Lorsqu’une personne arrive pour la première fois dans mon église après avoir été membre d’une autre communauté de la région, j’ai appris à être prêt à tout. Par le passé, on qualifiait parfois de « touristes » ceux qui papillonnaient d’une église à l’autre pour trouver de meilleures activités pour les jeunes ou un style de sermon différent. Mais ceux que je vois aujourd’hui changer d’église ressemblent plus à des rescapés. Ils ne font pas du « shopping ecclésial », mais avancent précautionneusement, se demandant s’ils auront encore le courage de s’impliquer dans une vie communautaire avec les souffrances que cela peut induire. Ils me racontent peu à peu leur histoire, souvent celle d’un abus de pouvoir pastoral.
Quand des chrétiens me font part de leur expérience de mal-être dans l’Église, je les crois. Certains pasteurs exercent en effet leur pouvoir de manière inappropriée. Mais quand des pasteurs me parlent de leurs propres tourments dans l’Église, je les crois aussi. Tous les pasteurs ont également des histoires à raconter : celles de croyants devenus des tyrans, celles de bénévoles semeurs de trouble quand ils n’obtiennent pas ce qu’ils veulent, ou celles d’anciens aux pratiques malhonnêtes. Les membres du troupeau, eux aussi, peuvent faire souffrir des pasteurs qui travaillent dur et de bon cœur.
Si j’ai entendu beaucoup de chrétiens dire « L’Église m’a fait du mal », peu m’ont confessé lui avoir nui. De même, bon nombre de pasteurs m’ont raconté avoir été malmenés par leurs paroissiens, mais je n’en ai encore entendu aucun me dire : « J’ai mal utilisé mon autorité et j’ai causé de la souffrance inutilement. » Les blessures dans les églises peuvent s’infliger dans les deux sens — de la chaire aux bancs, et inversement. Que faire face à cette complexité ?
Il importe premièrement de comprendre les dynamiques de pouvoir en jeu. La plupart des fidèles et des pasteurs ressentent un déséquilibre à ce niveau et se sentent désavantagés chacun de leur côté. Les croyants voient souvent les pasteurs comme les détenteurs de l’autorité, tandis que les pasteurs se considèrent comme très humains et voient certains croyants comme très puissants, en particulier lorsque ceux-ci se coalisent.
Cela pourrait surprendre certains chrétiens, mais la plupart des pasteurs se sentent plus vulnérables que puissants. Lorsque j’étais jeune pasteur, une personne se montrait souvent très critique dans les réunions. Pour moi, ses exagérations tendaient à la malhonnêteté. Peut-être était-ce le cas, mais avec le temps, je me suis dit qu’elle se sentait peut-être aussi en position de faiblesse et qu’elle accentuait ses arguments pour contrebalancer le pouvoir qu’elle percevait en moi. Ce genre de réalité peut également expliquer la tendance au commérage. Certaines personnes médisent parce qu’elles sont émotionnellement immatures, mais d’autres le font pour renforcer leur position. Se sentant faibles, elles rallient une équipe pour compenser le déséquilibre de pouvoir qu’elles perçoivent. Ce genre d’équipe peut rapidement devenir une meute.
Lors de mes premières rencontres avec des paroissiens, j’ai ressenti que mes paroles avaient plus de poids que je ne le pensais. J’étais le responsable principal, en charge de l’enseignement de la Bible. Être celui qui enseigne la Parole semaine après semaine a du poids dans les dynamiques de pouvoir au sein d’une communauté. De par leur position, les pasteurs sont naturellement pourvus d’un caractère intimidant qu’ils ne perçoivent pas forcément. Dans les cas où un pasteur gère à la fois le personnel, le budget et l’enseignement, cela représente beaucoup de pouvoir, qu’on en soit conscient ou pas.
De par son potentiel d’association à l’autorité divine, l’autorité est également vécue différemment dans les églises que dans d’autres associations. Certains pasteurs croient réellement que leur autorité est équivalente à celle de Dieu pour leur église. Ils sont rares, mais dangereux. Mais les choses peuvent se faire plus sournoises lorsque deux pouvoirs s’opposent en étant convaincus de faire la volonté de Dieu, mais sèment rumeurs et destruction dans la vie les uns des autres. Notre ardeur pour la mission peut parfois nous amener à négliger le fruit de l’Esprit.
Si certaines blessures dans les églises sont bien le résultat de comportements mal intentionnés et de leur dissimulation systémique, la plupart résultent davantage de présupposés infondés et de réactions maladroites. Lorsque nos idées sur Dieu, sur nous-mêmes et sur les autres ne correspondent pas à celles de notre entourage, cela suscite un potentiel de tension et nous rend plus réactifs. C’est alors que peuvent surgir des actes qui causeront du dégât. Il n’est pas facile de détecter ces mécanismes en nous suffisamment à l’avance, mais nous devons tous apprendre à y être attentifs et à les gérer pour arriver à nous connecter plus profondément les uns avec les autres.
Car malheureusement, les blessures vécues dans l’Église sont étroitement liées à diverses formes de déconstruction de la foi. J’ai vécu ma propre déconstruction à la fin des années 1990, après avoir travaillé comme aumônier spécialisé dans les traumatismes. J’ai alors eu besoin de temps pour revoir ma manière de comprendre la guérison et l’intervention de Dieu à la lumière de ce que les Écritures enseignaient réellement. De la même manière, ceux qui se remettent de blessures vécues dans l’église ont besoin de temps pour dissocier leur expérience avec les membres et les responsables de l’Église de leur foi en Jésus.
Pour que notre foi subsiste, il faut parfois la remettre en question. Mais trop souvent, les gens déconstruisent toute leur croyance en Dieu à cause de leur expérience avec l’Église. L’Église occidentale est déjà particulièrement individualiste, et trop de déconstructions aboutissent à une foi individualisée et personnalisée à l’extrême qui n’invite plus au difficile travail d’aimer et de servir le corps du Christ. Pourtant, aussi contre-intuitif que cela puisse paraitre, l’endroit idéal pour redéfinir notre foi est l’église locale. C’est là que nous sommes appelés à pouvoir mettre les choses à plat avec les autres et amener nos blessures à la lumière pour les remettre en perspective et guérir.
Pour certains, la blessure est un véritable traumatisme et elle doit être traitée comme telle. Mais si certains ont vécu des abus très profonds, la plupart d’entre nous n’ont pas été abusés ; nous avons été brûlés. Le feu peut consumer, mais il peut aussi forger. Mon espoir est que nous soyons forgés par le feu des blessures vécues dans l’Église, et non pas consumés par lui, et que ces blessures développent notre empathie plutôt que notre amertume.
Nous laissons-nous davantage brûler ou forger ? Pour le discerner, commençons par écouter attentivement la manière dont nous parlons de notre expérience. J’apprécie à ce sujet l’approche du pasteur Steve Carter. Steve faisait partie du personnel de l’église de Willow Creek lorsqu’ont été mis au jour les abus spirituels et sexuels de son ancien pasteur principal, Bill Hybels, que le silence de quelques-uns avait couverts. Malgré sa souffrance, Steve tient à cette formule : « Ce n’est pas l’Église qui m’a fait du mal, mais cinq personnes ».
Je trouve cela frappant. Moi qui ai tellement tendance à exagérer et à généraliser ma douleur, ces quelques mots m’ont aidé à réviser ma formulation de mes blessures vécues dans l’Église, à la fois en tant que paroissien et en tant que pasteur. Notre meilleur espoir de donner sa juste place au pouvoir dans l’Église est de nous en tenir nous-mêmes à notre juste place. Nous sommes humains et notre pouvoir est limité. Mais nous nous confions en Celui qui détient le seul véritable pouvoir.
Steve Cuss est l’animateur de Being Human, un podcast de CT.
Traduit par Anne Haumont