Florent Varak était en poste depuis neuf ans en 2001 lorsqu’un jeune homme de 15 ans révéla que son père l’avait agressé sexuellement.
« J’étais tout simplement stupéfait », raconte-t-il. Il était à l’époque pasteur de l’Église protestante évangélique de Villeurbanne-Cusset, à Lyon.
Comme le jeune homme était mineur, il estima que cette révélation nécessitait une action juridique immédiate. Il fit venir le père dans son bureau et lui expliqua qu’il avait le choix : soit il écrivait une lettre au procureur de la République pour se dénoncer, soit le pasteur le ferait lui-même.
Florent Varak dut écrire la lettre, et le procès eut lieu près de deux ans après qu’une enquête des pouvoirs publics eut révélé que les agissements de l’agresseur ne se limitaient pas à son fils. Il assista en tant que témoin clé au procès qui dura trois jours. Le père fut condamné à 12 ans de prison.
Deux décennies plus tard, les pasteurs et responsables évangéliques français comme Florent Varak disposent d’outils supplémentaires pour les aider à mieux servir les victimes d’abus et à lutter contre ces abus dans leurs propres communautés.
L’été dernier, le Conseil national des évangéliques de France (CNEF) a publié une brochure présentant la lutte contre les abus sexuels au sein de l’Église selon trois angles d’approche — théologique, juridique et pratique — et énonçant un code de déontologie à l’intention des pasteurs et anciens des assemblées membres. Cette brochure a été envoyée à tous les membres du CNEF. En décembre, la Fédération des Associations familiales protestantes (AFP) a annoncé qu’elle s’associait au CNEF et à deux autres organismes d’accompagnement (RESAM et ACC) pour créer un service en ligne indépendant de l’Église pour aider à entourer les victimes.
Marc Deroeux, vice-président du CNEF en charge du projet, rapporte que les réactions des membres de l’organisation ont été positives.
Ces démarches institutionnelles des évangéliques français pour aider les Églises à venir en aide aux rescapés d’abus sont intervenues la même année qu’un rapport de 548 pages documentant les abus au sein de l’Église catholique française. Suite aux travaux de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE), l’Église catholique a convenu du principe d’une compensation financière pour les victimes d’abus sexuels au sein de ses institutions.
Au sein du mouvement évangélique, ceux qui y président affirment cependant que c’est avant tout le désir de transparence des dirigeants et des membres de leurs Églises qui est à l’origine de ces initiatives.
Onze cas d’abus depuis 2019 ?
Le CNEF, qui représente près de 70 % des lieux de culte évangéliques en France, a commencé à recenser les abus sexuels dans les Églises membres en 2019 et a publié ses premières conclusions l’année dernière. Les communautés ont signalé trois cas d’agressions sexuelles commises par des responsables d’Église et à huit reprises des pasteurs se sont adressés au CNEF pour obtenir des conseils sur la manière de traiter les abus sexuels au sein de la communauté ecclésiale.
Ce chiffre est probablement très en deçà de la réalité, affirme Valérie Duval-Poujol, vice-présidente de la Fédération protestante de France (FPF) et coauteure de l’ouvrage Violences conjugales : Accompagner les victimes.
« Le pasteur est souvent simplement déplacé dans une autre Église pour éviter toute discussion supplémentaire », dit-elle à propos des situations d’abus sexuels dans les Églises.
Avec un père pasteur de la FPF et psychothérapeute pour couples et familles, la chercheuse a grandi en étant consciente de la réalité décevante de la réaction des Églises évangéliques face aux abus.
« Il faut mettre fin à la culture qui consiste à protéger l’institution au détriment de la victime », souligne-t-elle. Statistiquement parlant, les abus sexuels sont beaucoup plus fréquents que ne le suggèrent les chiffres rapportés par les pasteurs, ajoute-t-elle. « Les femmes ne se sentent pas en confiance pour en parler avec leurs pasteurs. »
Florent Varak souligne également que, d’après son expérience, les situations d’abus sexuels sont très mal comprises, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Église. « Les chiffres [dans ma communauté] étaient tout simplement stupéfiants », explique-t-il dans le contexte de son nouveau poste de pasteur à Lyon. « 10 à 20 % des personnes de notre communauté avaient subi une forme d’abus. »
Une assistance aux victimes
Cet été, le CNEF et l’AFP espèrent lancer un service d’écoute pour les victimes d’abus sexuels dans l’Église, qui mettra les victimes en contact avec des conseillers professionnels.
« Le service d’écoute est là pour accueillir la parole, permettre à la parole d’être libérée et […] donner des moyens aux personnes d’être accompagnées », dit Marc Deroeux. « Il est également là pour aider les organisations à savoir comment agir avec les abuseurs. »
Le vice-président du CNEF précise que le service d’écoute respectera toutes les lois françaises, notamment en ce qui concerne les cas d’abus sur mineurs qui seront immédiatement transmis aux autorités françaises.
En plus de la brochure du CNEF, la FPF travaille actuellement sur son propre guide pour faire face aux abus sexuels dans l’Église. Bien que le document ne soit pas encore publié, il servira également d’outil pratique pour toutes les Églises protestantes françaises et les membres de la FPF.
Valérie Duval-Poujol estime que si les abus sexuels dans l’Église ont été un sujet tabou dans de nombreux contextes, les évolutions sociales contribué à les mettre en lumière. Il est maintenant temps de fournir des ressources appropriées.
« Il y a un manque de formation. Le pasteur ne croit pas [la victime] ou il la remet en question. Alors qu’il a juste à l’écouter. #MeToo a fait qu’on s’est mis à croire les victimes. »
Une idée qui revient souvent chez les responsables évangéliques en France est que les abus sexuels dans l’Église protestante n’ont pas nécessairement un caractère institutionnel, mais sont plutôt dissimulés par la honte et la culpabilité. De nombreux responsables d’Église français estiment que la libération de la parole avec des mouvements tels que #MeToo est un phénomène très positif pour l’Église.
Valérie Duval-Poujol considère que le travail du CNEF est « une première bonne étape, le début d’une route ».
Afin de distribuer correctement ce matériel pour sensibiliser ses Églises membres, le CNEF essaie actuellement de publier ses documents en ligne. Cependant, toutes les Églises ne sont pas au courant de ces efforts. Nous avons contacté quatre Églises, et aucune n’avait reçu ou ne connaissait les documents du CNEF.
Pour Florent Varak, l’étape suivante consiste à prendre des mesures concrètes. « Lorsque nous avons construit un nouveau bâtiment, nous avons inséré des fenêtres sur toutes les portes pour créer un sentiment de transparence. Nous avons réduit au minimum la présence d’angles morts. » L’Église exige également une vérification approfondie des antécédents de toutes les personnes engagées, de manière à assurer la responsabilité des membres de l’Église, et plusieurs affiches du CNEF sont accrochées dans l’église.
Le pasteur ne voit pas non plus de difficulté à parler ouvertement de ces questions devant sa communauté. « Si nous n’étions pas convaincus de l’importance de la prédication textuelle suivie, je n’aurais probablement jamais prêché sur les abus sexuels », dit-il. « Mais comme ils sont mentionnés dans certains livres de la Bible (Juges, 1 Corinthiens, Esther), passer par ces textes sacrés force la conversation. »
« La vraie question est de savoir si nous avons un problème systémique, […] si notre théologie, ou notre culture, ou notre structure facilite ce genre de comportement. »
Peut-être la réponse est-elle à la fois oui et non. Les Églises dirigées par des leaders charismatiques sans politiques claires de répartition du pouvoir peuvent pousser les gens au silence.
« C’est rare, car la scène évangélique française n’est pas aussi exposée qu’aux États-Unis, mais cela arrive », analyse Florent Varak. « La forte autonomie de chaque Église locale peut faciliter une certaine mentalité “maison”, du genre “ce qui se passe à Vegas reste à Vegas”. »
Le pasteur souligne que les pasteurs évangéliques ne détiennent aucune sorte d’autorité pour pardonner les péchés par la pratique de la confession et de l’absolution, ce qui les différencie des prêtres catholiques qui, jusqu’en 2021, ne signalaient souvent pas les cas d’abus sexuels aux autorités françaises. Sur ce point, la théologie des Églises évangéliques devrait plutôt limiter ces types de dissimulation.
« Nous n’avons pas d’autorité sacramentelle pour le pardon, nous ne pouvons donc pas minimiser institutionnellement le péché ». « Nous insistons également sur le sacerdoce de tous les croyants et sur l’importance d’être transparents les uns envers les autres, ce qui devrait en principe empêcher que les abus ne soient dissimulés. »
Traduit par Léo Lehmann