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La vocation créative ne s’épanouit pas dans la foule

L’autrice E. Lily Yu évoque sa foi, son profond amour de la langue et les dangers de « suivre la majorité ».

Christianity Today October 16, 2024
Illustration de Mallory Rentsch Tlapek/Images sources : Unsplash

E. Lily Yu est une créature rare : une autrice d’une compétence exceptionnelle appuyée sur sa foi, l’histoire littéraire et une vie entière de lecture. Son recueil de nouvelles Jewel Box a été finaliste du Los Angeles Times Book Prize, son roman traduit en français L’Odyssée de Firuzeh a remporté le Washington State Book Award for fiction. Yu elle-même a reçu le LaSalle Storyteller Award et l’Astounding Award for Best New Writer. Ses écrits ont été finalistes des prix Hugo, Nebula, Locus, Sturgeon et World Fantasy.

Break, Blow, Burn, and Make: A Writer's Thoughts on Creation

Break, Blow, Burn, and Make: A Writer's Thoughts on Creation

Worthy Books

240 pages

$19.77

Dans son nouveau livre, Break, Blow, Burn, and Make: A Writer’s Thoughts on Creation (« Casser, souffler, brûler et fabriquer : réflexions d’une écrivaine sur la création ») elle médite sur la lecture, l’écriture et la créativité. Elle souligne à la fois les opportunités et les défis quant à la manière dont ces réalités sont aujourd’hui vécues. Karen Swallow Prior, autrice et professeure d’anglais, s’est entretenue avec Yu de la relation entre la foi chrétienne, l’art de l’écriture et la recherche courageuse de la vérité.

(Note de l’éditeur : cette conversation a été édité pour des raisons de longueur et de clarté.)

Un thème récurrent dans votre livre est qu’une écriture de qualité, comme tout art, émerge de l’amour plutôt que de la colère, de l’anxiété ou du mépris. Vous soulignez que « Dieu a créé par amour et s’est réjoui de la vie. Quand il a regardé son œuvre, il l’a déclarée bonne ». En tant que créateurs, nous créons mieux lorsque nous imitons le Créateur. Quelles sont les tendances actuelles qui empêchent de privilégier l’amour à la peur ou l’agressivité ?

Si l’on met un instant de côté le fait que l’amour peut éprouver de la colère — qu’il peut y avoir une colère aimante — je pense qu’il y a beaucoup de flou et de confusion autour de la définition de l’amour, ce qui conduit les gens à poursuivre 50 choses différentes, dont je ne reconnais qu’une seule comme digne de ce mot.

Dans mon livre, j’utilise une définition de l’amour tirée d’Erich Fromm, un psychologue social. L’essence de l’amour, affirme-t-il, est de donner de sa vie, de ce qu’il y a de plus vivant en soi. C’est, à certains égards, une compréhension très démodée, oubliée, presque obsolète du mot. Il faut savoir de quoi on parle avant de pouvoir décrire ce l’on recherche ou ce qui manque. Et il faut beaucoup de temps pour y parvenir. Comme le dit Fromm, cet amour est celui d’une personne mature. Ce n’est pas l’amour d’un enfant ou d’un chien. Ce n’est pas l’amour de la glace ou de l’argent.

Tout au long du livre, vous établissez des parallèles entre une foi consistante et un art consistant. Pouvez-vous nous parler un peu plus de cette association ?

Je pense que l’œuvre d’un artiste ne peut être plus profonde que l’artiste lui-même, que cette profondeur soit ou non une condition permanente — qu’elle soit ou non atteinte par la grâce de Dieu. La foi est une voie connue depuis des milliers d’années pour approfondir son être, au-delà de ce que l’on pourrait attendre.

En vous appuyant sur les observations de l’essayiste Sven Birkerts, vous soulignez qu’au fur et à mesure que notre monde est devenu plus horizontalement connecté, il s’est aplati et a perdu en profondeur. Comment le manque de profondeur et le nivellement que vous observez dans notre vie créative correspondent-ils à une situation analogue dans notre vie de foi ?

Il y a plusieurs décennies que des penseurs et des critiques culturels comme Guy Debord et Neil Postman ont réfléchi à la transition de la société humaine de l’imprimé vers l’image. C’était probablement le premier pas vers une certaine superficialité : la réduction de l’attention, de l’interaction intérieure et subjective avec les mots, à quelque chose qui peut être saisi visuellement en quelques secondes.

Ce processus s’est accéléré. Cela ressemble à une inversion du processus d’alphabétisation. Avant la généralisation de l’alphabétisation, nous ne disposions que d’images. Mais il s’agissait de pointer du doigt une vérité plus profonde. Prenez l’exemple des peintures à fond d’or de l’artiste médiéval italien Giotto : elles n’étaient pas censées représenter le moi ou l’expression de soi, mais une relation plus profonde avec Dieu. Ainsi, même ces images ne fonctionnaient pas de la même manière que celles qui servent aujourd’hui d’outils marketing, de divertissement, d’objets de consommation.

Les images peuvent-elles être véhicules de profondeur ? Assurément. Créons-nous et interagissons-nous principalement avec de telles images ? Je ne pense pas. Certains font l’hypothèse que l’enseignement insuffisant de la lecture parmi les jeunes générations a conduit à la très large adoption du format vidéo. Peut-être est-ce cela. Il se peut également que les formats vidéo et visuels soient simplement plus faciles à utiliser, qu’ils exigent moins de nous et que leur compréhension nécessite moins de compétences. Mais, quelle qu’en soit la raison, nous sommes peu enclins à nous confronter à des textes difficiles, réfléchis et profonds et très enclins à passer notre temps sur des écrans. Cela donne également lieu à des écrits beaucoup plus superficiels.

Vous consacrez un chapitre entier à la vocation dans le contexte de l’art et de l’écriture. Vous utilisez l’exemple frappant d’un orchestre où seuls quelques instruments jouent au milieu d’une salle de répétition remplie de chaises et de pupitres renversés. Mais dehors, dans le couloir, une centaine de violonistes se disputent.

L’idée de cette image est que les violonistes pensent que tout le monde devrait être violoniste et ont persuadé tout le monde de jouer du violon. L’orchestre, bien sûr, en souffre.

On observe chez les êtres humains, quels qu’ils soient, une tendance à aller dans le sens de la majorité, à être d’accord avec elle. Cela facilite à la fois la vie et la pensée. Mais cela ne les rend pas plus profondes ou meilleures.

Il y a également une profonde insécurité chez ceux qui n’ont pas encore été confrontés à leur propre petitesse, à la vanité de n’être qu’une poignée de poussières d’étoiles dans un immense vide. Ces personnes ont tendance à avoir besoin des autres pour renforcer leur identité. L’un des moyens d’y parvenir est de faire pression sur les autres pour qu’ils se conforment exactement aux mêmes décisions que celles que l’on a prises personnellement, car le fait de voir d’autres personnes prendre les mêmes décisions est réconfortant et rassurant, que ces décisions soient judicieuses ou non. On peut le constater dans l’Église et dans la société, dans tous les pays, à toutes les époques et dans tous les lieux.

Bien sûr, des personnes dont la vie ressemble à celle de leur entourage peuvent avoir une foi profonde, un caractère incroyable et une réelle intégrité. Tout comme on peut trouver ces qualités chez des personnes dont la vie n’est guère conforme à celles de ceux qui les entourent. La non-conformité n’est pas le but en soi. Elle est très souvent aussi superficielle et dénuée de sens que la conformité. Il s’agit de quelque chose de tout à fait différent. Ce n’est pas l’image ou la performance qui compte ici, mais l’obéissance à l’appel.

En d’autres termes, l’orchestre a besoin de tous les musiciens.

L’orchestre en est un exemple très caractéristique. Je pense que le corps du Christ est appelé à travailler dans un but unique et supérieur, pour lequel nous sommes tous en harmonie, mais pas à l’unisson.

Vous mentionnez en passant que de nombreux adultes préfèrent le genre de la littérature pour jeunes adultes. Pourquoi d’après vous ? En quoi est-ce préoccupant ?

Je pense que la grande majorité des êtres humains ont perdu une bonne partie de leur capacité à se concentrer pendant de longues périodes sur des choses complexes et ambigües, qu’il s’agisse de textes ou d’autres œuvres d’art.

Je n’aime pas les distinctions de genres littéraires en général — il s’agit d’un outil de marketing récemment introduit dans l’édition pour aider à catégoriser et à ordonner le flot permanent de livres arrivant sur le marché. Mais si vous comparez les livres qui ont été écrits spécifiquement pour le marché des jeunes adultes et ceux qui ont simplement été mis dans cette catégorie, deux phénomènes distincts à mes yeux, vous verrez des différences. Parmi les titres intentionnellement orientés vers les jeunes, on observe une tendance à des situations simplistes et manichéennes, à des idéologies simples, à des personnages superficiels et à des scénarios à rebondissements qui ne requièrent pas une grande perspicacité pour être appréciés.

Je ne pense pas, cependant, que ce mouvement vers une simplification de la lecture soit limité à la jeunesse. On le voit partout, y compris dans la fiction littéraire et dans d’autres genres, et je pense que c’est révélateur de la façon dont nous évoluons dans l’ensemble.

Dans le même ordre d’idées, vous contestez que la littérature puisse ou même doive favoriser l’empathie. Vous remettez également en question l’idée que la littérature devrait être justifiée par sa bonté morale. À l’instar de H. L. Mencken, vous attribuez cette idée à notre histoire de pensée puritaine. Qu’est-ce que nous perdons lorsque nous nous raccrochons à ces idées ?

Je n’ai jamais été particulièrement touchée par les classifications qui feraient des êtres humains des êtres exclusivement bons ou mauvais, parce que nous avons toujours en nous le potentiel du bien et du mal. Je ne suis pas une bonne personne. Je ne suis pas une mauvaise personne. Je suis un être humain, avec tout ce que cela implique.

Je pense que la lecture peut nous rappeler des valeurs qui perdurent à travers les millénaires, qui survivent aux empires. Ces valeurs nous encouragent à rechercher ce qui est plus grand que nous. L’accent mis au 21e siècle sur l’empathie comme boussole de la moralité nous a conduits à des situations très problématiques, où les sentiments se substituent à la justice, aux faits ou à la vérité.

Vous dites qu’il est essentiel pour les écrivains d’avoir un amour profond de la langue. En quoi est-ce indissociable de l’amour de la vérité ?

L’écriture est un moyen de penser. C’est un moyen de comprendre ce que nous pensons nous-mêmes, puis de réviser ce que nous pensons lorsque nous constatons à quel point nous l’avons mal écrit. Il est très utile de chercher les mots justes, les véhicules adéquats dans lesquels placer notre sens, afin que les lecteurs puissent le percevoir de la manière la plus complète possible. En fait, ce processus a beaucoup de points communs avec la recherche de la vérité. L’écriture est un moyen de donner une juste place à une vérité que — si nous avons de la chance, si nous avons cherché assez longtemps, si nous avons persévéré assez longtemps — nous avons découverte.

Il y a une centaine d’années encore, cette façon d’envisager la langue aurait été très rare. Pour la plupart des gens, la langue est un moyen d’obtenir ce qu’ils veulent du monde et des autres. Il ne s’agit pas d’un chemin d’allégeance à la vérité. On trouve sur le sujet des écrits d’auteurs comme George Orwell, W. H. Auden et Victor Klemperer.

Et l’on peut observer aujourd’hui la suite de la dégradation du langage qu’ils observaient à leur époque dans la ruée vers les textes générés par l’IA. Cette évolution ne peut que dévaluer la lente recherche de la vérité, la lente recherche de la forme adéquate pour exprimer cette vérité, au profit de ce qui est rapide, souvent incorrect, bon marché et facile. Il s’agit fondamentalement d’une attaque contre le temps et l’attention du lecteur. Et cela se fait, comme à l’époque d’Orwell, dans une recherche de profit, d’avancement personnel et de facilité.

Vous écrivez sur l’importance de la solitude et du courage pour un art de qualité. Pourquoi ces éléments sont-ils si importants ?

En fin de compte, les décisions qui orientent notre vie doivent être prises individuellement, chacun d’entre nous pour soi-même. D’autres personnes peuvent nous conseiller, mais il doit y avoir un moment de retraite, un moment de solitude, où l’on se dit : Voilà comment je choisis de vivre, et voilà ce que je choisis de défendre. Et prendre cette décision sans solitude, prendre cette décision au milieu d’une foule, une foule souvent bruyante, c’est prendre le risque d’adopter les valeurs de cette foule, au lieu de vivre selon ses propres valeurs, qui ne se trouvent presque jamais au milieu de la foule.

Je pense que le courage a toujours été une question de se tenir à part. Kierkegaard en parle dans l’un de ses écrits publiés à titre posthume, « Sur la dédicace “à l’individu” ». Il souligne la nécessité de devenir un individu à l’écart de la foule, à l’écart des jugements de ceux dont dépendent votre gagne-pain, votre statut social ou votre bien-être. Le courage, c’est la capacité de dire : Cela va me coûter cher, mais j’ai examiné la question au mieux de mes capacités et je ne peux pas faire autrement. C’est un chemin très solitaire. Il faut acquiescer à cette solitude.

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