouisse de leurs réussites, je crains le coût que représente le fait de toujours dire « oui » à toutes les opportunités. Bien trop souvent, cette habitude met les gens sur la voie de l’échec, surtout s’ils ne restent pas responsables à l’égard de leur corps ou de leur famille.

Pour ma part, je suis devenu beaucoup moins ambitieux en étudiant l’histoire évangélique. Comme je l’ai dit, aucune réalisation ne vaut la peine de sacrifier une vie de famille saine. Mais cette conviction n’est pas seulement fondée sur ma connaissance des déchéances passées et présentes des leaders évangéliques.

Ma prudence à l’égard de l’ambition découle également de mon propre vécu. Tout comme l’ambition évangélique a anéanti la crédibilité de tant de précurseurs dans la foi, je me souviens d’une époque pas si lointaine où elle était tapie à ma propre porte.

J’ai été un pasteur épuisé, à la croisée des chemins, voyant s’ouvrir devant moi la voie menant à une tragédie personnelle. J’ai fait l’expérience de la pression écrasante de devoir publier régulièrement sur un blog, de gagner un certain nombre de supporters sur les réseaux sociaux, de publier davantage d’articles dans des revues, de rédiger le CV parfait et de me faire connaître auprès des « bonnes » personnes. Je me sens fatigué rien qu’en repensant aux nombreuses tentations auxquelles j’ai été confronté et aux diverses tactiques que j’ai employées pour réaliser mes ambitions.

Il y a quelques années, j’ai traversé une crise personnelle alors que j’essayais d’être à la fois pasteur et doctorant, tous les deux à plein temps. Cette crise m’a amené à reprendre à zéro et à réorienter mes ambitions. Ma femme et moi avons suivi une thérapie de couple et une thérapie individuelle pendant un an. J’ai redéfini les priorités de mon emploi du temps et fixé des limites à mon activité professionnelle. J’ai commencé à chercher des moyens de réinvestir du temps avec mes enfants, et nous avons fini par réapprendre à apprécier le repos du sabbat en famille.

Je sais que nous sommes appelés à faire des sacrifices pour la cause du Christ. Mais même l’apôtre Paul affirmait que les personnes mariées, en particulier celles qui ont des enfants, portent une certaine responsabilité dans le monde. Cela exige d’eux un équilibre entre la part de leur vie qu’ils consacrent directement à la cause du Christ et le temps et l’énergie qu’ils réservent à leur famille.

Autrement dit, nous devrions tous chercher à équilibrer notre engagement envers l’éthique protestante du travail et la mission de Dieu avec notre attachement à l’édification de la petite Église qui se trouve dans notre foyer. Et dans ce domaine, les évangéliques peuvent apprendre des échecs de leurs prédécesseurs, en gardant nos ambitions missionnaires à leur juste place et en encourageant la consécration de notre famille à Dieu par un service désintéressé.

Joey Cochran est le mari de Kendall et le père de Chloe, Asher, Adalie et Clara. Il est actuellement professeur invité au Wheaton College et à la Trinity Evangelical Divinity School et coordonne les médias sociaux pour la Conference on Faith and History .

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