Trois des missionnaires enlevés le 16 octobre viennent d’être libérés ce dimanche 5 décembre. La libération de deux autres avait déjà été annoncée le 21 novembre dernier. Douze d’entre eux restent donc entre les mains de leurs ravisseurs.
Alors que des mois de violence et d’enlèvements quotidiens continuent à ravager Haïti, les habitants tentent de garder le moral : « La personne moyenne vit dans la crainte et les tremblements », rapporte Edner Jeanty, directeur exécutif du Barnabas Christian Leadership Center dans la capitale, Port-au-Prince. « Beaucoup plaisantent en disant que l’espérance de vie des Haïtiens est désormais de 24 heures, renouvelée chaque matin. »
La formule prête à sourire, mais elle est malheureusement très réelle pour beaucoup. Un mois et demi après que l’enlèvement de 17 missionnaires américains et canadiens a attiré une fois de plus l’attention internationale sur la nation insulaire des Caraïbes, peu de choses ont changé pour les résidents de la grande région de Port-au-Prince. Une pénurie de carburant causée par les gangs a rendu la vie quotidienne presque impossible. Ceux qui sortent sont victimes d’enlèvements et de violences, qu’ils en fassent directement l’objet ou en soient témoins.
Au milieu des crises de sécurité et d’approvisionnement en carburant qui s’entremêlent, la fréquentation a chuté dans les Églises haïtiennes et certaines communautés ont cessé les services du soir. Il y a quelques semaines, un débat a éclaté après que plusieurs pasteurs ont encouragé les participants à apporter des machettes avec eux à l’église.
« C’est un drame haïtien, mais en réalité, c’est l’aboutissement d’années de négligence, d’abus et de pillage de la part d’un petit groupe de dirigeants nationaux avec la complaisance de la communauté internationale », estime Edouard Lassegue, vice-président de Compassion International pour les régions d’Amérique latine et des Caraïbes.
« Bien que je ne veuille pas cautionner ces actes de violence, je ne veux pas non plus les voir comme des événements isolés. Il s’agit d’une réaction brutale à des décennies d’abus », affirme-t-il. « Ces gangsters étaient autrefois payés par des personnes clés des secteurs économiques et politiques de la société haïtienne. Ils ont maintenant retourné leurs armes contre leurs bailleurs de fonds. »
« Un paysage sécuritaire qui se dégrade »
Bien que l’attaque du gang 400 Mawozo contre les employés de Christian Aid Ministries (CAM), détenus depuis mi-octobre avec des demandes de rançon d’un million de dollars par personne, ait attiré l’attention du monde, elle fait partie d’une escalade plus large de violences et d’enlèvements qui ne sont pas médiatisés.
Le Séminaire Théologique Évangélique de Port-au-Prince (STEP) a été contraint de quitter son campus il y a un an après que des gangs ont commencé à occuper son tout nouveau bâtiment qui a remplacé celui perdu lors du tremblement de terre de 2010. En septembre dernier, un diacre a été tué et sa femme enlevée alors qu’ils se rendaient le dimanche à la Première Église Baptiste de Port-au-Prince. Plus récemment, un coordinateur étudiant du STEP conduisait sa famille à la maison lorsque des membres d’un gang ont ouvert le feu sur sa voiture, tuant son fils de sept ans. Il y a quelques semaines encore, un gang a détourné un bus avec au moins 50 personnes à bord et a exigé un demi-million de dollars pour chaque passager.
« Les Haïtiens sont des gens résilients. Ils ont vécu des catastrophes naturelles et ont des conditions de vie difficiles. Mais les enlèvements et l’extorsion [qui] s’ensuit pèsent d’un poids très lourd lorsqu’une rançon va [de dizaines à des centaines] de milliers de dollars », explique David Shedd, ancien agent de la CIA et conseiller exécutif de VDI, un cabinet de conseil en sécurité régionale respecté par les missionnaires américains. « Pour ceux qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, [une rançon] bouleverse la vie. Ils ne se remettront jamais du paiement. »
La situation sécuritaire en Haïti a commencé à s’effondrer lorsque les Casques bleus de l’ONU sont partis en 2019, dit Shedd. Peu de temps après, un grand nombre d’officiers de la police nationale haïtienne ont fait défection et de riches Haïtiens ont commencé à s’entendre avec des gangs, embauchant leurs membres pour les protéger.
Aujourd’hui, les gangs de la région de Port-au-Prince travaillent ensemble de manière informelle pour délimiter le territoire afin d’éviter de s’entretuer. Ils aident également leurs membres à éviter les points de contrôle de la police nationale et à se déplacer facilement dans la ville d’environ un million d’habitants. Les gangs continuent souvent à enlever des personnes dans des quartiers de la ville qui échappent au contrôle des autorités.
« Je ne pense pas qu’il y ait une prise de conscience suffisante du pouvoir énorme et vicieux que ces gangs exercent », déclare Shedd.
Au-delà de la dégradation de la sécurité dans le pays, les gangs ont également provoqué une crise du carburant. Pendant des semaines, des hommes armés ont empêché les camions de faire des livraisons de diesel aux stations-service, avant qu’un chef de gang bien connu, surnommé Barbecue, n’autorise la distribution de carburant tout en exigeant la démission du Premier ministre Ariel Henry. Dépourvus de réseau électrique stable et largement tributaires de générateurs, les hôpitaux ont été contraints de refuser des patients, les banques ont fermé leurs portes, les écoles n’ont ouvert que quelques jours par semaine et le service Internet est devenu instable. D’autres ressources vitales étaient également menacées, car les pompes à eau potable du pays fonctionnent grâce au carburant alors bloqué.
Il y a des années, de nombreux gangs finançaient principalement leurs opérations en détournant l’aide internationale. Bien que les enlèvements n’aient pas été rares avant 2021, il y a eu 20 fois plus d’enlèvements cette année qu’en 2018, déclare Jonathan D. VerHoeven, directeur de l’analyse pour Concilium, une organisation qui aide les ministères chrétiens internationaux à évaluer les risques.
« Réaliser un enlèvement de masse de 17 personnes indique qu’un gang se sent très à l’aise », développe VerHoeven. « L’environnement sécuritaire ne peut que se dégrader lorsque l’on peut s’en tirer ainsi ».
Ce que retiendront les Haïtiens ordinaires et ceux qui s’en prennent à eux, c’est que les criminels ne subissent aucune conséquence pour leurs actes.
« Ce climat de terreur traumatise les gens qui ne peuvent pas obtenir leurs médicaments, ne peuvent pas aller à l’école, ne peuvent pas quitter la région », rapporte Jeanty. « Les personnes liées aux victimes sont sous pression. Les familles et les amis sont obligés d’emprunter pour payer la rançon. »
Au-delà des prouesses militaires des gangs — dont la puissance de feu surpasse celle de la police — la crise constitutionnelle toujours en cours suite à l’assassinat du président Jovenel Moïse en juillet fait qu’il n’y a pas de véritable gouvernement en place pour soutenir les forces de l’ordre.
Ainsi, de douloureuses conséquences pourraient accompagner la libération des missionnaires kidnappés, soulignant la complexité et la fragilité de la situation sécuritaire en Haïti.
« Si l’argent de la rançon est payé, [alors] le gang devient plus puissant et notre économie devient encore plus malsaine. Si la police nationale mène une opération, elle pourrait échouer (comme d’autres auparavant) et le gang sera [alors] perçu comme plus puissant encore qu’avant », expose Jeanty. « Si une opération spéciale libère avec succès les otages [mais que] les principaux dirigeants du gang ne sont pas traduits en justice, la nation pourrait manquer une occasion de connaître la vérité sur la source de notre insécurité. »
Professeur de théologie au STEP, Andrikson Descollines estime que « l’inefficacité de la police nationale à apporter une réponse appropriée aux activités des gangs » augmentera le risque pour les Haïtiens plus que la future libération des missionnaires eux-mêmes. « Si le gouvernement n’est pas en mesure d’empêcher les armes à feu et les munitions d’entrer dans le pays, ne peut pas sécuriser nos frontières et nos douanes, fournir du matériel et des équipements appropriés à la police, les choses vont empirer pour tous les groupes sociaux en Haïti. »
Le paiement des rançons réclamées enverrait un message clair aux gangs : le crime paie. « Si la rançon est payée, la peur que personne ne soit en sécurité augmentera de façon exponentielle », déclare Shedd. « Si au lieu de cela des mesures de sécurité sont appliquées pour éliminer le gang et sauver tous les otages (ou la majorité d’entre eux), cela enverrait un message très différent selon lequel, en réalité, le monde se soucie de ce qui se passe [et] il y a un moyen de sortir de ce qui semble être un gouffre sans fond de criminalité. »
Mais le message d’impunité semble déjà être diffusé çà et là. Alors que les derniers enlèvements paraissent avoir finalement attiré l’attention du gouvernement américain, on ne sait pas si cela durera au-delà de la fin de cette affaire en particulier. L’enlèvement d’un pasteur américain de 79 ans début octobre avait été peu médiatisé. (Jean Pierre Ferrer Michel et un fidèle ont finalement été libérés après qu’au moins 300 000 $ de rançon aient été payés.)
Shedd pense qu’aucun changement systémique ne se produira à moins que les États-Unis ne s’engagent à former la police nationale pour répondre efficacement aux enlèvements.
« Je pense que les gangs criminels comptent sur les États-Unis pour répondre [à l’enlèvement des missionnaires de CAM], mais ne s’attendent pas vraiment à un engagement à long terme pour faire régner l’ordre ou donner au gouvernement haïtien les moyens de fonctionner ».
Qui reste, qui part…
Les enlèvements de ces missionnaires ont rappelé cette vérité au monde entier : les responsables d’Église et les employés des organisations confessionnelles ne sont pas intouchables. L’instabilité persistante a déjà conduit de nombreux expatriés à quitter le pays. World Vision, par exemple, a évacué tout son personnel international d’Haïti.
Concilium utilise une question primordiale pour les ONG chrétiennes qui se demandent s’il faut ou non continuer à travailler dans un pays donné : pouvez-vous y exercer un ministère efficace ? « Que croyez-vous que Dieu vous a appelé à faire en Haïti ? Votre présence ajoute-t-elle du stress à vos partenaires locaux ou les aide-t-elle ? » explique VerHoeven.
À l’heure actuelle, pour de nombreux ministères chrétiens expatriés, la réponse à la première question est non. Concilium travaille actuellement avec ceux qui tentent de quitter le pays pour l’instant, mais envisagent d’y retourner dans un avenir proche. Mais tout le monde ne le fera pas.
Luke Perkins, un missionnaire américain qui travaille au STEP, estime que 85 % des missionnaires en Haïti sont partis au cours des trois dernières années.
« Certains missionnaires voient la douleur que subissent les enfants haïtiens innocents comme un plus grand danger que la menace à laquelle ils sont exposés lorsqu’ils sont ici avec nous pour nous aider. Cet acte horrible ne dissuadera donc pas ce genre de missionnaires de poursuivre leur appel pour nous aider », déclare Guenson Charlot, président de l’Université Emmaüs à Acul du Nord, près de la côte nord. « D’autres missionnaires et agences missionnaires ont leur sécurité personnelle pour principale préoccupation. Ceux-là ne sont là que lorsque les choses sont calmes et sûres et se mettront en sécurité au premier signe de menace potentielle pour leur propre vie. »
Après plus d’une décennie de ministère en Haïti, David Vanderpool, missionnaire dans le domaine médical, connaît de première main la brutalité et la violence des gangs. En 2015, des membres d’un gang ont violemment battu sa femme lors d’une tentative d’enlèvement, et il y a quelques années, des membres d’un gang ont assassiné le gestionnaire de sa base. Le gang des 400 Mawozo a également kidnappé deux membres de l’équipe de Vanderpool, des ressortissants étrangers, et les a détenus contre rançon. Ces hommes ont enduré quatre jours de torture, sans nourriture et avec peu d’eau, avant d’être finalement libérés.
Au cours des dernières années, les gangs laissaient en grande partie les Américains tranquilles. Ce n’est plus le cas.
« Cela a vraiment représenté un tournant que [400 Mawozo] se montre aussi audacieux, kidnappant des femmes et des enfants en plein jour. Ces missionnaires sont dans une situation critique, avec un gang très agressif, violent et malfaisant », affirme Vanderpool, fondateur et PDG de LiveBeyond.
À la fin du mois de novembre, le département d’État américain a exhorté avec véhémence Vanderpool et d’autres Américains à quitter Haïti, ce qu’il a accepté de faire.
« Il n’y a absolument aucune raison pour qu’un Américain ait besoin d’être en Haïti en ce moment. Le département d’État a beaucoup plus d’informations que nous, donc s’ils disent que ça va empirer, ça va probablement empirer », explique Vanderpool. « Les ministères doivent être dirigés par des gens du pays. C’est tout simplement trop dangereux pour les étrangers d’être là en ce moment. »
Les efforts de LiveBeyond pour répondre aux besoins médicaux, éducatifs et spirituels se poursuivront via son personnel haïtien, dans la mesure des stocks disponibles. On peut toutefois se demander si la situation est plus sûre pour les travailleurs locaux.
Compassion International, dont le ministère en Haïti n’emploie que des Haïtiens, a délocalisé une grande partie de son personnel en dehors de la région de la capitale. Les augmentations des prix du gaz et des denrées alimentaires ont augmenté les coûts d’exploitation. Même avant la récente flambée d’enlèvements, la pandémie a éloigné du pays de nombreuses équipes de mission à court terme, dont les frais de voyage aident souvent à financer le travail des ministères locaux.
En plus du stress auquel ils font face en raison de leurs ministères, de nombreux habitants sont confrontés à des choix difficiles dans la vie quotidienne, comme pour leur utilisation de leur carburant, avec par exemple la décision de savoir s’il vaut mieux aller faire les courses ou se rendre à l’église.
« La façon dont on vit chaque jour est complètement folle. Vous commencez à perdre toute vision du monde à long terme parce que n’importe quel jour pourrait être le dernier », explique Anna Hampton, autrice de Facing Danger : A Guide Through Risk (« Faire face au danger : un guide pour gérer le risque »), sur la base de ses décennies de ministère en Afghanistan et dans d’autres pays d’Asie centrale et du Moyen-Orient.
« Le risque est qu’ils pourraient renoncer à la vie. Lorsque vous vous sentez isolé, résigné à tout ce qui vous arrive et n’avez pas d’espoir en Jésus, alors vous abandonnez ou vous adoptez une mentalité de “Je peux faire ce que je veux” », développe-t-elle. « Alors vous faites des choses à d’autres gens au nom de la survie. On prie que le Seigneur soit là… mais cela ne veut pas dire que vous aurez du pain pour la journée ».
L’Église haïtienne a longtemps lutté avec une certaine passivité envers les événements sociaux et politiques en raison d’un enseignement théologique qui définissait étroitement ce qui relève du spirituel et à cause d’un gouvernement longtemps hostile aux évangéliques, relate Lassegue. Mais depuis le tremblement de terre de 2010, les chrétiens haïtiens réfléchissent de plus en plus à leur responsabilité envers la société.
« Alors que la Bible était utilisée auparavant pour justifier une position isolationniste, on entend aujourd’hui de nombreux sermons sur la nécessité d’être sel et lumière dans ce monde. Des passages comme Jérémie 29.7 et Matthieu 5.13 sont souvent cités et prêchés », rapporte-t-il. « J’espère que cela entraînera un changement tangible dans le pays. Priez pour que l’Église haïtienne et les chrétiens haïtiens prennent conscience des possibilités et de la responsabilité que nous avons devant nous. »
Traduit par Kervenly Calasse
Révisé par Léo Lehmann