Les « tradwives » ou le renouveau fondamentaliste sur Instagram

Une nouvelle vague d’influenceuses veut « restaurer » une vision étroite de la féminité biblique avec de jolies photos, des robes longues et du pain fait maison.

Christianity Today March 19, 2024
WikiMedia Commons/Adaptations par CT

Restaurons la beauté », commence la légende d’une vidéo populaire sur Instagram.

Le clip met en scène l’influenceuse chrétienne Katie Calabrese dans une longue robe aérienne, suivie d’un montage d’images : des fleurs sur une bible ouverte, une corde à linge couverte de sobres vêtements de lin, une cage d’escalier épurée avec des planchers en bois et des murs en lambris, une femme sans visage debout devant un bol de pâte à pain et tenant un bébé dans ses bras.

La légende énumère d’autres choses dont son autrice espère le retour : « Des femmes qui savent préparer un délicieux repas pour des invités inattendus », aller à l’église, avoir une famille nombreuse, « aimer leur mari et chanter ses louanges devant les autres ».

Katie Calabrese fait partie d’une cohorte d’influenceuses « tradwife » (pour l’anglais « traditional wife », « épouse traditionnelle ») en ligne, dont les personnages sont construits sur le renouveau de diverses expressions « traditionnelles » de la féminité, du mariage, de la tenue du foyer et de la vie familiale. L’idée maîtresse de leur message de retour en arrière est familière à ceux qui ont grandi dans des cercles chrétiens fondamentalistes, malgré le nouvel emballage pensé pour Instagram et TikTok, où les contenus de type tradwife se sont multipliés depuis 2020.

Ces contenus apparaissent résolument anhistoriques et s’inspirent d’idées et d’images de toutes les époques. Certaines tradwives construisent leur marque à la manière du personnage de June Cleaver dans les années 1950, portant du rouge à lèvres et une robe trapèze pour faire le ménage. D’autres évoquent des images de La petite maison dans la prairie : robes longues, pain rustique fait maison et habitations rurales. Certaines publications empruntent à des peintures de foyers victoriens ou de réunions sociales de l’époque de la Régence anglaise.

À la différence d’autres influenceuses qui créent du contenu sur l’école à la maison ou l’agriculture familiale, l’influenceuse tradwife fait de la féminité « traditionnelle » le principe central de sa marque et de son identité en ligne. La distinction est parfois subtile, mais toutes les influenceuses en ligne qui portent des robes longues et fabriquent du levain n’entrent pas dans la catégorie des tradwives.

https://www.instagram.com/p/C4SCeKZtUPn/

« La tendance tradwife se réfère à un passé mythique où chacun connaissait son rôle », explique Emily McGowin, professeure associée de théologie au Wheaton College et autrice du livre Quivering Families: The Quiverfull Movement and Evangelical Theology of the Family.

« Nous vivons une époque de confusion et de laideur. Les gens recherchent quelque chose de beau et d’attrayant, un temps où les choses étaient plus simples, même si nous savons qu’elles ne l’étaient pas réellement. »

De nombreuses influenceuses tradwife sont également des chrétiennes qui mettent en avant leur foi, plaidant en faveur de la « féminité biblique » au moyen de fils d’actualité élégants et méticuleusement conçus. Même les créatrices qui ne se considèrent pas comme croyantes proposent une vision du monde à laquelle de nombreuses femmes chrétiennes, en particulier parmi les évangéliques, adhèrent aisément.

Les questions de genre sont au cœur de ce que signifie être une tradwife. Il n’est pas surprenant que des femmes évangéliques soient attirées par des contenus qui affirment la distinction entre les sexes et placent les femmes au service de leur famille et de leur mari. Il en va de même pour des catholiques et des mormons, ainsi que certains agnostiques du Nouvel Âge et des « non affiliés » religieux socialement conservateurs.

Évangéliques et mormons se retrouvent tout particulièrement dans l’espace tradwife. Malgré des différences théologiques marquées, beaucoup partagent une même vision de la vie familiale, du mariage, de l’habillement et de la liberté religieuse.

Lorsque la tradwife mormone Hannah Neeleman publie une vidéo de sa famille de dix personnes se préparant pour aller à l’église sur son compte Instagram « Ballerina Farm », l’image présentée a suffisamment peu à voir avec la doctrine et les pratiques cultuelles pour que les croyants évangéliques puissent mettre de côté leurs objections concernant le type d’église en question.

Plus qu’un ensemble particulier de croyances chrétiennes, ce serait plutôt une forme de fondamentalisme qui unit la mouvance tradwife.

Le chroniqueur David French décrit le fondamentalisme comme une posture psychologique marquée par la certitude, la véhémence et la solidarité. Les contenus tradwife et les communautés d’adeptes qui se rassemblent autour de leurs autrices présentent ces trois caractéristiques : la certitude de connaître une manière plus épanouissante et conforme à la volonté de Dieu d’être femme, épouse et mère ; la défense intense et constante d’un style de vie particulier avec le souci perfectionniste de son esthétique ; et la solidarité avec les millions d’adeptes qui aiment, commentent et partagent.

Une forme de séparatisme fait partie intégrante de l’offre de contenu tradwife, attirant les chrétiennes qui veulent être « dans le monde, mais pas de lui », les « femmes de valeur » des temps modernes. Ces influenceuses sont des modèles attrayants pour celles qui veulent s’habiller, nourrir leur famille, éduquer leurs enfants ou nettoyer leur maison différemment de ce à quoi l’on s’attendrait dans une société moderne du 21e siècle.

Celles qui ont grandi dans des contextes religieux fondamentalistes reconnaissent les parallèles entre leur expérience et le contenu tradwife. Celui-ci promeut un mode de vie qu’elles ont expérimenté de première main, vendu par leurs églises et leurs communautés religieuses.

Elles peuvent ainsi voir là une nouvelle façon de spiritualiser une certaine hyperféminité et des rôles strictement définis pour les hommes et les femmes. Le contenu est le même, mais l’emballage a été repensé pour une nouvelle génération.

« Ces images de beauté simple et de vie lente ne sont pas réelles », déclare Abbi Nye, archiviste à l’université du Wisconsin-Milwaukee, qui a grandi en tant qu’aînée de neuf enfants dans une église pentecôtiste du mouvement de la dernière pluie au nord de l’État de New York.

Avant Instagram, souligne-t-elle, il existait déjà des magazines destinés aux familles chrétiennes conservatrices, tels que Above Rubies et Vision Forum (de l’organisation du même nom). Leurs récits nostalgiques et sentimentaux encourageaient les femmes à envisager de rester au foyer, de faire l’école à la maison, de jardiner et de multiplier les enfants.

Nye raconte que les familles de son église essayaient elles aussi de vivre la vie que les influenceuses tradwife promeuvent en ligne, mais que cela mettait les femmes et les enfants dans une situation de vulnérabilité. Presque tout le monde avait du mal à joindre les deux bouts.

« Le contenu tradwife que nous voyons en ligne est produit par des personnes qui ont beaucoup d’argent. Dans ma communauté, la plupart des gens vivaient en dessous du seuil de pauvreté », dit Nye, qui dirige un réseau de défense des victimes d’abus au sein de sa communauté religieuse. « Cela me met en colère parce que je sais que l’image présentée est fausse. »

De récents reportages sur les influenceuses tradwife ont montré que les porte-drapeaux de cette tendance sont plutôt bien soutenus financièrement. Hannah Neeleman est la belle-fille du fondateur de la compagnie aérienne JetBlue. Ballerina Farm est une entreprise lucrative et le compte où vous pouvez regarder Neeleman faire de la pâtisserie, traire une vache, ou participer au récent concours Miss Monde rassemble près de 9 millions d’abonnés sur Instagram.

https://www.instagram.com/p/Ci9MSEBjYxY/

Les influenceuses tradwife qui n’ont pas la fortune de Neeleman peuvent tout de même mettre en avant des images de vie et de maison idylliques. Comme elle le dit en légende, la publication de Katie Calabrese appelant à « restaurer la beauté » est composée d’images trouvées sur Pinterest.

L’autrice Tia Levings, apparue dans la récente série documentaire Tout ce qui brille n'est pas or : Les secrets de la famille Duggar, affirme que le contenu tradwife n’est qu’une nouvelle version des productions et des livres qui l’ont amenée à une vie « traditionnelle » au milieu des années 90.

Elle subissait à l’époque l’influence d’églises ou de conférences où elle apprenait les dangers des vaccinations et des pédiatres, la nécessité de la mise en conserve pour constituer un garde-manger pour la fin du monde et la manière de commander par correspondance des kits de naissance et des remèdes à base d’herbes médicinales. Magazines, catalogues et brochures artisanales circulaient pour aider les femmes à envisager une existence plus pure et mise à part.

Le numéro d’avril 2009 de Above Rubies présente un article de deux pages sur le pain au levain (toujours à la mode chez les influenceuses contemporaines) et un article intitulé « Comment se battre comme une femme » qui encourage les femmes à « pleurer comme une guerrière » parce que « les larmes sont uniques aux femmes et les larmes poussent Dieu à la bataille ».

L’article accompagnant une recette de levain pourrait être tiré de la légende d’un post Instagram, chantant les louanges du « pain fait maison, artisanal, biologique, succulent, à la pâte aigre, aux céréales anciennes », exempt des phytates qui « rendent votre pain très difficile à digérer », mais avertissant également : « si vous avez plus de 30 ans et que vous n’avez pas un métabolisme à la Speedy Gonzales, ne prenez pas plus de deux morceaux en une seule fois. »

Le design d’Above Rubies n’a pas le raffinement esthétique des contenus Instagram populaires d’aujourd’hui, mais le magazine tente clairement d’atteindre les femmes avec les mêmes messages : le monde qui vous entoure — la nourriture, les écoles, les médias — n’est pas ce qu’il devrait être. En tant que femme, vous pouvez faire en sorte que votre foyer soit différent.

« Le message n’a pas changé », souligne Julie Ingersoll, professeure d’études religieuses à l’université de Floride du Nord. « Le support est différent, et cela a un impact. Mais si l’on regarde les publications du passé, les mêmes racines sont reconnaissables. »

La famille de Rebekah Hargraves a rejoint une église réformée mettant l’accent sur l’intégration de tous les âges dans le culte près de Chattanooga, dans le Tennessee, pendant son adolescence, et elle a été rapidement séduite par les catalogues et les publications de Vision Forum.

Elle et son père ont assisté à des conférences père-fille, où des hommes soulignaient la valeur des filles au foyer et du fait de renoncer à ses aspirations professionnelles pour répondre à une vocation plus élevée.

« D’une certaine manière, ma famille était mûre pour la cueillette », dit Hargraves, qui est aujourd’hui autrice et blogueuse et fait l’école à la maison pour ses deux enfants. « Ma mère rêvait d’un retour dans le passé. Mes arrière-grands-parents avaient une ferme. Nous avions tous une vision romantique de ce mode de vie. »

Elle a toujours été scolarisée à domicile, mais la vie à la maison a commencé à changer lorsque la famille a adopté les idéaux vantés par des livres tels que So Much More, un guide de survie pour les jeunes femmes vivant dans une « culture sauvagement féministe et antichrétienne ».

« Je suis passée de l’idée qu’il pourrait être beau de porter des robes longues à la conviction que c’était un péché de ne pas le faire », raconte Hargraves.

Avant de rejoindre leur nouvelle église, elle rêvait de travailler dans l’édition, en particulier pour Lifeway, l’éditeur de la Convention baptiste du Sud. Mais la nouvelle vision de la féminité qui s’offre alors à elle semble l’obliger à renoncer à ce rêve.

Tia Levings, dont les parents étaient des entrepreneurs du Midwest, a grandi en pensant qu’elle pourrait avoir une carrière tout en prenant soin de son foyer. En devenant mère, elle a cependant été séduite par l’idée que consacrer sa vie à son foyer et à sa famille était sa vocation la plus élevée. Elle est convaincue que le contenu tradwife, ancien et nouveau, offre à de nombreuses mères chrétiennes ce qu’elles recherchent désespérément : l’encouragement et la reconnaissance.

« Les mères sont épuisées, la beauté de cette esthétique est donc un élément qui encourage les femmes à rentrer chez elles. Pourquoi ne pas jardiner et faire des conserves ? Il se trouve que tout cela est plein de beauté », dit Levings. « Le nettoyage des sols devient un acte sacré. Vous accomplissez le mandat missionnaire par le biais de la maternité. »

Dans l’expérience de Levings, romancer les tâches ménagères banales semblait être une façon d’honorer et d’élever ce travail au rang de seule option valable pour les femmes. Le sentiment de sens et de certitude fournis était puissant. C’était sa façon de participer au projet dominioniste de gagner le monde au Christ. Et pendant un certain temps, cela lui a permis de rester fidèle à son rôle.

« On a l’impression de faire un choix positif et proactif pour sa maison et sa famille », témoigne-t-elle. « Mais j’étais tellement isolée et seule dans ma petite maison de banlieue. Tout ce que cela m’a laissé, c’est une grande solitude. »

Les influenceuses chrétiennes tradwife proposent leur mode de vie, leur famille et leur maison comme source d’inspiration, mais aussi comme preuve que vivre selon leur version de la féminité « traditionnelle » porte de bons fruits. Le contenu est séduisant. Et c’est le but. L’idée sous-jacente est que ce mode de vie est conforme au dessein et à l’intention de Dieu pour les femmes et leurs familles. La combinaison de l’esthétique et de l’idée de mission spirituelle rend ce message particulièrement puissant et saisissant.

« Nous étions très conscientes que nous étions en train de prouver quelque chose », se souvient Abbi Nye, ajoutant que la femme de son pasteur avait demandé aux familles de considérer leur comportement et leurs apparences comme un témoignage pour le monde. « La raison pour laquelle nous nous habillions bien était de rendre Jésus attrayant aux yeux du monde. Nous devions prouver que l’école à la maison était la meilleure chose, que notre église était la meilleure, que c’était la meilleure façon de faire. »

Leur mission consistait à prouver non seulement la supériorité de leur mode de vie différent, mais aussi leur engagement envers une définition claire des rôles et de la hiérarchie des deux sexes. Le féminisme était l’ennemi, tout comme de nombreuses tradwives affirment aujourd’hui offrir une alternative à l’échec du « féminisme de la femme d’affaires ».

La certitude, la véhémence et la solidarité dont Nye, Hargraves et Levings ont fait l’expérience ont finalement fait place à la prise de conscience qu’une vision abstraite de la féminité traditionnelle et de la vie de famille ne tenait pas les promesses d’une vie belle, confortable et paisible. Elle a également commencé à s’effriter lorsqu’elles ont rencontré des femmes chrétiennes qui faisaient les choses différemment.

Lorsqu’elle s’est inscrite, à 17 ans, à un cours de danse de salon destiné aux enfants scolarisés à domicile, Rebeka Hargraves a été choquée par une camarade qui portait des shorts. « Mais elle avait cette lumière en elle », se souvient-elle. « Et je n’arrivais pas à comprendre comment quelqu’un pouvait avoir le Christ et porter des shorts. »

Cette rencontre a ébranlé sa confiance dans la justesse et la supériorité du mode de vie de sa famille, et elle y repense comme au début de l’effritement de son engagement dans une vie « traditionnelle ».

« Cela a semé le doute. Cela me mettait mal à l’aise, mais je ne pouvais pas l’ignorer. Je me suis dit que j’avais peut-être tort, que quelque chose ne collait pas. »

Pour certaines femmes chrétiennes, le modèle tradwife peut offrir une manière idéale de vivre la féminité biblique, mais l’orientation fondamentaliste d’une grande partie du contenu implique qu’il n’y a qu’un seul idéal, qu’un seul « projet de Dieu » pour les femmes.

Même des conservateurs attachés à des rôles de genre vus comme bibliques ont mis en garde contre le fait de présenter ou de considérer l’esthétique tradwife comme la norme chrétienne.

« Il n’y a évidemment rien de mal à vivre dans une ferme, à faire son propre levain, à cultiver sa terre et toutes ces choses merveilleuses, mais parce que c’est devenu une tendance sur TikTok et les réseaux sociaux, certaines personnes ont malheureusement fait l’erreur de confondre cette soi-disant vie traditionnelle et le fait d’être une femme traditionnelle avec le fait d’être une épouse biblique », expliquait la chroniqueuse Allie Beth Stuckey lors d’une grande conférence de la Convention baptiste du Sud le mois dernier. « Il existe bien sûr des normes bibliques auxquelles les femmes sont appelées à se conformer, mais ce ne sont pas les normes que fixent les réseaux sociaux. »

Les défenseurs de ces créatrices disent que les tradwives s’expriment, créent des entreprises et produisent un contenu qui sert leur public. Néanmoins, certains contenus tradwife associés à la foi ont des implications significatives sur notre théologie du genre.

« Notre théologie du genre est très importante », souligne Emily McGowin. « Mais lorsque Jésus prêche l’Évangile, il ne parle pas de la façon dont nous correspondons à notre rôle de genre. »

L’évangile des contenus tradwife prétend offrir aux femmes une autre et meilleure voie. Celles qui en ont vécu les versions précédentes savent que le fondamentalisme et le légalisme peuvent promettre la liberté, mais aboutissent à une vision qui, si belle soit-elle, se révèle étroite et enfermante.

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