Paul était-il né esclave ?

Probablement originaire de Galilée, certains pensent que Saul de Tarse pourrait avoir grandi dans la servitude.

Christianity Today May 27, 2024
Illustration de Michael Marsicano

Peu des nombreuses lettres écrites par l’apôtre Paul nous sont parvenues. Ce dont nous disposons est principalement composé de communications aux églises dans leur ensemble et de lettres adressées à des groupes de croyants dans des villes spécifiques. C’est logique. Ces lettres étaient lues publiquement et à plusieurs reprises ; elles étaient copiées, diffusées et beaucoup pourraient avoir été considérées comme partie de l’Écriture peu après que l’encre de leurs pages ait séché.

Paul a également envoyé de nombreuses lettres à des particuliers. En lisant ses écrits, on sent bien que l’on n’entrevoit qu’une fraction de son réseau relationnel et de son influence. Presque toutes ses lettres à des individus ont été perdues.

Mais il y a des exceptions.

Il ne paraît peut-être pas évident que des lettres personnelles trouvent leur place dans le canon. Le fait d’être associées à une figure importante, au responsable d’une grande communauté, a probablement aidé. Timothée, par exemple, semble avoir été un responsable de premier plan pour la deuxième génération de l’Église. Il a été évêque d’Éphèse, une grande ville de l’Empire romain et un centre important pour le christianisme. Tite était un pilier de la mission auprès des non-Juifs et a servi comme évêque de Crète. L’inclusion dans le canon des lettres qui ont gardé leurs noms pouvait être soutenue par d’importantes communautés.

Par contre, la préservation de la lettre de Paul à Philémon, responsable d’une église de maison dans la petite ville de Colosses, a quelque chose d’un mystère. C’est la lettre la plus personnelle que nous ayons de Paul. Elle ne comporte que 25 versets.

Cette lettre nous révèle une histoire. Un homme nommé Onésime s’est enfui de chez son maître Philémon. Onésime était probablement un esclave domestique, un serviteur haut placé dans la hiérarchie. Parler d’esclave en fuite correspond donc bien à une réalité, mais pourrait induire en erreur les lecteurs modernes qui imagineraient un Onésime dans une fuite désespérée vers la liberté.

Divers spécialistes estiment plutôt qu’Onésime s’est rendu auprès de Paul avec le projet de retourner plus tard auprès de son maître. Steven M. Baugh, professeur émérite de Nouveau Testament au Westminster Seminary, en Californie, écrit : « Il semble très probable qu’Onésime se soit enfui de chez Philémon avec l’intention de retrouver Paul pour demander son intercession en sa faveur […] dans le contexte d’une querelle entre maître et esclave. Cette lettre est l’intercession de Paul. »

Il peut être difficile aujourd’hui de comprendre pourquoi Onésime aurait pu vouloir retourner à l’esclavage. Mais l’explication est simple : si Onésime occupait un poste important auprès de son riche propriétaire, il y avait peu de chance qu’il ait le désir de troquer celui-ci pour une vie de pauvre paysan. « Les esclaves appartenant aux foyers de personnes riches ou moyennement riches menaient d’une certaine manière une vie meilleure que les pauvres libres de la ville », écritl’historien James S. Jeffers dans The Greco-Roman World of the New Testament Era. « Contrairement aux pauvres libres, ces esclaves bénéficiaient normalement de trois repas par jour, d’un logement, de vêtements et de soins de santé. » De nombreux esclaves, ajoute Jeffers, « étaient mieux formés que les pauvres nés libres ».

Ceci dit, l’interprétation traditionnelle et la plus courante de l’histoire est qu’Onésime s’était emparé de l’argent de Philémon et n’avait pas l’intention de repartir.

Et il y aurait pu avoir beaucoup d’argent. De nombreux esclaves ayant le sens de l’organisation et des affaires étaient chargés de superviser les entreprises de leurs maîtres. Ils étaient connus sous le nom d’oikonomos (à l’origine de notre mot « économie »), ou intendants.

Philémon, un riche homme d’affaires converti au christianisme suite au témoignage de Paul, vivait à Colosses. Il avait probablement un certain nombre d’esclaves pour l’aider dans ses entreprises. En raison du risque de vol sur la route entre les grandes villes commerciales, les hommes comme Philémon ne voyageaient pas eux-mêmes avec leurs marchandises. Au lieu de cela, ils confiaient cette tâche à des esclaves de confiance comme Onésime.

Dans un tel cas, on pourrait imaginer que, au lieu de retourner chez Philémon avec son argent, Onésime aurait empoché le gain et sauté dans un bateau pour Rome. C’est ainsi qu’on le retrouverait finalement auprès de Paul, le servant en prison et devenant un disciple du Christ sous sa conduite.

Il est impossible de dire si Onésime a fui pour chercher Paul ou s’il en est venu à entendre parler de lui par l’intermédiaire des chrétiens de Rome. Mais il paraît étrange qu’un esclave en fuite passe autant de temps auprès d’un personnage religieux sous bonne garde, assigné à résidence et entouré d’agents de l’État.

Pourquoi Onésime a-t-il pris le risque d’aller voir Paul ? C’est un peu comme s’il avait su quelque chose sur Paul que nous avons oublié.

Dans les décennies précédant la naissance de Jésus, une agitation certaine régnait dans le nord d’Israël. Le pays était un foyer de résistance et de soulèvements contre Rome, entre révoltes armées et vols dans les dépôts où étaient stockés les fruits des odieuses taxes de l’occupant.

Mais Rome n’en était pas à ses débuts. Garder les peuples soumis est tout un art, et l’Empire avait des siècles d’expérience en la matière. Les commandants insurgés étaient exécutés par des moyens horribles tels que la crucifixion ou l’empalement. Rome savait qu’il ne suffisait pas de couper la tête. Pour étouffer la rébellion, ce sont des communautés entières qu’il fallait reprendre en main.

Ainsi, comme le raconte l’historien Josèphe, Rome commença à mettre à sac des villages rebelles entiers et à vendre leurs habitants comme esclaves sur ses nombreux marchés. À cette époque, des marchands d’esclaves suivaient souvent les légions romaines lors des campagnes militaires, recueillant le butin humain et remplissant les coffres de l’Empire.

Un village de Galilée allait particulièrement gêner Rome au cours de la centaine d’années entourant la résurrection du Christ : Gischala, situé à l’extrême nord du pays.

Après quelque infraction commise aux abords du tournant de l’ère chrétienne et dont les détails ont été oubliés par l’histoire, les Romains rassemblèrent les habitants de Gischala, les embarquèrent et les réduisirent en esclavage.

Si la mémoire de l’Église primitive est correcte, les parents de Paul étaient parmi eux.

En l’an 382, le pape charge un jeune érudit étonnamment brillant, Jérôme, de mettre à jour l’ancienne Bible latine. Les érudits connaissant le grec étaient rares, et Jérôme était l’un des rares à maîtriser également l’hébreu.

Deux décennies plus tard, dans un monastère de Bethléem, il achevait la tâche monumentale de la traduction de la Vulgate, la version de la Bible la plus influente de l’histoire. Il écrivit également, entre autres, quatre commentaires sur les lettres de Paul.

Dans son commentaire sur Philémon, Jérôme évoque ce souvenir que l’Église primitive avait de Paul :

On dit que les parents de l’apôtre Paul étaient originaires de Gischala, une région de Judée, et que, lorsque toute la province fut dévastée par la main de Rome et que les Juifs furent dispersés dans le monde entier, ils furent transférés à Tarse, une ville de Cilicie.

Le latin fuisse translatos du commentaire de Jérôme à propos des parents de Paul transférés à Tarse pourrait aussi être traduit par « furent emmenés », ou pris contre leur gré.

On a parfois fait l’hypothèse que les ancêtres de Paul étaient simplement des entrepreneurs opportunistes. Ils auraient quitté Israël parce que le travail du cuir et la fabrication de tentes étaient plus rentables dans un grand centre romain comme Tarse.

Mais ce n’est pas ce que disait l’Église primitive.

L’euphémisme « emmené » signifie que Rome a traité les parents de Paul comme elle le faisait presque toujours avec les rebelles. Selon le chercheur allemand Theodor Zahn, ils avaient été « faits prisonniers de guerre » et vendus comme esclaves à Tarse. Paul était peut-être un enfant à l’époque, dit Zahn, ou peut-être est-il né au milieu des obligations de l’esclavage de ses parents.

L’esclavage romain n’était cependant pas le même que celui de la traite des Noirs. « Les citoyens romains libéraient souvent leurs esclaves », écrit Jeffers. « Dans les foyers urbains, cela se produisait souvent lorsque l’esclave atteignait l’âge de 30 ans. On connaît peu d’esclaves urbains qui ont atteint un âge avancé avant de gagner leur liberté. »

Selon la spécialiste Mary Beard, beaucoup à l’époque considéraient ce passage de l’esclavage à la citoyenneté comme un trait distinctif de la réussite de Rome. Elle écrit : « Certains historiens estiment qu’au deuxième siècle de notre ère, la majorité des citoyens libres de la ville de Rome avaient des esclaves parmi leurs ancêtres. »

C’est pour cette raison que de nombreuses traductions de la Bible ont choisi d’utiliser le terme de serviteur plutôt que celui d’esclave pour parler de cette réalité. L’asservissement est assurément un affront flagrant aux droits de l’homme. Mais l’esclavage du Nouveau Testament n’était pas le type d’esclavage auquel nos contemporains pensent souvent. L’esclavage romain avait généralement une fin. Dans de nombreux cas, il créait même des opportunités de promotion sociale, en particulier pour les enfants d’esclaves.

Quelques siècles après Jérôme, Photius 1er, évêque de Constantinople, fit le tour de sa célèbre bibliothèque et en retira des volumes et des documents qui ont depuis lors été engloutis dans les sables du temps. Seule sa lettre évoquant ces documents a été conservée. S’inspirant non pas de Jérôme, mais d’une autre source de l’Église primitive que les historiens n’ont pas encore identifiée, il écrit :

Paul, le divin apôtre […] qui avait pris pour patrie la Jérusalem d’en haut, avait aussi pour part la patrie de ses ancêtres et de sa race physique, à savoir Gischala (qui est aujourd’hui un village de la région de Judée, autrefois considéré comme une petite ville). Mais comme ses parents, ainsi que beaucoup d’autres de sa race, furent faits prisonniers par la lance romaine et que Tarse lui fut échue et qu’il y naquit, il la nomme comme patrie.

Photius fait naître Paul à Tarse, de parents esclaves. Ce n’est pas parce qu’une tradition dit quelque chose que celle-ci est vraie. De nombreuses traditions ne correspondent pas à l’Écriture et doivent être laissées de côté.

Mais pas celle-ci.

Jerome Murphy-O’Connor, spécialiste de Paul et professeur de Nouveau Testament à l’École biblique de Jérusalem, écritque « la probabilité que [Photius] ou tout autre chrétien antérieur ait inventé cette association de la famille de Paul avec Gischala est faible. La ville n’est pas mentionnée dans la Bible. Elle n’a aucun rapport avec Benjamin. Elle n’a aucun lien avec le ministère galiléen de Jésus. »

Pour le dire autrement : si vous vouliez inventer une légende sur les origines de Paul, vous devriez trouver quelque chose de plus intéressant. Vous le situeriez à un endroit important, avec une histoire qui cimenterait son ancrage dans le récit biblique. Pas dans une ville obscure qui n’apparaît même pas dans les Écritures.

En matière de traditions historiques de l’Église, celle-ci semble aussi fiable qu’on puisse l’espérer. Des spécialistes allemands comme Zahn et Adolf von Harnack qualifient ce type de détail d’unerfindbar, « ininventable ». En somme, la chose apparaît comme trop précise pour avoir été créée de toutes pièces.

L’une des grandes énigmes de la recherche paulinienne est de savoir pourquoi peu d’experts dans le monde anglophone en parlent. Douglas Moo, éminent spécialiste de Paul au Wheaton College, déclarait dans une interview : « Je n’ai trouvé que très peu d’ouvrages sur Paul qui en fassent même simplement mention ». Dans sa biographie de Paul, N. T. Wright estime assez légèrement qu’il s’agit d’une « légende tardive ».

Mais il n’y a pas là grand-chose d’une légende et l’on peut difficilement qualifier l’information de tardive.

Les spécialistes de Jérôme et d’Origène, un autre père de l’Église primitive, s’accordent à dire que la déclaration de Jérôme sur les parents de Paul, écrite en l’an 386, n’est pas de son propre fond. En fait, peu de choses dans le commentaire de Jérôme sont originales.

Ronald E. Heine, spécialiste d’Origène à l’université Bushnell, estime que « Jérôme fait surtout de la traduction d’Origène ». Caroline Bammel, historienne de l’Église ancienne à Cambridge, considère plus crûment que le travail de Jérôme dans ses commentaires est « largement plagié d’Origène ».

Le commentaire d’Origène sur Philémon, comme une grande partie de son œuvre, a été perdu. Mais en observant les traductions — ou appropriations — d’autres commentaires d’Origène par Jérôme, les chercheurs sont certains qu’il provient d’Origène. « Dans ce commentaire, nous avons l’exposé d’Origène revêtu de l’habit du latin de Jérôme », écrit Heine.

Cela situe cette tradition sur l’origine de Paul non pas à l’époque de Jérôme, mais à celle d’Origène, au début des années 200. Origène écrivait à Césarée, à proximité de la Galilée et dans une ville où Paul a passé deux ans (Ac 23.23-24 ; 24.27). Les plus âgés des conteurs qui l’entouraient et préservaient la tradition orale avaient grandi sous la conduite des deuxième et troisième générations de l’Église.

Loin d’une légende tardive, il s’agit de la « première explication connue de l’Épître à Philémon », écrit Heine. « Selon toute vraisemblance, il s’agit du premier commentaire jamais écrit sur l’épître. »

Dans le monde académique allemand, l’idée que Paul était un esclave affranchi fait l’objet de discussions animées depuis déjà 150 ans. Au 20e siècle, d’éminents spécialistes tels que Von Harnack et Zahn, ainsi que Martin Dibelius, ont apporté leur crédit à l’histoire de Jérôme.

De nombreux autres chercheurs allemands « prennent au sérieux l’affirmation selon laquelle les parents de Paul venaient de Galilée », écrit le théologien Rainer Riesner, qui enseigne aujourd’hui à l’université de Dortmund. Certains vont même jusqu’à penser pouvoir identifier la rébellion galiléenne qui aurait conduit à l’asservissement de ses parents : le soulèvement de l’an 4 avant Jésus-Christ, lorsque Varus, gouverneur romain de la Syrie, brûla des villes entières et crucifia 2 000 personnes. Dans des villes galiléennes comme Sepphoris, écrit Josèphe dans ses Antiquités juives, les Romains « réduisirent les habitants en esclavage ».

Si tel est bien le cas, le fait que Saul de Tarse apparaisse adolescent à Jérusalem deux décennies plus tard est tout à fait cohérent. Lorsque Paul affirme, en Ac 22.28, qu’il est « né » citoyen romain, le verbe gennao qu’il emploie pourrait se référer à la naissance ou à l’adoption. Les esclaves romains affranchis étaient souvent adoptés par la famille de leur maître et recevaient un nom et une citoyenneté romains.

Cela explique également pourquoi il portait le nom de Paul, un nom très romain qu’aucun pharisien ne donnerait à son enfant bien hébreu.

Contrairement à ce que l’on pense souvent et à ce que l’on entend en chaire, Saul ne prend pas le nom de Paul après être devenu disciple du Christ. Le nom de Saul par lequel il est d’abord désigné est encore employé après sa conversion (Ac 11, 13). Dans les contextes juifs, il utilise son nom hébreu, Saul. Dans les contextes gréco-romains, il utilise ce qui pourrait être son cognomen (troisième partie d’un nom romain), Paullus, hérité de la famille à laquelle il appartenait.

Bien qu’il ait pu hériter ce nom de Paullus de n’importe quelle famille romaine, celui-ci était porté par une branche d’une famille particulièrement célèbre, celle des Aemiliens, relève le spécialiste des lettres classiques du 20e siècle, G. A. Harrer. Ici aussi, les certitudes sont impossibles, mais Harrer suppose que si le propriétaire de Paul était issu de cette famille, le nom romain de l’apôtre aurait pu être « L. Aemilius Paullus, également connu sous le nom de Saul ».

Quelle que soit l’origine du nom de famille, dit Riesner dans une interview, le père de Paul « a été affranchi par son maître romain et a automatiquement obtenu la citoyenneté [romaine] ».

On peut aisément oublier à quel point Paul est un personnage étrange. Luc et lui semblent faire des récits si différents de sa vie que certains chercheurs s’en sont trouvés déconcertés.

Dans les Actes, Luc dépeint Paul comme un citoyen romain de Tarse, à l’aise dans un monde juif hellénistique plus détendu à l’égard des anciennes coutumes. Cependant, Paul se décrit ailleurs en des termes très juifs : « hébreu né d’Hébreux », parlant l’araméen, « de la tribu de Benjamin », pharisien zélé (Ph 3.5-6).

Si nous n’avions pas le livre des Actes des Apôtres, ces propos nous feraient probablement supposer que Paul était originaire de Galilée ou de Jérusalem. Après tout, « on ne devenait pas pharisien en dehors de la Palestine », écrit Riesner dans Paul’s Early Period.

Il était vraisemblablement très rare que quelqu’un soit à la fois un pharisien galiléen zélé et un citoyen romain de Tarse. Il pourrait avoir été difficile de croire que l’on puisse combiner « hébreu né d’Hébreux » et Juif hellénistique. Mais c’est précisément ce qu’était Paul.

Paul n’était pas un Juif de langue grecque qui avait perdu sa langue et sa culture et qui vivait dans le luxe romain. Hier comme aujourd’hui, il existait une forte différence entre les Juifs vivant dans leur patrie et la défendant et ceux menant une vie plus confortable ailleurs. Paul souligne intentionnellement son enracinement dans son héritage et son attachement résolu à celui-ci.

En même temps, Paul était une bizarrerie parmi les Romains, car les Juifs hellénisés parlaient rarement l’araméen. La maîtrise de cette langue par Paul est si importante qu’elle constitue le point culminant de la scène relatée en Actes 21 et 22.

Dans la seconde moitié d’Actes 21, la présence de Paul dans le temple de Jérusalem provoque une vive agitation. On le prend pour un faux prophète égyptien qui avait trompé de nombreuses personnes quelques années auparavant et la foule devient si violente que les soldats romains doivent emmener l’apôtre.

Mais Paul, dans son grec maternel bien maîtrisé, s’adresse au commandant romain. En entendant Paul s’exprimer, l’officier se rend compte qu’il ne s’agit pas de la bonne personne : il n’est clairement pas égyptien.

L’apôtre demande alors s’il peut s’adresser à la foule.

Il monte les marches et commence à parler au peuple : en araméen, la langue qui les avait bercés depuis le sein de leur mère. « Lorsqu’ils entendirent qu’il leur parlait en araméen, ils se tinrent encore plus tranquilles », dit Luc (22.2, NFC).

Tout comme bien des émigrés perdent l’usage de la langue de leurs ancêtres au bout de quelques générations, il était rare que les Juifs de la diaspora parlent l’araméen. C’était la langue d’Israël. À moins que la famille de Paul n’ait quitté très récemment le pays, l’apôtre n’aurait pas été un locuteur natif.

Il y a une autre incohérence dans le CV de Paul : adolescent, il se rend à Jérusalem pour étudier avec Gamaliel, un enseignant juif renommé (5.34). Ce n’était pas un honneur habituel pour des enfants ordinaires de la diaspora ou des Juifs hellénistiques. Mais si les parents de Paul avaient été des zélotes, transplantés de force à Tarse, cette origine aurait pu le distinguer.

« De nombreux chercheurs modernes doutent fortement qu’un juif pieux comme Paul ait pu être citoyen romain », me dit Rainer Riesner. Il semble impossible de réconcilier le pharisien, l’hébreu né d’Hébreux, le zélote parlant l’araméen et le citoyen romain cosmopolite et parlant le grec. À moins, bien sûr, que l’on ne prenne en compte la tradition de l’Église primitive voyant en Paul l’enfant d’une famille réduite en esclavage.

« L’affranchissement du père de Paul résout ces problèmes », m’explique le théologien allemand.

Riesner s’inscrit dans la suite d’une longue lignée d’universitaires allemands qui ont pensé la même chose. « Le grand libéral Adolf von Harnack et le grand conservateur Theodor Zahn » étaient tous deux de « fervents défenseurs » de cette tradition, me raconte-t-il. Ils n’étaient pas même d’accord sur la résurrection, mais ils se rejoignaient sur ce point.

Alors pourquoi les chrétiens du monde anglophone n’en parlent-ils pas davantage ?

Une théorie veut simplement que les universitaires allemands du 20e siècle lisaient beaucoup mieux le grec et le latin que les universitaires américains ou britanniques contemporains. Lorsque ces Allemands ont commencé à occuper des postes dans des universités de premier plan, ils ont pu étudier Homère ou Origène en grec, ou Jérôme en latin. Ils pouvaient lire non seulement pour leurs recherches, mais aussi pour le plaisir.

Les études du Nouveau Testament dans le monde anglophone, en revanche, ont tendance à ne mettre l’accent que sur le corpus du grec du Nouveau Testament. De nombreux chercheurs du Nouveau Testament ne savent tout simplement pas lire Homère ni Origène. Ainsi, après la Seconde Guerre mondiale, lorsque beaucoup de recherches se sont déplacées des universités germanophones vers les universités anglophones, cette partie des débats sur Paul s’est peut-être perdue dans les affres de la traduction et du feuilletage des pages du dictionnaire.

« Les pères de l’Église se sont développés rapidement ici en Amérique », m’explique Ronald E. Heine, le spécialiste d’Origène. Pour lui, ce n’est que très récemment que les études patristiques ont reçu l’attention qu’elles méritaient.

Quelles qu’en soient les raisons exactes, certains de nos travaux académiques souffrent manifestement d’un manque de familiarité et de confiance à l’égard du travail de l’Église primitive.

Pour se décrire tel qu’il était en tant que jeune homme, Paul utilise parfois le terme « zélote » (généralement traduit dans des passages comme Galates 1.14 par « zélé »). On a généralement interprété ce terme comme signifiant qu’il était plein de zèle ou « brûlant pour Dieu ». Mais il y a de bonnes raisons de penser que Paul s’identifiait par là à la secte juive qui s’opposait par la violence à toute personne contrevenant à l’observance de la Torah, y compris les Romains.

Si tel est le cas, quel genre de zélote était Paul avant de rencontrer le Christ ?

Au bout de son expérience de l’esclavage, il avait découvert que Rome n’avait pas que de mauvais côté. L’empire lui avait tout de même conféré sa citoyenneté. Paul avait conservé les perspectives zélotes de son éducation, mais non sans les altérer. Ce n’est plus contre Rome qu’il se battait, mais pour ses traditions ancestrales. La persécution des chrétiens était l’expression de ce zèle.

Même après sa conversion, Paul semble réticent à révéler sa citoyenneté romaine devant ses compatriotes hébreux, qui pourraient encore l’avoir associé aux zélotes. Il supporte des coups qu’il aurait pu éviter en invoquant cette citoyenneté (Ac 16.16-40). Le philosophe romain Cicéron écrivait : « lier un citoyen romain est un crime, le fouetter est une abomination, le tuer est presque un acte de parricide ».

Ce n’est que lorsqu’il n’y a que peu ou pas de spectateurs juifs que Paul semble prêt à jouer sa carte de citoyen romain. Dans la scène d’Actes 22, Paul est séquestré dans la caserne lorsqu’il surprend les soldats par cette annonce.

Il est possible que de nombreux apôtres de Jérusalem n’aient eu connaissance de sa citoyenneté qu’à la fin de la vie de Paul. Il est difficile d’être à la fois un important responsable juif et un citoyen de l’empire qui opprime son peuple.

S’il avait été élevé en tant qu’esclave dans une ville romaine avant d’être affranchi, on comprend bien comment Paul pouvait être citoyen de l’empire tout en gardant un certain recul à son égard.

Les zélotes mettaient en œuvre leur zèle de différentes manières. Certains extrémistes assassinaient des personnalités politiques, des Romains ou des Juifs sympathisants de Rome. D’autres se livraient à des violences religieuses plus spécifiques, comme l’enlèvement de Juifs hellénistiques incirconcis et leur circoncision forcée.

Le héros de ces activistes était Phinéas, le petit-fils d’Aaron. Alors que les Israélites étaient sur le point d’entrer dans la Terre promise, celui-ci s’était mis en colère contre les hommes qui prenaient des femmes moabites et s’adonnaient à leur culte de la fertilité. En Nombres 25, il va chercher une lance et suit un homme et son amante madianite dans une tente. Il les transperce tous les deux d’un seul coup et détourne la colère de Dieu.

Dans sa biographie de l’apôtre, N. T. Wright explique : « Lorsque l’apôtre Paul se décrit dans sa vie antérieure comme étant consumé par le zèle pour ses traditions ancestrales, il se remémore une jeunesse façonnée par la figure de Phinéas. »

Phinéas était le héros du jeune Paul. Il cherchait ardemment à délivrer le peuple juif par le même type de zèle violent.

La manière dont nous faisons sa connaissance dans l’Écriture ne doit rien au hasard.

Dans le mouvement messianique naissant qui deviendra le christianisme, Étienne se distinguait comme un prédicateur remarquable. Non seulement il pouvait prêcher, mais il aidait aussi au service des veuves juives hellénistiques dont les besoins n’étaient pas satisfaits parce qu’elles étaient moins considérées que les autres (Ac 6). Dans l’esprit du jeune Paul, Étienne profanait la compréhension juive du monothéisme et violait les traditions rabbiniques, tout comme Jésus.

Si les zélotes cherchaient une cible, Étienne était tout indiqué.

Paul pourrait alors avoir contribué à son lynchage. Celui-ci n’est pas orchestré par des Juifs locaux, mais par des « membres de la synagogue appelée “synagogue des affranchis”, des Cyrénéens, des Alexandrins et des Juifs de Cilicie et d’Asie » (Ac 6.9). Comme l’écrit Eckhard J. Schnabel, spécialiste du Gordon-Conwell Theological Seminary, dans son commentaire sur les Actes des Apôtres, « les “affranchis” […] étaient des Juifs qui avaient été libérés de l’esclavage par leurs propriétaires ou qui descendaient d’esclaves juifs émancipés ».

Si l’Église primitive dit vrai au sujet des parents de Paul, alors, que celui-ci soit né d’un père affranchi ou né dans l’esclavage et affranchi par la suite, il aurait été considéré comme un affranchi.

Les membres de cette synagogue d’affranchis produisent de faux témoins contre Étienne afin de monter un dossier contre lui (v. 13).

Il serait étrange qu’un « Hébreu né d’Hébreux », chez lui à Jérusalem, travaille spécifiquement avec d’anciens esclaves pour mettre au point cette ruse. Si Paul avait été un membre important de la haute société, son association avec d’anciens esclaves n’aurait guère de sens. Promouvoir de faux témoignages nécessite un très haut niveau de complicité au sein d’un groupe. En cas de fuite, les intrigants s’exposaient au châtiment qu’ils cherchaient à infliger à leur victime (Dt 19.16-21).

Mais cette synagogue d’affranchis — dont beaucoup étaient originaires de Cilicie, qui avait pour capitale Tarse, la ville natale de Paul — pourrait avoir compté bien des amis proches et des compatriotes qui voyaient le monde comme Paul.

« Luc pourrait supposer ici que Paul appartenait à cette synagogue particulière », écrit Riesner.

Il est donc fort possible que Paul, l’esclave affranchi, ait été entouré d’esclaves affranchis issus de la même région que lui. Il fait partie d’un cercle de familiers, d’où il aurait pu inspirer les conspirateurs à l’origine de la mort du premier martyr chrétien. Par la suite, il prévoit de poursuivre et de détruire les communautés messianiques naissantes dans tout l’Empire romain.

Au sommet de la liste ? Damas.

Mais comme vous le savez, en chemin, Paul est confronté à un visiteur céleste, renversé et aveuglé pendant trois jours (Ac 9). Une rencontre qui a changé le monde.

Non seulement l’histoire de Paul telle que la raconte l’Église primitive explique mieux son personnage, mais elle explique aussi mieux la façon dont il s’exprime.

Nous ne nous interrogeons pas nécessairement sur la manière dont Paul écrit. Nous l’imaginons simplement normale. Mais si le reste du Nouveau Testament peut servir de guide, tel n’est pas le cas.

Chacun est formé par son milieu. Nos vocabulaires et nos boîtes à outils mentales trahissent le milieu dans lequel nous avons évolué. Et Paul est obsédé par le vocabulaire de l’esclavage. Dans ses écrits, il en parle constamment : de la servitude ; de la liberté ; de l’adoption ; des entraves ; de l’exode ; de la citoyenneté. Les deux ouvertures les plus courantes des lettres de Paul sont « Paul, apôtre de Christ » et « Paul, esclave de Christ ».

Le reste du Nouveau Testament utilise rarement le vocabulaire de l’esclavage. Si l’on se limite au compte des mots, Paul n’a écrit qu’un quart du Nouveau Testament, mais de simples recherches sur le vocabulaire montrent que les thèmes liés à l’esclavage sont présents de manière disproportionnée dans ses écrits.

Et à côté des références les plus évidentes, d’autres sont plus subtiles. À la fin de l’épître aux Galates, par exemple, Paul déclare : « Que personne désormais ne me fasse de peine, car je porte sur mon corps les marques de Jésus. » (Ga 6.17)

On pourrait aisément imaginer que Paul fait référence aux cicatrices accumulées à la suite des nombreux coups reçus dans son ministère. Le problème, c’est que, selon Wright, Galates est probablement la première lettre de Paul. Le spécialiste de Paul Richard N. Longenecker soutient également que la lettre aux Galates a été écrite très tôt dans le ministère de Paul, « avant le “concile” de Jérusalem ».

Les coups de fouet, les bastonnades et les lapidations, avec les cicatrices qui en résultent, viendront plus tard. De quelles marques Paul parle-t-il ?

Il y a aussi quelque chose d’amusant dans le choix des mots.

Il existe de nombreux mots en grec pour désigner une cicatrice ; plusieurs pourraient venir à l’esprit avant celui que Paul utilise ici, stigmata.

Selon le lexique de Johannes Louw et Eugène Nida, si l’on veut bien oublier le sens latin médiéval ultérieur du mot, stigmata désignait à l’époque de Paul « une marque ou une cicatrice permanente sur le corps, en particulier le type de “marque” utilisée pour indiquer la propriété des esclaves ».

Si Paul était né dans une famille d’esclaves, il avait été marqué au fer rouge pour indiquer son propriétaire. Paul a été affranchi au moment où nous le rencontrons, mais la marque est toujours là. Et Paul, passé maître dans l’art d’interpréter l’ancien à travers le prisme de la nouveauté en Christ, est capable de réinterpréter même cela.

L’identité de Paul est toujours celle d’un esclave. Mais il sait à présent qui est véritablement son maître. Paul, esclave du Christ.

Ces exemples ne sont pas le fruit du hasard. Les analogies avec l’esclavage sont la toile de fond de la pensée de Paul.

Dans son livre Reading While Black, Esau McCaulley, professeur au Wheaton College, rapporte cette histoire d’Howard Thurman :

On raconte souvent l’expérience d’Howard Thurman qui lisait la Bible pour sa grand-mère, une ancienne esclave. Plutôt que de lui faire lire toute la Bible, elle omettait des passages des lettres de Paul. Dans un premier temps, il ne remit pas en cause cette pratique. Finalement, il trouva le courage de lui demander pourquoi elle évitait Paul :

« À l’époque de l’esclavage, dit-elle, le pasteur du maître organisait de temps en temps des offices pour les esclaves. Le vieux McGhee était si méchant qu’il ne laissait pas un pasteur noir prêcher à ses esclaves. Le pasteur blanc utilisait toujours un texte de Paul. Au moins trois ou quatre fois par an, il revenait à ce texte : “Esclaves, obéissez à vos maîtres… comme à Christ.” Il poursuivait en montrant que c’était la volonté de Dieu que nous soyons esclaves et que si nous étions de bons et heureux esclaves, Dieu nous bénirait. J’ai promis à mon créateur que si j’apprenais à lire et si la liberté me revenait, je ne lirais pas cette partie de la Bible. »

De nombreux croyants ont encore du mal à lire Paul à cause de ce trouble héritage interprétatif. Tout au long de l’histoire, nombreux sont ceux qui ont mal compris Paul et l’ont utilisé comme arme contre les opprimés. Certains le font encore.

Bien que les chrétiens aient fini par mettre fin à l’esclavage dans l’Empire romain et par mener la charge pour son abolition en Occident, les propriétaires d’esclaves du monde entier ont également étayé leur idéologie par la Bible, en s’appuyant en particulier sur les paroles de l’apôtre.

Mais Paul n’était ni un partisan de l’esclavage ni un abolitionniste, malgré les efforts déployés pour utiliser sa lettre à Philémon dans un sens ou dans l’autre. En réalité, il n’avait le choix entre aucune de ces deux options.

Il est difficile pour les lecteurs modernes de comprendre que dans l’Empire romain de l’époque de Paul, la pensée abolitionniste était pratiquement inexistante. Selon Jeffers, « aucun auteur grec ou romain n’a jamais attaqué l’esclavage en tant qu’institution ». Il était acquis que l’esclavage existerait toujours. Au 19e siècle, le français Alexis de Tocqueville écrivait : « Tout porte à croire que même les hommes de l’Antiquité nés esclaves puis affranchis, dont plusieurs nous ont laissé de très beaux textes, envisageaient la servitude sous le même jour. »

Les premiers chrétiens, eux, avaient l’esprit presque exclusivement fixé sur la seconde venue de Christ, qu’ils croyaient imminente. Le temps n’était pas à la réforme des profondes injustices de l’Empire romain. Et même si les premiers chrétiens avaient nourri des ambitions abolitionnistes, ils représentaient moins d’un habitant sur mille dans l’Empire romain à l’époque du ministère de Paul. Ils étaient regardés avec suspicion et persécutés. Leurs responsables y laissaient fréquemment leur vie, comme ce fut le cas pour Paul. Les chrétiens n’avaient pas voix au chapitre. Pas encore.

Mais ne vous y trompez pas. Si Paul ne pouvait pas accomplir de grandes choses, il pouvait accomplir de petites choses avec beaucoup d’amour. Et ces petites choses allaient bouleverser le monde. « La révolution de Paul », écrit Scot McKnight dans son commentaire sur Philémon, « ne se situe pas au niveau de l’Empire romain, mais au niveau du foyer, pas au niveau de la polis [ville], mais au niveau de l’ekklēsia [église] ».

Comme le dit le chercheur britannique F. F. Bruce dans sa biographie de Paul, la lettre à Philémon « nous plonge dans une atmosphère où l’institution [de l’esclavage] ne pouvait que flétrir et mourir ».

Il paraît difficile d’imaginer une époque où l’esclavage était une telle évidence qu’aucun écrivain de l’époque ne le remettait directement en question. Mais Paul pourrait avoir fait plus que tout autre auteur ancien pour saper cette pratique.

La mémoire de l’Église primitive révèle en effet que Paul était probablement la personne la moins susceptible de tolérer l’esclavage. Ses parents avaient été esclaves. Et peut-être l’avait-il lui aussi été.

Et si Onésime l’avait su ? Le serviteur fugitif aurait alors parcouru plus de 1 000 kilomètres pour demander l’aide d’un homme dont il pensait qu’il comprendrait réellement sa situation.

L’apôtre affirme qu’il renvoie Onésime comme s’il s’agissait de ses propres splanchna, un terme qui désigne les sentiments les plus profonds d’une personne. Joseph Fitzmyer commente : « Paul considère le chrétien Onésime comme une partie de lui-même ». L’utilisation de splanchna dans cette lettre « montre à quel point Paul était personnellement impliqué dans l’affaire ». Pourquoi Paul était-il si intimement impliqué ? Il connaissait les réalités de la vie d’Onésime.

Lorsque Paul confie sa lettre à Onésime et le renvoie à son maître Philémon, l’apôtre plaide avec douceur et force pour que celui-ci reprenne Onésime « non plus comme un esclave, mais bien mieux encore, comme un frère bien-aimé » (v. 16).

Paul lui dit ensuite d’accueillir Onésime comme s’il l’accueillait lui-même. « Et s’il t’a fait du tort ou te doit quelque chose, mets-le sur mon compte », dit l’apôtre. « Moi Paul, je l’écris de ma propre main, je te rembourserai, sans vouloir te rappeler que toi aussi, tu as une dette envers moi : c’est toi-même. » (v. 18-19) Deux versets plus loin, il laisse entendre clairement qu’une fois sorti de prison, il passera chez Philémon. Il saura si Philémon a bien agi.

Il y a là un fait inédit dans le monde antique : accueillir un esclave en fuite comme on accueillerait l’un des principaux responsables d’un mouvement.

C’est cette égalité radicale qui a fait du christianisme une telle menace pour les puissants. Aucun contrat, aucune classe, aucune caste ne peut altérer la réalité de l’image de Dieu présente en chaque être humain. Paul le rappelle aux esclaves et aux propriétaires : ils sont égaux devant Dieu. « Vous le savez : vous et eux, vous avez le même Maître dans les cieux, et lui, il ne fait pas de différence entre les gens. » (Ep 6.9, PDV)

Malheureusement, Paul a probablement été exécuté par l’empereur romain Néron avant de pouvoir retourner à Colosses. Nous ne saurons peut-être jamais ce qu’il est advenu d’Onésime ou comment Philémon a réagi à cette lettre.

Mais sa conservation par l’Église pourrait être un indice majeur quant à l’effet qu’elle a produit.

Au cours du siècle dernier, les spécialistes ont conclu que les personnages et les récits de la Bible n’ont pas été choisis au hasard ou simplement parce qu’ils étaient fascinants. Comme le dit Jean : « Jésus a fait encore beaucoup d’autres choses. Si on les écrivait en détail, je ne pense pas que le monde entier pourrait contenir les livres qu’on écrirait. » (Jn 21.25)

Pour Richard Bauckham, bibliste à Cambridge, les personnages retenus l’ont été parce qu’ils étaient reconnus par l’Église primitive.

Les Évangiles offrent bien plus de place aux personnalités qui conduisaient encore l’Église une trentaine d’années après sa création. C’est l’une des raisons pour lesquelles Marie, la mère de Jésus, qui, selon la tradition, a encore vécu pendant des décennies à Éphèse, bénéficie d’une place considérable dans les Écritures, alors que son mari Joseph, mort prématurément, ne dit pas un mot. Il existerait une sorte de préjugé favorable aux survivants dans les Écritures.

Aussi influent qu’Étienne ait pu être, son histoire sert surtout à introduire l’histoire plus vaste de Paul, qui façonnera l’Église grandissante pendant de nombreuses années. La trahison de Pierre et sa réconciliation avec Jésus est l’un des rares récits repris dans les quatre évangiles, très probablement parce que Pierre était bien connu de la jeune communauté chrétienne et qu’il y est resté pendant des décennies, racontant probablement souvent cette histoire.

Parmi les nombreuses communications personnelles de Paul qui ont probablement été perdues, pourquoi la lettre à Philémon a-t-elle été préservée ? Pourquoi cette lettre en particulier a-t-elle été conservée, lue publiquement, copiée à la main et diffusée dans tout le monde connu ?

Tout comme les Évangiles semblent privilégier les récits de personnes encore connues dans les communautés chrétiennes, et tout comme les lettres personnelles de Paul qui ont survécu sont liées à des responsables de communautés plus importantes, nous avons de bonnes raisons de penser qu’il en va de même ici. Philémon, Onésime ou les deux pourraient également avoir été bien connus et influents dans l’Église primitive.

La lettre nous apprend que Philémon faisait partie d’une église de maison à Colosses, une petite ville située dans l’actuelle Turquie. Il est peu probable que les églises du monde entier se soient intéressées à l’histoire de l’hôte d’une petite communauté que Paul aurait dû exhorter par cette lettre.

Mais dans la ville voisine d’Éphèse, capitale de la région et forte d’une importante communauté chrétienne, il y a une histoire qui pourrait avoir rendu la lettre digne d’être préservée, voire célébrée.

Timothée est le premier évêque des églises d’Éphèse. Les premiers historiens de l’Église rapportent qu’il fut martyrisé par l’empereur romain, comme l’avait été son mentor Paul.

Mais avant cela, il eut le temps de former toute une liste de pasteurs. L’un des pasteurs de Timothée était connu comme un véritable berger de bergers. Un pasteur de pasteurs. Un homme qui visitait les prisonniers et prenait soin des orphelins et des veuves dans leur détresse (Jc 1.27). Quelqu’un qui semblait comprendre le sort des marginaux comme s’il avait lui-même été de leur nombre.

Lorsque le moment vint de choisir un nouvel évêque après le martyre de Timothée, la tradition de l’Église et de nombreux spécialistes modernes s’accordent à dire que le choix à faire fut évident. L’Église éphésienne choisit le berger des bergers.

Cet homme servit à merveille pendant des décennies. Et dans sa vieillesse, il fut lui aussi tué par Rome.

Son nom était Onésime.

Mark R. Fairchild est professeur retraité de Bible et de religion à l’université de Huntington et titulaire d’une bourse Fulbright. Son prochain livre sur Paul sortira en 2025 chez Hendrickson Publishers.

Jordan K. Monson est auteur et professeur de missions et d’Ancien Testament à l’université de Huntington.

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Je suis prisonnier politique au Congo. Mon ministère est en plein essor.

Même si j’aspire à la santé et à la liberté, je vois tout le bien que Dieu produit.

Christianity Today May 27, 2024
Illustration de Mallory Rentsch Tlapek/Images sources : Getty

La fin du mois d’avril 2024 a marqué mon dixième mois de détention à la prison centrale de Makala à Kinshasa, en République démocratique du Congo (RDC).

Chaque jour qui passe me laisse l’impression que je serai libre demain. Je sais que le jour que j’espère arrivera enfin, parce que j’ai mis mon espoir dans le Maître des temps et des circonstances. Comme il le dit dans Matthieu 25.31-46, il est également détenu avec moi ici. Lorsqu’il en aura fini avec cette détention, il me conduira vers la liberté. Mon espérance est fondée sur ce roc.

J’ai été arrêté dans le cadre d’une procédure juridiquement irrégulière. À l’époque où j’ai été accusé à tort d’avoir appelé les habitants de ma région de l’est de la RDC à prendre les armes, je tournais une vidéo (que mes avocats ont présentée) promouvant l’appel au cessez-le-feu lancé par le processus de Nairobi. J’ai participé à ce processus et je me consacre depuis longtemps à la promotion de la paix et du développement.

Après avoir été transféré d’une prison à l’autre avant d’arriver à Makala, j’ai rejoint une aumônerie des Assemblées de Dieu et une équipe de prisonniers ordonnés qui exercent leur ministère ici avec l’aide des dons et des ressources auxquels nous avons accès.

Dès le début, j’ai demandé au comité de lancer un cours d’alphabétisation dans la prison en raison du grand nombre de personnes qui ne savent ni lire ni écrire. L’initiative a attiré l’attention des autorités et de nombreux individus plus soucieux d’humanité.

Une centaine de personnes, hommes et femmes, garçons et filles, bénéficient aujourd’hui du programme. Plus de 50 d’entre elles ont appris à lire, à écrire et à calculer. « Je ne m’attendais pas à apprendre à lire et à écrire en prison », nous a dit un étudiant adulte. « Merci pour cette initiative. » Beaucoup de ces personnes qui n’ont pas eu la possibilité d’aller à l’école sont originaires de la région de Kinshasa et ont grandi en tant que kuluna (enfants des rues).

Lorsqu’un détenu apprend à tenir un crayon et parvient à écrire, à lire et à calculer, j’ai envie de louer le Seigneur, Maître des temps et des circonstances.

Un enfant détenu a demandé un jour à son enseignant : « Pourquoi le programme ne se déroule-t-il pas tous les jours ? L’apprentissage est bon pour nous. Cela me permet aussi de rester occupé. »

Un autre adulte nous a dit : « Maintenant, j’ai besoin d’une bible que je puisse lire moi-même. »

Nous avons effectivement pu distribuer des bibles. Elles ont un impact non seulement dans des groupes d’étude biblique, mais aussi dans des équipes d’évangélisation. J’ai vu des équipes se déplacer de cellule en cellule avec des bibles, lisant et partageant des versets.

Outre les cours d’alphabétisation, nous avons également lancé en avril un cours de formation à la fabrication de savon, de détergent et de désinfectant à l’intention de 54 élèves. L’enseignant est également un détenu. Nous pouvons utiliser ces produits pour améliorer nos propres conditions sanitaires.

Parmi d’autres initiatives, nous avons un projet de plantation d’arbres, un cours sur le changement climatique et un cours sur la fabrication de peinture et de pigments.

Un programme sur la théologie du travail, que j’enseigne, s’est également étendu à l’extérieur de la prison. L’un de nos étudiants détenus a été libéré il y a quelques semaines et, chose surprenante, a obtenu un nouvel emploi au sein du gouvernement. Il m’a appelé pour me demander mes notes de cours : « Je veux les utiliser pour mobiliser les membres du parlement provincial afin qu’ils apprennent et appliquent ces choses. »

Une autre personne témoignait : « Ce que j’aime, c’est qu’on n’enseigne pas seulement le salut spirituel, mais aussi les besoins physiques. »

Je me suis senti très encouragé. Et il y aurait encore bien des choses à dire, car Dieu ne cesse de nous surprendre avec les « tours » qu’il nous joue. Il nous redonne le sourire.

Au sein du comité des aumôniers, nous sommes confrontés quotidiennement à des problèmes à résoudre, alors même que nos propres problèmes ne sont pas encore résolus. Il y a ceux qui n’ont pas les moyens de subvenir à leurs besoins essentiels tels que le vêtement, la nourriture et les médicaments. J’ai aussi rencontré plus d’une douzaine de personnes qui avaient besoin d’argent pour résoudre leurs problèmes juridiques. Une fois qu’elles pouvaient fournir l’argent, elles étaient libérées.

Je me souviens notamment de la libération d’une famille de cinq personnes, détenues depuis plus de dix mois, qui est rentrée chez elle après que nous ayons trouvé les fonds nécessaires.

Dans un autre cas, le directeur musical de notre église dans les murs de Makala s’est assis dans ma petite pièce et m’a expliqué son problème financier. Lorsqu’une solution a été trouvée, il a pleuré de joie : « J’ai chanté pour bénir l’église et aujourd’hui je suis béni moi aussi ! »

Le fait d’être en prison ne me rend pas moins humain. Je continue à rêver, à être créatif et à me montrer capable de transformer les circonstances en opportunités. Je suis fait pour avoir un impact positif sur mon environnement.

J’ai reçu bien des grâces ; j’ai des compagnons de détention agréables et c’est une bénédiction. Nous partageons tout et cela renforce notre foi, notre espoir et notre amitié.

De plus, je passe du temps à m’occuper de ma pépinière dans la cellule. Je mange des fruits et je garde leurs graines, que je mets dans des bouteilles d’eau en plastique. C’est aussi un bon moyen de se procurer une certaine tranquillité d’esprit.

Comme je le dis à mes compagnons de détention et à mon cours de théologie du travail, la nature est notre parent. Mon dialogue avec l’environnement remonte aux années 1970, avec ma petite shamba (ferme) de pommes de terre. La région porte toujours mon nom, « mukwa Lazaro » (chez Lazare).

Lorsque j’ai été arrêté, mes médicaments ont été laissés derrière moi. Plus tard, on les a apportés pour me les montrer, mais on ne me les a jamais rendus. J’ai pourtant survécu sans ce traitement, même si j’ai connu de nombreux problèmes de santé du fait du manque de suivi médical approprié. Dans toutes ces circonstances, Dieu a été mon guérisseur et mon protecteur.

Nous sommes rapidement stressés par des conditions de vie insupportables. Comme l’a peut-être vécu l’apôtre Paul, une question peut régulièrement revenir : Comment se fait-il que je réponde aux besoins des autres, alors que mon propre cas n’est pas résolu et que mes besoins ne sont pas satisfaits ? Mais ma réponse est déjà écrite :

« Trois fois j’ai supplié le Seigneur de l’éloigner de moi, et il m’a dit : “Ma grâce te suffit, car ma puissance s’accomplit dans la faiblesse.” Aussi, je me montrerai bien plus volontiers fier de mes faiblesses afin que la puissance de Christ repose sur moi. » (2 Co 12.8-9)

Mon sentiment est que ce ministère est à présent bien affermi et qu’il est temps de rentrer chez moi.

Lazare Sebitereko Rukundwa, membre des Assemblées de Dieu, a fondé l’université Eben-Ezer de Minembwe au Sud-Kivu, en RDC. Il était délégué de la société civile lors des consultations de paix intercongolaises à Nairobi. Sa famille et les habitants de Minembwe attendent sa libération.

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Books

Deux missionnaires américains et un responsable haïtien tués à Port-au-Prince

Une attaque de gang contre une mission laisse trois morts et une maison en feu. L’intervention internationale se fait encore attendre.

Davy (à gauche) et Natalie (au centre) Lloyd travaillaient dans un orphelinat en Haïti depuis 2022.

Davy (à gauche) et Natalie (au centre) Lloyd travaillaient dans un orphelinat en Haïti depuis 2022.

Christianity Today May 27, 2024
Missions in Haiti

En Haïti, deux jeunes missionnaires venus des États-Unis ont été assassinés jeudi dernier dans le tumulte de la violence des gangs qui sévissent dans le pays.

Selon la page Facebook de Missions in Haiti, Davy et Natalie Lloyd, ainsi que Jude Montis, un membre haïtien du personnel et responsable d’église, ont été pris en embuscade par trois camions remplis d’assaillants tandis qu’ils quittaient une rencontre d’un groupe de jeunes à Port-au-Prince. Alors que les hommes armés volaient plusieurs véhicules et les chargeaient du butin pris à la mission, une autre bande est arrivée et les deux groupes se sont violemment affrontés.

« On ne sait pas exactement ce qui s’est passé, mais une personne a été tuée par balle et ce gang est passé à l’attaque », a écrit un missionnaire ayant reçu des informations en direct aux États-Unis. « Davy, Natalie et Jude sont dans ma maison, au bout de la propriété, et utilisent la connexion Internet starlink pour m’appeler. Ils sont donc terrés là, les gangs ont tiré sur toutes les fenêtres de la maison et continuent de le faire. »

Missions in Haiti aurait tenté de contacter la police haïtienne sans succès. Puis les lignes téléphoniques ont été coupées.

« S’il vous plaît, priez », a demandé Missions in Haiti à ses 4 500 abonnés sur Facebook. « La nuit va être longue. »

À 21 heures, la maison était en feu. Les Lloyd et Jude Montis étaient morts.

Jude avait 45 ans. Davy avait 23 ans. Natalie, 21 ans.

« Mon cœur est en mille morceaux », a écrit le père de Natalie, Ben Baker, représentant de l’État du Missouri à la Chambre américaine des représentants. « Je n’ai jamais ressenti une telle douleur. »

Les bandes criminelles ont tué près de 5 000 personnes en Haïti l’année dernière. Puis, en 2024, les gangs se sont regroupés, se sont retournés contre les politiciens qui avaient autrefois collaboré avec eux pour obtenir le pouvoir et ont lancé des attaques coordonnées contre le gouvernement. Les gangs ont incendié les postes de police, fermé le principal aéroport et le port maritime et ont ouvert deux prisons, libérant environ 4 000 détenus. Ils ont vandalisé les bureaux du gouvernement, pris d’assaut le palais national et pris le contrôle d’environ 80 % de la capitale.

« Aujourd’hui, ils sont une puissance en eux-mêmes », expliquait Robert Fatton, professeur de gouvernance et d’affaires étrangères à l’université de Virginie, à Associated Press. « L’autonomie des gangs a atteint un seuil critique. C’est la raison pour laquelle ils sont aujourd’hui capables d’imposer certaines conditions au gouvernement lui-même. »

Le Premier ministre a démissionné en avril et un conseil de gouvernement temporaire a été mis en place et chargé de mettre fin à la violence et de rétablir l’ordre.

Une mission de maintien de la paix approuvée par les Nations unies et composée de 1 000 policiers kényans a déjà été reportée à plusieurs reprises. Deux cents d’entre eux devaient atterrir jeudi, alors que le président kényan William Ruto rencontrait le président américain Joe Biden à la Maison-Blanche, mais le vol en provenance de Nairobi a été annulé à la dernière minute.

Selon Reuters, les policiers n’ont pas reçu d’explication pour ce retard et ont reçu l’instruction de se tenir prêts pour un départ à tout moment. Les autorités américaines ont expliqué que la force ne disposait pas des véhicules blindés, des hélicoptères, des armes et des équipements de communication nécessaires au déploiement.

Le gouvernement américain s’est engagé à verser 300 millions de dollars à la mission. Depuis le mois d’avril, les États-Unis ont fait sortir des centaines de citoyens américains par hélicoptère et de nombreux gouvernements et organisations à but non lucratif ont également coordonné des évacuations d’urgence. Cependant, tout le monde n’a pas pu partir, et certains ont choisi de ne pas le faire.

En mars, Missions in Haiti expliquait à ses soutiens que leur quartier de Port-au-Prince était calme et que les missionnaires ne craignaient pas pour leur sécurité.

L’organisation a été créée par les parents de Davy Lloyd, David et Alicia, en 2000. La mission s’adresse principalement aux enfants, leur offrant nourriture, éducation et formation spirituelle. En 2002, une centaine d’enfants avaient participéau programme d’été de Missions in Haiti. L’automne suivant, on comptait 10 enfants à l’orphelinat et 30 autres inscrits à l’école.

En 24 ans, l’école s’est développée et accueille aujourd’hui plus de 400 enfants par an, selon les rapports adressés aux soutiens financiers. La mission s’est également développée, avec la création d’une église et d’une boulangerie employant des diplômés.

La spirale de la violence en Haïti a toutefois commencé à inquiéter David Lloyd en 2022.

« Il n’y a pas de gouvernement fonctionnel, la nation haïtienne est dans l’anarchie totale », écrivait le père de Davy. « Ces gangs assassinent, violent, volent et détruisent à volonté. »

Il racontait que Missions in Haiti avait failli être la proie « d’un des gangs les plus malfaisants », mais « nous nous sommes mis à genoux et Dieu est intervenu de manière miraculeuse et a fait reculer ce gang ».

Les missionnaires ont gardé espoir et ont demandé à leurs soutiens de prier et d’écrire à leurs représentants américains.

Davy et Natalie Lloyd ont rejoint Missions in Haiti en 2022, après avoir obtenu leur diplôme à l’Ozark Bible Institute, une école pentecôtiste dans le Missouri, et s’être mariés.

Davy, qui a grandi à la mission, s’est lancé dans des projets d’entretien, rénovant les salles de bain des dortoirs, réparant les véhicules et construisant une nouvelle buanderie.

Il expliquait à ses partenaires qu’il pouvait à présent mieux voir les problèmes qui frappent Haïti que lorsqu’il était enfant, allant à l’école et à l’église, s’occupant des poulets et jouant avec ses amis haïtiens.

« Mes yeux sont plus ouverts », racontait le jeune Lloyd dans une vidéo partagée par Missions in Haiti. « Vraiment, nous avons besoin d’un miracle. Nous avons besoin que Dieu agisse. »

Natalie travaillait dans l’orphelinat et s’occupait des enfants. Elle partageait des images du ministère sur le compte Instagram du couple : repeindre des équipements de jeu, donner aux enfants des mangues et des noix de coco ou encore les enseigner à propos de l’armure spirituelle offerte par Dieu.

La jeune missionnaire se montrait parfois préoccupée par la situation politique en Haïti, mais elle se concentrait sur sa joie de servir les enfants et sa confiance en Dieu.

« Dieu est toujours fidèle à ses promesses. Il est immuable et ne vacille jamais », écrivait-elle. « Je veux mettre mon espoir en Celui qui ne fait jamais défaut, en Celui dont les miséricordes se renouvellent chaque matin, en Celui qui, lorsque les saisons changent, reste le même. »

Quelques jours avant l’attaque des deux groupes de bandits, les missionnaires exprimaient l’espoir que l’aide arriverait et que l’ordre serait bientôt rétabli. Ils voyaient des avions militaires américains survoler le pays plusieurs fois par jour, vraisemblablement pour apporter du matériel aux forces kényanes. L’aéroport avait rouvert et l’activité des gangs semblait diminuer, selon la page Facebook de Missions in Haiti.

« Le règne des gangs pourrait bientôt prendre fin », écrivait David Lloyd. « Nous prions pour que cela se produise effectivement, et le plus tôt sera le mieux. Merci pour vos prières constantes. »

Vendredi après-midi, des membres de la famille ont indiqué que les corps de Davy et Natalie Lloyd avaient été transférés à l’ambassade américaine.

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Books

Les chrétiens peuvent agir contre la pollution plastique

Une communauté du Honduras ouvre la voie à la collecte locale des déchets et prie pour un traité international sur les plastiques.

Le pasteur Wilfredo Vásquez collecte et trie les déchets au Honduras.

Le pasteur Wilfredo Vásquez collecte et trie les déchets au Honduras.

Christianity Today May 24, 2024
Guevara Tearfund

Devant l’église de Dieu du village d’El Rincón, on peut lire ce message : « Soyons du côté de la solution, pas de la pollution » !

Le pasteur Wilfredo Vásquez l’y a affiché après avoir été témoin des impacts négatifs des déchets sur la vie des habitants de sa commune.

« De plus en plus, je comprends qu’en tant qu’enfants de Dieu, si nous voulons voir notre société changer, dans quelque domaine que ce soit, nous devons en prendre l’initiative. Car l’Église est l’espoir du monde », nous déclare-t-il.

Wilfredo Vásquez, qui dirige la communauté wesleyenne-arminienne de cette petite commune d’Amérique centrale d’environ 4 000 habitants, y encourage des mesures concrètes pour faire face au problème des plastiques. Et il espère ardemment qu’un traité international vienne enfin enrayer ce fléau.

Du 23 au 29 avril dernier, des délégués du monde entier étaient réunis à Ottawa dans le cadre du Comité intergouvernemental de négociation sur la pollution plastique (CIN-4) des Nations unies. Il s’agissait de la quatrième étape d’un processus en cinq points visant à la conclusion d’un accord susceptible de modifier la manière dont le plastique est géré à l’échelle mondiale.

S’il est adopté, les experts estiment que ce traité pourrait avoir un réel impact sur l’utilisation du plastique, comparable à celui qu’a eu le protocole de Montréal de 1987 sur des produits chimiques tels que le fréon, qui affecte la couche d’ozone.

L’étape finale du processus aura lieu en novembre en Corée du Sud. Entretemps, les délégués de plus de 150 pays ont entamé des travaux intermédiaires. Dans l’immédiat, ils se réuniront pour mettre au point des méthodes d’identification des produits plastiques et des substances chimiques préoccupantes.

À El Rincón, à 3 600 kilomètres des dernières discussions, Wilfredo Vásquez prie pour l’adoption du traité.

Car ce pasteur sait exactement ce qui est en jeu. Pour en avoir fait l’expérience dans sa commune, il connaît l’impact que peuvent avoir même de petits gestes. Avec l’aide d’un traducteur, il nous raconte que jusqu’à récemment il n’existait pas de système de recyclage ou de collecte des déchets digne de ce nom dans sa localité. « Les déchets solides, les gens les jetaient, les enterraient ou les brûlaient », nous dit-il.

La population vivait dans un environnement vicié. Aires de jeux et terrains de sport étaient jonchés de détritus. Les feux de poubelle polluaient l’air et intoxiquaient de nombreuses personnes, dont la belle-mère du pasteur.

« Il fallait fermer portes et fenêtres et garder ces personnes isolées », nous raconte-t-il. « À cause de la fumée, elles ne pouvaient pas sortir. »

Poussé par l’amour de son prochain et l’appel du Seigneur à prendre soin de sa création, Wilfredo Vásquez a décidé d’agir pour changer les choses.

Il a commencé par encourager les membres de son église et les habitants de la commune à cesser de brûler des déchets. L’église a ensuite organisé des nettoyages de quartier. Les tasses et autres ustensiles plastiques à usage unique ont été bannis.

Épaulé par Tearfund, une organisation caritative chrétienne qui travaille en partenariat avec des églises dans plus de 50 pays parmi les plus pauvres du monde, le pasteur a travaillé avec les responsables de la municipalité et le gouvernement local sur la nécessité de collecter les déchets.

Désormais la commune bénéficie d’un ramassage hebdomadaire des ordures, les jeunes de l’église de Vásquez collectent et mettent le plastique au recyclage et des points de collecte d’autres déchets recyclables sont mis à la disposition des citoyens.

Grâce à ces changements, la localité est plus propre et les personnes souffrant de troubles respiratoires peuvent à nouveau respirer.

Miriam Moreno, conseillère en développement durable pour l’Amérique latine et les Caraïbes auprès de Tearfund, a aidé le pasteur pour initier ces changements à l’échelle locale. Tearfund a aussi financé des conteneurs pour le tri des déchets.

« C’est très inspirant d’avoir des leaders comme lui et de pouvoir diffuser son expérience », nous dit-elle.

Comme pour Wilfredo Vásquez, c’est la foi qui la pousse à agir.

« C’est ma responsabilité en tant que chrétienne. En même temps, c’est très motivant de mobiliser les autres et de voir tout ce qu’ils accomplissent », témoigne-t-elle.

Les deux espèrent encourager des changements similaires dans d’autres régions d’Amérique centrale.

« La collecte des déchets et les poubelles installées à El Rincón feront une grande différence pour cette localité, mais il y en a des centaines de milliers d’autres comme celle-ci », explique Miriam Moreno.

Elle estime que l’adoption d’un traité international pour la lutte contre la pollution plastique, constituera une étape essentielle pour aider les pays pauvres. « Tout le monde a entendu parler des problèmes liés aux déchets plastiques et à la pollution. Tout le monde a des connaissances techniques. Mais il manque un lien pour sensibiliser les gens à notre responsabilité chrétienne de prendre soin de la création. »

À l'INC-4, le groupe Tearfund est entre autres représenté par Rich Gower, un économiste expérimenté de l'organisation à but non lucratif. Celui-ci relate que, comme l’ONG est active dans plus de 50 des pays les plus pauvres du monde, elle a pu constater en direct à quel point le plastique dégrade la vie des personnes vulnérables.

Selon lui, environ 2 milliards de personnes dans le monde sont dans l’incapacité de se débarrasser en toute sécurité de leurs déchets. Comme à El Rincón, ces personnes n’ont d’autre choix que de brûler ou de jeter leurs ordures au coin des rues et dans des décharges à ciel ouvert.

« Les conséquences sont nombreuses et extrêmement nocives : émanations toxiques, inondations, augmentation du risque de cancer et d’autres maladies graves telles que les maladies cardiaques, les infections respiratoires et d’autres problèmes de santé, sans oublier les émissions de gaz à effet de serre », nous dit-il.

Un rapport de recherche de Tearfund, intitulé « Pas de temps à gaspiller », estime que cette situation entraine la mort de près d’un million de personnes chaque année.

L’équipe de Tearfund présente aux négociations de l’ONU appelle les gouvernements à faire pression en faveur d’un traité qui prenne pleinement en compte l’impact des déchets sur les personnes vivant dans la pauvreté, en veillant à ce que quatre éléments soient obligatoirement inclus dans l’accord final :

  • Réduction : objectifs juridiquement contraignants pour réduire la production de plastique et pour généraliser sa réutilisation
  • Recyclage : accès généralisé à la collecte et au recyclage des déchets
  • Respect : défense des personnes qui ramassent et trient les déchets dans le cadre d’une transition équitable
  • Redevabilité : développement de mécanismes qui garantissent une action réelle des entreprises et des gouvernements

Rich Gower estime que les chrétiens ont un rôle important à jouer dans ce processus.

« Des chrétiens du monde entier se sont associés à la campagne Rubbish de Tearfund parce que nous croyons que chaque personne créée par Dieu devrait pouvoir vivre pleinement sa vie sans être contaminée par des déchets », explique-t-il. « La crise engendrée par l’accroissement du gaspillage et de la production de déchets nuit énormément aux personnes vivant dans la pauvreté, ainsi qu’à la belle création de Dieu. »

La cinquième et dernière session du Comité intergouvernemental de négociation sur la pollution plastique se tiendra du 25 novembre au 1er décembre 2024. Si un accord est conclu, le traité sur les plastiques pourrait entrer en vigueur en 2025.

Traduit par Anne Haumont

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Books

Les 5 hérésies favorites des évangéliques américains

Un rapport de 2022 montre que l’arianisme et le pélagianisme sont des réalités bien présentes parmi des croyants pouvant par ailleurs être considérés comme évangéliques.

Christianity Today May 21, 2024
Adaptations par Christianity Today/Image source : Getty

La compréhension qu’ont les évangéliques américains de la théologie semble s’être troublée. Dans une enquête de 2022 sur l’état de la théologie publiée par Ligonier Ministries et Lifeway Research, plus de la moitié d’entre eux soutenaient des images hérétiques de Dieu.

Le rapport renvoie à l’enseignement du fondateur de Ligonier, R. C. Sproul, selon lequel « Nous sommes tous des théologiens ». « Toutefois, le Dr Sproul s’empresserait d’ajouter que tout le monde n’est pas un bon théologien », peut-on lire dans le descriptif. Cette mise en garde s’applique à la population en général et aux évangéliques en particulier.

Dans le contexte américain, il semble que les personnes sondées s’éloignent d’année en année d’une compréhension orthodoxe de Dieu et de sa Parole. Plus de la moitié du pays (53 %) affirmait que les Écritures « ne sont pas littéralement vraies », contre 41 % au commencement de cette enquête bisannuelle en 2014.

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Sur les huit années d’étude, les chercheurs qualifient le rejet de l’origine divine de la Bible de « tendance la plus claire et la plus cohérente ».

« Cette approche permet aux individus d’accueillir les enseignements bibliques avec lesquels ils se sentent à l’aise tout en rejetant simultanément tout enseignement biblique qui n’est pas en phase avec leurs propres opinions ou avec des valeurs culturelles plus larges », écrivent les chercheurs.

Les évangéliques américains (définis par leur croyance et leur appartenance à une église) partagent clairement certaines convictions religieuses fondamentales. Plus de 90 % d’entre eux affirment que Dieu est parfait, qu’il existe en trois personnes, que la résurrection corporelle de Jésus est réelle et que les humains sont rendus justes non pas par leurs œuvres, mais par leur foi en lui.

Mais, dans certains domaines, des répondants évangéliques témoignent d’incompréhensions significatives et se démarquent peu des tendances de la société en général.

Dans l’enquête de 2022, environ un quart des évangéliques (26 %) déclaraient que la Bible n’est pas littéralement vraie, contre 15 % en 2020. Ils sont également plus nombreux à considérer que la croyance religieuse est « une question d’opinion personnelle » et pas de « vérité objective » ; 38 % en 2022, contre 23 % en 2020.

Voici cinq des croyances non orthodoxes les plus répandues parmi les évangéliques interrogés dans le cadre de l’enquête de 2022 :

1. Jésus n’est pas le seul chemin vers Dieu.

Plus de la moitié — 56 % — des répondants évangéliques affirmaient que « Dieu accepte le culte de toutes les religions, y inclus le christianisme, le judaïsme et l’islam », contre 42 % en 2020. Bien que la question n’englobe pas toutes les religions, elle indique une tendance à l’universalisme : croire qu’il existe des moyens de contourner Jésus pour s’approcher de Dieu et être accepté par lui.

On est là en contradiction avec la théologie orthodoxe que l’on trouve dans les Écritures, dans lesquelles Jésus affirme : « C’est moi qui suis le chemin, la vérité et la vie. On ne vient au Père qu’en passant par moi. » (Jn 14.6)

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2. Jésus a été créé par Dieu.

Une proportion surprenante de 73 % de personnes est d’accord avec l’affirmation selon laquelle « Jésus est le premier et le plus grand être créé par Dieu ».

Il s’agit d’une forme d’arianisme, une hérésie populaire apparue au début du quatrième siècle de notre ère. Ceux qui y croyaient ont suscité un tel émoi qu’ils ont conduit à la réunion du tout premier concile œcuménique de responsables d’églises. Ceux-ci ont échangé puis dénoncé ces croyances et d’autres comme étant hérétiques, car contraires aux Écritures.

Le Concile de Nicée a donné naissance au Symbole de Nicée, qui affirme notamment que Jésus est « engendré, non pas créé » et qu’il est « consubstantiel au Père », comme l’indiquent des passages tels que Jean 3.16 et Jean 14.9.

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3. Jésus n’est pas Dieu

Compte tenu de ces convictions sur Jésus comme être créé, il n’est pas très surprenant que 43 % des personnes interrogées aient affirmé que « Jésus était un grand maître, mais qu’il n’était pas Dieu », ce qui est une autre forme de l’hérésie arienne.

On nie ici la divinité du Christ et son unité avec Dieu le Père en tant que membre égal de la Trinité, un seul Dieu en trois personnes. Cette croyance est considérée comme la croyance orthodoxe classique depuis l’Église primitive et se fonde sur de nombreux passages bibliques, comme celui où Jésus dit : « Le Père et moi, nous sommes un. » (Jn 10.30) Pour cela, il est accusé de blasphème (et menacé de lapidation) par les chefs religieux qui voient bien là qu’il prétend être Dieu.

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4. Le Saint-Esprit n’est pas un être personnel.

En ce qui concerne la Trinité, 60 % des répondants évangéliques à l’enquête ont des doutes sur son troisième membre, estimant que « le Saint-Esprit est une force, mais n’est pas un être personnel ».

Certes, l’Esprit de Dieu est souvent décrit comme une force impersonnelle dans la Bible (parfois comme une colombe, un nuage, du feu, du vent ou de l’eau), mais ce ne sont que des métaphores exprimant la présence personnelle de l’Esprit. Les Écritures affirment clairement que l’Esprit est pleinement Dieu, tout comme Jésus et le Père, qui nous a envoyé l’Esprit. Tel est par exemple le cas lorsqu’Ananias est accusé d’avoir menti simultanément au Saint-Esprit et à Dieu (Ac 5.3-4).

5. L’homme n’est pas pécheur par nature.

Il est intéressant de noter finalement que 57 % des évangéliques interrogés sont d’accord avec l’affirmation selon laquelle « tout le monde pèche un peu, mais la plupart des gens sont bons par nature ». En d’autres termes, les humains sont capables de commettre des péchés individuels, mais nous n’avons pas une nature pécheresse.

De nombreux évangéliques américains croient ainsi que les humains naissent fondamentalement bons, ce qui tend vers une hérésie connue sous le nom de pélagianisme. Celle-ci revient à nier la doctrine du « péché originel », qui se fonde sur un certain nombre de passages bibliques tels que Romains 5.12. Même David, dans l’Ancien Testament, reconnaissait que les humains naissaient dans le péché : « Oui, depuis ma naissance, je suis coupable ; quand ma mère m’a conçu, j’étais déjà marqué par le péché. » (Ps 51.7)

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Les personnes interrogées étaient considérées comme de conviction évangélique si elles étaient tout à fait d’accord avec les croyances en la Bible en tant qu’autorité suprême, en l’importance d’encourager les non-chrétiens à placer leur confiance en Jésus comme leur sauveur, dans le fait que sa mort a supprimé la peine du péché et dans le fait que seule la foi en lui apporte le salut. Cette définition en quatre points a été adoptée par Lifeway et l’Alliance évangélique américaine (National Association of Evangelicals) en 2015.

Si les évangéliques se sont éloignés des croyances orthodoxes dans plusieurs questions concernant Dieu, ils ont gagné en assurance dans leur positionnement sur des questions culturelles et éthiques.

Parmi les évangéliques, 94 % pensent que « les relations sexuelles en dehors du mariage traditionnel sont un péché » et 91 % pensent que l’avortement est un péché, soit les niveaux les plus élevés depuis le début de l’enquête.

Il est possible de répondre à l’enquête sur l’état de la théologie et de consulter l’ensemble des résultats et graphiques sur le site stateoftheology.com (en anglais).

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Je ne voulais pas un bébé. Je voulais ce bébé.

Faire le deuil d’une fausse couche nécessite de reconnaître la spécificité de la vie qui s’en est allée.

Christianity Today May 16, 2024
Illustration de Mallory Rentsch/Images sources : Unsplash/Getty/Pexels

« Vous êtes jeune. Vous pourrez réessayer », me dit le phlébotomiste en me plantant une aiguille dans le bras. Il fait une prise de sang pour des tests qui confirmeront ce que les ultrasons disent déjà : je fais une fausse couche. Je vois bien que le jeune homme tente de me réconforter et je le reçois comme tel. Ce que je ne dis pas, c’est que je ne voulais pas simplement un bébé.

Avant cette troisième grossesse, j’avais dit à mon mari que j’en avais fini. Tout membre supplémentaire qui viendrait s’ajouter à notre famille de quatre personnes ne proviendrait pas de mon corps. C’est donc avec deux jeunes enfants à la maison et dans l’attente de celui que nous voulons accueillir en famille d’accueil que nous apprenons que je suis à nouveau enceinte.

Mon corps me signale très tôt que se prépare ainsi mon troisième enfant, me signifiant de manière intime la présence cachée de ce petit être qui se forme dans mon ventre. Les nausées « du matin » qui durent toute la journée. La fatigue. Le lent resserrement du pantalon autour de ma taille. En me donnant ainsi pour lui, j’apprends à connaître ce bébé comme je l’ai fait avec ses sœurs aînées.

C’est lorsque je commence à avoir de petites pertes de sang et à ressentir des crampes que j’apprends à connaître — et à aimer — ce bébé d’une autre manière, en implorant Dieu avec angoisse. Il m’était déjà arrivé une fois de faire de semblables prières. Cette fois-là, le « Je ne vois pas de battements de cœur… » du médecin avait été rapidement suivi du soulagement d’entendre le petit cœur palpitant d’une enfant qui a aujourd’hui 10 ans. Mais à présent, nulle palpitation n’est à observer.

La lourdeur qui s’installe au fond de moi n’est pas due au fait que je veux un bébé. Je veux ce bébé, mon bébé. Je veux que mon enfant vive.

Mon bébé meurt dans mon ventre au début de mon premier trimestre de grossesse et je ne suis pas préparée au chagrin qui m’envahit. Je ne suis pas non plus préparée à la façon dont je vais lutter pour ressentir que ce chagrin est légitime, même si des sanglots s’emparent de mon corps à l’improviste tout au long de la journée, même lorsqu’une légère dépressions’installe pour des mois, même lorsque j’apprends que je suis à nouveau enceinte.

Je finirai par comprendre que la chose est courante : les personnes qui font face à une fausse couche ont souvent besoin de s’autoriser à faire leur deuil. Bien que 10 à 20 % de toutes les grossesses connues se terminent par une fausse couche, celle-ci est souvent vécue comme une perte « invisible », qui se produit avant que la famille et les amis ne soient au courant de la grossesse. Traumatismes médicaux, poids de l’absence non voulue d’enfant, tabou social, culpabilité et auto-accusation : nombreux sont les facteurs qui peuvent se conjuguer pour alourdir cette souffrance.

Mais il y a une chose qui rend le deuil particulièrement difficile. C’est le fait de se demander si notre peine est justifiée ; de quoi ou, plus précisément, de qui faisons-nous le deuil ?

Dans les semaines qui suivent ma fausse couche, je ressens une dissonance. Au cœur du deuil, une partie de moi jette un doute sur ma tristesse. La douleur que j’éprouve me dit que j’ai bel et bien perdu un enfant. Mais est-ce vraiment le cas ?

Plusieurs éléments contribuent à cette question. J’ai été influencée plus que je ne le pense par mon environnement culturel, qui considère toute affirmation du statut de personne des bébés à naître au mieux comme un fruit de l’ignorance et au pire comme une nuisance pour les femmes. Compte tenu de la fréquence des fausses couches, certains estiment qu’il est absurde de croire que chacune représente la mort d’une personne. Quelqu’un me disait un jour qu’il ne croyait pas que le paradis serait rempli de fœtus.

J’ai également passé toute ma vie dans des églises et des ministères d’origine asiatique, où des sujets comme la sexualité, l’avortement et les fausses couches sont rarement abordés de manière explicite. En dehors de l’église, la plupart des arguments entendus de la part des mouvements pro-vie faisaient appel aux stades ultérieurs du développement du fœtus. Mais mon bébé n’a jamais ressemblé à ceux que l’on voit sur les affiches des manifestants et, à ma connaissance, il n’a jamais eu de battements de cœur.

Est-il donc sensé que je pleure la mort d’un bébé que je n’ai connu que par des tests de grossesse positifs, des nausées et un ventre légèrement gonflé ?

Certains diront qu’il importe peu que mon bébé ait été une personne dotée d’une âme. Ils me rassureraient en me disant qu’en fin de compte, c’est ma « conception de la grossesse » et mon attachement personnel au fœtus qui importent, et non une quelconque réalité objective sur la valeur de celui-ci. Mais pour moi, il est impossible d’échapper à la question de la personnalité de cet enfant. Ce que je crois et le réconfort que j’y trouve ont une portée bien plus vaste qu’une simple expérience subjective et le soulagement émotionnel que l’on pourrait espérer y trouver.

L’espérance chrétienne se fonde sur la personne du Christ, brisée non pas dans mon imagination, mais réellement, corporellement, pour moi. Le cœur de Jésus a réellement recommencé à battre dans le tombeau le troisième jour, de même que nos corps seront réellement ressuscités impérissables au dernier jour (1 Co 15.51-54). Le christianisme affirme que l’une des implications de la rupture avec Dieu est la réalité de la mort physique qui m’atteint de l’intérieur et dont je fais l’expérience par les crampes, les saignements et les pleurs : « Mon bébé, mon bébé ». La foi chrétienne m’assure aussi que, tout comme mon chagrin correspond bien à une réalité, il en va de même de mon espérance : le Créateur tient vraiment mon bébé entre ses mains, il le voit et s’en préoccupe, et il l’emmènera au-delà du voile dans l’éternité.

C’est aussi à travers le chagrin et le réconfort des autres que je trouve la permission de vivre mon deuil.

« Pax me manque », me dit mon mari en employant le nom que nous avons fini par donner à notre bébé. Mon beau-père pleure notre perte. Ma mère me dit que Pax sera toujours son petit-enfant. Les membres de l’église qui espéraient avec nous de meilleures nouvelles déposent maintenant à notre porte des pieds de porc au vinaigre noir, de la soupe de poulet au gingembre et de la bouillie de haricots rouges sucrée — les plats chinois associés à la période du post-partum. Ce faisant, ils reconnaissent le poids que la grossesse a fait peser sur moi. En soignant mon corps, ils soignent mon cœur. Chaque personne qui reconnaît notre perte nous dit : Vous avez raison. Votre tristesse est justifiée.

Si chaque vie humaine commence au moment de la conception et si chaque personne est faite à l’image de Dieu (Gn 1.27 ; Jc 3.9), alors nous qui avons perdu des bébés dans le ventre de leur mère avons raison d’en être attristés.

Mais même dans une église qui affirme que la vie commence à la conception, certaines idées intégrées peuvent subtilement nous empêcher de pleurer avec celles qui font des fausses couches.

Il peut être tentant d’offrir de fausses assurances pour l’avenir (« Tu seras de nouveau enceinte ») ou de proposer des raisons pour lesquelles la fausse couche aurait pu être une bonne chose (« C’est mieux que si le bébé était né avec une maladie génétique »). Il arrive parfois même que l’on malmène les parents en faisant reposer sur eux la responsabilité de ce qui est arrivé (« Tu as désobéi à Dieu » ou « Tu n’as pas pris soin de ton corps »). Ces réactions ne reconnaissent pas la réalité et le poids de notre perte ni le caractère personnel des bébés que nous pleurons.

Si les bébés que nous avons perdus étaient vraiment des bébés, alors les chrétiens doivent pleurer avec ceux qui pleurent (Rm 12.15), avec tendresse et sensibilité pour chaque souffrance individuelle. L’Église doit être résolument pro-vie dans ce domaine. Si nous reconnaissons le statut de personne des enfants dans le ventre de leur mère, nous ne sommes pas simplement appelés à nous opposer à l’avortement, mais aussi à nous associer à la douleur de celles et ceux qui souffrent de la perte d’une grossesse, qu’elle qu’en soit la raison.

Nombreuses sont celles qui, parmi nous, ont perdu un bébé à cause d’une fausse couche ou ont vu leur enfant mort-né. D’autres ont le cœur brisé à cause de bébés perdus à la suite d’avortements, ceux qu’elles n’ont pas pu empêcher ou qu’elles ont choisis et regrettent aujourd’hui. Dans une culture qui compatit à la perte d’une grossesse, mais ne reconnaît pas la plénitude de ce qu’elle implique, les chrétiens peuvent faire la différence dans l’accompagnement de cette souffrance. Nous disposons d’une base solide pour offrir réconfort, espoir et guérison.

Dans les semaines et les mois qui ont suivi ma fausse couche, j’ai pu échanger avec d’autres femmes qui avaient vécu une expérience semblable. Certaines sont des femmes âgées qui, dans leur pays d’origine, n’ont pas grandi dans le contexte d’un enseignement chrétien sur les débuts de la vie. Nombre d’entre elles n’avaient jamais entendu quelqu’un leur affirmer que les bébés qu’elles avaient perdus étaient des personnes. Pour moi comme pour elles, il y avait donc quelque chose de thérapeutique à pouvoir aujourd’hui parler ouvertement de ces enfants.

« Moi aussi j’ai un enfant au ciel », m’a dit une mère. « Tu crois vraiment que ton enfant est avec Dieu ? », m’a demandé une autre. Elle m’interrogeait à propos de Pax, mais elle pensait à sa propre tristesse, aux bébés qu’elle me dira plus tard qu’elle avait aussi perdus.

Est-ce que je crois que mon bébé est avec Dieu ? Oui, lui ai-je répondu sans hésiter. Je le crois.

Faith Chang est l’autrice de Peace over Perfection: Enjoying a Good God When You Feel You’re Never Good Enough. Elle est membre de la Grace Christian Church de Staten Island et du comité de rédaction du réseau SOLA.

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Books

La mer sert Dieu auprès des pauvres

Selon un théologien indonésien, aider les écosystèmes marins à s’épanouir, c’est prendre part à l’œuvre de Dieu.

Christianity Today May 14, 2024
Illustration de Mallory Rentsch Tlapek/Source Images : Unsplash

L’Indonésie est le plus grand archipel du monde. Elle est composée d’un ensemble impressionnant de 17 000 îles, et 70 % de sa population vit dans les zones côtières. Nombreux sont ceux qui considèrent ce pays comme un paradis pour les plongeurs. Il abrite encore des récifs coralliens extraordinaires qui regorgent de poissons de toutes les couleurs. C’est également là que l’on trouve les plus grands écosystèmes de mangrove de la planète.

Malheureusement, mon pays est aujourd’hui confronté à une grave crise écologique marine due à une activité de pêche destructrice, à la pollution, au changement climatique et aux émissions de gaz à effet de serre. Tout notre écosystème de mangroves, d’herbiers marins et de récifs coralliens est en déclin. Les stocks de poissons diminuent également, tandis que d’autres créatures marines subissent de fréquents empoisonnements dus à la pollution terrestre.

Cette crise constitue une menace tout particulièrement sérieuse dans le contexte indonésien, où vie écologique et sociale sont inséparables. Plus de la moitié de l’apport protéique annuel de la population provient du poisson et des fruits de mer. La subsistance d’environ 7 millions de personnes dépend donc fortement de la mer. Mais aujourd’hui, plus de 2,5 millions de ménages indonésiens pratiquant la pêche à petite échelle voient leur mode de vie et leur source de revenus grandement menacés. Et avec des zones de pêche de plus en plus limitées, les conflits entre ces pêcheurs traditionnels s’intensifient.

Les populations pauvres de nos régions côtières sont celles qui souffrent le plus de leur dépendance à l’égard de la mer pour leur survie. Afin de se nourrir, bon nombre d’entre elles utilisent des techniques et des équipements traditionnels pour récolter à marée basse diverses sortes de fruits de mer. Par exemple les pudi, des barrages de pêche qui canalisent les poissons vers un endroit particulier, ou les bubu, des pièges à poissons en bambou.

Cependant, la crise écologique marine détruit de plus en plus leur source de nourriture. Elle met également à mal notre culture de solidarité avec les plus démunis, car les communautés côtières donnent souvent la priorité aux pauvres lorsqu'il s'agit de puiser des provisions dans la mer.

En d’autres termes : chez nous, la mer est non seulement lieu d’approvisionnement en nourriture, mais aussi de compassion pour les plus pauvres. Tout cet équilibre est à présent en danger.

Dans ce contexte et suite à ma réflexion sur les pratiques traditionnelles des communautés et églises côtières indonésiennes, j’aimerais mettre en avant le concept et la pratique de ce que j’appelle la diaconie « bleue ». Le mot diakonia en grec désigne le service pour le bien de la communauté. C’est de lui que dérive le mot diacre.

Les études de la diaconie dans le Nouveau Testament et dans les sources grecques anciennes réalisées par l’universitaire australien John N. Collins soulignent que ce service et ce ministère humain renvoient au mandat donné par Dieu de prendre soin des pauvres. C’est aussi le point de vue du missiologue danois Knud Jørgensen qui voit dans la diaconie une invitation à participer à l’œuvre de Dieu en prenant soin des pauvres, des marginaux et des opprimés et en les aidant à sortir de leur condition.

La plupart des croyants indonésiens considèrent ce service comme essentiellement humain. Il s’agit d’aider les pauvres en leur fournissant de la nourriture ou un soutien financier. Mais cette conception des choses n’intègre pas ce que la création elle-même fait pour les populations défavorisées.

Or, c’est la mer qui nourrit les pauvres et donne la vie à ceux qui dépendent d’elles. Nous devrions donc la considérer comme participante active à l’œuvre du Dieu trinitaire et développer une « diaconie bleue » qui mette tout en œuvre pour reconnaître cette action et la soutenir.

Un avant-goût du royaume

Une enquête réalisée en 2023 par l’agence gouvernementale Statistics Indonesia a révélé que 25,9 millions de personnes vivent dans la pauvreté dans le pays. La diaconie est donc une pratique cruciale pour les chrétiens, qui représentent 11 % de la population dont la majorité est musulmane.

Selon le théologien indonésien Yosef Purnama Widyatmadja, trois modèles de diaconie sont largement pratiqués dans les communautés chrétiennes indonésiennes : la diaconie caritative (pratique de la charité), la diaconie formative (développement individuel et communautaire par la formation) et la diaconie transformative (transformation structurelle et sociale). Mais l’intégration de l’écologie dans ces pratiques présage d’un nouveau développement prometteur. En effet, une approche théologique connue sous le nom d’écodiaconie suscite un intérêt croissant au sein des églises indonésiennes. Elle cherche à garantir que la nature continue à exercer son action, en particulier nourricière, et que les pauvres y aient accès de manière durable.

Dans l’idée d’une diaconie bleue, c’est spécifiquement la mer — et non la nature au sens large — que les chrétiens s’efforcent de servir et de protéger. Les eaux qui recouvrent la surface de cette planète font partie de la bonne création de Dieu. Elles englobent aussi toutes les créatures qui y vivent et sont bénies par le Seigneur qui leur a donné le pouvoir « d’être fécondes, de se multiplier et de remplir les eaux des mers » (Gn 1.10, 20-22). La mer et les créatures marines font l’expérience de l’amour de Dieu, qui veille sur elles et les renouvelle (Ps 104.24-30 ; 145.9).

Et elles font pleinement partie du Royaume à venir. Pour le théologien américain J. Richard Middleton, l’affirmation qu’il n’y aura « plus de mer » en Apocalypse 21.1 signifie avant tout que la mer ne sera plus utilisée par l’Empire romain pour étendre son pouvoir d’exploitation économique. Au sein de la nouvelle création, les eaux prendront bien part à l’adoration de Dieu. Leurs créatures se joindront aux autres dans le ciel, sur la terre et sous la terre pour chanter à « celui qui est assis sur le trône et à l’Agneau » (Ap 5.13).

Dans cette perspective, les églises peuvent rendre témoignage de l'Évangile (Mc 16.15) en offrant à la mer et à ses créatures un avant-goût du royaume de Dieu à venir. Ce que fait la diaconie bleue, préserver et restaurer la mer pour qu’elle continue à jouer son rôle nourricier, en particulier pour les pauvres, est un prélude au Royaume à venir.

C’est ainsi que, depuis 5 ans, l’église évangélique Gereja Masehi Injili di Timor (GMIT) s’efforce d’améliorer les conditions de vie marine dans la province orientale de Nusa Tenggara.

En 2020, l’église s’est associée au ministère indonésien des Affaires maritimes et de la Pêche pour transplanter des corauxdans le parc marin national de la mer de Savu, situé dans cette province, afin de restaurer l’écosystème du parc. Depuis 2021, la GMIT a également planté et entretenu des mangroves sur l’île de Savu. Ce projet est « l’expression de notre foi, car nous préservons le don de Dieu qu’est la vie, en restaurant et en protégeant les mangroves, tout comme les mangroves nous protègent des cyclones », nous déclare l’ancienne coordinatrice synodale de la GMIT, Mery Kolimon.

« Nous ne pouvons pas laisser l’écosystème de la mangrove se détruire. Nous devons aider à le restaurer, car c’est notre vocation en tant que peuple de Dieu », ajoute Rowi Kaka Mone, l’un des responsables du projet.

D’autres églises indonésiennes exercent des activités visant à préserver les eaux qui les entourent. Depuis de nombreuses années, deux églises en particulier — Gereja Protestan Maluku (GPM) et Gereja Kristen Injili di Tanah Papua — perpétuent la pratique de pêche durable traditionnelle du sasi laut. Cette méthode veille à la préservation des écosystèmes marins en interdisant les activités de pêche dans une certaine zone pendant une période donnée, allant de trois mois à deux ans.

Les gens appellent souvent la pratique de sasi laut par la GPM par un autre nom : sasi gereja, ou « sasi de l’église ». Cet usage « implique la bénédiction de l’église locale et, pour les croyants, la crainte de Dieu. Enfreindre le “sasi de l’église”, c’est commettre un péché », peut-on lire dans un reportage du site Forests News.

Prendre soin de la veuve et de l’orphelin

Mais soulignons-le, la mer ne doit pas être considérée uniquement comme bénéficiaire de cette diaconie – le service et le ministère chrétiens – car cette optique pourrait éclipser son rôle au sein de la création.

S’il est vrai que la mer a besoin de l’homme pour prendre soin d’elle, elle dispose également de ses propres moyens d’action que nous devrions reconnaître. La mer n’est pas un élément passif qui dépend entièrement de l’homme. Elle joue un rôle vital dans l’accomplissement de la mission de Dieu, même lorsqu’elle doit se rétablir des dommages causés par l’homme. En cela, nous réalisons que nous ne devons pas travailler uniquement pour elle, mais aussi avec elle.

Cela signifie que la mer elle-même peut également être considérée comme un diakonos, un diacre ou un serviteur de Dieu à l’œuvre pour prendre soin des pauvres en leur fournissant de la nourriture. C’est de cette manière que les communautés côtières d’Indonésie la perçoivent : comme une entité vivante qui assure leur subsistance physique. Par exemple, le peuple maritime de Lamalera, dans l’est de la province de Nusa Tenggara, appelle la mer ina fae belé ou sedo basa hari lolo. Ces expressions la décrivent comme une mère remplie d’amour qui pourvoit à tous les besoins de ses enfants.

Une étude menée en 1997 par le théologien et anthropologue indonésien Tom Therik sur la pêche à Pantai Rote, la communauté maritime de l’île de Semau, offre une belle image de la manière dont la mer prend soin des pauvres. Dans la langue locale et dans la poésie traditionnelle, les pauvres sont appelés ina falu (veuves) et ana mak (orphelins). Comme ces personnes vulnérables n’ont ni bateau ni matériel de pêche adéquat, elles ont la priorité pour aller deux fois par jour récolter des plantes aquatiques et des créatures marines à marée basse. Cette forme de solidarité est bien ancrée dans la communauté, car les pauvres ne peuvent compter que sur la générosité de la mer pour leur subsistance quotidienne.

Toute la solidarité de cette région est façonnée par la mer : ses eaux font partie du Triangle de Corail, également connu sous le nom d’« Amazone des mers » parce qu’il contient la plus grande biodiversité marine de la planète. Il abrite 76 % des espèces de coraux ainsi que six des sept espèces de tortues marines, et sert de zone de reproduction et de nurserie pour le thon.

Envisager la mer comme servante de Dieu, comme je le fais ici, n’est pas étranger à notre foi chrétienne. La Bible personnifie explicitement la mer et la terre. Dans Genèse 1.22, Dieu bénit les créatures marines et leur ordonne « d’être fécondes, de se multiplier et de remplir les eaux de la mer ». Dans Genèse 4.11-12, la terre s’oppose au mal en ouvrant sa bouche pour recevoir le sang d’Abel et en refusant de céder ses récoltes à Caïn.

D’après la bibliste indonésienne Margaretha Apituley, ces personnifications bibliques de la création nous permettent également de reconnaître le rôle significatif de la mer dans la libération des Israélites de l’oppression égyptienne. Exode 14 nous raconte que les flots se retirent et se dressent en rempart pour permettre au peuple d’Israël de passer à sec tout en empêchant l’armée de Pharaon de le poursuivre.

Percevoir la mer à la manière d’un diakonos — un émissaire de l’œuvre de Dieu — correspond donc à un certain cadre biblique. Tout comme la mer de Galilée facilite l’œuvre du Christ en fournissant deux poissons pour nourrir la multitude (Mc 6.30-44), les mers indonésiennes facilitent l’œuvre du Christ en offrant tout ce qui y vit comme nourriture pour les pauvres des communautés côtières de l’archipel.

La diaconie bleue telle que je l’envisage est une mission pour et avec la mer. Elle reconnaît et respecte la mer en tant que participante active à l’œuvre de Dieu. Dans le soutien à la préservation des mers comme moyen de nourrir les pauvres, les chrétiens et la mer deviennent co-diacres, ou co-serviteurs de Dieu.

La rencontre entre les cultures maritimes traditionnelles indonésiennes et les pratiques chrétiennes est l’occasion pour les églises de s’attaquer à la crise écologique marine et à ses effets négatifs sur les pauvres. Mais j’espère que la tâche de la diaconie bleue ne s’arrêtera pas aux églises indonésiennes et sera reprise par les églises de toute la planète, pour répondre à l’appel de Jésus : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ! » (Mc 6.37)

Elia Maggang est titulaire d’un doctorat de l’université de Manchester, au Royaume-Uni. Basé en Indonésie, son travail théologique s’articule autour des intersections entre le christianisme et les traditions indigènes, en particulier la théologie et les pratiques concernant la mer et la relation de l’homme avec la mer.

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La fête des Mères, terrain miné ?

Ou comment fêter les mamans sans blesser les autres.

Christianity Today May 11, 2024
Darrell Coshill/UnSplash

À l’approche de la fête des Mères, je me sens généralement pousser des ailes. Chaque année, j’attends avec impatience ce moment où bien des églises distribuent fleurs et hommages aux mamans. Après tout, ne l’ai-je pas mérité ? J’ai mis au monde et élevé une fille et cinq fils. J’ai persévéré pendant 29 ans dans l’abnégation qui caractérise si souvent la vie des mamans. J’accueille donc avec joie tout ce que la fête des Mères offre comme encouragement, même le beignet bien gras (mais délicieux) qui fut une année distribué dans mon église.

Je découvre cependant de plus en plus la face cachée de cette fête. Quelques jours avant la fête, j’ai posté cette simple question sur les réseaux sociaux : « Que pensez-vous de la célébration de la fête des Mères à l’église ? » En une journée, j’ai reçu une bonne centaine de réponses véhémentes qui m’ont ouvert les yeux : le dimanche de la fête des Mères est, pour beaucoup, le jour le plus pénible de toute l’année ecclésiastique.

Comme du sel sur une blessure

La plupart des églises tentent d’honorer les mamans d’une manière ou d’une autre à l’occasion de cette fête. Malheureusement, cette attention laisse à certaines un goût amer. D’autres fuient carrément le culte ce dimanche-là.

Plusieurs femmes m’ont expliqué pourquoi. Certaines mamans célibataires comparent cette attention d’un jour à un soufflé qui retombe. Une fois la journée passée, c’est le retour à la lutte quotidienne pour élever seules leurs enfants. Bonnie, quant à elle, mère d’une magnifique fille adoptée, raconte qu’un jour de fête des Mères, son pasteur avait invité les enfants à distribuer des friandises en chocolat à leur maman en précisant qu’il devait bien s’agir de la femme qui les avait mis au monde. Cette maladresse avait laissé Bonnie horrifiée. Sandra, elle, a perdu sa maman très tôt et n’a jamais pu avoir d’enfant malgré son fort désir. Le jour de la fête des Mères, elle me dit qu’elle se sent « comme abandonnée par le peuple de Dieu ». Shari, qui a tragiquement perdu sa fille en raison d’un cancer, est lourdement éprouvée par les célébrations de son église, comme si on lui mettait « du sel sur une plaie ». En ce jour, de nombreuses femmes pleurent des enfants qu’elles n’ont jamais eus ou qu’elles ont perdus. Elles pleurent des mères qu’elles n’ont jamais eues ou qui ont disparu. Et à bien y réfléchir, je pourrais moi aussi associer mon lot de douleurs à cette journée.

Même s’ils sont bien intentionnés, les messages de la fête des Mères prononcés du haut de la chaire peuvent aussi faire partie du problème. Amy, qui s’est mariée sur le tard et a accueilli comme siens les enfants de son mari, est lasse des sermons qui glorifient la maternité et l’entretien de la maison. Certains pasteurs vont même jusqu’à dire ou laisser entendre que la vie de maman et de femme au foyer est la vocation suprême d’une femme. Judy, une théologienne qui enseigne dans le monde entier, se souvient d’un sermon de la fête des Mères sur la femme de Proverbes 31, qui se terminait par une exhortation, à toutes les femmes, à se réengager dans les tâches domestiques et à « travailler de leurs mains ». Carrie, mère de cinq enfants qui s’est pleinement dévouée pour son foyer et sa famille, me dit qu’après le traditionnel sermon sur la maternité, elle repart toujours avec un sentiment d’échec. Avouons-le : la fête des Mères peut tourner au véritable cauchemar.

À ce stade, je voudrais tout de même rendre hommage au travail de nos pasteurs. Quels que soient leurs erreurs et manques de sensibilité, la tâche qu’ils doivent accomplir à l’occasion de la fête des Mères est ardue. Comment honorer les mamans sans blesser les autres membres de leur communauté ? La plupart d’entre eux ont du mérite de s’aventurer courageusement sur ce terrain miné.

Ou peut-être ne devraient-ils même pas essayer ? Parmi toutes les femmes que j’ai interrogées, beaucoup m’ont dit : « Laissons la fête des Mères aux marchands de cadeaux, et que l’église s’occupe de l’adoration de Jésus ». Mais je ne suis pas d’accord.

Nous ne pouvons ni ne devons ignorer la fête des mamans

Nous ne pouvons et ne devrions pas ignorer la fête des Mères à l’église, pas plus que nous ne pouvons et devrions ignorer Noël. Certes, notre société y trouve une occasion de pousser à la consommation, mais il s’agit aussi de célébrer l’amour des mamans. Pour l’Église, il ne serait pas bon de rester silencieuse. Toutes celles d’entre nous qui sont mamans, qu’elles travaillent ou non à l’extérieur, ont besoin de cette reconnaissance et de cet encouragement dans une culture qui semble de plus en plus privilégier le travail et la carrière par rapport à l’éducation des enfants. Malgré les excès non bibliques que l’on peut entendre dans certains sermons — que la maternité serait notre plus grande vocation —, la maternité est et reste une magnifique vocation, voulue par Dieu lui-même comme un creuset d’amour, de bénédiction et de vie. Marie, la mère de Jésus, est un bel exemple de ce don volontaire de soi pour donner la vie et contribuer aux desseins rédempteurs de Dieu. Mais il n’est pas toujours facile de s’en souvenir face aux défis du quotidien. Pendant plus de 20 ans, tandis que j’étais enceinte, que j’allaitais ou que j’apprenais la propreté à mes enfants, je peux dire que j’ai mené de grands combats, même s’ils étaient invisibles et silencieux pour le monde. Pendant cette période, la fête des Mères — aussi bien à la maison qu’à l’église — fut chaque fois pour moi un temps de ressourcement et de rappel au sens de ce que je faisais.

Et la Bible souligne l’importance de se souvenir. Le cinquième commandement, « Honore ton père et ta mère » (Ex 20.12), est toujours essentiel au bien-être du peuple de Dieu. Bien sûr, on ne distribue pas les cadeaux à l’église un jour par an pour pouvoir cocher ce commandement sur notre liste de choses à faire. Mais cela nous offre un moment pour pouvoir, tous ensemble, rendre hommage à celles qui nous ont donné la vie, quelles qu’elles soient.

Ne pas célébrer la fête des Mères à l’église me pose un autre problème. Dans notre culture très identitaire, nous nous définissons de plus en plus par nos traumatismes : femme sans enfant, victime d’abus, orpheline, délaissée. Pourtant, en tant que membres du corps du Christ, nous sommes appelés à être bien plus que cela et à « nous réjouir avec ceux et celles qui se réjouissent, à pleurer avec ceux et celles qui pleurent » (Rom 12.15). S’il nous faut reconnaître honnêtement nos propres afflictions, nous sommes aussi appelés à prendre part aux joies et aux douleurs des autres.

La fête des Mères nous offre une belle occasion de faire preuve de compassion et d’empathie. Que la future maman, épuisée par sa grossesse, réconforte celle qui vit un deuil en l’absence d’enfants. Que les maris fassent l’éloge de leur épouse. Que les enfants remercient leurs mères spirituelles. Que la maman heureuse réconforte la fille abandonnée. En d’autres termes, que le corps du Christ prenne soin de ses propres membres, car c’est là notre véritable famille. Jésus lui-même nous le rappelle : « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? […] Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux est mon frère, ma sœur et ma mère. » (Mt 12.48-50) Jésus a constamment approfondi et élargi la famille de Dieu de cette manière. Même dans ses derniers moments sur la croix, il a attiré l’un vers l’autre Marie, sa maman, et Jean, son disciple bien-aimé, comme une mère et son fils.

En faire plus

Comment pourrions-nous donc mieux vivre cette célébration des mamans ? Plutôt que d’en faire moins (comme l’ont suggéré de nombreuses femmes déçues et résignées), je pense que nous devrions en faire plus. Il nous faut plus qu’une distribution de fleurs et des applaudissements. Plus que des idées étriquées ou idéalisées sur la maternité. Plus que la limitation à une unique émotion. Ce dont toutes les mamans et les femmes ont besoin en ce jour de fête des Mères, c’est de ce dont l’Église a besoin tous les jours : que nous « gardions l’unité de l’Esprit » (Ep 4.3) et que nous « nous aimions profondément, du fond du cœur » (1 P 1.22).

Nous pourrions commencer par reconnaître les réalités de la maternité dans un monde profondément meurtri. Laissons se reposer la femme surmenée de Proverbes 31 et faisons plutôt de la place aux complexités et aux luttes que nous vivons toutes au quotidien. Pourquoi ne pas inviter les femmes à partager leur histoire, quelle que soit la manière dont elles choisissent de la raconter ? Faisons passer le micro dans les bancs (comme le fait mon église), en donnant du temps et de l’espace à ces histoires à la fois belles et tragiques. Et que celles qui ne peuvent ou ne veulent pas parler écrivent leur récit. Le bulletin de l’église pourrait peut-être les donner à lire. En favorisant un tel partage et une écoute sincères, celles qui n’ont pas de mère pourraient en découvrir une en Christ. Et celles qui n’ont pas d’enfants pourraient se découvrir des fils et des filles spirituels.

Oui, ces bénédictions nous offriront des rires et des réjouissances. Mais oui, il y aura aussi des larmes. Il ne faut pas les craindre. Si nous sommes plutôt doués pour louer et célébrer ensemble, nous ne savons souvent pas comment nous lamenter. Il est temps que nous l’apprenions. Les Psaumes nous donnent la liberté et des mots pour nous réjouir, mais aussi pour nous plaindre et pleurer les uns avec les autres. Et la fête des Mères nous offre une belle occasion de le faire. Les pasteurs, eux qui « paternent » et « maternent » nos communautés, pourraient élargir la place ce jour-là pour une magnifique expression de la vie du corps du Christ, dans le partage et l’attention manifestée les uns envers les autres.

Y aura-t-il encore des maladresses et des personnes blessées ? Bien sûr ! Nous qui formons l’Église restons toujours humains. Mais, en ce jour spécial, nous devons prendre le risque de réimaginer la manière de nous honorer les uns les autres. Nous avons là une magnifique occasion d’être la famille pour laquelle le Christ s’est donné.

Leslie Leyland Fields est l’autrice de 10 livres, dont Crossing the Waters : Following Jesus through the Storms, the Fish, the Doubt and the Seas et Forgiving Our Fathers and Mothers: Finding Freedom from Hurt and Hate. Elle vit avec sa famille sur l’île de Kodiak, en Alaska.

Traduit par Anne Haumont

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Nos cœurs ne brûlaient-ils pas en nous ?

Ascension – L’œuvre mystérieuse de Dieu entre consolation et discrétion

Christianity Today May 9, 2024
Stream in the Woods, par Elizabeth Bowman. Huile sur toile. 2023.

Ce même jour, deux disciples se rendaient à un village appelé Emmaüs, éloigné de Jérusalem d’une douzaine de kilomètres. Ils discutaient ensemble de tout ce qui s’était passé. (Luc 24.13-14)

Lecture proposée : Luc 24.13-35

Une chose que j’aime dans la Bible, c’est sa tendance à simultanément éclairer et voiler, réconforter et déconcerter. Cette dynamique unique est à l’œuvre le jour même de la résurrection de Jésus, lorsque l’Évangile de Luc attire notre attention sur le chemin d’Emmaüs. Nous peignant deux disciples anonymes au milieu d’une conversation, Luc les décrit dans un état de perplexité, car ils ont commencé à entendre des rumeurs sur la résurrection de Jésus. Tout en marchant, les deux se remémorent les événements marquants des trois derniers jours et les étranges possibilités que recèlent ces nouveaux bruits. Bien qu’ils ne fassent pas partie des Douze, ils semblent avoir été suffisamment proches de ce cercle intérieur pour avoir eu vent de l’impossible nouvelle que Jésus serait vivant.

Puis les choses prennent une tournure inattendue : « Pendant qu’ils parlaient et discutaient, Jésus lui-même s’approcha et fit route avec eux » (Lc 24.15). Jésus ressuscité interrompt leur discussion, mais ils ne le reconnaissent pas. Luc attribue leur cécité à une intention divine : Jésus ne se révèle pas. Il les accompagne simplement dans leur long voyage, incognito, en discutant de ce qui les préoccupe.

La conversation pourrait avoir été longue sur les près de douze kilomètres qui séparent Jérusalem d’Emmaüs. En moyenne, les gens marchent à un rythme d’environ trois à quatre kilomètres par heure, ce qui pourrait signifier que Jésus a cheminé avec eux pendant près de trois heures. Il finit par transformer le dialogue en un long et profond exposé biblique. S’appuyant sur les Écritures, il leur explique pourquoi ils ne se sont pas trompés sur l’identité de Jésus telle qu’ils l’ont espérée. Et à un moment donné du voyage, une lumière commence à poindre dans les cœurs de ce duo assombri.

Puis soudain, la révélation de Jésus se produit en un clin d’œil, résumée en seulement deux courts versets. Lorsqu’ils arrivent enfin à Emmaüs, Jésus fait semblant de vouloir continuer son chemin, mais ils insistent pour qu’il reste, et c’est ce qu’il fait. Ils s’assoient tous les trois à une table, Jésus prend du pain et le bénit. Il rompt le pain et le leur donne. Et c’est alors qu’ils voient. Puis il disparaît.

Jésus disparaît au moment précis où les deux disciples le reconnaissent. La consolation est à la fois douce et éphémère. Ils sont tellement remplis de joie qu’ils décident de refaire les douze kilomètres qui les séparent de Jérusalem, dans l’obscurité de la nuit, mais à la lumière de la foi.

Que faire aujourd’hui de cette histoire ? Observez les deux disciples attristés. Lorsqu’ils quittent Jérusalem, ils sont désorientés et déçus, portant le lourd fardeau d’un sentiment d’abandon. Alors qu’un groupe plus vaste attend certainement de voir si la résurrection de Jésus est une réalité, Jésus se révèle d’abord à eux qui se sentent seuls, découragés et sans espoir.

Et pourtant, d’une certaine manière, Dieu continue à se cacher. « Tu es vraiment un Dieu qui te caches », dit le prophète Ésaïe (45.15). Peut-être certaines grâces ne fonctionnent-elles qu’en secret. Peut-être certaines réalités et certaines blessures nous rendent-elles si fragiles que tout ce qui n’est pas l’attention patiente et discrète de Dieu nous émietterait comme une feuille desséchée, nous ramenant à la poussière que nous sommes. Quelle que soit notre situation, nous pouvons être sûrs que notre Sauveur est proche. Le Grand Médecin s’occupe de nous avec une douce attention et une grande précision, et avec la lente patience qui permet notre guérison au plus profond de nous-mêmes.

Je crois que ce passage nous offre une précieuse vision de notre propre histoire. Nous contemplons ici la situation du point de vue de Dieu : nous savons ce qui se passe réellement, alors même que les disciples ne le savent pas. Si nous n’avons pas le privilège de bénéficier de cette perspective dans notre vie quotidienne, nous savons cependant ainsi quelque chose qu’ils ne savaient pas à l’époque. Les deux disciples pensaient être sur le chemin d’Emmaüs, mais ils étaient en fait sur le chemin d’une table : une table où Jésus vivant a nourri leurs cœurs affamés, guéri leurs blessures les plus profondes et les a embrasés du réconfort déconcertant de la résurrection. Cette table nous attend aussi.

À méditer



Pensez-vous que vous seriez resté avec les autres disciples pour savoir ce qu’il en était de cette folle nouvelle d’une possible résurrection ? Ou pensez-vous que vous seriez passé à autre chose, comme ces deux disciples ? Pourquoi ?

Il est toujours plus facile de voir les choses avec du recul, surtout dans notre vie avec Dieu. Y a-t-il eu des moments dans votre vie où Dieu s’est caché pour se révéler ou révéler son plan bien plus tard dans votre histoire ?

Jon Guerra est un auteur-compositeur-interprète basé à Austin, au Texas. Il écrit de la musique religieuse, compose pour des films et a sorti deux albums.

Cet article fait partie de Pâques au quotidien, notre série de méditations pour vous accompagner personnellement, en petit groupe ou en famille durant le carême et les fêtes de Pâques 2024.

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Notre rôle de pasteurs n’est pas de changer les cœurs

On ne peut pas contrôler ses paroissiens. Tenter de le faire ne causera que des dégâts.

Christianity Today May 7, 2024
Adaptations par Christianity Today. Sources : Getty / Anthony Saint James / Chrispecoraro / Wikimedia Commons

Deux heures du matin. Il fait nuit. Et je suis complètement réveillée.

D’habitude, ce sont mes enfants qui causent ce genre de situation… Ils ont fait un mauvais rêve ou ils ont faim. Ou ils ont oublié de me raconter une blague qu’ils ont entendue à l’école. Des choses urgentes. Mais pas cette nuit. Cette nuit, c’est pire. Ce qui me tient éveillée, ce ne sont pas mes enfants, mais le stress, l’angoisse à propos d’un conflit dans l’église dont nous sommes pasteurs, mon mari, Ike, et moi. Des amis proches, qui connaissent bien notre famille et nos enfants, qui se sont engagés avec nous pour l’Évangile, n’apprécient pas une décision que nous avons prise. Ils sont tellement contrariés qu’ils menacent de partir.

Dès que mes yeux s’ouvrent dans l’obscurité, les pensées qui se bousculent depuis des jours dans mon esprit reprennent le dessus :

Peut-être que si je leur parlais de ce texte biblique…

Peut-être que si j’abordais la question sous cet angle théologique…

Peut-être que si je leur répétais encore les conseils avisés que nous avons reçus de la part d’experts de notre communauté…

Peut-être que s’ils entendaient le point de vue de personnes blessées dans notre église…

Et ainsi de suite…

Tout au long de mon ministère, il m’est arrivé de connaître quelques nuits blanches dues à des conflits, mais comme pour beaucoup d’autres, la période de la pandémie a conduit à une augmentation de ces situations. Aux États-Unis, en 2020, alors que les responsables d’église étaient confrontés à la triple menace de la pandémie, des tensions raciales à l’échelle nationale et d’une élection présidentielle extrêmement polarisée, ils ont aussi vu se dégrader le climat à l’intérieur de leurs communautés. Nos assemblées, depuis lors polluées par un profond esprit partisan, ont commencé à interpréter à travers un filtre politique chaque décision, chaque déclaration, chaque sermon et chaque message sur les réseaux sociaux émanant de leurs pasteurs.

Comme le risque de malentendu était très élevé, mon mari et moi avons consacré beaucoup de temps et de soin à nous expliquer. Nous avons montré que les Écritures guidaient nos décisions et avons fait preuve de transparence quant aux avis sages et bien informés que nous avions écoutés. Nous savions que c’était nécessaire pour inspirer confiance à notre assemblée. Mais si cela a fonctionné pour certains, cette expérience nous a également appris une dure leçon.

Ce que nous avons compris au fil de ce processus, c’est que, quelle que soit l’exégèse biblique que vous utilisez, quel que soit le soutien théologique auquel vous faites appel, quels que soient les données, les experts ou votre propre intégrité, vous ne pouvez pas convaincre les gens de quelque chose qu’ils ne veulent pas croire.

Pourquoi ? Parce que l’information a beaucoup moins d’impact que nous ne le pensons.

Dans A Failure of Nerve: Leadership in the Age of the Quick Fix, l’auteur et thérapeute familial Edwin Friedman décrit ainsi la limite de notre influence : « Un malentendu abyssal de notre époque est l’idée qu’expliquer les choses peut produire un résultat sur des personnes qui ne sont pas motivées pour changer. »

Même si nous aimerions qu’il en soit autrement, communiquer des informations a beaucoup moins d’influence qu’on pourrait le croire. Télécharger des « faits » dans le cerveau d’une personne ne va pas la faire changer d’avis comme par magie. Mais je dois bien admettre que cela ne m’a pas empêchée d’essayer. Lorsque des personnes de mon église ou de mon entourage ont (selon moi) « besoin d’être corrigées », je brandis toute une batterie d’arguments pour les faire changer. Si je parviens à prendre un peu de temps avec elles, il me suffira de quelques secondes pour leur présenter une centaine de faits pertinents pour les convaincre de la vérité.

Mais le Seigneur m’a fait comprendre qu’en réalité, je ne fais pas là de l’accompagnement. J’exerce un contrôle. J’utilise la connaissance, l’information et les vérités issues de la Parole de Dieu comme les rênes d’un cheval, pour diriger instantanément les autres dans la direction où je veux qu’ils aillent.

Le temps et l’expérience m’ont heureusement permis de comprendre que je surestime gravement mon propre pouvoir de persuasion. Jésus lui-même me semble évoquer le pouvoir limité de nos arguments lorsqu’il conclut certains de ses enseignements les plus ardus par ces mots : « Que celui qui a des oreilles entende » (Mt 11.15). Certains n’entendront pas. Ils ne comprendront pas, non pas parce qu’ils ne peuvent pas comprendre, mais parce qu’ils ne le veulent pas. Aucun effort pour les convaincre, même à force de preuves et de logique, ne les fera changer d’avis. En tous les cas, pas s’ils ne veulent pas être touchés.

La recherche en psychologie corrobore ce constat. Essayer de changer l’opinion de quelqu’un en lui présentant des arguments qui contredisent ses propres croyances peut, dans certains cas, avoir le résultat inverse. En psychologie, on parle d’effet « retour de flamme » (backfire effect) pour décrire la tendance à renforcer ses croyances face à des informations qui les contredisent.

Plutôt que de prendre en compte ce qui a été prouvé de manière objective et d’ajuster nos croyances en conséquence, nous aurions tendance à durcir nos idées erronées.

D’autres études ont montré que ce phénomène est particulièrement courant lorsque la croyance en question est liée à l’identité. Lorsqu’une personne perçoit une nouvelle information comme une menace envers son identité ou son mode de vie, elle sera beaucoup plus encline à la rejeter.

Au fil de ces dernières années de ministère, Ike et moi avons appris à discerner les personnes réceptives au changement de celles qui ne le sont pas. Les accusations de mauvaise foi sur nos motivations ou le manque de curiosité sincère à l’égard de ce que nous aimerions mettre en place nous laissent comprendre que nos explications ne serviront à rien.

Pourtant, même quand je perçois un manque de réceptivité réelle de mon entourage, je ne parviens pas toujours à lâcher l’illusion de pouvoir influencer les gens. Malgré toutes les expériences contraires, je continue à croire profondément en ma force de persuasion. Je peux passer des jours à ruminer l’argumentation parfaite avec toutes les preuves qui, selon moi, la rendront impossible à réfuter. Mais si, dans la vie réelle, j’aborde les gens comme un avocat au lieu d’une pasteure, cela se retournera contre moi. Cela m’est arrivé. Cette manière d’agir ne fonctionne pas. Comme toutes les autres formes de contrôle, cela ne fait qu’alimenter mon stress et envenimer mes relations avec les autres.

Pouvoir identifier cette tendance au contrôle m’a beaucoup aidée de deux manières. Premièrement, quand je la détecte et que je mets des mots dessus, je peux la maitriser. Quand je sens des tensions dans le cou, le dos et la mâchoire, que j’entre dans une spirale de pensées anxieuses et une phase d’insomnies, je sais que j’essaie de contrôler quelque chose que Dieu ne m’a pas demandé de contrôler. Le fait de nommer cette tentation m’aide à recadrer ce qui se passe réellement en moi : je ne suis pas en train de prendre soin du troupeau, j’essaie d’en prendre le contrôle.

Deuxièmement, cette prise de conscience de ma volonté de contrôle a remis en évidence, pour moi, la priorité de l’écoute dans le ministère pastoral. Notre culture est devenue de plus en plus polarisée, en partie parce que tout le monde essaie de convaincre et contrôler tout le monde, ce qui a l’effet pervers de conforter chacun dans ses positions. Dans un environnement aussi tendu que celui-ci, la pratique consistant à être « prompt à écouter, lent à parler » n’est pas seulement conforme à l’Écriture (Jc 1.19), mais constitue également un impératif missionnaire.

Nous nous efforçons donc, Ike et moi, que ce soit informellement ou de manière plus structurée, de nous mettre à l’écoute active de nos fidèles, en particulier de ceux qui sont mécontents ou en colère. Cette écoute intentionnelle constitue un témoignage contre-culturel au sein d’une société déchirée par ses problèmes de contrôle.

La prise de conscience de cette tentation permanente du contrôle a été cruciale pour ma propre santé spirituelle et ma mission de pasteure. Prendre l’ascendant sur nos fidèles ne fait que causer des dégâts. Face aux limites de notre influence, nous avons le choix de nous agripper ou, au contraire, de lâcher un fardeau que nous ne sommes pas censés porter. Les limites de notre influence ne sont pas forcément une conséquence du péché. Elles témoignent souvent du bon ordre des choses. Elles nous rappellent que nous pouvons prendre sur nous le joug le plus léger et faire pleinement confiance à l’Esprit — celui qui anime nos cœurs et éclaire nos esprits — pour faire le gros du travail à notre place.

Sharon Hodde Miller conduit la Bright City Church à Durham, en Caroline du Nord, avec son mari, Ike. Elle a obtenu un doctorat sur les femmes et la vocation. Son dernier livre s’intitule The Cost of Control.

Certaines parties de cet article ont été adaptées de The Cost of Control par Sharon Hodde Miller (Baker Books, une division de Baker Publishing Group, © 2022), avec la permission de l’éditeur.

Traduit par Anne Haumont

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