Environ un mois avant mon mariage, j’ai commencé à rêver que j’étais en train de mourir. J’ai appelé ma sœur, diplômée en matière d’accompagnement. Elle m’a assuré que cela ne signifiait pas que j’avais choisi le mauvais partenaire de vie et m’apprêtais à épouser un tueur en série ! On rêve souvent de la mort quand on s’engage dans un changement de vie radical, m’a-t-elle expliqué.
La mort signifie la fin d’une saison et le début de quelque chose de nouveau. Ma psyché faisait le deuil de mon célibat. Mais cette mort à mon ancienne vie faisait également naitre l’espoir de ce qui allait venir. Quelques années plus tard, je me dis qu’il serait encore parfois bon de rêver de la mort, pour mieux revivre l’espoir de la résurrection. Nous avons besoin de laisser s’éteindre la notion de succès dans l’Église, mais aussi, et surtout, dans notre vie.
Étymologiquement, le mot « succès » vient du latin successus, qui signifie avancée ou ascension. En 2021 paraissait La deuxième montagne, traduction française d’un récit autobiographique publié en 2019 par David Brooks, célèbre chroniqueur du New York Times. Brooks y évoque une première montagne métaphorique, lieu d’une ascension personnelle et professionnelle frénétique, dont il affirme avec regret qu’elle l’a transformé « en un certain type de personne : distante, endurcie fermée […] Je mettais de côté mes responsabilités relationnelles. » Cette montagne de la réussite est un endroit solitaire. Parmi ses conquérants, on trouve des milliardaires qui se lancent dans les voyages dans l’espace, mais aussi des pasteurs en quête d’audience et de célébrité, ainsi que tous ceux et celles d’entre nous qui définissent le bonheur par le statut, le prestige ou le pouvoir.
« Je ne recherche pas la gloire et la richesse », me direz-vous peut-être. Mais combien de fois ne faisons-nous pas des choix et ne prenons-nous pas des décisions dictés par l’idée de réussite ? Nous ne poussons pas nos enfants à exceller, mais tout de même à avoir de bonnes notes. Nous acceptons une promotion au travail, même si elle nous laisse moins de temps pour notre famille et nos amis. Nous orientons davantage nos conversations ou nos profils sur les réseaux sociaux vers nos succès que vers la banalité de notre vie. Dans mes conversations avec des enseignants, des pasteurs, des responsables de diverses politiques, etc., je ressens qu’eux aussi sont obnubilés par la manière dont on les évalue, par leur réputation ou l’impact qu’ils ont sur leur entourage. Le succès doit pouvoir être comptabilisé et mesuré, malgré la conviction que c’est de manière invisible que le Seigneur sème et implante ses fruits en nous.
Récemment, lors d’une conférence, j’ai aperçu un ami que je me suis empressée d’aller saluer. Il parlait à une femme que je ne connaissais pas. Je lui ai dit bonjour, mais elle est restée assise. J’ai essayé de m’intéresser à elle, mais ce n’est que lorsque mon ami m’a présentée, citant mes publications et les prix que j’avais remportés, qu’elle s’est levée et m’a prêté attention. Cela m’a écœurée. Il lui fallait mon curriculum vitae pour daigner me parler. Il lui fallait ces illusoires impressions de mes mérites…
L’auteur Walker Percy a dit un jour en plaisantant : « Vous pouvez avoir les meilleures notes dans toutes les matières et malgré tout rater votre vie. » Comment nous défaire de cette idée prédominante que le succès est essentiel ? Dans la Bible, pourtant, les « success-stories » offrent de sinistres avertissements. J’en veux pour preuve, entre autres, la vie des rois Saül, David ou Salomon. Ceux que Dieu met en avant, ce sont des Ésaïe, Jérémie, Ezéchiel et d’autres prophètes qui n’ont pas réussi à se faire entendre. Et que dire du plus grand des échecs aux yeux du monde, celui de Jésus-Christ, exécuté par ceux qu’il était venu servir ? Dans toute la tradition de l’Église, des apôtres et des saints ont suivi la voie de cet échec, se faisant à leur tour serviteurs de Dieu, martyrs et ascètes, oubliés du monde. Pourquoi donc sommes-nous toujours attirés par des ambitions trompeuses, et comment changer ?
« Il était, étendu sur le drap de la bière, pesamment, comme tous les morts, les membres rigides. » Ainsi commence la nouvelle de Tolstoï intitulée La mort d’Ivan Ilitch. Le titre dévoile d’emblée que l’histoire sera celle de la disparition du personnage principal. Mais cette mort vaut la peine de s’y attarder, car la vie d’Ivan Ilitch ressemble fort à la nôtre. À l’approche de la fin, Ivan se lamente : « C’est comme si j’avais descendu une montagne au lieu de la monter […] Selon l’opinion publique je montais, mais en réalité, la vie glissait sous moi… » Ivan avait gravi la montagne trompeuse du succès. Il possédait une riche maison, avec tout ce que les gens aisés acquièrent pour ressembler aux autres gens aisés. Mais cette vie « réussie », ce « bonheur » étaient construits sur des bases bien fragiles. Ivan s’était seulement intégré, conformé aux standards des gens bien de l’époque.
Lorsqu’Ivan réalise qu’il va mourir, il hurle de terreur, gémit et proteste. Il ne veut pas mourir ; il ne peut pas mourir. Il n’était pas prêt à mourir. Dans les affres de la souffrance, surgit la question : « Qu’arrivera-t-il si toute ma vie, ma vie consciente, n’a pas été ce qu’elle devait être ? »
Cette révélation le ramène en pensée à ses « rares moments de révolte contre ce que la haute société approuvait. Ces moments de révolte, qu’il refrénait bien vite, étaient peut-être les seuls bons moments de sa vie, alors que tout le reste était vilenie. Et son service, et l’organisation de sa vie, sa famille, ses intérêts mondains et professionnels, qu’y avait-il eu de bon dans tout cela ? »
Face à la mort, Ivan se rend compte que tous ses « succès » ne sont que de la poudre aux yeux. Il a ignoré les choses réelles.
Et c’est là, dans cette souffrance, que va renaitre l’espoir. L’espoir de mourir bien, même après avoir vécu à la poursuite d’idéaux mensongers. Il regarde son fils qui lui embrasse la main, et sa femme, « le visage couvert de larmes », et il est triste pour eux, au point de vouloir porter leur douleur plus que la sienne. Il essaie de dire « Pardonne », mais ne peut formuler que « Passé ». Ayant découvert ce qui compte vraiment, Ivan est délivré de la crainte de la mort. La vieille montagne se désagrège. La lumière remplace la mort, et la joie surmonte la douleur.
Dans le récit de la conversion de David Brooks, au-delà du dérisoire sommet du succès, il aborde une autre montagne à gravir, la « deuxième montagne ». La première n’offrait qu’un bonheur éphémère, que l’auteur contraste avec la joie découverte sur la seconde :
Le bonheur vient de ce que l’on accomplit ; la joie vient de ce que l’on offre. Le bonheur s’estompe, on s’habitue aux choses qui nous ont rendus heureux. La joie ne s’estompe pas. Vivre dans la joie, c’est vivre dans l’émerveillement, la gratitude et l’espoir. C’est ce que l’on découvre sur la deuxième montagne, lieu de transformation.
Dans le parcours d’Ivan Ilitch, nous sommes témoins de cette belle transformation. Pourtant, alors que nous avons déjà entendu toutes ces choses, nous continuons bien souvent à vivre comme si la première montagne était le véritable sommet à atteindre. Cette montagne doit mourir à nos yeux. Les montagnes du Sinaï, du Thabor et de Golgotha sont celles qui comptent vraiment. Ce sont ces montagnes qui constituent les destinations saintes de notre vie, celles que nous devons gravir. Il nous faut pour cela renoncer à nos rêves de réussite. Car ces secondes montagnes, comme nous l’a montré notre extraordinaire Sauveur, ne requièrent pas l’ambition, mais bien l’obéissance, la transfiguration et la mort.
Jessica Hooten Wilson est la première Seaver College Scholar of Liberal Arts à l’université Pepperdine et Senior Fellow au Trinity Forum. Elle est l’autrice de plusieurs livres, dont le plus récent est The Scandal of Holiness: Renewing Your Imagination in the Company of Literary Saints.
Cet article fait partie de notre série « À l’aube d’une vie nouvelle » qui vous propose des articles et des réflexions bibliques sur la signification de la mort et de la résurrection de Jésus pour aujourd’hui.
Traduit par Anne Haumont
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