Stacie Marshall et Melvin et Betty Mosley, amis et voisins, discutent autour d’un café dans la cuisine de la ferme de Stacie à Dirt Town Valley, en Géorgie. Ils se tiennent au courant des mariages familiaux et des nouvelles de l’agriculture locale. Les fenêtres laissent voir des pâturages dans toutes les directions. Un joyeux bouquet de jonquilles est posé sur la table.
En apparence, cette rencontre ressemble à n’importe quelle autre rencontre entre amis. Mais une histoire marquante distingue leur relation : l’arrière-arrière-grand-mère de Betty a été esclave des arrière-arrière-arrière-grands-parents de Stacie dans cette même localité, il y a 150 ans.
Stacie Marshall, 43 ans, mère de trois enfants et ancienne pasteure parmi les étudiants, est amie avec les Mosley depuis des décennies dans cette région du nord-ouest de la Géorgie encore très marquée par la ségrégation. Son père et Melvin Mosley ont grandi en étant de proches amis, et Melvin était le principal adjoint du lycée qu’a fréquenté Stacie.
Stacie et les Mosleys ne connaissaient pas leur douloureux passé commun jusqu’à ce qu’il soit révélé en 2021 au fil des préparatifs d’un documentaire du Berry College intitulé Her Name Was Hester (« Son nom était Hester »). Le tournage commencé en 2015 suivait la découverte par Stacie de l’histoire de sa famille et ses tentatives de réconciliation avec les descendants de ceux qui avaient été leurs esclaves, en parallèle avec son apprentissage de la gestion de l’exploitation bovine de 120 hectares de sa famille.
En 2017, Stacie mettait de l’ordre dans la ferme familiale lorsqu’elle a découvert, dans une boîte à chaussures, un tableau des esclaves du comté datant de 1860. Le document, qui répertoriait les personnes asservies dans le cadre d’un recensement fédéral, confirmait ce que son grand-père lui avait dit des années auparavant : son arrière-arrière-arrière-grand-père avait acheté sept personnes, dont une nourrice nommée Hester.
« Mes grands-parents sont morts, et maintenant tout cela m’appartient », se souvient-elle avoir pensé. Elle décrit l’étrange sentiment de honte que lui a procuré la découverte des documents de sa famille, malgré l’écart de plusieurs générations entre elle et l’esclavage.
Dans sa quête des descendants d’Hester et d’une possible réparation, Stacie Marshall se tourne d’abord vers les Mosleys, ses mentors spirituels. Malgré leur proximité, elle aborde la rencontre avec inquiétude, craignant que l’histoire ne soit source de souffrance. Mais elle constate que les Mosleys accueillent favorablement la conversation. « Je dois désapprendre l’idée que le silence est protecteur », analyse Stacie.
Ce jour-là, Melvin Mosley, un directeur d’école de 69 ans devenu pasteur, prie pour Stacie une prière qu’elle qualifie de « l’un des moments les plus marquants de sa vie ».
« Il a connu et aimé des générations de ma famille », raconte Stacie, « et ce jour-là, il a prié : “Seigneur, brise le racisme générationnel qui pourrait exister.” »
Les années passent et Marshall et les Mosley commencent à mener ensemble des actions de réconciliation raciale au sein de leur communauté. Les auteurs du documentaire continuent à filmer leur parcours et, en 2021, le New York Times met à son tour en valeur leur relation. Deux semaines plus tard, les recherches généalogiques d’un historien local débouchent sur un développement stupéfiant : l’arrière-arrière-petite-fille de Hester était Betty Mosley.
« C’était choquant », raconte Betty, 67 ans. « Comment cela était-il possible ? » Elle savait que la plupart des membres de sa communauté noire avaient des racines dans l’esclavage et le métayage. Sa mère elle-même avait été métayère et ramassait du coton. Mais elle n’avait jamais soupçonné l’existence d’un lien avec Stacie Marshall.
Après avoir appris la nouvelle, Betty Mosley reste debout toute la nuit à la recherche de documents familiaux. Le lendemain, elle appelle Stacie pour lui dire : « Je veux juste que tu saches que ça ne change rien à la façon dont je t’aime. »
Melvin et Betty Mosley œuvrent à la réconciliation raciale depuis des décennies dans ce comté de 25 000 habitants, et ce notamment au sein de l’Église baptiste Harmony de Summerville, une congrégation interraciale dont Melvin est pasteur depuis deux ans. Cette communauté se veut « un lieu de culte pour toutes les races ».
Mais la réconciliation raciale n’a pas toujours été facile pour les Mosleys.
Au cours de ses années d’école primaire, Melvin remarqua que son école noire ne recevait que les restes des livres délaissés par l’école blanche. À l’université, l’un de ses professeurs lui asséna qu’il n’avait pas sa place dans un milieu majoritairement blanc. Jeune enseignant, Melvin dut un jour corriger un élève blanc qui lui avait dit : « Mon père m’a dit que je n’avais pas à faire ce que vous disiez. »
Lorsque Betty était en cinquième, en 1967, l’année où les élèves noirs et blancs ont été mélangés dans le comté de Chattooga, un garçon blanc lui lança une expression raciste dans le bus. Il en sortit avec un œil au beurre noir.
Bien qu’elle ait grandi à l’Église, elle affirme que sa foi en Christ s’est approfondie au cours des premières années de son mariage, lorsqu’elle a commencé à étudier la Parole de Dieu. Ses premiers rêves d’une grande maison, d’une belle voiture et d’une piscine ont fait place à un profond désir de plaire à Dieu. « C’est comme le dit l’un de nos hymnes », dit-elle. « You understand it better by and by » (« Vous comprenez mieux au fur et à mesure. »)
Elle et Melvin ont par la suite pris part au dimanche des relations interraciales, organisé chaque année par leur Église d’origine, la Oak Hill Missionary Baptist. Chaque année, l’Église blanche fréquentée par Stacie Marshall était invitée à venir célébrer le culte à Oak Hill, et le pasteur noir des Mosleys venait prêcher dans l’Église blanche, dont les colonnes avaient été sculptées par des esclaves.
Betty réoriente aujourd’hui l’énergie qui lui avait permis de réduire au silence son grossier camarade d’école il y a quelques décennies. Elle s’attache à transmettre l’amour de Jésus-Christ aux personnes de toutes origines. Betty et Melvin organisent souvent des activités telles que des cours de fabrication de biscuits, des fritures de poisson et d’autres événements communautaires dans le cadre de leur travail avec l’Église baptiste Harmony.
« Je me fiche de savoir s’ils sont blancs, noirs, mexicains ou asiatiques », explique Betty. « Je les veux tous. C’est comme cela que les choses sont censées se passer — c’est comme cela que les choses se passent au paradis. »
Melvin y voit la possibilité de mettre fin à un péché perpétué de génération en génération et de construire un avenir plus prometteur. « Dans toutes nos familles, il y a des choses qui remontent à des générations et qu’il nous appartient de briser », explique-t-il. « Et quand nous les brisons, elles sont brisées pour toujours. »
Melvin et Betty comprennent tous deux bien les défis auxquels ils sont confrontés dans ce travail, même s’ils s’en remettent à Dieu, source de tout amour. « L’amour est difficile », observe Betty. « Les gens ne vous le rendent pas toujours. Mais c’est ce que le Seigneur attend de nous. »
Parfois, l’amour consiste à s’opposer au racisme pour le bien de la communauté. Il y a plusieurs années, un fonctionnaire local avait autorisé le déploiement d’un drapeau confédéré [rappelant le Sud esclavagiste] sur le palais de justice du comté. Betty et Melvin lui ont rendu visite et lui ont demandé de l’enlever. Plusieurs autres personnes ont également protesté et le drapeau a finalement été retiré.
Grâce à ces actions, les Mosley partagent le Christ avec leur communauté. « Notre objectif est de faire de notre ville un endroit où il fait bon vivre », dit Betty. « Dans ma relation avec le Seigneur, je veux faire une différence dans le monde. »
Stacie Marshall fait encore face à des réactions négatives lorsqu’elle fait connaître l’histoire de sa famille à un plus grand nombre de personnes, que ce soit par le biais du documentaire du Berry College ou de l’article du New York Times consacré à sa relation avec les Mosleys. Bien qu’elle et son mari aient dirigé pendant 13 ans un ministère universitaire à la WinShape Foundation du Berry College (où il travaille toujours), elle marche sur la corde raide avec certains collègues chrétiens qui la considèrent avec méfiance et certains agriculteurs locaux qu’elle croise au magasin de Dirttown.
Melvin et Betty Mosley l’ont accompagnée dans cette démarche, tout en l’avertissant : « Tu vas découvrir un côté [de certaines personnes] que tu n’as jamais vu. » Stacie s’inquiète aussi pour les Mosley, mais Melvin lui assure qu’ils ont connu pire. « J’ai porté ce costume de noir toute ma vie », dit-il en souriant.
Mais leur lien n’est pas défini par les obstacles partagés. Au contraire, il se vit dans des relations simples et chaleureuses entre les Marshall et les Mosley, entre plaisanteries partagées et liens familiaux qui s’approfondissent. Melvin a célébré le mariage du frère de Stacie lors d’un récent week-end, et alors que ce frère l’appelle pendant que Mosleys et Marshalls sont réunis dans la cuisine, Melvin interpelle depuis l’autre bout de la pièce : « Comment vont les jeunes mariés ? ».
Les deux familles ont vécu des conversations difficiles et des larmes en cours de route. Dès le début, essayant de donner un sens à la relation de sa famille avec les personnes qui avaient été ses esclaves, Stacie a partagé son récit familial concernant Hester : elle était si proche de la famille Marshall qu’elle a choisi de rester avec elle après la guerre civile. Mais les Mosleys lui ont offert un autre cadre pour penser ce récit : en tant que femme noire sans le sou, où aurait-elle pu aller d’autre ?
« C’est un don du Seigneur que de traverser cette situation dans le cadre d’une relation, de ne pas devoir l’ignorer ou se sentir lié par elle », témoigne Stacie, estimant qu’une réparation authentique ne peut se faire que dans le cadre d’une relation. « Les Mosleys et moi-même maintenons nos relations enracinées dans notre lien le plus fort : notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ. »
Betty Mosley considère les relations comme la voie ultime pour guérir les blessures raciales :
« Les relations sont essentielles » « Il faut avoir une relation avec Jésus-Christ. »
Elle cherche également à partager l’amour de Dieu et la réconciliation ultime qui nous est promise à travers la manière dont elle traite les autres. « Je prie pour ma maison parce que je veux que vous vous sentiez les bienvenus chez moi. Je veux que vous vous sentiez à l’aise pour me parler. J’ai peut-être une opinion, mais je vais vous la donner à la lumière du Seigneur. »
À l’ère des débats passionnés et des prises de position à chaud, l’engagement inébranlable et affectueux des Mosleys offre un frappant contraste. Mais il leur en a coûté.
« En tant que Blancs, nous avons le choix du moment où nous avons cette conversation », constate Stacie.
« Mais les Mosleys n’ont jamais eu le choix. Cette réalité m’aide à mieux saisir ce qui a été exigé d’eux et comment ils ont fait face à cette histoire comme ils l’ont fait. »
L’une des filles des Mosleys a un jour dit à Marshall : « Je veux juste que tu partages la blessure avec nous. Parce que c’est lourd et que nous avons dû la porter pendant longtemps. »
Cette approche permet à Stacie Marshall de répondre à ceux qui la dépeignent comme une blanche prise d’un complexe de sauveur : « J’apprends à être incomprise. » C’est une forme simple de solidarité que de marcher aux côtés de ses voisins noirs », explique-t-elle. « Ce n’est pas grave si les gens ne comprennent pas mes motivations. »
Alors que Stacie continue de se débattre avec l’histoire de sa famille, elle réfléchit à la manière d’utiliser les terres supplémentaires dont elle va hériter pour faire avancer le travail de réconciliation dans le voisinage. Il s’agit d’un sujet délicat, qui fait écho à un débat national plus large sur les réparations aux États-Unis.
« C’est quelque chose que je vais travailler tout au long de ma vie ». La réparation est une question fondamentale pour elle. « Comment peut se vivre la réparation dans un village ? Dans une relation ? »
Elle cite en exemple l’amitié de longue date entre son père et Melvin Mosley : « Cela a été très formateur pour mon cheminement de foi. » L’Église dans laquelle elle a grandi était fortement axée sur la conversion et la nécessité d’évangéliser le monde. « Mais papa et Melvin étaient centrés sur l’idée que “Dieu amènera à lui qui il veut”. Et s’il m’utilise, c’est merveilleux. » »
« Cela m’a profondément marqué », raconte Stacie. « Je vais simplement être amour parce que je suis aimée. »
Elle réfléchit à la façon dont Jésus s’y est pris pour réparer les dégâts durant sa vie sur terre. Son œuvre dit en quelque sorte : « Il s’est passé quelque chose de grave ici — le péché. Il nous faut le réparer, et cela ne peut se faire que par ma mort et ma résurrection. »
En son centre, la réparation touche à l’idée de mourir à soi-même, estime Stacie en citant Galates 6.2 : « Portez les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez ainsi la loi du Christ. »
« Il a rompu le pain et son corps pour que nous puissions être réconciliés avec Dieu. » « Il a montré comment réparer les choses dans les relations humaines. »
Se référant à Matthieu 18.15, Stacie Marshall considère la réconciliation raciale comme un moyen fondamental d’exprimer sa foi chrétienne. « Ce n’est pas une corvée. » « J’ai l’impression que tous ces sermons et tous ces passages des Écritures qui m’habitent ne sont là que pour ce moment. C’est comme cela que je peux vivre ma foi chrétienne de manière concrète. »
Her Name Was Hester aborde la question des moyens de reconstruction personnels et sociétaux et des réparations. Matthew Raiford, agriculteur noir, déclare dans le film : « Les réparations ne se limitent pas à des questions de terres ou d’argent : c’est une conversation à avoir. Une même solution ne conviendra pas pour tout le monde. »
Le réalisateur du film, Brian Campbell, professeur agrégé d’anthropologie et titulaire de la chaire de sciences et d’études environnementales à la Berry University, a pu constater l’impact du film sur les spectateurs. Un animateur communautaire noir qui a assisté à une projection dans la ville géorgienne de Rome lui a déclaré que celui-ci avait changé sa perception de ce à quoi les réparations pourraient ressembler.
« Le film présente l’idée que le fait de passer du temps avec son voisin d’origine différente offre des possibilités de lien que l’on n’avait pas imaginées », dit Campbell. « L’engagement dans un dialogue et des échanges authentiques jette les bases d’une réconciliation. »
Campbell crée des plans de cours et des guides de discussion pour les Églises, les écoles et des groupes de citoyens. En 2022, Her Name Was Hester a été projeté dans des festivals de films à travers tous les États-Unis.
Réfléchissant à la question des réparations, Melvin Mosley déclare : « C’est le cœur qui doit être changé. » Il espère qu’un jour les cœurs seront suffisamment changés pour que les personnes de couleur n’aient plus à être deux fois plus performantes que les autres pour obtenir un emploi ou un prêt, comme il en a fait l’expérience. « Tout ce que nous faisons aujourd’hui a une incidence sur demain. Nous devons nous tourner vers l’avenir et donner le meilleur de nous-mêmes. »
Betty envisage les choses plus simplement : « Pour moi, la réparation, c’est que Stacie ne transmette pas de préjugés raciaux à ses enfants. »
À cette fin, les familles Mosley et Scoggins (du côté du père de Stacie) ont fondé en 2021 la Hester’s Heritage Foundation pour soutenir la préservation de l’histoire des Noirs, l’éducation et les initiatives agricoles. La fondation accueille des groupes à la ferme pour préserver les tombes anonymes des esclaves, organiser des discussions et plaider en faveur du soutien aux agriculteurs noirs, qui ne représentent actuellement qu’un pour cent des agriculteurs au niveau national aux États-Unis.
« Je sais que cette terre appartient au Seigneur », dit Stacie. « Je veux l’utiliser pour la guérison de la communauté. »
L’une des façons dont la Hester’s Heritage Foundation s’acquitte de sa tâche est la projection de Her Name Was Hester et l’animation de débats avec des étudiants de l’enseignement supérieur. « Ils sont réellement engagés dans la construction d’un monde meilleur », dit Stacie.
L’année dernière, lors d’une manifestation organisée à la ferme par la fondation, un groupe d’étudiants de la Berry University s’est rassemblé pour écouter les récits de Clemmie Black, une habitante de Dirt Town Valley âgée de 95 ans, qui a enseigné dans les écoles du comté de Chattooga pendant des décennies, à l’époque de la ségrégation. Sa grand-mère avait été esclave et ne savait ni lire ni écrire : elle mesurait la farine et le sucre avec ses mains pour cuisiner.
Au fil des ans, Clemmie Black a non seulement reçu une éducation, mais elle a également pu enseigner et influencer les nouvelles générations de la région, semant ainsi de petites graines d’espoir.
Stacie Marshall partage la même motivation lorsqu’elle travaille avec les Mosleys pour défaire les dynamiques racistes dont ils ont hérité. « Je veux juste continuer à semer de bonnes graines aux côtés des Mosleys », dit-elle dans Her Name Was Hester.
Elle s’émerveille de cette histoire improbable qui a affecté tant de vies pendant tant d’années et passe ce matin-là par deux amies partageant tranquillement un café. « Nous n’aurions pas pu écrire cette histoire », dit-elle. « C’est miraculeux. »
Assise dans la cuisine de Stacie Marshall, Betty Mosley réfléchit aux changements dont elle a été témoin au cours de sa vie à Dirt Town Valley : « Même si mon arrière-arrière-grand-mère est née esclave, je suis née libre. Jésus a dit : “Si le Fils vous rend libres, vous êtes vraiment libres.” »
Elle pose ses coudes sur le comptoir à côté des jonquilles éclatantes, les premières fleurs à éclore à la fin de l’hiver.
« Je suis vraiment libre. »
Melissa Morgan Kelley est une journaliste basée à Atlanta.
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